[37] XXXVII. De l'habitude et de l'éducation. Les pensées des hommes dépendent de leurs inclinations et de leurs goûts; leurs discours dépendent de leurs lumières, des maîtres qu'ils ont eus, et des opinions qu'ils ont embrassées ; mais c'est l'habitude seule qui détermine leurs actions, comme l'observe judicieusement Machiavel, mais en appliquant cette observation à un cas de nature odieuse. En fait d'exécution, il ne faut s'en fier ni à la force du naturel, ni aux plus magnifiques promesses, si tout cela n'est fortifié et comme sanctionné par l'habitude. "Par exemple, dit-il, pour exécuter un grand attentat, soit conspiration, soit tout autre, ne vous fiez ni à la férocité naturelle de l'individu, ni à l'audace avec laquelle il l'entreprend ; mais choisissez un homme qui ait déjà trempé ses mains dans le sang". Sans doute; mais Machiavel n'avait pas entendu parler du moine Jacques Clément, ni de Ravaillac, ni de Jauregny, ni de Balthazard Gérard. Cependant sa règle n'en est pas moins sûre, et il n'est pas douteux que, ni le naturel, ni les engagements les plus sacrés, n'ont un pouvoir égal à celui de l'habitude. Cependant la seule superstition peut rivaliser avec elle; elle a fait, de nos jours, tant de progrès, que les assassins les plus novices qu'elle inspire, ne le cèdent pas aux bouchers les plus endurcis ; et les voeux dictés par le fanatisme, ont, pour les sanglantes exécutions, une force égale à celle de l'habitude. Mais, dans tout autre cas, la prépondérance de l'habitude est manifeste. Eh! qui peut encore douter de son pouvoir, lorsqu'il voit les hommes, après tant de promesses, de protestations, d'engagements formels et de grands mots, faire et refaire précisément ce qu'ils ont déjà fait, comme s'ils étaient autant d'automates, et de machines montées seulement par l'habitude. Voici quelques exemples de son pouvoir tyrannique : On voit des Indiens (je ne parle que de leurs Gymnosophistes) s'asseoir tranquillement sur un bûcher, et se sacrifier ainsi par le feu. On voit même les veuves se disputer l'honneur d'être brûlées avec leurs époux. Les jeunes garçons de Sparte se laissaient fouetter jusqu'au sang, sur l'autel de Diane, sans pousser un seul cri. Je me souviens qu'au commencement du règne de la reine Elizabeth, un rebelle d'Irlande, qui avait été condamné au gibet, fit présenter un placet au lord député, pour obtenir la grâce d'être pendu avec une corde à puits (d'osier tors), et non avec une corde ordinaire; parce que la coutume de son pays, disait-il, était d'employer à cet usage celles de la première espèce. En Moscovie, certains moines, durant l'hiver, se plongent dans l'eau par pénitence, et y demeurent jusqu'à ce qu'elle soit toute gelée autour d'eux. Or, si tel est le pouvoir de l'habitude, tâchons donc de n'en contracter que de bonnes. Les habitudes contractées dès l'âge le plus tendre sont sans contredit les plus fortes. C'est ce que nous appelons l'éducation, qui n'est au fond qu'une habitude contractée de bonne heure. Par exemple : on sait que les enfants et les jeunes gens apprennent plus aisément les langues que ne le peuvent les hommes faits; parce que, dans les deux premiers âges, la langue plus souple se prête plus aisément aux mouvements et aux inflexions qu'exige la formation des sons articulés. Par la même raison, les membres ayant plus de souplesse et d'agilité, dans les jeunes gens, leur corps se forme plus aisément à toutes sortes d'exercices et de mouvements. Au lieu que ceux qui apprennent plus tard, ont beaucoup plus de peine â prendre le pli : il faut toutefois en excepter un très petit nombre d'individus, qui ont soin de laisser leur âme toujours ouverte aux nouvelles impressions, et de ne point contracter d'habitude dont ils ne puissent se défaire, afin de pouvoir se perfectionner continuellement. Or, si l'habitude a déjà tant de force dans un individu isolé, elle a un tout autre pouvoir sur ceux qui se trouvent réunis en société, comme dans une armée, dans un collège, un couvent, etc. Dans ce dernier cas, l'exemple instruit et dirige, la société soutient et fortifie, l'émulation éveille et aiguillonne ; enfin, les honneurs élèvent l'âme. En sorte que, dans ces lieux, ou ces congrégations, la force de l'habitude est à son plus haut point, à son maximum. L'expérience prouve assez que la multiplication des vertus, dans notre espèce, est l'effet des sages institutions d'une judicieuse discipline, et des sociétés bien ordonnées. Car les républiques et, en général, les bons gouvernements, nourrissent les vertus déjà nées; mais rarement ils savent les semer et les faire germer. Le malheur est qu'aujourd'hui les moyens les plus efficaces sont appliqués à des fins peu dignes de l'homme.