[6] VI. Dans cet état déplorable des sciences, ce qu'il y a de plus malheureux c'est le sort des sciences naturelles; les hommes s'en étant légèrement occupés et l'ayant ensuite entièrement négligée, elle n'a pas été cultivée ni approfondie plus que les autres connaissances. Après que le christianisme se fût établi et répandu, la plupart des esprits se livrèrent à la théologie, et les hommes de cette secte en rendirent l'étude attrayante en y rattachant les plus grandes récompenses et en l'entourant de secours de tous genres. Dans le siècle suivant l'attention des philosophes se porta principalement sur des commentaires de philosophie morale, philosophie qui pour les incrédules tenait lieu en grande partie de la théologie; et dans ces deux époques, de hauts génies en assez grand nombre s'appliquèrent à la politique, surtout pendant l'époque de la grandeur romaine, qui, à cause de l'étendue de son empire, avait besoin d'un grand concours de bras. Le temps où l'histoire naturelle parut être dans l'état le plus florissant chez les Grecs fut de courte durée; elle fut ensuite gâtée par des systèmes contradictoires, et enfin elle perdit toute son utilité par les préceptes d'ambitieux novateurs. A partir de cette époque on ne rencontre pas le nom d'un homme qui se soit livré à l'histoire naturelle, ni qui se soit adonné aux recherches ; au point que cette science n'a pas occupé depuis longtemps la pensée entière d'un être humain, à moins qu'on ne cite l'exemple de quelque moine dans sa cellule, ou d'un noble passant les nuits au travail dans sa maison de campagne ; et de tels exemples ne se trouveront que très rarement. L'histoire naturelle servait ensuite de passage et d'auxiliaire à d'autres branches; et cette digne ancêtre des sciences se métamorphosa en esclave; on l'assujettit à la médecine et aux mathématiques, on lui imposa la charge de dégrossir les esprits bruts des jeunes gens, et de leur donner pour ainsi dire une première couche qui les préparât à en recevoir une autre avec plus de bonheur et de facilité. J'en ai donc conclu : qu'il fallait attribuer l'abandon où se trouve l'histoire naturelle au petit nombre de personnes qui s'en occupent, ainsi qu'à l'étude précipitée et superficielle qu'elles en font. Je n'en conclus pas moins maintenant que cette négligence influe extrêmement sur l'état général des connaissances humaines ; car tous les arts et toutes les sciences arrachés de cette racine se polissent peut-être ou deviennent en usage, mais ils ne prendront aucun accroissement. [7] VII. L'histoire naturelle a rencontré un ennemi incommode et sous tous les rapports très difficile à vaincre; je veux parler de la superstition et de l'enthousiasme aveugle et intolérant de la religion. Nous savons en effet que ceux des Grecs qui exposèrent pour la première fois les causes naturelles de la foudre et des orages devant un auditoire d'hommes ignorants furent condamnés comme coupables d'impiété; et les cosmographes qui, sur les démonstrations irrécusables qu'aucun homme raisonnable n'attaquerait aujourd'hui, déclarèrent que le monde avait la forme d'une boule, et qui par conséquent établirent les antipodes, n'échappèrent pas à l'accusation de quelques patriarches de la foi chrétienne. Ces hommes ne furent guère mieux traités ; accusés du même crime, on ne leur arracha pas la vie, mais la gloire. Les discussions sur la nature, comme cela se passe de nos jours, n'en devinrent alors que plus amères à cause de la témérité des théologiens scolastiques et de la nature de leurs moyens de défense. Après avoir mis autant qu'ils le purent de l'ordre dans la théologie et en avoir fait une sorte d'art, ils allèrent plus loin, ils introduisirent dans le corps de la religion la philosophie querelleuse et désordonnée d'Aristote. Dans notre siècle on observe encore la même marche, et aucune opinion ni aucune doctrine n'obtient plus de succès que celle des hommes qui célèbrent avec beaucoup d'emphase et de solennité l'union prétendue légitime de la théologie et de la philosophie, c'est-à-dire de la foi et de la raison; écoles qui, en flattant les esprits par une agréable variété de choses, mêlent en même temps de la manière la plus déplorable les choses divines et humaines. Or, pour peu qu'on y fasse attention, une alliance si fausse et si pernicieuse n'est pas moins dangereuse pour l'histoire naturelle qu'une hostilité ouverte. Car une union et une société semblable n'embrassent que les connaissances acquises ; tout progrès ou toute addition, ou même toute amélioration n'en est exclue qu'avec plus de sévérité etd'entêtement. Enfin le parti de la religion ne fait que répandre des insinuations méchantes et une haine stérile contre tout avancement, et pour ainsi dire contre toutes nouvelles régions de philosophies. Les uns avancent avec plus de franchise qu'ils craignent qu'en faisant de plus profondes recherches dans le sein de la nature on n'aille au-delà de la limite donnée et permise de la circonspection; de telles gens ont tort d'appliquer ce qui est dit des divins mystères, dont beaucoup restent cachés sous le sceau de la Divinité, aux secrets de la nature, qu'aucun commandement n'a enjoint de séparer; d'autres prétendent avec moins de bonne foi que, si l'on ignore les causes des effets, on rapportera plus volontiers tout à la main et à la baguette divine (conviction qu'ils croient importer beaucoup à la religion). Parler ainsi ce n'est rien moins que vouloir servir Dieu par un mensonge. D'autres craignent aussi que les mouvements et les révolutions de la philosophie ne se portent et ne se terminent contre la religion; d'autres enfin semblent redouter que dans l'investigation de la nature il ne puisse se trouver quelque chose qui renverse la religion ; pensées qui ont toutes deux certaine odeur d'incrédulité et de sagesse peu édifiante; la dernière surtout ne peut être mise en doute ou venir à l'idée sans impiété. Je ne pouvais donc ignorer que dans de semblables opinions il se trouvait beaucoup de faiblesse, et même une bonne dose de jalousie et de colère. Car l'histoire naturelle, d'après la parole de Dieu, est le remède le plus infaillible de la superstition; elle est aussi le meilleur aliment de la foi. Ce n'est donc pas sans raison que je la regarde comme l'auxiliaire le plus fidèle et le plus puissant, puisque d'un côté elle révèle la volonté, de l'autre la puissance de Dieu. Il ne s'est pas trompé celui qui a dit : « Vous êtes aveugles, parce que vous ne connaissez point le livre ni la puissance de Dieu, » {Mathieu, XXII, 29} c'est-à-dire parce que vous n'appliquez pas vos yeux à l'image de sa volonté, ni votre esprit à l'oeuvre de sa toute-puissance, liées l'une avec l'autre par un noeud indivisible. Bien que ce soit la vérité pure et simple, il n'en demeure pas moins vrai qu'il faut compter parmi les obstacles les plus forts de l'histoire naturelle les craintes inspirées à un zèle ignorant et à la superstition par la controverse. [8] VIII. Dans les usages et la composition des académies, des colléges et autres établissements semblables qui ont été destinés à la résidence et aux travaux mutuels d'hommes savants, tout se trouve en opposition avec le progrès des sciences; d'abord la tourbe professante est beaucoup trop nombreuse, et ensuite elle est trop mercenaire. Les leçons et les exercices sont combinés de manière à empêcher que des idées différentes ne puissent venir à l'esprit des auditeurs. Mais s'il arrive à quelqu'un d'user de la liberté d'investigation et de jugement, il sentira bientôt qu'il doit se résigner à un entier isolement. S'il a le courage de supporter ce malheur, il éprouvera cependant que cette opiniâtreté et cette noble indépendance seront un grand obstacle à sa fortune. En effet, les études dans ces sortes d'établissements se bornent pour ainsi dire à un certain catalogue d'auteurs dont on ne doit pas s'écarter ou qu'on ne doit pas combattre sous peine d'être sur-le-champ reprimandé comme un brouillon ou comme un audacieux novateur. Et cependant, si l'on considère la question sans partialité, on conviendra qu'il y a une grande différence entre l'administration des gouvernements et celle des arts. Car une lumière nouvelle et une révolution ne font pas courir dans l'un et l'autre cas les mêmes dangers ; dans les gouvernements tout mouvement tendant même à un but d'amélioration est considéré comme un acte de désordre, parce que tout pouvoir repose sur l'autorité, la concorde, l'estime et l'opinion, et non sur la démonstration et la vérité; mais dans les sciences et les arts, qu'on pourrait comparer à des mines de métal, tout doit retentir des nouvelles fouilles et des progrès ultérieurs. Tels doivent être les sentiments de tout homme raisonnable et éclairé. J'en ai donc conclu toute ma vie : que la direction et l'administration des sciences telles qu'elles existent aujourd'hui n'ont pour but que de tyranniser les hommes de progrès et d'empêcher la propagation des lumières. [9] IX. On rencontre aussi dans l'opinion et le jugement des hommes beaucoup d'obstacles qui empêchent le libre accès de nouvelles découvertes dans les sciences. La plupart, en effet, mécontents de leur nature, s'attachent à l'antiquité et pensent que si le sort avait voulu que nous qui vivons aujourd'hui nous fissions des recherches sur les points qui ont été les objets des investigations et des découvertes des anciens, nous serions loin d'égaler le mérite de leurs travaux ; ils croient aussi que si un homme, fort de son génie, voulait se livrer à un entier examen, il arriverait infailliblement qu'il tomberait sur les mêmes résultats que ceux qui ont été approuvés de l'antiquité, ou bien sur d'autres qui, jugés et rejetés depuis longtemps par l'antiquité, sont restés avec raison dans un oubli profond. D'autres, ne faisant nul cas de la famille et de l'intelligence humaine de l'une et de l'autre époque, soit ancienne, soit moderne, professent une opinion singulière et superstitieuse; ils sont persuadés que les principes des sciences nous sont venus des esprits, et que de nouvelles découvertes peuvent sortir également de leur mérite et de leur réunion. D'autres ont une opinlon plus sage et plus sérieuse, mais d'une portée plus dangereuse; ils désespèrent entièrement du développement des sciences en réfléchissant à l'obscurité de la nature, à la brièveté de la vie, aux erreurs des sens, à la faiblesse du jugement, aux difficultés et aux immenses variétés des expériences. Ils ajoutent que les excès de l'espérance qui nous fait promettre de plus grands résultats que ceux que nous possédons annoncent par conséquent un esprit impuissant et pas assez mûr, qui produira un commencement agréable, un milieu difficile à saisir, et une fin tout-à-fait confuse et incompréhensible. Et ils ne désespèrent pas moins du fruit que de la réalisation de l'oeuvre : "Les sciences, disent-ils, peuvent naître et se développer dans de grands génies; mais il appartient au peuple ou aux grands, ou à d'autres hommes d'un faible savoir, de décerner aux sciences leurs récompenses et de prononcer sur leur valeur". Ceux qui proposent leurs vues et ceux qui sont appelés à les juger sont donc d'une capacité tout-à-fait différente, et il arrive de là qu'il n'y a que les découvertes qui conviennent au jugement populaire et au sens commun qui réussissent. C'est ainsi que l'opinion de Démocrite sur les atomes devint en usage, parce que, étant un peu plus éloignée, on se faisait un jeu de l'étudier. Par conséquent, des pensées profondes sur la nature peuvent se révéler quelquefois, mais elles répugneront infailliblement presque autant que la religion, aux sentiments des hommes; et bientôt après (à moins qu'on n'en démontre et qu'on n'en fasse valoir l'utilité évidente et supérieure, soin qu'on a négligé jusqu'ici) elles seront chassées et éteintes par les vents des opinions vulgaires; en sorte qu'on pourrait dire : que le temps est comme un fleuve qui emporte ordinairement tout ce qui est léger et rempli de vent, et qui submerge tout ce qui est substantiel et solide. J'en ai donc conclu : que les obstacles à l'amélioration des sciences sont non seulement extérieurs et étrangers, mais ont même leur origine et leur source dans les sentiments des hommes. [10] X. La nature vague et indéfinie des mots se joue de l'intelligence des hommes et la tyrannise en quelque sorte ; car les mots sont pour ainsi dire des médailles qui représentent l'image et la domination du vulgaire; ils composent ou divisent tout selon les notions populaires et les acceptions des choses, qui sont généralement remplies d'erreurs et de confusion; en sorte que les enfants, en apprenant à parler, sont forcés d'acquérir et de recevoir une déplorable cabale d'erreurs. Et bien que des hommes sages et savants tâchent par tous les moyens de se délivrer de cet esclavage en forgeant de nouvelles expressions, chose difficile, et en interposant des définitions, chose ennuyeuse, tous leurs efforts cependant n'ont pu réussir à secouer le joug et à empêcher que des disputes infinies dans les discussions les plus vives ne s'élèvent sur les mots, et, ce qui est encore bien pis, que ces misérables cachets de mots ne laissent dans l'esprit leurs marques et leurs empreintes; et ce n'est pas seulement dans le discours qu'ils sont désagréables, ils sont aussi nuisibles au jugement et à l'intelligence. J'en ai donc conclu : qu'au nombre des causes intérieures des erreurs, il faut compter celle-là comme très influente et très contraire.