[26,0] XXVI. De l'affectation de prudence, et du manège des formalistes. Si nous devons en. croire l'opinion commune, les Français sont plus sages qu'ils ne le paraissent, et les Espagnols le paraissent plus qu'ils ne le sont. Quoi qu'il en soit des nations, à cet égard, cette distinction peut être appliquée aux individus. Car l'apôtre, en parlant des faux dévots, dit "qu'ils n'ont que les apparences et les dehors de la piété, sans avoir les effets et la réalité". {Saint Paul, Lettre II à Timothée, 3, 5 ; Cfr. Agobard de Lyon (779 - 840), Lettre a propos de l'insolence des Juifs, 1} Tels sont aussi, en fait de prudence et de capacité, les hommes que nous avons en vue dans cet article; ils ont le talent de ne faire, avec beaucoup d'appareil et de gravité, rien du tout, ou presque rien. C'est ue spectacle assez plaisant, et même ridicule pour un homme judicieux, de considérer leur manège, et de voir avec quel art ils se mettent, pour ainsi dire, en perspective, pour donner à une simple superficie l'apparence d'un corps solide. Quelques-uns sont si retenus et si réservés, qu'ils n'étalent jamais leur marchandise au grand jour, ils feignent toujours d'avoir quelque chose en réserve; et lorsqu'ils ne peuvent se dissimuler qu'ils parlent de choses qui excèdent leur capacité, ils tâchent de paraître les savoir, mais les taire seulement par prudence. Il en est d'autres qui, ne parlant que du visage et du corps, sont, pour ainsi dire, sages par signes, comme Cicéron l'observait au sujet de Pison: "vous répondez", disait-il, "en haussant un de vos sourcils jusqu'au front, et en abaissant l'autre jusqu'au menton, que vous avez en horreur la cruauté". {Cicéron, Contre Pison, VI} D'autres croyant en imposer, à l'aide d'un grand mot qu'ils prononcent d'un air tranchant et sentencieux, vont toujours leur train, comme si on leur avoit accordé ce qu'au fond il leur serait impossible de prouver. D'autres encore, se donnant l'air de mépriser tout ce qui excède leur capacité, et feignant de le laisser de côté comme une bagatelle, voudraient ainsi faire passer leur ignorance réelle pour une preuve de jugement et de sagesse. D'autres encore ont toujours sous leur main quelque frivole distinction, et tâchant de vous amuser à l'aide des ces subtilités minutieuses, ils déclinent le point essentiel de la question. Aulu-Gelle s'exprime ainsi au sujet d'un homme de ce caractère : "c'est un diseur de rien qui, à force de distinctions, pulvérise le sujet le plus solide". Platon en donne un exemple dans son Protagoras, où il introduit Prodicus, en lui prêtant un discours tout composé de distinctions depuis le commencement jusqu'à la fin. En toute délibération, les hommes de ce caractère ont grand soin d'adopter la négative. Car une fois que la proposition, mise sur le tapis, est rejetée, il n'y a plus rien à faire; au lieu que, si on la met en discussion, c'est une nouvelle besogne qui se présente. Cette fausse prudence ruine toutes les affaires. Pour terminer cet article, nous observerons qu'il n'est point de marchand prêt à faire faillite, ni de pauvre honteux, qui emploie autant de petits artifices pour cacher sa misère et soutenir son crédit, que ces hommes vides de sens, dont nous parlons, en emploient pour acquérir ou conserver une réputation de prudence et de capacité : ils y réussissent quelquefois ; et parviennent à jouer un certain rôle ; mais gardez-vous de les employer dans les affaires de quelque importance, car vous tirerez plus aisément parti d'un homme un peu plus sot et un peu plus rond, que de ces formalistes.