[5,0] LIVRE V. [5,1] CHAPITRE I. 1. Quoique les livres précédents soient intitulés de la Considération, il s'y mêle néanmoins bien des choses qui ont rapport à l'action, puisqu'ils montrent et enseignent quelquefois, non-seulement ce qu'il est nécessaire de considérer, mais encore ce qu'il est indispensable de faire. Il n'en sera pas ainsi de celui-ci qui ne doit rouler que sur la considération. En effet, les choses qui sont placées au-dessus de vous, or ce sont celles dont il me reste à vous parler, ne réclament de vous aucune action, elles ne vous demandent que de les contempler. En effet, quelle action pourriez-vous avoir sur des choses qui subsistent et subsisteront toujours de la même manière, dont plusieurs même subsistent de toute éternité ? Aussi voudrais-je, mon cher Eugène, qu'avec la sagacité qui vous distingue, vous fissiez cette judicieuse remarque que votre considération s'égare toutes les fois qu'elle descend de ces choses supérieures aux choses inférieures et visibles pour apprendre à les connaître, à en user, à les ordonner ou à les régler selon ce que votre devoir l'exige. Si pourtant elle ne s'arrête à celles-ci que pour arriver aux premières, elle ne s'écarte pas trop de son objet; et même en suivant cette voie elle retourne, en effet, comme un exilé dans sa patrie; on ne saurait faire un usage plus digne et plus élevé des créatures présentes et visibles que de s'en servir, selon le sage conseil de saint Paul. « Pour voir et comprendre par elles les choses invisibles qui se trouvent en Dieu (Rom., I, 20). » Les citoyens de la céleste patrie n'ont pas besoin de semblables degrés pour s'élever jusque-là, mais ils sont indispensables aux exilés. C'est bien la pensée de celui qui s'exprimait ainsi, puisqu'après avoir dit que les choses invisibles peuvent être aperçues au moyen des choses visibles, il ajoute expressément « par une créature de ce monde.» En effet, qu'est-il besoin de degrés pour monter encore, à celui qui est déjà assis sur le trône? Il est une créature du ciel et il a à sa disposition un excellent moyen de contempler les choses célestes; il voit le Verbe, et dans le Verbe il voit tout ce qui a été fait par le Verbe, et il n'a plus besoin de mendier aux créatures la connaissance du Créateur : bien plus, pour les connaître elles-mêmes, il n'est pas nécessaire qu'il descende jusqu'à elles, car il les voit dans un lieu où elles sont beaucoup mieux visibles qu'en elles-mêmes; aussi pour les atteindre, n'a-t-il pas besoin de recourir au témoignage des sens, il se tient lieu de sens et perçoit toutes ces choses par lui-même. Il n'y a pas de vue parfaite que celle qui n'a besoin d'aucun secours pour voir ce qu'il lui plaît et qui se contente d'elle-même. Au contraire, celle qui a besoin d'un secours étranger est esclave de ce secours, elle est moins parfaite et moins libre. 2. Mais que sera-ce si vous avez besoin du secours d'objets inférieurs à vous ? Ne trouvez-vous pas que c'est l'ordre renversé, quelque chose d'indigne? C'est une honte pour un supérieur d'attendre un secours de ses inférieurs, mais aucun de nous ne peut entièrement s'y soustraire avant d'avoir pris son essor vers la liberté des enfants de Dieu, car il n'y a que là que nous serons tous éclairés de Dieu et que, sans le secours d'aucune créature, nous serons heureux de Dieu lui seul; alors, sortis de la région des corps pour retourner dans celle des esprits, nous aurons retrouvé notre patrie, qui n'est autre que Dieu même, l'esprit immense et la demeure infinie des esprits bienheureux; là il n'y a place ni pour les sens ni pour l'imagination, c'est la vérité même, la sagesse, la force, l'éternité, le bien suprême. Quant au lieu de notre exil, à notre séjour actuel, ce n'est rien qu'une vallée de larmes où les sens dominent et un exil pour la considération; les organes corporels s'y exercent sans doute en toute liberté, mais l'oeil de l'esprit y est troublé et mal à l'aise. Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant que celui qui ne s'y trouve que comme un étranger ait recours aux gens du pays; heureux encore s'il se fait payer comme une redevance le service des habitants, sans lequel il ne pourrait continuer sa route; s'il sait s'en servir sans en abuser, se le faire rendre sans le demander ou le réclamer avec autorité, et non point sur le ton de la prière. [5,2] CHAPITRE II. 3. Celui-là est grand qui regarde les sens comme un bien commun à tous les habitants de la cité de ce monde et s'efforce d'en acquitter le prix en les faisant servir à son salut et à celui des autres; mais je n'estime pas moins grand celui qui s'en sert comme d'un marchepied pour s'élever, par la philosophie, jusqu'à la connaissance des choses invisibles; toutefois de ces deux genres de vie l'un est plus utile et l'autre plus doux; mais à mes yeux l'homme le plus grand de tous est celui qui, dédaignant de se servir des choses visibles et des sens, autant toutefois que cela est possible à la fragilité humaine, s'est fait une habitude de s'envoler, sur l'aile de la contemplation, vers ces hauteurs sublimes, non par degrés, mais par des élans subits, tels que furent, je pense, les fameux ravissements de saint Paul. C'étaient des élévations impétueuses et non de paisibles ascensions ; aussi déclare-t-il lui-même quelque part qu'il fut enlevé plutôt qu'il ne monta (II Corinth., XII, 14), et, dit-il ailleurs: « Si je suis ravi en esprit hors de moi-même, c'est pour Dieu qu'il en est ainsi (II Corinth., V,13). » Or voici comment ces trois états différents se produisent: la considération, même dans le lieu de son exil, se trouvant élevée au-dessus des choses de la terre, par l'amour de la vertu et par le secours de la grâce de Dieu, réprime les sens pour en prévenir les excès, leur assigne des limites pour en empêcher les écarts, ou les fuit de peur d'en être souillée; elle se montre ainsi plus puissante dans le premier cas, plus indépendante dans le second et plus pure dans le troisième. Car l'indépendance et la pureté sont les deux ailes sur lesquelles la considération prend son essor. 4. Voulez-vous que j'appelle chacune de ces trois considérations par le nom qui leur convient? Nous nommerons, si vous le voulez, la première dispensative, la seconde estimative et la troisième spéculative; et pour rendre ces démonstrations plus claires, je vais les définir. La considération que j'appelle dispensative est celle qui se sert en même temps et sans confusion, des sens et des choses sensibles pour arriver à la possession de Dieu. L'estimative examine et pèse chaque chose avec attention et prudence, pour arriver par elles à la connaissance de Dieu; enfin la considération spéculative se recueille en elle-même, et, aidée de la grâce de Dieu, elle se dégage des choses humaines pour ne contempler que Dieu. Vous voyez déjà, je pense, que la troisième est la conséquence des deux autres, et que ces dernières, si elles ne se rapportent point à elle, pourront bien paraître ce que j'ai dit qu'elles sont, mais ne le seront point effectivement. Il est clair; en effet, que si la première ne tend pas à celle-ci, elle sème à pleines mains pour ne rien moissonner; quant à la seconde, si elle ne mène à la troisième, il est clair qu'elle chemine toujours et n'arrive jamais au but. Aussi dirai-je que la première prépare les choses, la seconde les assaisonne et la troisième les savoure. Il est vrai que les deux premières conduisent au même résultat, mais beaucoup plus lentement, avec cette différence encore que la première y mène par une voie plus pénible, et la seconde par un chemin plus doux et plus tranquille. [5,3] CHAPITRE III. 5. Peut-être me direz-vous que j'ai assez expliqué par quelle voie on monte et qu'il me reste à dire maintenant où il faut monter. Vous êtes dans l'erreur si vous croyez que je puisse le faire; sur ce chapitre, la parole est impuissante. Voulez-vous que je vous dépeigne ce que l’oeil de l'homme n'a jamais entendu, ce dont son coeur n'a pas la moindre idée (I Corinth., II, 9) ? « Dieu seul, nous dit l'Apôtre, nous l'a révélé par son esprit (ibid. 10). » Ce n'est point par la parole que les choses qui sont au-dessus de nous nous sont enseignées, mais elles nous sont révélées par l'esprit. Mais ce que la langue de l'homme ne peut expliquer, c'est à la considération de le rechercher, à la prière de le demander, aux bonnes oeuvres de le mériter et à la pureté de l'obtenir. Quand je vous invite à considérer ce qui est au-dessus de vous, n'allez pas croire que je vous engage à contempler le soleil, la lune, les étoiles, le firmament ou les eaux qui sont placées plus haut que lui encore; car si toutes ces choses sont supérieures à vous par le lieu qu'elles occupent, elles vous sont inférieures en valeur et en dignité, car ce ne sont que des corps. Or une portion de vous est esprit, et c'est en vain que vous chercherez quelque chose qui vous soit supérieur, si ce n'est parmi les esprits. Or il n'y a d'esprit que Dieu et les saints anges, et il n'y a qu'eux aussi qui soient au-dessus de vous, l'un par nature, c'est Dieu; les autres par un effet de la grâce, ce sont les anges; car ce qu'il y a d'excellent dans vous et dans les anges, c'est la raison; quant à Dieu, au contraire, ce n'est pas en un point qu'il excelle, mais dans son être tout entier. Pour arriver à le connaître ainsi que les esprits bienheureux qui sont avec lui, la considération a trois moyens qui sont comme autant de routes qui s'ouvrent devant elle: ce sont l'opinion, la foi et l'intelligence. Or l'intelligence s'appuie sur la raison, la foi sur l'autorité, et l'opinion sur le vraisemblable. Il n'y a que les deux premières qui possèdent, avec certitude, la vérité; mais elle est obscure et voilée pour la foi, claire et manifeste pour l'intelligence. Quant à l'opinion, elle n'est pas en possession de la vérité, on pourrait même dire qu'elle recherche la vérité par le vraisemblable plutôt qu'elle ne la possède. 6. Il faut bien se garder de confondre ces trois moyens entre eux; ainsi la foi ne doit pas accepter pour certain ce qui n'est que d'opinion, ni l'opinion remettre en question ce que la foi tient pour sûr et certain. D'ailleurs l'une ne peut affirmer sans être téméraire, ni l'autre hésiter sans être chancelante. J'en dirai autant de l'intelligence : si elle prétend rompre le sceau de la foi, elle se rend coupable d'effraction et d'une sacrilège curiosité. Il est arrivé bien souvent de prendre l'opinion pour l'intelligence, c'est une erreur; en tout cas, si on peut confondre quelquefois l'opinion avec l'intelligence, on ne saurait jamais tomber dans la confusion contraire et prendre l'intelligence pour l'opinion. Pourquoi cela? Parce que si l'une peut se tromper, l'autre ne le peut pas; ou si elle le peut, c'est qu'elle n'est pas l'intelligence, mais simplement une opinion. L'intelligence proprement dite non-seulement est sûre qu'elle possède la vérité ; mais encore elle en a la connaissance intime. Voici comment on pourrait définir ces trois moyens. La foi est un acte de la volonté qui nous fait goûter avec certitude la vérité avant même qu'elle nous soit dévoilée; l'intelligence est la connaissance certaine, évidente d'une chose qui ne tombe pas sous les sens; l'opinion enfin consiste à tenir pour vraie une chose qu'on ne sait pas être fausse. Ainsi, comme je le disais plus haut, la foi n'admet point d'incertitude, ou si elle en admet, elle n'est plus la foi, mais une simple opinion. En quoi donc diffère-t-elle de l'intelligence? En ce que, si elle exclut toute incertitude de même que l'intelligence, elle a néanmoins un voile que l'intelligence n'a pas. Enfin ce que l'intelligence possède n'exige plus de recherches de sa part, ou s'il en exige encore c'est une preuve que l'intelligence ne le possède pas. Au contraire, il n'y a rien que nous désirions plus connaître que ce que nous possédons par la foi, et le comble de la félicité sera pour nous de voir sans voile et sans obscurité ce que nous ne possédons maintenant que par la foi. [5,4] CHAPITRE IV. 7. Cela posé, procédons maintenant à la considération de la Jérusalem céleste, notre mère, et mettons en oeuvre les trois moyens dont je viens de parler, pour pénétrer avec toute la prudence et l'attention possible ce qui est impénétrable, autant du moins que cela est permis ou donné à l'homme. Et d'abord nous savons par les saintes Lettres, et la foi nous enseigne qu'il existe dans la céleste patrie des esprits bienheureux doués de puissance et de gloire, formant des personnes parfaitement distinctes entre elles, mais classées selon leurs dignités et gardant, dès le premier jour de leur existence, le rang qui leur a été assigné; ils sont parfaits chacun en son genre et doués d'un corps éthéré ; êtres immortels, ils sont devenus impassibles par un effet de la grâce, mais n'ont pas été créés tels par nature: ce sont des esprits aux pensées pures, aux sentiments affectueux et bienveillants, d'une piété ardente, d'une pureté sans tache, d'une union parfaite et d'une paix inaltérable; sortis des mains de Dieu, ils sont uniquement occupés à le louer et à le servir. Quant au corps de ces esprits bienheureux, non-seulement on n'est pas d'accord sur sa nature, mais on ne l'est pas même sur son existence; aussi ne ferai-je aucune difficulté de me ranger au sentiment de ceux qui voudront reléguer ce point au nombre des pures opinions; mais que ces esprits soient des intelligences, c'est ce que nous savons non par la foi ou par l'opinion, mais par notre propre intelligence, attendu que s'il en était autrement ils ne pourraient jouir de la possession de Dieu. Les anges ont des noms que nous savons pour les avoir entendus et qui nous permettent de conjecturer et même de discerner parmi ces esprits bienheureux, des choses que l'oreille n'a jamais entendues, telles que leurs ministères, leurs mérites, leurs rangs et leurs ordres ; mais il faut bien le reconnaître, ce que nous en savons sans l'avoir appris par l'ouïe, n'appartient pas à la foi, puisque « la foi nous vient par l'ouïe (Rom., X, 17) ; » par conséquent ce que je vais en dire n'est qu'une pure opinion de ma part. Mais dans quel but ces noms nous auraient-ils été révélés, s'il ne nous était pas permis, sauf le respect dû à la foi, de rechercher ce que ces noms expriment? Or voici ces noms Anges, Archanges, Vertus, Puissances, Principautés, Dominations, Trônes, Chérubins et Séraphins. Que signifient-ils ? N'y a-t-il aucune différence entre ces esprits qu'on appelle simplement anges et ceux qu'on nomme Archanges? 8. Que signifient cette distinction et ces degrés? A moins que votre considération n'ait trouvé quelque chose de mieux à dire, je suis porté à croire qu'on donne le nom d'anges à ceux qui, selon l'opinion générale, sont attribués à chaque homme, et qui, selon la doctrine de saint Paul, « ont été envoyés pour exercer leur ministère, en faveur de ceux qui sont héritiers du ciel (Hebr., I, 16). » C'est d'eux que le Sauveur parlait quand il disait:« Leurs anges voient toujours la face de mon Père (Matth., XVIII, 10). » Au-dessus d'eux je place les Archanges, initiés plus avant dans les mystères divins, ils ne servent qu'aux plus hauts et plus importants messages. De ce nombre est le grand archange Gabriel, qui fut envoyé à Marie, ainsi que nous le voyons, dans les saintes Lettres, pour une mission dont rien sans doute ne peut surpasser la grandeur (Luc., I, 26). Au-dessus d'eux, je placerai les Vertus. Ce sont ces esprits qui ordonnent ou accomplissent dans les éléments, ou par leur concours, ces phénomènes extraordinaires et miraculeux destinés à servir d'avertissements aux hommes. De là vient sans doute que dans l'Evangile, après ces mots : « Il y aura des signes dans le soleil dans la lune et dans les étoiles, » il est dit un peu plus loin : « Car les Vertus des cieux seront mises en mouvement (Luc, XXI, 26), » ce qui doit sans doute s'entendre des esprits célestes par lesquels ces merveilles doivent s'accomplir. Quant aux Puissances, je les mettrai au-dessus des dernières, parce que leur vertu est d'enchaîner les puissances des ténèbres et de circonscrire leur maligne influence de manière à ne pouvoir l'exercer que pour un bien. Les Principautés viendront ensuite pour moi, attendu que c'est leur pouvoir et leur sagesse qui établissent tout pouvoir supérieur sur la terre, le dirigent, le limitent, le transfèrent, le mutilent et le changent. Quant aux Dominations, je leur donnerai une place d'autant plus élevée au-dessus des ordres précédents, que les autres esprits semblent chargés auprès d'elles de fonctions subalternes, et que c'est d'elles comme dé leurs véritables maîtres que dépendent le gouvernement des Principautés, la protection des Puissances, les opérations des Vertus, les révélations des Archanges, les soins et l'utile ministère des Anges. Pour les Trônes, je croirais volontiers qu'ils dépassent singulièrement les Dominations par le lieu du ciel où ils ont pris leur vol; leur nom leur vient de ce qu'ils sont assis : or, ils sont assis parce que c'est sur eux que Dieu s'assoit; il ne pourrait s'asseoir sur eux s'ils n'étaient assis eux-mêmes. Vous me demandez ce que j'entends par là : ils sont assis? J'entends qu'ils sont dans une tranquillité complète, dans une sérénité inaltérable, dans une paix qui surpasse tout ce qu'on peut imaginer. Tel est, en effet, celui qui est assis sur les trônes, le Seigneur Dieu de Sabaoth, jugeant toutes choses dans le calme, la tranquillité, la sérénité et la paix la plus profonde; voilà pourquoi il s'est préparé des Trônes semblables à lui. Les Chérubins puisent à la source même de la sagesse ces torrents de science qu'ils déversent à flots sur leurs concitoyens de la sainte cité. N'est-ce pas là le fleuve dont parlait le Prophète, quand il disait que ses eaux abondantes réjouissent la cité de Dieu (Psalm. XIV, 5)? Enfin les Séraphins, tout embrasés de l'amour divin, en répandent partout les flammes, de sorte que tous les habitants du ciel sont comme des lampes qui brûlent et qui éclairent; qui brûlent du feu de la charité et brillent de l'éclat de la connaissance des choses éternelles. 9. O mon cher Eugène, qu'il fait bon ici! Mais combien nous y serons mieux encore s'il est donné un jour à notre être tout entier, d'arriver là où il ne pénètre que par une de ses puissances ! Notre esprit seul s'y élève maintenant, encore n'est-ce pas dans la plénitude de son être, mais seulement par une faible partie de lui-même. Nos affections rampent sur la terre, où le poids de notre corps les ramène; et pendant que nos désirs ne peuvent se détacher de la boue, notre considération seule, mais faible, mais avide, prend son vol et devance le reste. Et pourtant il suffit du peu qu'elle découvre pour que nous puissions nous écrier : « Seigneur j'aime la beauté de votre maison et la demeure où réside votre gloire (Psalm. XXV, 8). » Que sera-ce si notre âme se recueille tout entière, rappelle à elle toutes les affections des lieux où elles sont enchaînées et captives, parce qu'elle craint ce qui n'est point à craindre, aime ce qu'elle ne doit point aimer, s'attriste ou se réjouit là où il n'y a pas lieu de le faire, et puis s'envole avec elles en toute liberté, prend son essor avec l'impétuosité qui convient aux esprits et va se plonger dans l'onction même de la grâce? Quand elle aura commencé à parcourir ces séjours de lumière, à jeter un regard curieux jusque dans le sein d'Abraham et à visiter sous l'autel a, quoiqu'il faille entendre par ce lieu mystérieux, où les âmes des martyrs attendent patiemment dans leur premier vêtement de gloire d'être revêtus du second, alors elle ne pourra se contenir et s'écriera avec le Prophète: « Je n'ai demandé qu'une chose au Seigneur, je veux la redemander encore: c'est d'habiter dans sa maison tous les jours de ma vie, de voir clairement sa volonté, et de visiter son saint temple (Psalm. XXVI, 4). » Et pourquoi n'y verrait-on pas le coeur de Dieu à découvert pourquoi n'y découvrirait-on pas sa volonté sainte, toujours bonne, aimable et parfaite? Bonne en elle-même, aimable dans ses effets, mais aimable pour ceux qui savent, la goûter, parfaite pour les parfaits et pour ceux qui ne désirent rien après elle. C'est là qu'on voit à découvert ces entrailles de miséricorde, ces pensées de paix, ces trésors de salut, ces mystères d'amour, ces arcanes de bénignité, qui demeurent impénétrables au reste des hommes et se dérobent à la connaissance même des justes, afin qu'ils ne cessent pas de craindre tant qu'ils ne sont pas capables d'aimer comme il faut. 10. Il faut voir dans ces esprits qu'on appelle les Séraphins comment aime Celui qui ne trouve hors de lui rien qui soit digne de son amour, mais qui ne voit non plus dans les oeuvres de ses mains rien qui le soit de sa haine. Comment il réchauffe dans son sein ceux qu'il a faits pour le salut, comme il les fait avancer, comme il les porte dans ses bras, comme il consume tel qu'un feu dévorant les fautes de leur jeunesse élue et les pailles de leur ignorance, comme il les purifie et les rend de plus en plus dignes de son amour. Il faut voir dans les Chérubins, en qui réside la plénitude du savoir, comment Dieu est le Seigneur des sciences, et n'ignore que l'ignorance même; comment il est tout lumière et n'a point de ténèbres en lui ; comment il est tout oeil et ne craint pas d'être trompé, parce que c'est un oeil qui ne se ferme jamais, qui ne va pas chercher au dehors la lumière qui l'éclaire, qu'il est nuit et lumière en même temps. Il faut voir dans les Trônes combien est rassurant pour l'innocence le juge qui les a pris pour sièges; il ne veut pas circonvenir et ne peut être circonvenu, car il est amour et lumière. Ses assises sont éternelles, c'est l'emblème de la tranquillité. Puissé-je être jugé par un tel juge qui ne connaît que l'amour, est étranger à l'erreur et inaccessible au trouble et à l'agitation! Il faut voir quelle est la majesté du Seigneur, pour qui vouloir c'est pouvoir, et dont l'empire n'a d'autres bornes que l'univers et l'éternité. II faut voir dans la Principauté le principe dont tout émane et sur lequel roule l'univers entier comme; une porte sur ses gonds. Il faut voir dans les Puissances avec quelle force ce Souverain protège ceux qu'il gouverne, écarte et repousse loin d'eux toute puissance ennemie. Il faut voir dans les Vertus comme il est lui-même une vertu également présente et répandue partout, comme il donne à tous l'existence; comme il est vivifiant et efficace, invisible et immobile, et pourtant comme il met tout en mouvement pour le bien, et maîtrise tout avec force. Quand cette puissance se manifeste aux hommes par des effets peu ordinaires, on dit que ce sont des prodiges et des miracles. Enfin il faut voir et admirer, dans les Anges et les Archanges, l'accomplissement et la vérité de cette parole « C'est Dieu lui-même qui prend soins de nous (I. Petr., V, 7); » c'est, lui, en effet, qui ne cesse de nous envoyer ces esprits si parfaits et si grands qui nous charment par leurs visites, nous instruisent par leurs inspirations et nous consolent par leur assistance. [5,5] CHAPITRE V. 11. Celui de qui les esprits célestes tiennent tous les dons qu'ils possèdent, est le même qui les a créés. C'est l'esprit suprême, un, toujours le même et qui distribue à chacun ses grâces selon qu'il lui plait. Voilà ce qu'il opère en eux et leur permet d'opérer à leur tour; mais d'une manière différente. Ainsi les Séraphins brûlent, mais du feu de Dieu, ou plutôt d'un feu qui n'est autre que Dieu même. Leur attribut propre est d'aimer, mais non autant que Dieu, ni de la même manière. Les Chérubins brillent, ils sont éminents en science; mais ce n'est que parce qu'ils participent à la vérité: aussi ne brillent-ils ni autant ni de la même manière que la Vérité même. Les Trônes sont assis; mais c'est une grâce de celui qui est lui-même assis sur eux. Ils jugent avec calme comme lui, mais sans posséder, au même degré et de la même manière, cette paix puissante et qui surpasse tout ce qu'on peut concevoir. Les Dominations dominent, mais elles dominent sous le Seigneur en même temps qu'elles le servent. Aussi, qu'est-ce que leur empire en comparaison de celui du Dominateur unique, éternel et suprême? Les Principautés règnent et gouvernent, mais elles sont elles-mêmes gouvernées, de telle sorte qu'elles ne sauraient plus régner si elles n'étaient plus régies. La force distingue les Puissances, mais celui à qui elles sont redevables de cet attribut, est bien plus fort et l'est d'une autre manière; il n'est même pas fort, à proprement parler, il est la force par excellence. Les Vertus ont pour fonctions et pour prérogative de tirer le coeur des hommes de la torpeur en renouvelant les prodiges; mais ce qui, en elles, opère ces merveilles c'est une Vertu en comparaison de laquelle elles n'ont aucune vertu. La différence entre elles est telle, qu'il semble que le Prophète ne songeait qu'à cette dernière Vertu quand il disait « C'est vous, ô mon Dieu, qui faites les miracles (Psalm., LXXVI, 15), » comme il disait ailleurs : « Il n'y a que lui qui fasse des prodiges (Psalm., CXXXV, 4). » Enfin les Anges et les Archanges sont là qui nous assistent; mais celui qui donne l'accroissement en nous à la semence qu'ils y répandent, c'est celui qui, non-seulement se tient près de nous, mais encore est en nous. 12. Si vous me dites que l'ange aussi peut être en nous, je n'en disconviens pas; car je me souviens qu'il est dit: « L'ange qui parlait en moi (Zach., I, 14) ; » mais il y a là une grande différence. Les anges sont en nous par les bonnes pensées qu'ils nous suggèrent et non pas par le bien qu'ils y opèrent; ils nous exhortent au bien, mais ne le créent pas en nous. Au contraire, Dieu est en nous de telle sorte qu'il affecte directement notre âme, qu'il y fait couler ses dons, ou plutôt, qu'il s'y répand lui-même et nous fait participer à sa divinité, à ce point qu'un auteur n'a pas craint de dire qu'il ne fait plus qu'un avec nous, bien qu'il ne fasse ni une seule et même substance ni une seule et même personne. L'Apôtre ne nous dit-il pas en effet: « Celui qui est uni à Dieu ne fait qu'un esprit avec lui (I Corinth., VI, 77) ?» Les anges donc sont avec notre âme, mais Dieu est au dedans d'elle: les premiers habitent avec elle sous le même toit, mais Dieu est avec elle comme sa vie. Ainsi de même que c'est l'âme qui voit par les yeux, qui entend par les oreilles, qui perçoit les odeurs par l'odorat, les saveurs par le goût, et qui touche par tout le reste du corps, de même c'est Dieu qui opère d'une manière différente dans les différents esprits, qui se manifeste comme amour dans les uns, comme science dans les autres, comme puissance dans les troisièmes, selon que l'esprit se manifeste en eux pour la plus grande utilité de tous (I Corinth., XII, 7). Quel est donc cet être étonnant, si fréquemment sur nos lèvres et si loin de nous en réalité. Comment se fait-il que celui dont nous parlons sans cesse, renfermé dans le secret de sa majesté échappe à tous nos regards et à tous nos élans? Écoutez-le lui-même disant aux hommes : « Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont au-dessus des vôtres, et mes pensées au-dessus de vos pensées (Isa., LV, 9). » On dit que nous sommes des êtres capables d'aimer, on en doit dire autant de Dieu; de connaître, on le doit également affirmer de Dieu, et ainsi du reste. Mais Dieu aime comme charité; il connaît comme science; il siège et pour juger, comme justice, il domine comme majesté; il règne comme principe; il protège comme salut, il opère comme vertu; il éclaire comme lumière; il assiste comme piété. Tout cela, les anges le font, nous le faisons aussi nous-mêmes, mais d'une manière bien inférieure; car ce n'est pas en vertu du bien que nous sommes, mais en raison du bien dont nous participons. [5,6] CHAPITRE VI. 13. Mais laissons là ces esprits et allons plus loin: peut-être pourrez-vous dire alors avec l'Épouse des Cantiques : « A peine les avais-je dépassés que je rencontrai le bien-aimé de mon âme (Cant. III, 4). » Quel est ce bien-aimé? Je ne saurais mieux vous répondre qu'en disant « C'est celui qui est (Exod. III, 14); » c'est ainsi qu'il voulut qu'on le nommât; c'est la réponse qu'il suggéra à Moïse pour son peuple en lui ordonnant de dire: « Celui qui est m'a envoyé vers vous (Ibidem). » Il n'en est pas de plus juste ni qui convienne mieux à l'éternité, qui n'est autre chose due Dieu même. Si vous dites qu'il est bon, qu'il est grand, qu'il est heureux, qu'il est sage, et le reste, tout est compris dans ce mot: « Il est; » car pour lui être, c'est être tout cela en même temps, quand vous ajouteriez cent expressions pareilles, vous ne diriez rien de plus que si vous disiez: Il est. Nommez-les donc si vous voulez, vous n'ajoutez rien à ce mot; ne les nommez pas, et vous ne lui ôtez rien. Si vous comprenez bien ce qu'il y a d'unique et de suprême dans son être, je suis sûr qu'en comparaison, tout ce qui n'est pas lui vous paraîtra plutôt un pur néant qu'un être. Mais qu'est-ce encore que Dieu? C'est l'être sans lequel nul autre être n'existe. Il est même aussi impossible à quoi que ce soit d'exister sans lui qu'à lui-même d'être sans lui. Il est pour lui, il est pour tout ce qui est; de sorte qu'on peut dire en un sens qu'il n'y a que lui qui soit, puisqu'il est son propre principe à lui-même, comme il l'est pour tous les autres êtres. Qu'est-ce que Dieu ? Le principe, c'est même le nom qu'il se donne lui-même (Joan., VIII, 25). Il y a bien des choses qui sont appelées principes, mais elles ne méritent ce nom que par rapport à celles qui les suivent, de sorte que si vous considérez la chose qui les précède, c'est à celle-ci que vous réserverez le nom de principe. D'où il suit que si vous voulez avoir un principe pur et simple, il faut que vous en veniez à ce qui n'a point eu de principe ; il est évident que l'être par qui tout a commencé n'a point en lui-même de commencement; car s'il en a eu un, il lui vient nécessairement d'ailleurs: il n'est rien qui soit son propre principe à soi-même, à moins qu'on ne s'imagine que ce qui n'était pas a pu se donner le commencement de l'être, ou bien qu'une chose a été avant d'être; or, ces deux propositions répugnent également à la raison; il s'en suit, par conséquent, que rien n'a pu se servir de principe à soi-même. Mais ce qui a eu une autre chose que soi pour principe, n'a pas été à soi-même son premier principe. Le vrai principe n'a donc point eu de principe, il existe tout entier par lui-même. 14. Qu'est-ce que Dieu? C'est celui qui n'a ni passé ni avenir, rien d'éternel comme lui. Qu'est-ce donc que Dieu? « C'est celui de qui tout vient, par qui et en qui tout est (Rom., XI, 36). » «De qui tout vient, » par voie de création, non de génération. « Par qui tout est, » non-seulement créé, mais ordonné. « En qui tout est, » non localement, mais virtuellement. « De qui tout vient, », comme d'un principe unique, auteur de toutes choses. « Par qui tout est, » car il n'y a pas après lui un autre principe qui ait mis les choses en oeuvre. « En qui tout est, » car il n'y a pas un troisième principe, l'espace qui les reçoive. «De qui tout vient, » non pas de qui tout émane, car Dieu n'est pas matière, il est la cause efficiente et non matérielle de toutes choses. C'est en vain que les philosophes cherchent une matière première, Dieu n'en a pas eu besoin, il a su se passer d'atelier et d'artisan pour son oeuvre ; il fit tout lui-même, par lui-même et en lui-même. De quoi? De rien ; car s'il l'eût fait de quelque chose, il n'eût pas fait cette autre chose, et par conséquent il n'eût pas tout fait. Dieu me garde de dire que c'est de sa substance incorrompue et incorruptible qu'il a fait tant de choses, bonnes il est vrai, mais pourtant sujettes à se corrompre. Mais si toutes choses sont en lui, vous me demanderez peut-être où il est lui-même. A cela je ne sais trop que répondre, sinon vous demander quel lieu pourrait le contenir. Si vous me demandez où il n'est pas, je ne vous répondrai pas davantage. En quel lieu n'est-il pas présent? Dieu est incompréhensible, mais vous ne le saisissez pas médiocrement, si vous comprenez bien que, ne pouvant être enfermé en aucun lieu, il ne se trouve nulle part, et que ne pouvant être exclu d'aucun endroit, il se trouve partout; et de même que tout est en lui, ainsi il est en tout d'une manière sublime et incompréhensible qui lui est propre. Enfin, comme dit l'Evangéliste : « Il était dans le monde (Joan., 1, 10) ; » ou bien encore, il est toujours là où il était avant même que le monde fût. Mais ne me demandez pas maintenant où il était alors; rien n'existait que lui, donc il ne pouvait être qu'en lui. [5,7] CHAPITRE VII. 15. Qu’est-ce que Dieu? C'est ce qui peut se concevoir de meilleur. Si vous acceptez cette réponse, vous ne pouvez admettre qu'il existe une chose par laquelle Dieu soit qui ne serait pas lui, Dieu même; car il est évident qu'elle serait meilleure que lui. Comment en effet, ce qui donne l'être à Dieu, si ce n'est Dieu lui-même, ne serait-il pas meilleur que lui? Nous avons donc bien raison de dire que cette divinité par laquelle, selon quelques auteurs, Dieu serait Dieu, n'est autre que Dieu lui-même, de sorte qu'en Dieu il n'y a que Dieu. Mais quoi! dira-t-on peut-être, allez-vous nier que Dieu ait la divinité? Certainement non, mais je dis que cette divinité qu'il a n'est autre que lui-même. Est-ce que je nie que s'il est Dieu c'est par la divinité? Nullement, je dis seulement que la divinité n'est autre chose que Dieu lui-même; si on soutient le contraire- que la divine Trinité daigne m'aider de sa grâce, je m'inscris en faux contre cette invention nouvelle : la quaternité convient aux divisions du monde, mais ne va point à la Divinité. Dieu est Trinité, et chacune des trois personnes est Dieu; s'il convient à quelqu'un d'en compter une quatrième, pour moi elle n'est pas Dieu et je lui refuse mes adorations. Vous pensez sans doute de même que moi, en vous rappelant ces paroles de l'Evangile : « Vous adorerez le Seigneur votre Dieu et ne servirez que lui (Luc., IV, 8). » La belle divinité vraiment que celle qui n'oserait revendiquer les honneurs divins! Mieux vaut rejeter de Dieu cette quatrième personne que de la recevoir sans lui rendre l'honneur dû à Dieu. Ce n'est pas qu'on n'admette bien des choses en Dieu; mais c'est toujours en un sens raisonnable et catholique, de manière que la multiplicité ne détruit point l'unité; autrement ce n'est pas la paternité qu'il faudrait admettre en Dieu, mais la centénité. Ainsi nous admettons en Dieu la grandeur, la bonté, la justice et mille autres attributs; si tout cela n'est pas une seule et même chose en Dieu et avec Dieu, nous allons avoir le multiple en lui. 16. Pour moi, je ne serais pas en peine d'imaginer un Dieu meilleur que celui-là. Si vous me demandez lequel, je vous dirai : Un Dieu qui soit la simplicité même. Pour quiconque juge sainement les choses, ce qui est simple de sa nature est préférable à ce qui est multiple. Je n'ignore pas qu'on répond ordinairement à cela : Ce que nous disons, ce n'est pas que la multiplicité fasse que Dieu soit Dieu, mais que la divinité, qui n'est autre que la multiplicité des attributs dont il a été parlé plus haut, fait que Dieu est Dieu. Ainsi, pour eux, si Dieu n'est pas un être multiple, il est au moins un être double, de sorte qu'ils n'ont point un Dieu parfaitement simple et tel qu'on ne puisse rien concevoir de mieux. En effet, un être n'est pas plus simple pour ne connaître qu'une seule forme, qu'une jeune fille n'est vierge pour ne connaître qu'un seul homme. Je le dis donc sans crainte, un Dieu, encore qu'il ne soit que double, ne sera jamais mon Dieu, j'en ai un autre qui vaut mieux. Si à la rigueur je préfère un Dieu double à un Dieu multiple, je ne tiens plus du tout à lui que j'en trouve un simple; car, pour m'exprimer en bon catholique, ce dernier seul est véritablement Dieu. Il n'a pas plus en lui ceci ou cela que ces choses-ci ou ces choses-là: il est celui qui est et non pas les choses qui sont. Pur, simple, entier, parfait, toujours le même, il n'emprunte rien ni aux temps, ni aux lieux, ni aux choses, mais il ne leur abandonne non plus rien de ce qu'il est : il n'est ni divisible, ni réductible à l'unité; il est un, et non uni; car il n'est pas un à la manière des corps qui se composent de plusieurs parties, ni même à la manière des âmes, dont les sentiments sont divisés, enfin il ne doit rien à des formes particulières, comme tout ce qui existe, pas même à une seule, comme l'ont imaginé certains auteurs. Où serait la gloire pour Dieu, de ne pouvoir échapper à l'indétermination qu'en étant obligé d'être soumis à une forme ! Ce serait dire que tout le reste doit à plusieurs formes d'être ce qu'il est, et que Dieu ne le doit qu'à une; celui par le bienfait duquel tout ce qui est subsiste ne subsisterait donc lui-même que par la volonté d'un autre bienfaiteur ? Un pareil éloge, comme on dit, équivaudrait à un blasphème. N'est-il pas mieux de n'avoir besoin de rien que d'avoir besoin de quelque chose ? Respectons donc assez Dieu pour lui reconnaître ce qu'il y a de mieux. Si notre pensée a pu s'élever à cette hauteur, comment oser ensuite placer notre Dieu plus bas qu'elle? Dieu est à lui-même sa forme et son essence. En ce moment voilà le point où je le place et le contemple, mais si j'en découvrais un plus élevé, je le lui donnerais à l'instant. Devons-nous donc craindre que notre pensée s'élève plus haut que lui? Si haut qu'elle prenne son essor, il est plus haut encore chercher Dieu plus bas que la pensée de l'homme peut atteindre, c'est une dérision; l'y placer, une impiété. C'est au delà et non en deçà qu'il faut le chercher. 17. Mais que votre esprit s'élève davantage encore, s'il est possible, Dieu s'élèvera d'autant lui-même : Dieu n'est pas formé, il est forme, de même qu'il n'est pas affecté, il est affection ; ce n'est pas un être composé, c'est l'être simple par excellence, et pour vous faire bien comprendre ce que j'entends par un être simple, c'est la même chose qu'un être parfaitement un. L'unité se confond en Dieu avec la simplicité, il est un à la manière que rien autre que lui ne l'est; il est, si vous me permettez ce mot, unissime. Le soleil est un; parce qu'il n'y en a pas d'autre, c'est pour la même raison que la lune est une ; Dieu l'est pareillement, mais beaucoup plus encore. En quoi l'est-il plus? C'est qu'il est un avec lui-même. Faut-il que je vous explique ce que j'entends par là? Il est toujours le même et d'une même et unique manière. Ainsi, si le soleil est un, si la lune est une, ce n'est pas à la manière de Dieu; en effet, ils nous crient l'un et l'autre qu'ils ne sont pas uns avec eux-mêmes, puisque le premier a ses révolutions, et la seconde ses phases. Dieu, au contraire, est un en soi comme avec soi, il n'a rien en lui qui ne soit lui : le temps n'apporte en lui aucun changement et sa substance n'éprouve aucune modification. C'est ce qui faisait dire à Boëce : « Il n'y a de véritable un que ce qui exclut toute idée du nombre et n'a en soi rien autre que soi, qui ne saurait être sujet, mais qui est forme ; comparez à cet être vraiment un, tout ce qu'on peut encore appeler un, et vous verrez que ce dernier un ne sera plus un. » Et pourtant Dieu est trinité. Mais quoi, est-ce que je ne détruis pas l'unité dont je viens de parler, en disant maintenant que Dieu est trinité? Aucunement, je maintiens toujours l'unité, car en nommant le Père, le Fils et le Saint-Esprit, je n'entends point nommer trois dieux, mais seulement trois personnes en Dieu. Que signifie, dira-t-on peut-être, ce nombre d'où le nombre est absent, s'il m'est permis de parler ainsi ? S'il y a trois, comment nier qu'il y ait nombre ? Et s'il n'y a qu'un, comment trouver place pour le nombre? Il y a lieu, me direz-vous, et en même temps il n'y a pas lieu à supputer ; car s'il se trouve trois personnes, il n'y a qu'une substance. Que voit-on là d'étonnant ou d'obscur ? Absolument rien, si on considère les personnes séparément de la substance. Et maintenant, si on admet que ces trois personnes sont cette substance unique et que cette substance est ces trois personnes, on ne peut nier le nombre, le nombre en Dieu, car évidemment il y a trois; et pourtant qui est-ce qui pourra nombrer en Dieu, puisqu'il est certainement un. Si vous croyez la chose facile à expliquer, veuillez donc me dire ce que vous avez compté quand vous avez dit trois : sont-ce trois natures? Il n'y en a qu'une : sont-ce trois essences? Il n y en a qu'une : sont-ce trois divinités? Il n'y en a qu'une également. Aussi n'est-ce pas cela que j'ai compté, mais les personnes, me répondez-vous; c'est vrai, mais des personnes qui ne sont ni cette nature unique, ni cette essence unique, ni cette substance absolument une, ni cette unique divinité. Vous êtes catholique et ne pourriez avancer une pareille proposition. [5,8] CHAPITRE VIII. 13. Tout catholique confesse que les propriétés des personnes divines ne sont autres que ces personnes elles-mêmes et que ces personnes à leur tour ne sont qu'un seul Dieu, une seule substance, une seule nature, une seule majesté divine et suprême. Après cela, comptez si vous le pouvez les personnes sans la substance divine, quand elles sont cette substance elle-même; ou les propriétés divines sans les personnes elles-mêmes qui ne sont autres non plus que ces propriétés: si vous voulez séparer les personnes de la substance avec les propriétés des personnes, je ne vois pas comment vous pourrez vous dire encore adorateur de la Trinité, car en ce cas vous admettrez en Dieu un bien grand nombre de choses différentes. Disons donc trois, mais sans préjudice pour l'unité; et disons un, sans confusion de personnes dans la Trinité, car ce ne sont pas là des mots vides de sens et privés de signification. Si quelqu'un me demande comment peut subsister ce dogme de la foi catholique, je lui répondrai qu'il lui suffit de tenir pour certain qu'il en est ainsi; si ce dogme excède la portée de la raison, il n'offre pourtant aucune ambiguïté à l'opinion, et la foi en est pleinement convaincue. C'est là un grand mystère que nous devons vénérer et non approfondir : comment la pluralité peut-elle exister dans l'unité, dans une telle unité surtout; on comment cette unité elle-même peut-elle subsister dans la pluralité ? Il serait téméraire de scruter ce mystère, mais il y a piété à le croire, et le connaître, ce n'est rien moins que la vie, mais la vie éternelle. Après cela, mon cher Eugène, que votre considération, si vous le jugez à propos, parcoure plusieurs sortes d'unités afin de voir dans toute son évidence l'excellence sans égale de l'être véritablement un. Il y a l'unité qu'on peut appeler collective, telle, par exemple, que celle d'un tas de pierres amoncelées ensemble; celle que je nommerai constitutive, par exemple, l'unité d'un corps que plusieurs membres constituent ou d'un tout quelconque composé de parties; l'unité conjugative, qui fait que deux cessent d'être deux pour ne plus faire qu'une seule chair; l'unité native par laquelle de l'union d'un corps et d'une âme nait un homme; l'unité potestative par laquelle quiconque a de la force et de l'énergie s'applique à n'être ni inconstant ni changeant, mais toujours semblable à lui-même; il y a encore l'unité de sentiments, qui fait que par la charité, par exemple, plusieurs personnes ne font qu'un coeur et qu'une âme : puis l'unité de désir, par exemple, quand une âme s'attache à Dieu de toute la force de ses désirs et ne fait plus qu'un esprit avec lui; enfin il y a une unité de faveur, telle est celle qui a fait une seule et même personne de notre limon et du Verbe de Dieu qui se l'est uni. 19. Mais que sont toutes ces unités-là comparées à cet un suprême, à cet un uniquement un, s'il m'est permis de parler ainsi, à cet un où la consubstantialité même fait l'unité? Rapprochées de cette unité, toutes celles-là pourront bien être unes sous un rapport ou sous un autre; mais si vous les comparez à elle, elles ne seront plus unes à aucun point de vue. Ainsi entre toutes les unités qu'on peut nommer, la première place appartient à l'unité de la Trinité, par laquelle trois personnes ne sont qu'une seule et même substance; la seconde revient à celle qui, au contraire, réunit trois substances en en une seule personne, la personne de Jésus-Christ. Mais cette seconde unité et toutes celles qu'on peut citer encore ne sont appelées unités que parce qu'elles imitent, et non parce qu'elles égalent cette unique unité que reconnaît une considération sage et véritable. D'ailleurs, nous ne cessons pas de professer cette unité, parce que nous reconnaissons trois personnes, puisque nous n'en admettons pas plus pour cela la multiplicité dans la Trinité que la solitude dans l'unité. Aussi quand je dis un, le nombre dans la Trinité ne nie déconcerte nullement, attendu qu'il ne multiplie point l'essence, il ne la change ni ne la fractionne. De même quand je dis trois, la vue de l'unité ne me trouble pas, car elle ne confond point ces trois êtres, quels qu'ils soient, l'un avec l'autre, et ne les réduit point en un seul. [5,9] CHAPITRE IX. 20. J'en dirai autant de cette unité à laquelle j'ai assigné le second rang entre toutes, après celle dont je viens de parler. En Jésus-Christ le Verbe, l'âme et le corps ne font qu'une personne sans confusion d'essences, et les essences à leur tour font nombre sans préjudice de l'unité de personne. Je ne puis nier d'ailleurs que cette espèce d'unité a du rapport avec celle par laquelle le corps et l'âme constituent l'homme; il convenait en effet que le mystère qui s'est accompli en faveur de l'homme eût avec sa constitution une sorte de ressemblance et de parenté, de même qu'il convenait aussi à l'unité suprême qui est en Dieu, et n'est autre que Dieu, que comme en elle les trois personnes ne font pas que de ne faire qu'une seule et même essence, ainsi, par une opposition qu'on s'explique très-bien, trois essences dans l'autre, ne fissent qu'une seule et même personne; en sorte que cette seconde unité se trouve admirablement bien placée entre les deux autres, dans là personne de l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, le médiateur entré Dieu et l'homme. Oui, c'est par une convenance pleine de beauté que le mystère du salut répond par une certaine similitude, à l'une et à l'autre unité, à celui qui sauve et à celui qui est sauvé. Cette unité qui tient le milieu entre les deux autres unités est supérieure à l'une de même qu'elle est inférieure à l'autre, et dépasse l'une d'autant qu'elle est elle-même dépassée par l'autre. 21. Enfin la force qui unit en cette personne Dieu et l'homme ensemble pour en faire le Christ, est telle et si grande que vous pouvez sans crainte de vous tromper l'appeler Dieu et homme à volonté, sans cesser de vous exprimer en vrai catholique; mais vous ne sauriez, sans tomber dans la plus manifeste absurdité, donner de même le nom de chair à l'âme et d'âme au corps, quoi qu'il en soit de l'homme comme du Christ, et qu'il soit un corps et une âme en même temps. D'ailleurs il ne faut pas trop s'étonner que l'âme, par la force vitale qui lui est propre, si grande qu'elle soit, et par ses affections, ne puisse s'attacher et s'unir la chair aussi étroitement que la divinité s'unit cet homme qui avait été prédestiné Fils de Dieu par sa puissance et par ses miracles (Rom., I, 4). C'est que c'est une chaîne bien longue et bien forte pour unir que la prédestination divine, car elle est éternelle; or qu'y a-t-il de plus long que l'éternité et de plus puissant que la divinité? Aussi la mort n'a-t-elle pi rompre cette union, même en séparant le corps de l'âme, et c'est peut-être à quoi pensait le précurseur, lorsqu'en parlant de Jésus Christ il se déclarait indigne de dénouer les cordons de ses souliers (Marc., I, 7). [5,10] CHAPITRE X. 22. Je vais plus loin encore, et je crois que ce ne serait pas faire un rapprochement déplacé que d'entendre les trois mesures de farine qui, mélangées et fermentées, deviennent un pain, comme il est dit dans l'Evangile (Matth., XIII, 33 et Luc., XIII, 21), autrefois essences de la personne de Jésus-Christ. Oh! comme une femme les avait bien fait fermenter ensemble, puisque le Verbe de Dieu ne cessa point d'être uni au corps et à l'âme séparés l'un de l'autre. Jusque dans la séparation, l'unité demeura inséparable: la division qui se produisit en partie dans cette unité ne put rien sur elle et la laissa subsister dans toutes les trois. Deux d'entre elles ont pu être unies ou séparées, l'unité personnelle n'en subsista pas moins constamment dans les trois essences; et même après la mort de l'homme, le Verbe, l'âme et le corps en Jésus-Christ ne cessèrent point de faire un seul et même Christ, une seule et même personne. C'est, je pense, dans le sein de la vierge Marie que se sont produits ce mélange et cette fermentation, et la femme qui a fait l'un et l'autre n'est autre que Marie, et son levain fut sa foi, pourrais-je dire peut-être, et non sans raison, car elle fut bienheureuse d'avoir cru, puisqu'en elle s'accomplirent les paroles qui lui avaient été adressées de la part du Seigneur (Luc., I, 45). Or elles ne se fussent point accomplies si la masse entière n'avait pas fermenté, selon l'expression .du Seigneur, et fermenté pour toujours, de manière à nous conserver un et entier jusque dans la mort, aussi bien que dans la vie, le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, Dieu et homme tout à la fois. 23. Il est à remarquer que dans cet admirable mystère on retrouve quelque chose qui rappelle les trois mesures de froment dans les trois degrés d'une distinction aussi juste que frappante ; on y voit en effet le nouveau, l'ancien et l'éternel. Le nouveau, c'est-à-dire l'âme que nous croyons créée au moment même où elle est unie au corps; l'ancien, c'est-à-dire la chair que nous savons venir du premier homme ou d'Adam ; l'éternel, je veux parler du Verbe, que nous croyons fermement et proclamons engendré de toute éternité par le Père et éternel comme lui. Et là, si vous voulez bien y faire attention, vous découvrirez une triple preuve de la puissance de Dieu: il a fait quelque chose de rien; il a fait du neuf avec du vieux, et il a fait un être éternel et heureux avec ce qui était déjà condamné et mort. En quoi cela importe-t-il à notre salut? En bien des choses et de bien des manières. Et d'abord, réduits presque au néant par le péché, nous nous retrouvons par là en quelque façon créés de nouveau pour devenir par rapport à Dieu comme les prémices de ses créatures; en second lieu, nous sommes passés de l'antique servitude dans la liberté des enfants de Dieu, nous marchons dans la voie nouvelle de l'esprit ; enfin nous avons été rappelés de l'empire des ténèbres dans celui de la lumière éternelle, où nous avons même déjà pris place dans la personne de Jésus-Christ. Loin de nous donc ceux a qui s'efforcent de prouver que la chair de Jésus-Christ est étrangère à la nôtre, et qui ont l'impiété de dire que Dieu n'a pas pris la chair même de la Vierge, mais en a créé une nouvelle dans son sein. Longtemps avant eux le Prophète avait été au-devant de cette proposition impie ou plutôt de ce blasphème, en disant : « Un rameau sortira de la racine de Jessé et une fleur naîtra de cette même racine (Isa., XI, 1). » Il aurait pu dire, une fleur sortira du rameau, mais il a mieux aimé dire, sortira de cette racine, afin de faire bien comprendre qu'elle aurait la même racine que le rameau lui-même. La chair de Jésus-Christ a donc aussi la même origine que celle de Marie ; or la chair de Marie n'est pas nouvelle, puisqu'elle sort elle-même de sa source. [5,11] CHAPITRE XI. 24. Peut-être vous impatienterez-vous de me voir continuer encore à chercher qu'est-ce que Dieu, soit parce que je me suis adressé déjà bien des fois cette question, soit parce que vous désespérez d'arriver jamais à la réponse qu'elle demande. Je vous dirai, très-saint Père Eugène, qu'il n'y a que Dieu qu'on ne cherche pas en vain, alors même qu'on ne peut le trouver. J'en appelle pour cela à votre propre expérience, sinon à la mienne, ou, à son défaut, du moins à celle du saint homme qui a dit: « Vous êtes bon, Seigneur, pour ceux qui ont mis leur ;espérance en vous, et pour l'âme qui vous cherche (Thren., III, 25). » Qu'est-ce donc que Dieu? Par rapport à l'univers, c'est la fin; à l'égard des élus, c'est le salut; mais par rapport à lui-même, lui seul sait ce qu'il est. Qu'est-ce que Dieu? Dieu, c'est la volonté toute-puissante, la bienveillance et la force infinies, la lumière éternelle, la raison immuable et la suprême béatitude; il a créé les âmes pour se communiquer à elles, il les vivifie pour qu'elles sentent sa présence; il leur donne un coeur pour qu'elles le désirent; il les dilate pour qu'elles le reçoivent; il les justifie pour qu'elles le méritent; il les enflamme pour qu'elles aient du zèle, il les rend fécondes pour qu'elles fructifient; il les dirige pour qu'elles marchent dans les voies de l'équité; il les forme à la bienveillance ; il les maintient dans les justes bornes de la sagesse; il leur donne la force qui fait la vertu; il les visite pour les consoler; il les éclaire pour qu'elles le connaissent; il les fait vivre éternellement, les comble de félicité et les entoure d'une sécurité complète. [5,12] CHAPITRE XII. 25. Qu'est-ce que Dieu? Il n'est pas moins le supplice des méchants que la gloire des humbles ; car il est la règle raisonnable de l'équité, règle inflexible et inévitable, puisqu'elle atteint également partout; nulle iniquité ne saurait se heurter impunément à elle. Comment ne serait-elle pas l'écueil de l'orgueil et du désordre ? Malheur ! tout ce qu'elle rencontrera sur son passage, car en même temps qu'elle est la rectitude même qui ne sait pas céder, elle est aussi la force! Qu'y a-t-il de plus opposé et de plus contraire à une volonté perverse que de lutter sans cesse, de s'acharner sans relâche et toujours en vain? Malheur à ces volontés rebelles qui ne reçoivent après tout que le châtiment de leur révolte. Quel supplice que de ne cesser de vouloir ce qui ne sera jamais! Quelle damnation affreuse que de ne pouvoir plus se soustraire à la nécessité de vouloir ou de ne pas vouloir, mais dans de telles conditions que, de quelque côté que la volonté se tourne, elle ne veut que le mal, et que pour son malheur! Eternellement elle se prive de ce qu'elle veut, et ce qu'elle ne veut pas, elle sera éternellement contrainte de le supporter. Il est bien juste en effet que celui qui n'a jamais appliqué ses facultés au bien ne puisse plus jamais arriver à voir ses désirs satisfaits. Qui est-ce qui fait qu'il en soit ainsi ? Le Seigneur notre Dieu, qui est l'équité même, qui devient méchant à l'égard des méchants (II Reg., XXII, 27). Jamais il n'y aura d'accord entre ce qui est droit et ce qui ne l'est pas; ce sont deux ennemis qui se font une guerre continuelle, bien qu'ils ne puissent se blesser mutuellement. Celui des deux que l'autre atteint et blesse ne peut être Dieu, car il dit quelque part: « Il vous est dur de regimber contre l'aiguillon (Act., IX, 5) : » dur non pour l'aiguillon, mais pour celui qui regimbe. Dieu est aussi le supplice des âmes impudiques, parce qu'il est la lumière même. Or il n'est rien que les coeurs obscènes et corrompus redoutent davantage. Il est dit en effet: « Quiconque fait le mal hait la lumière (Joann., III, 20). » Je me demande s'ils ne pourront pas en éviter les rayons; ils ne le pourront point, car si elle ne luit pas pour tous, elle éclate en tous lieux, elle brille même au sein des ténèbres, mais les ténèbres ne la comprennent pas a (Joann., 1, 5). La lumière voit les ténèbres; car pour elle, luire c'est voir: mais de leur côté les ténèbres ne la voient pas comme elles en sont vues, parce que les ténèbres ne peuvent la saisir. En sorte donc que les impudiques sont vus pour leur confusion, et ils ne voient pas eux-mêmes pour qu'ils ne soient point consolés: ils sont vus non-seulement par la lumière, mais encore à l'éclat de cette lumière. Par qui, me demanderez-vous? Par quiconque peut voir, de sorte que le nombre de ceux qui les voient augmente leur confusion. Mais dans ce nombre infini de regards il n'en est pas qui les importune autant que le leur: il n'est pas de témoins dans le ciel et sur la terre dont une conscience ténébreuse désire plus fuir et réussit moins à éviter les regards. Les ténèbres ne peuvent même pas être obscures pour elles se mêmes; elle se voient, elles qui ne peuvent voir autre chose, et les oeuvres de ténèbres suivent leur condition, elles ne sauraient se cacher d'elles, non pas même en se cachant dans leur sein. Voilà ce ver qui ne meurt pas, c'est le souvenir du passé; une fois jeté ou plutôt une fois né dans les âmes par le péché, il s'attache à elles avec force et ne peut plus en être jamais arraché: il ne cesse plus de ronger la conscience, c'est pour lui une pâture inépuisable qui le fait vivre à perpétuité. Je tremble à la pensée de ce ver rongeur, je frissonne à l'idée de cette mort vivace, j'ai peur d'être victime de cette mort vivante et de cette vie constamment mourante. 26. C'est là cette seconde mort qui tue tous les jours, et cependant n'ôte jamais la vie. Oh ! qui est-ce qui donnera de mourir un jour, pour ne point mourir éternellement, à ces malheureux qui crient aux montagnes : « Tombez sur nous, et aux collines, engloutissez-nous (Luc., XXIII, 30) ? » Que demandent-ils, sinon le bienfait de mourir à leur mort et la grâce d'échapper à la mort par la mort? Enfin, dit l'Écriture, « Ils invoqueront la mort, et la mort ne répondra point à leur appel (Apoc., IX, 6). » Pour voir cela plus clairement encore, rappelez-vous qu'il est hors de doute que l'âme est immortelle et qu'elle ne subsistera jamais sans sa mémoire, afin de ne jamais cesser d'être une âme. Ainsi, tant que l'âme dure, sa mémoire dure aussi. En quel état, me demandez-vous? Chargée d'impuretés, remplie de crimes horribles, gonflée d'orgueil, hérissée de dédains comme une terre inculte l'est de chardons. Le passé, pour elle, est passé et ne l'est pas; il est passé, car il n'existe plus en acte, mais il subsiste encore dans l'esprit. Ce qui est fait est fait et ne peut pas ne pas être fait, de sorte que si le faire n'eut qu'un temps, l'avoir fait est éternel; ce qui se passe dans le la temps ne passe point avec le temps, voilà pourquoi on sera éternellement tourmenté par le mal qu'on se rappellera éternellement avoir fait, et on reconnaîtra ainsi la vérité de ces paroles: « Je vous reprendrai sévèrement et vous opposerai à vous-même (Psalm. XLIX, 21). » Ce sont les propres paroles du Seigneur, dont nul ne peut se déclarer l'ennemi sans le devenir de soi-même, et par là il a voulu montrer la vanité de cette plainte tardive: « O vous qui êtes le gardien des hommes, pourquoi avez-vous permis que je m'élevasse contre vous, et que je me devinsse à charge à moi-même (Job., VII, 21)? » C'est qu'il en est en effet ainsi, mon cher Eugène, personne ne peut se faire ennemi de Dieu et vivre en paix avec soi-même; et celui à qui Dieu fera des reproches se, sera lui-même le premier à s'en adresser. Il n'y aura plus moyen alors ni pour la raison de faire comme si elle ne discernait pas la vérité, ni pour l'âme elle-même de fuir les regards de la raison, quand elle sera dépouillée de ses organes corporels et tout entière concentrée en elle-même. Comment le pourrait-elle après le sommeil et la mort de ses sens qui lui permettaient de sortir d’elle-même pour satisfaire sa curiosité et de se lancer à la suite de la figure du monde qui ne fait que passer? Vous le voyez, rien ne manquera à la honte des âmes impudiques quand elles paraîtront sous les yeux de Dieu, des anges, des hommes et d'elles-mêmes. Mais dans quel affreux état se trouveront également les autres de méchants, qui se seront opposés au torrent de l'invincible équité et placés sous les rayons de l'éclatante vérité! Comment pourront-ils éviter d'être frappés sans cesse et d'être sans cesse confondus, selon ce que disait le Prophète : « Seigneur mon Dieu, brisez-les d'une double douleur (Jerem., XVII, 18) ? » [5,13] CHAPITRE XIII. 27. Qu'est-ce que Dieu ? Il est tout à la fois longueur, largeur, hauteur et profondeur. Ah! me répondrez-vous, je vous y prends vous-même à professer cette quaternité que vous aviez en abomination. Il n'en est rien, je l'ai condamnée et la condamne encore. Il vous semble que je parle de plusieurs choses; je ne parle que d'une; seulement je définis ce Dieu unique tel que nous pouvons le comprendre et non pas tel qu'il est en effet; et les divisions que j'établis en parlant de lui, ce n'est pas en lui, mais pour moi que je les établis; car si je le désigne par plusieurs noms ou si je le cherche par plusieurs chemins, il n'en est pas moins toujours un. Ce ne sont pas des divisions dans la substance divine qu'expriment ces quatre mots, ni des dimensions telles qu'on en voit dans les corps, ni une distinction de personnes, comme celles que nous adorons dans la Trinité, ni enfin un certain nombre de propriétés, telles que celles que nous admettons dans les personnes divines avec lesquelles, d'ailleurs, elles ne font qu'un; mais au contraire chacune de ces choses en Dieu est ce qu'elles sont toutes les quatre réunies, et toutes les quatre ne sont autre chose, que ce qu'est chacune d'elles en particulier. Pour nous, dont l'intelligence est incapable d'atteindre à la simplicité de Dieu, pendant que nous nous efforçons de nous le représenter un, il se présente à notre esprit comme un être quadruple. La cause de cette illusion, c'est ce miroir et cette énigme à travers laquelle seulement il nous est maintenant permis de le voir; mais quand nous le contemplerons face à face, nous le verrons tel qu'il est effectivement. Alors la vue délicate et faible de notre intelligence sera capable de contempler attentivement, sans craindre de s'émousser ou de voir les objets multiples; au contraire, elle recueillera toutes ses forces, les concentrera sur un point et se conformera à l'unité de Dieu; ou plutôt, devenue semblable à cette unité par excellence, elle la contemplera seule à seule et face à face; car « nous serons semblables à Dieu et le verrons tel qu'il est (I Joan., III, 2). » Bienheureuse vision que celle-là! C'est avec raison que le Psalmiste soupirait après elle en s'écriant: « Ma face vous a cherché, Seigneur, Seigneur, je chercherai toujours votre face (Psalm. XXVI. 8). » En attendant, puisque nous aussi nous la cherchons encore, n'hésitons point à nous servir du quadrige dont notre faiblesse et notre misère ont besoin. Peut-être arriverons-nous par là à saisir ce qui nous a saisis, c'est-à-dire la signification de ce quadrige lui-même. En effet, le conducteur de ce char, celui qui nous l'a montré le premier, nous engage à nous appliquer « avec tous les saints à saisir quelle est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur (Eph., III, 18) » de l’être par excellence. Saint Paul a dit saisir et non connaître, afin que nous ne nous contentions point de satisfaire notre curiosité par la science, mais que nous aspirions de toutes nos forces à en recueillir les fruits or ce n'est pas celui qui connaît, mais celui qui saisit, qui recueille les fruits de la science. D'ailleurs, « connaître le bien et ne le point mettre en pratique, dit un autre apôtre, c'est se rendre coupable de péché (Jacob., IV, 17). » Voilà pourquoi saint Paul dit ailleurs : « Courez de manière à vous saisir du prix (I Corinth., IX, 24). » Mais que faut-il entendre ici par ce mot saisir ? C'est ce que je dirai plus loin. 28. Qu'est-ce donc que Dieu? Il est longueur, dirai-je. Que faut-il te entendre par là? l'éternité; car elle est si longue qu'elle n'a point de limites ni dans le temps ni dans l'espace. Il est aussi largeur. Qu'est-ce à dire? qu'il est charité. Or comment celle-ci pourrait-elle à son tour avoir des limites dans un Dieu qui ne hait rien de ce qu'il a créé (Sap., II, 25) ? Ne fait-il pas, en effet, lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et tomber la pluie sur les injustes comme sur les justes? Ainsi la charité de Dieu bénit dans son sein jusqu'à ses ennemis: ce n'est même pas assez pour elle, elle s'étend à l'infini, et dépasse non-seulement tout ce que nous pouvons sentir, mais encore tout ce que nous pouvons connaître, au dire de l'Apôtre lui-même, qui voudrait que nous connussions la charité de Jésus-Christ qui surpasse toute science (Ephes., III, 19). » Que dirai-je de plus? qu'elle est éternelle; ou bien, ce qui est peut-être encore plus fort, elle est l'éternité même. Vous le voyez donc, en Dieu la longueur est égale à la largeur; je voudrais que vous vissiez non pas qu'elle est aussi grande, mais qu'elle se confond avec elle; que l'une ne diffère point de l'autre, qu'une seule n'est pas moins que les deux ensemble, et que les deux ne sont pas plus qu'une seule. Dieu est éternité, Dieu est charité, longueur sans tension, largeur sans distension. Il excède également les étroites limites du temps et de l'espace, non point par la masse de sa substance, mais par la liberté de son être. Voilà comment celui qui a donné la mesure à toutes choses est lui-même sans mesure, et comment encore, tout immense qu'il soit, il est néanmoins la mesure de l'immensité elle-même. 29. Qu'est-ce encore que Dieu? Il est hauteur cet profondeur, et se trouve ainsi d'un côté au-dessus, de l'autre au-dessous de toutes choses; car dans les attributs divins l'équilibre ne pèche en aucun sens, il est constant et demeure toujours le même. Dans la hauteur considérez sa puissance, et dans la profondeur voyez sa sagesse; l'une égale l'autre, et nous savons qu'il est aussi impossible d'atteindre à sa hauteur que de scruter à fond sa profondeur; c'est d'ailleurs ce que nous dit saint Paul lui-même en s'écriant avec transport : « O admirable profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sons incompréhensibles et ses voies impénétrables (Rom., XI, 33)! » Ecrions-nous aussi avec lui en voyant comment en Dieu et avec Dieu ces deux attributs ne laissent pas que de former la plus simple unité: O sagesse pleine de puissance qui atteint partout avec force, ô puissance pleine de sagesse qui dispose tout avec douceur (Sap., VIII, 1) ! Il n'y a là qu'une seule et même chose, les effets seuls sont nombreux et les opérations distinctes; et cette chose unique est en même temps longueur par son éternité, largeur par sa charité, hauteur par sa majesté et profondeur par sa sagesse. [5,14] CHAPITRE XIV. 30. Nous savons toutes ces choses, pensons-nous pour cela les avoir saisies? On n'y parvient que par la sainteté et non par le raisonnement, si toutefois il est possible de comprendre ce qui est incompréhensible. Mais, si c'était impossible,l'Apôtre ne nous aurait par exhortés à « saisir avec tous les saints (Ephes., III, 18). » Les saints les saisissent : me demandez-vous de quelle manière? je vous dirai que si vous êtes saint, vous les avez saisies vous-même et par conséquent vous savez comment on les saisit: si vous ne l'êtes pas, devenez-le, et vous le saurez par votre propre expérience. Ce qui fait les saints, ce sont les affections saintes: or il y en a deux, la sainte crainte du Seigneur et son saint amour: l'âme qui possède ces deux affections s'en sert comme de deux bras pour saisir, embrasser, étreindre et retenir, et s'écrie: « Je le possède, je ne le laisserai pas aller (Cant., III, 4). » La crainte répond à la hauteur et à la profondeur, et l'amour à la largeur et à la longueur. Qu'y a-t-il, en effet, de plus à craindre qu'une puissance à la quelle on ne saurait résister, qu'une sagesse à laquelle on ne peut se soustraire? Dieu serait moins à craindre s'il manquait de l'un ou de l'autre attribut, mais il n'y a pas moyen de ne pas craindre celui dont l'œil voit tout et dont le bras peut tout. D'un autre côté, qu'y a-t-il de plus aimable que l'amour même qui fait que vous aimez et que vous êtes aimé? C'est l'amour auquel l'éternité s'ajoute; car, ne pouvant jamais faiblir, il ne permet aucun soupçon, aucune crainte. Aimez donc avec constance et persévérance, et vous avez la longueur; que votre amour s'étende jusqu'à vos ennemis, et vous avez la largeur; enfin ayez en toutes choses l'âme timorée, et vous aurez saisi la hauteur et la profondeur. 31. Mais si vous préférez correspondre par quatre sentiments de l'âme aux quatre attributs de Dieu, vous y réussissez par l'admiration, la crainte, la ferveur et la, constance. La première nous est en effet commandée par la majesté de Dieu, la seconde par l'abîme de ses jugements; la troisième par sa charité, et la quatrième par son éternité. Qui est-ce qui n'est dans l'admiration en contemplant la gloire de Dieu? Qui n'est: saisi de crainte en sentant les abîmes de sa sagesse? qui n'est embrasé d'amour en méditant sur l'amour de Dieu ? et qui est-ce qui ne dure et ne persévère dans l'amour en voulant imiter l'éternité de la charité de Dieu? La persévérance, en effet, a quelque rapport avec l'éternité, et d'ailleurs elle est la seule vertu qui mérite l'éternité, ou plutôt qui nous conduise jusque dans l'éternité, si nous en croyons le Seigneur qui a dit: « Quiconque persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (Matth. X, 22). » 32. Remarquez maintenant que ces quatre attributs divins sont l'objet d'autant de contemplations différentes. La première et la plus haute est la contemplation et l'admiration de la majesté de Dieu ; elle requiert un coeur pur, afin que dégagé de tout vice et déchargé de tout péché, il puisse s'élever facilement vers les choses célestes ou même demeure suspendu, ne fût-ce que pendant quelques instants, par une sorte de sainte stupeur et d'extase. La seconde est nécessaire à la première; car elle considère les jugements de Dieu, et par cette vue terrible elle porte à l'âme un coup qui met le vice en fuite, fonde la vertu, initie à la sagesse et conserve l'humilité. Or l'humilité est le fondement solide et durable de la vertu; si elle bouge, toutes les vertus ne sont plus qu'une ruine. La troisième sorte de contemplation s'occupe ou plutôt se repose dans le souvenir des bienfaits, et en nous rappelant les bienfaits que nous avons reçus, nous presse d'en témoigner notre reconnaissance par l'amour du bienfaiteur. Voilà de qui le Prophète voulait parler quand il disait: « Ils publieront hautement le souvenir de votre douceur et de vos bienfaits (Psalm. CXLIV, 7). » La quatrième, fermant les yeux sur le passé, ne les ouvre que sur les promesses dont elle attend l'accomplissement; et comme elle n'est autre chose qu'une méditation de l'éternité, puisque l'objet des promesses est éternel, elle nourrit la longanimité et donne de nouvelles forces à la persévérance. Il est, je crois, facile maintenant de rapporter ces quatre sortes d'oraison aux quatre. expressions employées par l'Apôtre, car nous saisissons la longueur par la méditation des promesses, la largeur par le souvenir des bienfaits, la hauteur par la contemplation de la majesté divine, la profondeur par la vue des jugements de Dieu. Il nous resterait encore à chercher celui que nous n'avons encore trouvé que d'une manière imparfaite et qu'on ne saurait trop chercher. Mais peut-être la prière est-elle préférable à la discussion pour le rechercher et un moyen plus facile de le découvrir. Finissons donc ici notre livre, mais ne bornons pas là nos recherches.