[35,0] XXXV. De l'ambition. [35,1] L'ambition est une passion dont les effets sont très semblables à ceux de la bile. Car on sait que cette humeur, lorsqu'elle est parfaitement libre dans son cours, rend les hommes ardents, actifs, entreprenants. Mais lorsque ses voies sont obstruées, elle devient maligne et vénéneuse; il en est de même de l'ambition : tant qu'un ambitieux trouve la route libre pour s'élever et aller toujours en avant, il est plus tracassier et plus bruyant que dangereux. Mais si ses désirs rencontrent des obstacles insurmontables, un mécontentement secret qui le ronge, lui fait regarder de mauvais oeil les hommes et les affaires ; il n'est satisfait que lorsque tout va de travers; ce qui est la plus criminelle et la plus dangereuse de toutes les dispositions dans un homme attaché au service d'un prince, ou d'un état. Ainsi, lorsqu'un prince se croit dans la nécessité de se servir d'un ambitieux, il doit l'employer et le récompenser de manière qu'il aille toujours en avançant et sans jamais rétrograder. Mais comme ce mouvement toujours progressif dans un sujet, expose le maître à bien des inconvénients, il vaudrait peut-être mieux ne pas employer du tout un homme de ce caractère ; car, si ses services ne le font pas monter, il fera en sorte que ses services tomberont avec lui. Mais, comme nous venons de dire que le prince ne doit employer ces ambitieux que dans le cas d'une urgente nécessité, reste à montrer quels sont les cas où ils peuvent être nécessaires. [35,2] Il faut choisir, pour le commandement des armées, les hommes les plus habiles en ce genre, sans considérer s'ils sont ambitieux, ou non; les services de cette espèce sont si nécessaires, qu'ils compensent tous les autres inconvénients; et vouloir ôter à un homme de guerre son ambition, ce serait vouloir lui ôter ses éperons. Un prince peut encore se faire, d'un ambitieux, une sorte de bouclier, ou de plastron, pour se garantir des coups de l'envie, et des dangers de toute autre espèce. Car ce rôle si dangereux, qui voudrait le jouer, sinon l'ambitieux, semblable à un pigeon aveugle qui va toujours en montant, parce qu'il ne voit pas autour de lui? On peut aussi se servir d'un ambitieux, pour abaisser un autre ambitieux qui s'élève trop, comme Tibère employa Macron, pour abattre Sejan. [35,3] Ainsi, les ambitieux pouvant être utiles dans les cas que nous venons de spécifier, reste à dire comment on peut les réprimer et les employer, de manière à n'avoir rien à craindre de leur part, Or, un ambitieux est moins à craindre lorsqu'il est de basse extraction, que lorsqu'il joint à ses autres avantages celui d'une naissance illustre. ll est aussi moins à craindre lorsqu'il a des manières brusques, inciviles et repoussantes, que lorsqu'il est affable, gracieux et populaire. Enfin , il est moins dangereux lorsque son élévation est encore récente, que lorsqu'ayant, pour ainsi dire, blanchi dans les postes honorables qu'il occupe, il s'y est comme enraciné. Bien des gens taxent de faiblesse un prince qui a un favori : je ne suis point du tout de leur sentiment; et c'est au contraire le meilleur remède à l'ambition des grands ; car, lorsque la faveur, ou la disgrâce, dépend d'un favori, il n'est point à craindre qu'un autre s'élève trop. Une méthode non moins sûre pour tenir en bride un ambitieux, c'est de lui opposer quelque autre personnage aussi ambitieux, et aussi fier que lui, pour le balancer : mais alors il faut avoir quelque personnage moyen, et d'un caractère modéré, pour maintenir l'équilibre entre eux, et prévenir les troubles; sans ce lest, le vaisseau roulerait trop. Enfin, le prince peut au moins protéger et encourager quelque sujet d'un ordre inférieur, qui lui servira comme de fouet, pour corriger les ambitieux. Quant à la méthode de leur faire envisager une disgrâce et une ruine prochaine, elle peut être suffisante, lorsqu'ils sont timides. Mais ce parti serait très dangereux, s'ils étaient audacieux et entreprenants; il pourrait, loin de les arrêter, les exciter, au contraire, à précipiter l'exécution de leurs desseins. A l'égard des moyens de les abattre, lorsque la nécessité des affaires l'exige , et qu'on ne peut, sans danger, le faire tout d'un coup, la conduite la plus adroite qu'on puisse tenir avec eux, c'est d'entremêler tellement les faveurs et les disgrâces, qu'ils ne sachent plus art juste ce qu'ils ont à espérer ou à craindre, et se trouvent perdus comme dans un labyrinthe. [35,4] Au reste, une noble ambition et le désir de se distinguer par les grandes choses, est beaucoup moins dangereuse que celle d'un homme plein de prétentions, qui veut briller dans tout, et qui, en conséquence, se mêle de tout: cotte dernière est une source de confusion et de désordre. Cependant un ambitieux, qui se mêle de tant de choses, et qui est fort agissant, est encore moins dangereux que celui qui est puissant par le grand nombre de ses créatures, et des personnes qui dépendent de lui. L'homme qui veut tenir le premier rang parmi les plus habiles, s'impose une grande tâche; et pour la bien remplir, il est forcé de se rendre réellement utile au public. Les honneurs peuvent procurer trois sortes d'avantages; le pouvoir de faire le bien, la facilité d'approcher du prince et des grands; enfin, celui d'augmenter sa réputation et sa fortune. Le sujet dont l'ambition n'aspire qu'au premier de ces trois avantages, est l'homme honnête et vertueux; et la vraie sagesse, dans un prince, consiste â savoir démêler, parmi ceux qui le servent, celui qui agit par un tel motif. Ainsi, les princes et les états doivent préférer, pour les emplois publics, les sujets plus jaloux de bien remplir leurs devoirs, que de s'élever; ceux qui, en se chargeant des affaires, les prennent en affection, et qui aspirent plus au bon témoignage de leur propre conscience qu'à des succès éclatants. Enfin, ils ne doivent pas confondre un homme tracassier et intrigant, d'avec un homme dont l'activité a pour principe le désir de bien faire.