[6,0] VI. De la dissimilation et de la feinte, ou de l'artifice. [6,1]La dissimulation n'est qu'une fausse image de la politique ou de la prudence. Car il faut avoir tout à la fois beaucoup de force dans l'esprit et le caractère, pour savoir quand il est à propos de dire la vérité, et pour oser alors la dire. Ainsi les plus mauvais politiques, quoi qu'on en puisse dire, ce sont les plus dissimulés. [6,2] "Livie", dit Tacite, "était très bien assortie à la dextérité, ou à la politique de son époux et à la dissimulation de son fils" (Tacite, Les Annales, V, 1) ; cet historien attribuant, comme on le voit, l'adresse et la vraie politique à Auguste, et la seule dissimulation à Tibère. De plus, Mucius exhortant Vespasien à prendre les armes contre Vitellius, lui dit : "nous n'aurons pas à lutter contre le grand discernement d'Auguste, ni contre la circonspection et la profonde dissimulation de Tibère". Les facultés qui sont le principe de l'adresse ou de la vraie politique, sont très différentes de celles d'où dépendent la réserve ou la dissimulation, et les premières ne doivent point être confondues avec les dernières. Lorsqu'un homme a assez de pénétration et cle jugement pour discerner aisément ce qu'il doit découvrir , ce qu'il doit cacher entièrement, et ce qu'il ne doit laisser voir qu'en partie, à quelles personnes et dans quelles occasions il peut s'ouvrir; genre de talent qui est proprement celui de l'homme d'état, et que Tacite appelle avec raison, "l'art de vivre"; un homme, dis-je, qui a cette faculté, a rarement besoin de dissimuler, et la dissimulation ne serait pour lui qu'un embarras et une petitesse qui ferait souvent obstacle à ses desseins; mais si l'on manque d'un tel discernement, on se trouve forcé d'être couvert et dissimulé : en effet, lorsqu'un homme ne sait pas varier ses moyens et faire un choix parmi ceux dont il dispose, ce qu'il peut faire de mieux, c'est de prendre les voies les plus sûres, et de se tenir dans les routes battues, car ceux qui ont la vue courte, doivent marcher doucement. On voit, en général, que les personnes très habiles et qui ont de vrais talents, ont une manière de traiter franche et ouverte, à laquelle elles doivent une réputation de droiture et de sincérité mais aussi, semblables à des chevaux bien dressés, savent-elles faire à propos une volte ou un arrêt; et dans le petit nombre de cas où un peu de dissimulation devient nécessaire, cette opinion même qu'on a de leur franchise et de leur bonne foi, les rend impénétrables. [6,3] Cet art de se voiler et de se cacher est susceptible de trois modes ou degrés: le premier est celui d'un homme réservé, discret et silencieux, qui ne donne point de prise sur lui et ne se laisse pas deviner; le second est cette sorte de dissimulation que je qualifie de négative ; c'est celle d'un homme qui, à l'aide de certains signes ou indices trompeurs, réussit à paraître tout autre qu'il n'est réellement. Le troisième degré est celui de la dissimulation positive ou affirmative, et propre à celui qui feint expressément, et se dit formellement tout autre qu'il n'est : c'est la feinte ou l'artifice proprement dit. [6,4] Quant au premier de ces trois degrés c'est la vertu d'un confesseur; et le fait est, qu'un homme discret entend bien des confessions; car personne n'est tenté de s'ouvrir à un bavard et à un indiscret; mais on recherche un homme dont la discrétion est connue, pour s'ouvrir à lui. Comme la confession, proprement dite, n'est pas seulement une confidence dont on veuille tirer quelque utilité, mais de plus un soulagement pour un homme qui a besoin de décharger sa conscience, de même un homme secret, et connu pour tel, apprend une infinité de choses qu'on lui dit plutôt pour se débarrasser du fardeau de ses pensées, que pour les lui communiquer et les lui apprendre. En un mot, les mystères sont le partage et le lot de la discrétion. La nudité de l'âme n'est pas moins indécente que celle du corps; au lieu qu'un peu de réserve et de circonspection dans les discours, les manières et les actions, attire le respect. Les grands parleurs sont presque toujours vains et crédules ; et celui qui dit trop aisément ce qu'il sait, dira tout aussi aisément ce qu'il ne sait pas. Ainsi on doit tenir pour certain, que l'habitude du secret est une ressource politique, ainsi qu'une vertu morale. Mais il ne faut pas non plus que le visage prévienne la langue, ou révèle ce qu'elle veut taire : c'est une grande faiblesse que de se laisser pénétrer par ses gestes, sa contenance et l'espèce de trahison d'un visage indiscret, attendu qu'on observe plus attentivement les indices de cette nature, et qu'on y croit plus qu'aux paroles. [6,5] Quant au second degré, je veux dire la dissimulation négative, il est souvent une conséquence naturelle et nécessaire de la discrétion; en sorte que tout homme qui veut être secret, est forcé de dissimuler quelque peu. Les hommes sont trop fins pour permettre à l'homme le plus réservé de paraître tout à-fait indifférent entre deux partis opposés, de retenir parfaitement son secret, et de tenir la balance tellement égale, qu'elle ne paraisse pencher ni d'un côté, ni de l'autre. Lorsqu'ils veulent pénétrer dans le coeur d'un homme, ils l'obsèdent de questions insidieuses, le tâtent de tous les côtés, et le retournent tellement, qu'à moins de garder un silence obstiné et choquant, il est forcé, tôt ou tard, à se découvrir un peu, et à les mettre sur la voie par ses réponses. Prend-il le parti de se taire, ils devineront tout aussi bien ses sentiments secrets, par son silence même, qu'ils auraient pu le faire par ses discours. Quant aux réponses ambiguës et semblables à celles des oracles, on ne s'en paie pas longtemps; et à la fin on est obligé de s'expliquer avec plus de clarté. Ainsi, il est impossible de garder longtemps un secret, sans se permettre un peu de dissimulation, qui alors, comme nous venons de le dire , n'est qu'une suite et une dépendance de cette discrétion même. [6,6] Quant au troisième degré, qui est la feinte positive , et l'artifice ou le déguisement, c'est le plus criminel et le moins politique des trois, excepté dans des affaires d'une grande importance et dans certains cas assez rares. En conséquence, l'artifice et le déguisement tourné en habitude, est un vice qui vient d'une fausseté naturelle, d'un caractère timide, ou de quelque autre grand défaut; et ce défaut, la nécessité où l'on est de le voiler, fait qu'on use souvent de déguisement, même par rapport à toute autre chose, et sans une vraie nécessité, mais seulement pour n'en pas perdre l'habitude. [6,7] Il est trois grands avantages attachés à la dissimulation et au déguisement; le premier est d'endormir les opposants, et de les suprendre. Lorsque les desseins d'un homme viennent à être généralement connus, cette découverte donne, pour ainsi dire, l'alarme à ses adversaires, et les fait accourir pour lui barrer le chemin. Le second, est de s'assurer une retraite en cas de mauvais succès; car, en déclarant ouvertement ses desseins, on s'engage, en quelque manière, à réussir, sous peine de perdre sa réputation. Le troisième, de découvrir plus aisément les desseins des autres. Lorsque un homme paraît s'ouvrir avec confiance , on ne lui rompt pas en visière ; on le laisse avancer tant qu'il veut, et, en échange de ses discours qui paraissent libres et ingénus, on lui communique volontiers ses propres pensées. C'est ce que dit certain proverbe espagnol et un peu fripon: "dis hardiment un mensonge, et tu arracheras une vérité"; comme s'il n'y avait pas d'autre moyen que l'artifice pour faire de telles découvertes. Mais ces trois avantages sont balancés par trois inconvénients. Le premier est que la dissimulation et le déguisement sont des signes de crainte; ce qui, dans toute espèce d'affaires, fait manquer le but, ou y fait arriver plus tard. Le second est qu'ils font naître des doutes et de l'incertitude dans l'esprit des personnes qui vous auraient secondé, si vous eussiez été un peu moins couvert ou dissimulé ; ce qui réduit un homme presque à lui seul, et le prive de toute assistance. Le troisième inconvénient est que tout homme artificieux et dissimulé se prive ainsi de l'instrument le plus puissant et le plus nécessaire pour l'action, je veux dire du crédit et de la confiance des autres. Le meilleur tempérament et la meilleure combinaison en ce genre seraient d'avoir, avec une réputation de franchise, l'habitude du secret, la faculté de dissimuler au besoin, et même celle de feindre, lorsqu'il n'y a pas d'autre expédient.