[28,0] XXVIII. Des dépenses. Les richesses ne sont de vrais biens qu'autant qu'on les dépense, et que cette dépense a pour but l'honneur, ou de bonnes actions : mais les dépenses extraordinaires doivent être proportionnées à l'importance des occasions mêmes qui les nécessitent; car il est tel cas où il faut savoir s'en dépouiller, non seulement pour mériter le ciel, mais aussi pour le service et l'utilité de sa patrie. Quant à la dépense journalière, chacun doit la proportionner à ses propres biens, et la régler uniquement sur ses revenus, en les administrant de manière qu'ils ne soient pas gaspillés par la négligence ou la friponnerie des domestiques. Il est bon aussi de la régler dans son imagination, sur un pied beaucoup plus haut que celui où on veut la mettre réellement, afin que le total paraisse toujours au-dessous de ce qu'on avait imaginé. Tout homme qui ne veut pas que sa fortune décroisse, et qui veut rester constamment au niveau, doit se faire une loi de ne dépenser que la moitié de son revenu; et celui qui veut augmenter son bien, ne doit dépenser que le tiers de sa rente. Ce n'est rien moins qu'une bassesse à des grands seigneurs d'entrer dans le détail de leurs affaires : et si la plupart d'entre eux ont tant de répugnance pour les soins de cette espèce, c'est beaucoup moins par négligence que pour ne pas s'exposer au chagrin qu'ils ressentiraient s'ils les trouvaient fort dérangées. Cependant, pour pouvoir guérir des blessures, il faut commencer par les sonder. Ceux qui ne veulent pas gérer eux-mêmes leurs affaires, et veulent s'épargner tout cet embarras, n'ont d'autre ressource que celle de bien choisir les personnes qu'ils chargent de leurs intérêts; avec la précaution de les changer de temps en temps, les nouveaux venus étant plus timides et moins rusés. Celui qui ne peut ou ne veut pas donner un certain temps à ses affaires, doit affermer ses biens , et mettre toute sa dépense à prix fait. Celui qui dépense beaucoup sur un article, doit être économe sur un autre ; par exemple : s'il aime à tenir une bonne table, il doit épargner sur sa mise ; et s'il aime les riches ameublements, il doit mettre la réforme dans et sur son écurie, et ainsi du reste ; car s'il veut dépenser de toute manière, il se ruinera infailliblement. Lorsqu'on a dessein de liquider son bien, on peut nuire à sa fortune, en le faisant trop vite, comme en le faisant trop lentement ou trop tard; car on ne perd pas moins en se hâtant trop de vendre, qu'en empruntant de l'argent à gros intérêts. Assez ordinairement un grand dépensier qui ne prend qu'une seule fois le soin de se liquider, s'endette de nouveau; car lorsqu'il se voit hors d'embarras, il revient à son naturel : au lieu que celui qui ne se liquide que peu à peu, contractant l'habitude de l'ordre et de l'économie, met ainsi la réforme dans ses moeurs, comme dans ses biens et dans ses dépenses. Celui qui a un vrai désir de rétablir ses affaires, ne doit pas négliger les plus petits objets : il est moins honteux de retrancher les petites dépenses, que de s'abaisser à de petits gains. A l'égard de la dépense journalière, il faut la régler de façon qu'on puisse toujours la soutenir sur le même pied qu'en commençant : cependant on peut, dans les grandes occasions, qui sont assez rares, se permettre un peu plus de magnificence qu'à l'ordinaire.