[0] LETTRE DE PIERRE BEMBO RELATIVE AU TRAITÉ D'ÉDUCATIQN DE SADOLET. Pierre Bembo à Jacques Sadolet. [1] J'ai lu avec beaucoup de plaisir votre livre sur la manière de bien élever les enfants, que Reginald Pol m'a remis à Venise. J'ai reconnu que vous avez en l'écrivant complétement rempli les fonctions et les devoirs d'un homme très distingué comme savant, comme orateur et comme philosophe. En effet, dans cet écrit vous avez répandu tant de grâce dans les menus préceptes, comme il y en a beaucoup qui conviennent au premier âge; vous montrez pour l'enfance tant de sollicitude, et dans tout le reste tant de science, tant de dignité; vous avez tellement embelli ces qualités de toutes les couleurs et de l'éclat de l'art, qu'on ne peut rien voir de plus beau, de plus estimable, de plus judicieux. Vous avez pris aux écrivains grecs beauoup de choses qui ont facilement passé chez vous ; mais vous les avez tellement améliorées, qu'elles ne semblent pas moins maintenant vous appartenir qu'à eux-mêmes. Vous avez emprunté peu aux Latins, car il y avait peu de choses remarquables à prendre, excepté ces passages de Térence que vous avez rappelés avec beaucoup d'à-propos. Je ne pense pas qu'il y ait personne qui lise désormais Pierre-Paul Vergerius, qui a écrit un livre presque sur le même sujet que vous; car l'éloquence qui convient à cet âge n'a pas d'ordre déterminé; elle ne comporte pas de propositions, de divisions, ni beaucoup de science. Votre méthode, au contraire, les points principaux du sujet que vous aviez à traiter, leurs divisions, leur répétition faite en son lieu, avec quelle sagesse, avec quelle science tout cela a été conduit ! Que de maximes et de préceptes ! et avec quelle dignité du discoure! Enfin sur un sujet si humble et presque stérile, et dans un rôle conforme au sujet, de combien de choses ne traitez-vous pas avec abondance et subtilité! Et les choses que vous embrassez apportent non seulement avec elles de la fécondité, de la variété, mais encore et surtout une gravité soutenue. Et ce perpétuel entretien poursuivi sans interruption entre vous et Paul, le fils de votre frère, comme il est convenable, comme il est charmant ! C'est pourquoi je vous félicite de cet opuscule; j'aime mieux dire ce mot que celui de travail; car je sais avec quelle facilité, avec quelle célérité vous avez coutume d'écrire, et cependant combien il est impossible aux autres hommes, avec du travail et du temps, de vous atteindre et de vous égaler. Je vous félicite même d'autant plus d'avoir écrit ce livre délicieux, que probablement ce n'est pas sans la volonté des dieux immortels que vous avez cru devoir le terminer avant celui d'Hortensius. Il sera comme le vestibule de l'édifice pour servir aux apprêts de ceux qui doivent étre admis dans la chambre nuptiale, dans le sanctuaire de la philosophie. Aussi bien, puisque vous m'écrivez que vous attendez de moi, en le lisant, des secours et non des éloges , et que c'est pour cela qu'avant de l'imprimer vous me l'avez envoyé, afin que, les fautes étant corrigées, le livre soit plus beau et plus achevé; je reconnais là votre grande amitié et l'opinion très honorable que vous avez de moi. Je sais bien que dans l'une je n'ai pas de déception; c'est à vous de prendre garde de ne pas en avoir dans l'autre. Au reste, je le dis de très bonne foi et avec assurance, votre livre est tel, qu'il me semble devoir vous mériter certainement auprès de tous les hommes et de toute la postérité une rare réputation de science et d'intégrité. J'ai fait pourtant ce que vous m'avez demandé; j'ai noté certains passages, vous jugerez du cas que vous devez en faire. J'ai écrit ces notes sur une petite page qui accompagne cette lettre, non pas tant parce que je les croyais nécessaires, que pour vous montrer que j'ai lu le livre avec attention. Quant à ce que vous m'écrivez d'envoyer le livre à Hercule de Gonzague et à Jean-François Pic, s'ils le demandent, et de le donner à copier à d'autres, si cela me semble bon; pour moi, je ne souffrirai pas qu'il soit connu du public avant que vous m'ayez répondu relativement aux changements que vous voulez faire dans les endroits où je vous ai marqué, sur cette petite page, ce que je pensais. En attendant, je ne laisserai pas de le soumettre, comme vous le demandez, à l'appréciation des docteurs, et je le ferai lire à Lampridius, dont j'estime au plus haut degré le sens et le jugement; car il vous importe de le permettre, soit parce qu'il s'occupe assidûment d'études oratoires, soit parce qu'il s'adonne plus assidûment encore à la philosophie. Notre ami Lazare l'a déjà lu. Je le lui ai prêté pendant que j'étais à Venise, et que je ne jouissais pas d'une bonne santé, ce qui a fait que je vous ai répondu plus tard que je ne voulais. Je finirais là de vous écrire au sujet de votre livre, si je ne voulais ajouter une seule chose : autant j'ai lu avec le plus vif intérét chacune de ces parties, autant j'ai été incroyablement enchanté de la dédicace que vous en avez faite à du Bellay. Elle est si bien liée avec tout l'ouvrage, elle y est si bien assortie; elle est exprimée en si belles paroles, et, ce qui est l'essentiel, elle est si prudente et si grave, qu'il n'y a absolument rien au-dessus. Je reviens donc à ce que je vous ai dit plus haut, je vous réitère mes félicitations pour ce livre ; car j'ai la confiance qu'il n'ajoutera pas peu d'honneur et de gloire à votre ancienne réputation, à l'opinion qu'on a de votre science, de votre jugement et surtout de votre probité, opinion qui est certes depuis longtemps très grande et très considérable. Ce qui me reste à dire, c'est que Pol m'a beaucoup parlé de vous, de vos écrits que vous avez maintenant en main et même de votre Hortensius; et, à ce propos, la conversation étant tombée sur vos commentaires des épîtres de saint Paul, il m'a dit que vous lui aviez demandé auquel de ces deux genres il pensait que vous deviez travailler de préférence, et qu'il vous avait répondu : A saint Paul. Pour moi, je ne suis pas de cet avis. Il est pour vous de la dernière importance d'achever le dialogue d'Hortensius, car ayant fait un premier livre qui a excité chez les hommes une grande attente pour ces sortes d'écrits, si vous la prolongez pendant tant d'années, et que vous ne la remplissiez pas, ayant surtout beaucoup de loisir, prenez garde qu'on ne vous fasse moins de concession que si, n'ayant encore rien produit dans ce genre, on n'attendait rien de vous. Mais vous verrez. Pol passera l'hiver à Venise. Il compte venir ensuite à Padoue. S'il y vient, j'en serai-charmé, et je lui rendrai tous mes devoirs. Marc-Antoine Michel vous fait bien ses salutations. Adieu, mon excellent et très cher Sadolet; encore une fois adieu. Le 7 des calendes de novembre 1532, à Padoue.