[45,0] XLV. Des négociations ou de l'art de traiter les affaires. [45,1] Généralement parlant, il vaut mieux traiter verbalement que par lettres et par des personnes tierces que par soi-même. Les lettres sont bonnes lorsqu'on veut s'attirer et se procurer une réponse par écrit, ou lorsqu'on se propose de représenter en temps et lieu, pour se justifier, ses propres lettres dont on aura gardé copie, ou enfin lorsqu'on peut craindre d'être interrompu dans une conversation pour affaires, ou en partie entendu par d'autres. Au contraire, toute personne qui a un extérieur avantageux et imposant, ou qui veut traiter avec son inférieur doit négocier verbalement et parler elle-même. On doit encore traiter de cette manière lorsqu'on veut laisser lire dans ses yeux et seulement deviner ce qu'on ne veut pas dire, ou lorsqu'on veut se réserver la liberté de désavouer ou d'interpréter ce qu'on aura avancé. Si vous négociez à l'aide d'un tiers, choisissez plutôt une personne d'un caractère droit et d'un esprit ordinaire, qui suivra exactement les ordres qu'elle aura reçus et vous rendra fidèlement tout ce qu'elle aura vu ou entendu, qu'une de ces personnes adroites qui, en se mêlant des affaires d'autrui, savent s'en attirer l'honneur ou le profit, et qui, en rapportant une réponse, y ajoutent toujours du leur pour vous contenter et se faire valoir elles-mêmes. Ayez soin aussi de choisir par préférence des personnes qui souhaitent vivement le succès de l'affaire dont vous les chargez; ce désir les rendra plus actives et plus intelligentes; préférez aussi des personnes dont le caractère et le tour d'esprit aient du rapport avec l'affaire dont vous les chargez; par exemple, un homme qui ait de l'audace, pour faire des plaintes ou des reproches; un homme insinuant, pour persuader ; un homme fin, pour faire des observations et des découvertes; enfin, un homme brusque, entier et intraitable, pour une affaire qui a quelque chose d'injuste et de déraisonnable. Employez encore par préférence ceux qui ont déjà réussi dans les affaires dont vous les avez chargés; ils auront plus de confiance en leur propre habileté; ils compteront davantage sur eux-mêmes, et feront tout leur possible pour soutenir l'opinion que leurs premiers succès vous auront donnée de leur capacité. Il vaut mieux sonder de loin celui à qui vous avez affaire que d'entrer en matière tout d'un coup, à moins que votre dessein ne soit de le surprendre par une question imprévue. Il vaut mieux aussi traiter avec ceux qui aspirent à quelque chose et qui sont encore en appétit qu'avec ceux qui, ayant déjà obtenu tout ce qu'ils désiraient, sont contents de leur situation et ont pour ainsi dire déjà dîné. Dans un traité où les demandes sont réciproques, celui qui obtient le premier ce qu'il souhaite a presque gagné la partie, avantage auquel il ne peut raisonnablement prétendre, si la nature de l'affaire n'est telle que sa demande doive passer la première, et s'il n'a l'adresse de persuader à la personne avec laquelle il négocie qu'elle aura besoin de lui dans une autre occasion, ou enfin s'il n'a une entière confiance en sa probité. Le but de toutes les négociations est de découvrir ou d'obtenir quelque chose. Les hommes se découvrent, ou par confiance, ou par colère, ou par surprise, ou par nécessité, je veux dire lorsqu'on les serre d'assez près pour les mettre dans l'impuissance de trouver des prétextes et d'aller à leurs fins sans se découvrir et sans se laisser pénétrer. Pour subjuguer un homme, il faut connaître son naturel et ses goûts; pour le persuader, savoir à quel but il vise; enfin, pour l'intimider, connaitre ses faibles et les prises qu'il donne, ou enfin il faut tâcher de gagner ses amis et les personnes qui ont le plus de pouvoir sur son esprit, afin de le gouverner par cette voie. Lorsqu'on négocie avec des personnes rusées et artificieuses, il faut, pour saisir le véritable sens de leurs discours, avoir toujours l'oeil fixé sur leur but. Il faut parler très peu avec elles, et leur dire ce à quoi ils s'attendent le moins; mais, dans toutes les négociations un peu difficiles il ne faut pas vouloir semer et moissonner en même temps, et on doit avoir soin de préparer les affaires et de les conduire par degrés à leur point de maturité.