[12,0] XII. De l'audace. [12,1] L'observation que nous allons faire, semble, à la première vue, convenir mieux à un grammairien (rhéteur), qu'à un philosophe : cependant, envisagée par une certaine face , elle mérite l'attention des sages mêmes. Quelle est la partie la plus essentielle à l'orateur, demandait-on à Démosthène? — C'est l'action. — Quelle est la seconde? L'action. — Et la troisième? -- L'action encore. Il ne disait rien en cela qu'il n'eût appris de sa propre expérience; car personne ne posséda ce genre de talent à un plus haut degré que lui; cependant la nature l'avait peu favorisé à cet égard, et il ne l'avait acquis que par un travail opiniâtre. On peut être étonné de voir ce grand homme attacher tant d'importance à cette partie de l'orateur, qui peut passer pour la plus superficielle, et semble n'être tout au plus qu'un talent de comédien; la mettre au dessus de l'invention, de l'élocution et de toutes ces autres parties qui paraissent beaucoup plus nobles; que dis-je, la désigner seule, comme si, dans un orateur, elle était le tout. Mais cette préférence n'était que trop fondée; il entre dans la composition de la nature humaine (de l'esprit humain) beaucoup plus de folie que de sagesse. En conséquence, les talents qui se rapportent à la partie folle de l'esprit, et qui la subjuguent, ont un tout autre pouvoir sur la multitude, que ceux qui se rapportent à sa partie sage. [12,2] L'audace est dans l'exécution, ce que l'action oratoire est dans le simple discours : elle a, dans les relations civiles et politiques, une influence et des effets qui tiennent du prodige. Quel est le plus puissant instrument dans les affaires, peut-on dire aussi? -- L'audace. — Quel est le second? --- L'audace. --- Et le troisième ? L'audace encore. Cependant l'audace, fille de l'ignorance et de la sottise, est réellement bien au dessous des vrais talents : mais elle entraîne, elle subjugue et ensorcèle, pour ainsi dire, les hommes sans jugement ou sans courage, qui forment le plus grand nombre. Quelquefois aussi elle subjugue les sages mêmes, dans leurs moments de faiblesse et d'irrésolution. Aussi fait-elle des miracles dans un état populaire; mais elle a moins d'influence et d'ascendant sur un prince ou un sénat; et les hommes très audacieux réussissent mieux dans les commencements que dans la suite; car ils promettent toujours beaucoup plus qu'ils ne peuvent tenir. [12,3] Le corps politique, ainsi que le corps humain, a ses charlatans, qui se mêlent aussi de le traiter. Les hommes de cette trempe entreprennent aisément de grandes cures, et ils réussissent deux ou trois fois par hasard; mais comme leur prétendue science a peu de fond, ils échouent bientôt, et perdent la vogue. Quelquefois cependant ils se sauvent, en imitant le miracle de Mahomet. Cet imposteur avait promis et persuadé au peuple que, par la vertu de certaines paroles, il ferait venir vers lui une montagne, sur laquelle ensuite il prierait pour ceux qui observeraient fidèlement sa loi. Le peuple étant assemblé, Mahomet appelle la montagne, et réitère plusieurs fois cet appel; mais la montagne tardant à venir, il ne se démonte point et se tire d'affaire, en disant : "eh bien! puisque la montagne ne veut pas venir vers Mahomet, Mahomet ira lui-même vers la montagne." Aussi, lorsque ces hommes audacieux, après avoir fait de magnifiques promesses, se trouvent forcés de manquer honteusement de parole, au lieu de rougir de leur sottise, ils se tirent d'affaire comme Mahomet, à l'aide de quelque subterfuge, et vont toujours leur train. [12,4] Il n'est pas douteux que les hommes de ce caractère ne soient fort ridicules aux yeux des hommes de jugement, et quelquefois même un peu aux yeux du vulgaire ; ce qui ne peut être autrement car le vrai principe du rire (du ridicule) est l'absurdité (l'incongruité), le défaut de convenance; or, qui heurte plus fréquemment toutes les lois de la convenance, qu'un homme audacieux et impudent? Rien surtout n'est plus ridicule qu'un effronté de cette espèce, lorsqu'il perd toute contenance; son visage alors se démonte tout-à-fait, et devient extrêmement difforme; ce qui n'est nullement étonnant; car, dans la honte ordinaire, les esprits ne sont qu'un peu agités; au lieu que, dans celle d'un effronté, ils restent tout-à-fait immobiles, et il est aussi interdit qu'un joueur d'échecs qu'on vient de faire échec et mat au milieu de ses pièces; dernière observation toutefois qui conviendrait mieux à une satyre qu'à un traité aussi sérieux que celui - ci. Mais une observation qu'on ne doit pas oublier, c'est que l'audace est aveugle; elle ne connaît ni dangers, ni inconvénients; en conséquence, elle est très dangereuse dans une délibération, et n'est utile que dans l'exécution. Ainsi, ces audacieux ne sont bons qu'en second, et ne valent rien dans les premiers rôles; car, tant qu'on délibère, il est bon de voir les dangers ; mais, dans l'exécution, il faut les perdre de vue, à moins qu'ils ne soient très imminents.