[46] « Certes, mes fils, il n'est personne qui ne reconnaisse que les facultés des arts et des sciences ne soient ou empiriques ou rationnelles. On n'a pas encore pu les voir se mélanger et se confondre d'une manière satisfaisante; car les empiriques, à l'exemple de la fourmi, amassent seulement des faits et ne font usage que de l'expérience acquise; les rationalistes, au contraire, à l'exemple de l'araignée, tissent des toiles d'après leur propre imagination. L'abeille nous offre un juste milieu à suivre : elle cueille le suc de son miel sur les fleurs des champs comme sur celles des jardins, mais elle sait en même temps le préparer et le digérer avec une habileté admirable. L'oeuvre de la véritable philosophie est tout-à-fait semblable ; elle ne dépose pas intégralement dans sa mémoire la substance qu'elle a recueillie de l'histoire naturelie et des expériences mécaniques, mais elle lui fait subir dans l'intelligence des changements et des modifications. Espérez donc les bienfaits célestes d'un miel préparé de cette sorte, et ne dites pas avec le paresseux : «Le lion est sur la route,» mais secouez les chaines qui vous oppriment, et recouvrez votre liberté intellectuelle. Et certes, après votre propre courage, rien ne vous excitera à faire plus d'efforts que le souvenir des progrès, des grands résultats et des hautes conquêtes de notre âge. C'est sans vanité que nous avons opposé notre "plus ultra" au "non ultra" des anciens ; c'est sans folie, mais avec toute notre raison, avec l'expérience et la démonstration de nouvelles machines, que nous avançons que le non "imitabile fulmen" est devenue une imitable foudre. Nous ne nous sommes pas arrêtés là, nous avons imité le ciel même ; car il appartient au ciel d'entourer le monde, et nos vaisseaux ont comme lui enveloppé dans leurs courses toute la surface du monde. D'ailleurs, aujourd'hui que toutes les parties du globe matériel, c'est-à-dire des terres et des mers, sont complétement ouvertes et connues, il serait honteux pour nous que les bornes du globe intellectuel n'allassent pas au-delà des découvertes et des doctrines étroites des anciens. [47] Ensuite, les découvertes des régions de l'univers et de celles de la science se rattachent et se lient les unes aux autres par un noeud assez puissant. Beaucoup de faits physiques, en effet, se sont révélés par ces navigations et ces excursions lointaines, et pourront procurer de nouvelles lumières à la sagesse et à la science humaine, et rectifier par l'expérience les opinions et les conjectures des anciens. Cette double recherche, enfin, ne nous semble pas seulement unie par le même but, mais encore par la prophétie. Car l'oracle du prophète parait l'avoir exprimé clairement, quand, en parlant des derniers temps, il a ajouté : « Multi pertransibunt et multiplex erit scientia" {Daniel XII, 4}, comme s'il était écrit que le même âge et le même siècle dussent aller ou pénétrer dans les régions inconnues du monde, et augmenter ou multiplier les sciences. [48] Nous avons acquis aussi l'art de l'imprimerie, art ignoré des anciens, et à l'aide duquel les découvertes de chacun peuvent se répandre avec la rapidité de l'éclair, et avec un effet assez puissant de communication pour exciter aussitôt les recherches des autres et fondre ensemble toutes les découvertes. Profitons donc des avantages de notre temps, et ne vous rendez pas coupables de négligence quand tant de bienfaits vous sont offerts. Quant à nous, mes fils, après avoir commencé à préparer vos esprits, nous n'abandonnerons pas notre tâche. Car nous savons qu'il n'en est pas des tablettes de l'esprit, comme des tablettes ordinaires : on ne peut inscrire quelque chose sur les dernières qu'après en avoir effacé ce qu'elles contenaient ; on ne peut guère effacer ce que renfermaient les autres, qu'après y avoir inscrit quelque chose de nouveau. [49] Nous ne prolongerons donc pas plus longtemps cet examen, et nous terminerons en vous priant de croire que vous ne devez pas attendre de nos découvertes de si grands résultats que vous ne puissiez en espérer de plus grands encore de vous-mêmes. Nous prévoyons pour nous le sort d'Alexandre (ne nous accusez pas de vanité avant d'avoir entendu où nous en voulons venir); ses conquêtes, quand la mémoire en était encore toute fraîche, passaient pour des prodiges; l'un de ses rivaux en gloire le dit en propres termes: "La vie humaine n'est point faite pour nous; mais nous ne sommes nés que pour que la postérité raconte de nous des prodiges". Mais dès que cet enthousiasme se fut refroidi et que les hommes eurent considéré de plus près cette renommée, il est bon de remarquer le jugement qu'un écrivain romain porta sur le conquérant des Perses : "Il n'a d'autre mérite que celui d'avoir osé avec raison mépriser de vaines considérations". {Tite-Live, IX, 17, 16} La postérité dira la même chose de nous, quand, délivrée, revenue à elle-même et ayant fait l'essai de ses propres forces, elle nous aura dépassés de beaucoup dans la carrière que nous avons ouverte. Ce jugement, nous l'avouons, sera très juste, s'il prononce qu'il ne se trouve rien de grand dans nos investigations; point tout-à-fait juste si l'on accorde à nos efforts le grand mérite qui est dù à l'humilité, à l'absence de cet orgueil humain qui a tout corrompu et qui, au lieu du sceau divin, a consacré quelques méditations frivoles dans les oeuvres de la nature. Sous ce rapport, en vérité, nous sommes hautement satisfaits de nos travaux, et nous nous regardons comme très heureux et comme ayant bien mérité de l'humanité, parce que nous avons montré ce que peut faire l'humiliation sincère et légitime de l'esprit humain. Au reste, les hommes verront ce dont ils nous sont redevables ; quant à nous, nous nous devons tout entiers à votre bien-être. [50] Ce discours parut à tous les assistants digne de la grandeur du nom humain et du genre humain, et ils pensèrent qu'il respirait plutôt la liberté que la présomption, et en parlant ensuite entre eux, ils disaient qu ils étaient comme des gens qui voyaient la clarté du soleil en sortant d'un lieu sombre et ombragé : d'abord on voit moins qu'auparavant, mais on a la douce certitude de pouvoir jouir bientôt d'une lumière plus pure. Alors celui qui me faisait ce récit me dit: Que penses-tu de ces idées?— Elles m'ont fait le plus grand plaisir, lui répondis-je. — S'il en est ainsi, ajouta-t-il, au cas où tu viendrais à écrire quelque chose sur ce sujet, tâche de les y insérer, et fais en sorte que le fruit de mon voyage ne soit pas perdu. — Tu as raison, répliquai-je, et je n'oublierai pas de suivre ton conseil.