[1,0] Francis Bacon, Nouvel Organum Rédigé en aphorismes. APHORISMES sur l'interprétation de la nature et le règne de l'homme. LIVRE PREMIER. [1,1] I. L'homme, interprète et ministre de la nature, n'étend ses connaissances et son action qu'à mesure qu'il découvre l'ordre naturel des choses, soit par l'observation, soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus. [1,2] II. La main seule et l'entendement abandonné à lui-même n'ont qu'un pouvoir très-limité ; ce sont les instruments, et les autres genres de secours qui font presque tout, secours et instruments non moins nécessaires à l'esprit qu'à la main ; et de même que les instruments de la main excitent ou règlent son mouvement, les instruments de l'esprit l'aident à saisir la vérité ou à éviter l'erreur. [1,3] III. La science et la puissance humaine se correspondent dans tous les points et vont au même but ; c'est l'ignorance où nous sommes de la cause qui nous prive de l'effet ; car on ne peut vaincre la nature qu'en lui obéissant ; et ce qui était principe, effet ou cause dans la théorie, devient règle, but ou moyen dans la pratique. [1,4] IV. Approcher ou écarter les uns des autres les corps naturels, c'est à quoi se réduit toute la puissance de l'homme ; tout le reste, la nature l'opère à l'intérieur et hors de notre vue. [1,5] V. Les seuls hommes qui se mêlent d'étudier la nature, ce sont tout au plus le mécanicien, le mathématicien, le médecin, l'alchimiste et le magicien ; mais tous, du moins jusqu'ici, avec aussi peu de succès que de vraie méthode. [1,6] VI. Il serait insensé, et même contradictoire, de penser que ce qui n'a jamais été exécuté puisse l'être autrement que par des moyens qui n'ont pas encore été tentés. [1,7] VII. Au premier coup d'œil jeté sur les livres, les laboratoires et les ateliers, les productions de l'esprit et de la main de l'homme paraissent innombrables. Mais toute cette variété se réduit à une subtilité recherchée, et à des dérivations de ce qui frappe le plus la vue, et non à de nombreux axiomes. [1,8] VIII. Je dis plus : tous ces moyens imaginés jusqu'ici sont bien plutôt dus au hasard et à la routine, qu'aux sciences et à la méthode. Car ces sciences prétendues, dont nous sommes en possession, ne sont tout au plus que d'ingénieuses combinaisons de choses connues depuis longtemps, et non de nouvelles méthodes d'invention ou des indications de nouveaux moyens. [1,9] IX. Au fond, les sources et les causes de tous les abus qui se sont introduits dans les sciences se réduisent à une seule, à celle-ci : c'est précisément parce qu'on admire et qu'on vante les forces de l'esprit humain qu'on ne pense point à lui procurer de vrais secours. [1,10] X. La subtilité des opérations de la nature surpasse infiniment celle des sens et de l'entendement, en sorte que toutes ces brillantes spéculations et toutes ces explications dont on est si fier ne sont qu'un art d'extravaguer méthodiquement ; et si elles en imposent, c'est que personne encore n'a fait cette remarque. [1,11] XI. Comme les sciences que nous possédons ne contribuent en rien à l'invention des moyens, la logique reçue n'est pas moins inutile à l'invention des sciences. [1,12] XII. Cette logique, dont l'usage n'est qu'un abus, sert beaucoup moins à faciliter la recherche de la vérité, qu'à fixer les erreurs qui ont pour base les notions vulgaires ; elle est plus nuisible qu'utile. [1,13] XIII. Le syllogisme n'est d'aucun usage pour inventer ou vérifier les premiers principes des sciences. Ce serait en vain qu'on voudrait l'employer pour les axiomes moyens ; c'est un instrument trop faible et trop grossier pour pénétrer dans les profondeurs de la nature. Aussi voit-on qu'il peut tout sur les opinions, et rien sur les choses mêmes. [1,14] XIV. Le syllogisme est composé de propositions, les propositions le sont de mots, et les mots sont en quelque manière les étiquettes des choses. Que si les notions mêmes, qui sont comme la base de l'édifice, sont confuses et extraites des choses au hasard, tout ce qu'on bâtit ensuite sur un tel fondement ne peut avoir de solidité. Il ne reste donc d'espérance que dans la véritable induction. [1,15] XV. Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d'action, de passion, et la notion même de l'être. Encore moins peut-on faire fonds sur les notions de densité et de raréfaction, de pesanteur et de légèreté, d'humidité et de sécheresse, de génération et de corruption, d'attraction et de répulsion, d'élément et de matière, de forme, ni sur une infinité d'autres semblables, toutes notions fantastiques et mal déterminées. [1,16] XVI. Les notions des espèces du dernier ordre, comme celles de l'homme, du chien, du pigeon, et les perceptions immédiates des sens, comme celles du chaud, du froid, du blanc, du noir, sont beaucoup moins trompeuses ; encore ces dernières mêmes deviennent-elles souvent confuses et incertaines, par différentes causes, telles que : la nature variable de la matière, l'enchaînement de toutes les parties de la nature, et la prodigieuse complication de tous les sujets. Mais toutes les autres notions dont on a fait usage jusqu'ici sont autant d'erreurs ; aucune n'a été extraite de l'observation et de l'expérience par la méthode convenable. [1,17] XVII. Même licence et même aberration dans la manière de former et d'établir les axiomes, que dans celle d'abstraire les notions ; et l'erreur est dans les propositions mêmes qu'on qualifie ordinairement de principes, et qui toutes sont le produit de l'induction vulgaire ; mais elle est beaucoup plus grande dans les axiomes et les propositions d'ordre inférieur qu'on déduit par le moyen du syllogisme. [1,18] XVIII. Ce qu'on a jusqu'ici inventé dans les sciences est presque entièrement subordonné aux notions vulgaires, ou s'en éloigne bien peu ; mais veut-on pénétrer jusqu'aux parties les plus reculées et les plus secrètes de la nature, il faut extraire de l'observation et former, soit les notions, soit les principes, par une méthode plus exacte et plus certaine ; en un mot, apprendre à mieux diriger tout le travail de l'entendement humain. [1,19] XIX. Il peut y avoir et il y a en effet deux voies ou méthodes pour découvrir la vérité. L'une, partant des sensations et des faits particuliers, s'élance du premier saut jusqu'aux principes les plus généraux ; puis se reposant sur ces principes comme sur autant de vérités inébranlables, elle en déduit les axiomes moyens ou les y rapporte pour les juger ; c'est celle-ci qu'on suit ordinairement. L'autre part aussi des sensations et des faits particuliers ; mais s'élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans franchir aucun degré, elle n'arrive que bien tard aux propositions les plus générales ; cette dernière méthode est la véritable, mais personne ne l'a encore tentée. [1,20] XX. L'entendement abandonné à lui-même suit précisément la même marche que lorsqu'il est dirigé par la dialectique ; car l'esprit humain brûle d'arriver aux principes généraux pour s'y reposer ; puis après s'y être un peu arrêté, il dédaigne l'expérience. Mais la plus grande partie du mal doit être imputée à la dialectique, qui nourrit l'orgueil humain par le vain étalage et le faste des disputes. [1,21] XXI. L'entendement abandonné à lui-même dans un homme judicieux, patient et circonspect, surtout lorsqu'il n'est arrêté par aucune prévention née des opinions reçues, fait quelques pas dans cette autre route qui est la vraie, mais il y avance bien peu ; l'entendement, s'il n'est sans cesse aidé et dirigé, étant sujet a mille inconséquences, est tout à fait incapable par lui-même de pénétrer dans les obscurités de la nature. [1,22] XXII. L'une et l'autre méthode, partant également des sensations et des choses particulières, se reposent dans les plus générales, mais avec cette différence immense que l'une ne fait qu'effleurer l'expérience et y toucher pour ainsi dire en courant, au lieu que l'autre s'y arrête autant qu'il le faut et avec méthode. De plus, la première établit de prime-saut je ne sais quelles généralités abstraites, vagues et inutiles, au lieu que la dernière s'élève par degrés aux principes réels et avoués de la nature. [1,23] XXIII. Ce n'est pas une légère différence que celle qui se trouve entre les fantômes de l'esprit humain et les idées de l'esprit divin, je veux dire entre certaines opinions frivoles et les vraies marques, les vraies caractères empreints dans les créatures, quand on sait les voir telles qu'elles sont. [1,24] XXIV. Il ne faut pas s'imaginer que des principes établis par la simple argumentation puissent être jamais d'un grand usage pour inventer des moyens réels et effectifs, la subtilité de la nature surpassant infiniment celle des arguments ; mais, les principes extraits des faits particuliers avec ordre et avec méthode conduisent aisément à de nouveaux faits particuliers, et c'est ainsi qu'ils rendent les sciences actives. [1,25] XXV. D'où ont découlé les principes sur lesquels on se fonde aujourd'hui ? d'une poignée de petites expériences, d'un fort petit nombre de faits très-familiers, d'observations triviales ; et comme ces principes sont, pour ainsi dire, taillés à la mesure de ces faits, il n'est pas étonnant qu'ils ne puissent conduire à de nouveaux faits. Que si par hasard quelque fait contradictoire, qu'on n'avait pas d'abord aperçu, se présente tout à coup, on sauve le principe à l'aide de quelque frivole distinction, au lieu qu'il aurait fallu corriger d'abord le principe même. [1,26] XXVI. Ce produit de la raison humaine, dont nous faisons usage pour raisonner sur les opérations de la nature, nous l'appelons anticipations de la nature, attendu que ce n'est qu'une production fortuite et prématurée. Mais les autres connaissances que nous tirons des choses observées et analysées avec méthode, nous les appelons interprétations de la nature. [1,27] XXVII. Les anticipations n'ont que trop de force pour extorquer notre assentiment ; car, après tout, si les hommes, étant tous atteints de la même folie, extravaguaient précisément de la même manière, ils pourraient encore s'entendre assez bien. [1,28] XXVIII. Je dis plus ; les anticipations subjuguent plus aisément notre raison que ne le font les interprétations de la nature, les premières n'étant extraites que d'une poignée de cette sorte de faits qu'on rencontre à chaque instant, que l'entendement reconnaît aussitôt et dont l'imagination est déjà pleine ; au lieu que, les interprétations étant formées de notions prises çà et là, extrêmement différentes et fort éloignées, soit les unes des autres, soit des idées communes, ne peuvent aussi promptement frapper notre esprit ; et les opinions qui en résultent, ne se mariant pas aussi aisément aux opinions reçues, semblent étranges, malsonnantes, et sont comme autant d'articles de foi. [1,29] XXIX. Les anticipations et la dialectique sont assez utiles dans les sciences qui ont pour base les opinions et les maximes reçues, vu qu'alors il s'agit plus de subjuguer les esprits que les choses mêmes. [1,30] XXX. Quand tous les esprits de toutes les nations et de tous les siècles, concertant leurs travaux et se transmettant réciproquement leurs découvertes, formeraient une sorte de coalition, les sciences n'en feraient pas de plus grands progrès par le seul moyen des anticipations ; car lorsque les erreurs sont radicales et ont eu lieu dans la première digestion de l'esprit, quelque remède qu'on applique ensuite, et quelque parfaites que puissent être les fonctions ultérieures, elles ne corrigent point le vice contracté dans les premières voies. [1,31] XXXI. En vain se flatterait-on de pouvoir faire de grands progrès dans les sciences, en entassant, en greffant le neuf sur le vieux ; il faut reprendre tout l'édifice par ses fondements, si l'on ne veut tourner perpétuellement dans le même cercle, en avançant tout au plus de quelques pas. [1,32] XXXII. Rendons aux anciens auteurs l'honneur qui leur est dû ; car il ne s'agit pas ici de comparer les esprits ou les talents, mais seulement les méthodes ; et quant à nous, notre dessein n'est pas de prendre ici le rôle de juge, mais seulement celui de guide. [1,33] XXXIII. Disons-le ouvertement ; on ne peut, par le moyen des anticipations, c'est-à-dire des opinions reçues, juger sainement de notre méthode, ni de ce qui a été inventé en la suivant ; car on ne peut exiger que nous nous en rapportions au jugement de ce qui est soi-même appelé en jugement. [1,34] XXXIV. Ce que nous proposons ici n'est même pas trop facile à exposer ; car on ne comprend ce qui est entièrement nouveau que par analogie avec ce qui est déjà connu. [1,35] XXXV. Borgia, parlant de l'expédition des Français en Italie, disait : qu'ils étaient venus la craie en main pour marquer leurs étapes, et non l'épée au poing pour faire une invasion. Il en est de même de notre méthode ; nous voulons qu'elle s'insinue doucement dans les esprits les mieux disposés à la recevoir, et les plus capables de la saisir ; qu'elle s'y fasse jour peu à peu, et sans violence ; car dès que nous ne sommes d'accord ni sur les principes, ni sur les notions, ni même sur la forme des démonstrations, les réfutations ne peuvent plus avoir lieu. [1,36] XXXVI. Reste donc une seule méthode à employer, méthode fort simple ; c'est, quant à nous, de mener les hommes aux faits mêmes, pour leur en faire suivre l'ordre et l'enchaînement ; mais eux, de leur côté, il faut aussi qu'ils s'imposent la loi d'abjurer pour un temps toutes leurs notions, et de se familiariser avec les choses mêmes. [1,37] XXXVII. La méthode des philosophes qui soutenaient le dogme de l'acatalepsie est, dans les commencements, presque parallèle à la nôtre ; mais sur la fin elles s'écartent prodigieusement l'une de l'autre, et elles sont même opposées : car eux, affirmant absolument, et sans restriction, qu'on ne peut rien savoir, ôtent ainsi aux sens et à l'entendement toute autorité ; au lieu que nous, qui disons seulement qu'on ne peut, par la méthode reçue, acquérir de grandes connaissances sur la nature, nous proposons une autre méthode, dont le but est de chercher et de procurer sans cesse des secours aux sens et à l'entendement. [1,38] XXXVIII. Non-seulement les fantômes et les notions fausses qui ont déjà pris pied dans l'entendement humain, et y ont jeté de si profondes racines, obséderont tellement les esprits que la vérité aura peine à s'y faire jour ; mais, le passage une fois ouvert, ils accourront de nouveau dans la restauration des sciences, et feront encore obstacle, si les hommes ne sont bien avertis de s'en défier et de prendre contre eux toutes sortes de précautions. [1,39] XXXIX. Ces fantômes qui obsèdent l'esprit humain, nous avons cru devoir (pour nous faire mieux entendre) les distinguer par les quatre dénominations suivantes : la première espèce, ce sont les fantômes de race ; la seconde, les fantômes de la caverne ; la troisième, les fantômes de la place publique ; la quatrième, les fantômes de théâtre. [1,40] XL. Quoique le plus sur moyen pour bannir à perpétuité tous ces fantômes soit de ne former les notions et les axiomes que d'après les règles de la véritable induction, l'indication de ces fantômes ne laisse pas d'être d'une grande utilité ; car la doctrine qui a pour objet ces fantômes est à l'interprétation de la nature ce que la doctrine qui a pour objet les sophismes est à la dialectique ordinaire. [1,41] XLI. Les fantômes de race ont leur source dans la nature même de l'homme ; c'est un mal inhérent à la race humaine, un vrai mal de famille, car rien n'est plus dénué de fondement que ce principe : « Le sens humain est la mesure de toutes les choses. » Il faut dire au contraire que toutes les perceptions, soit des sens, soit de l'esprit, ne sont que des relations à l'homme, et non des relations à l'univers. L'entendement humain, semblable à un miroir faux, fléchissant les rayons qui jaillissent des objets, et mêlant sa propre nature à celle des choses, gâte, tord, pour ainsi dire, et défigure toutes les images qu'il réfléchit. [1,42] XLII. Les fantômes de la caverne sont ceux de l'homme individuel ; car, outre les aberrations de la nature humaine prise en général, chaque homme a une sorte de caverne, d'antre individuel, qui rompt et corrompt la lumière naturelle, en vertu de différentes causes, telles que : la nature propre et particulière de chaque individu, l'éducation, les conversations, les lectures, les sociétés, l'autorité des personnes qu'on admire et qu'on respecte, enfin la diversité des impressions que peuvent faire les mêmes choses, selon qu'elles rencontrent un esprit préoccupé et déjà vivement affecté par d'autres objets, ou qu'elles trouvent un esprit tranquille et reposé ; en sorte que, rien n'étant plus inégal, plus variable, plus irrégulier que la disposition naturelle de l'esprit humain, considéré dans les divers individus, ses opérations spontanées sont presque entièrement le produit du hasard. Et c'est ce qui a donné lieu à cette observation si juste d'Héraclite : « Les hommes vont cherchant les sciences dans leurs petits mondes particuliers, et non dans le monde universel, c'est-à-dire dans le monde commun à tous. » [1,43] XLIII. Il est aussi des fantômes de convention et de société que nous appelons fantômes de la place publique, et dont la source est la communication qui s'établit entre les différentes familles du genre humain. C'est à ce commerce même, et aux associations de toute espèce, que fait allusion le nom par lequel nous les désignons, car les hommes s'associent par les discours ; et les noms qu'on impose aux différents objets d'échange, on les proportionne à l'intelligence des moindres esprits. De là tant de nomenclatures inexactes, d'expressions impropres qui font obstacle aux opérations de l'esprit : et c'est en vain que les savants, pour prévenir ou lever les équivoques, multiplient les définitions et les explications ; rien de plus insuffisant qu'un tel remède ; quoi qu'ils puissent faire, ces mots font violence à l'entendement, et troublent tout en précipitant les hommes dans de stériles et innombrables disputes. [1,44] XLIV. Il est enfin des fantômes originaires des dogmes dont les diverses philosophies sont composées, et qui, de là, sont venus s'établir dans les esprits. Ces derniers, nous les appelons fantômes de théâtre : car tous ces systèmes de philosophie, qui ont été successivement inventés et adoptés, sont comme autant de pièces de théâtre que les divers philosophes ont mises au jour, et sont venus jouer chacun à leur tour ; pièces qui présentent à nos regards autant de mondes imaginaires et vraiment faits pour la scène. Nous ne parlons pas seulement ici des opinions philosophiques et des sectes qui ont régné autrefois, mais en général de toutes celles qui ont pu ou peuvent encore exister, attendu qu'il est encore assez facile de composer une infinité d'autres pièces du même genre, les erreurs les plus opposées ayant presque toujours des causes semblables. Et, ce que nous disons, il ne faut pas l'entendre seulement des systèmes pris en totalité, mais même d'une infinité de principes et d'axiomes reçus dans les sciences ; principes que la crédulité, en les adoptant sans examen et les transmettant de bouche en bouche, a accrédités. Mais nous allons traiter plus amplement et plus en détail de ces diverses espèces de fantômes, afin d'en garantir plus sûrement l'esprit humain. [1,45] XLV. L'entendement humain, en vertu de sa constitution naturelle, n'est que trop porté à supposer dans les choses plus d'uniformité, d'ordre et de régularité qu'il ne s'y en trouve en effet ; et quoiqu'il y ait dans la nature une infinité de choses extrêmement différentes de toutes les autres, et uniques en leur espèce, il ne laisse pas d'imaginer un parallélisme, des analogies, des correspondances et des rapports qui n'ont aucune réalité. De là cette supposition chimérique que tous les corps célestes décrivent des cercles parfaits, espèce de conte physique qu'on n'a adopté qu'en rejetant tout à fait les lignes spirales et les dragons (aux noms près, qu'on a conservés) ; de là aussi celle du feu élémentaire et de sa forme orbiculaire, laquelle n'a été introduite que pour faire, en quelque manière, la partie carrée (le quadrille) avec les trois autres éléments qui tombent sous le sens. On a été encore plus loin ; on a imaginé je ne sais quelle proportion ou progression décuple, qu'on attribue à ce qu'on appelle les éléments, supposant que leur densité va croissant dans ce rapport, et mille autres rêves de cette espèce. Or, les inconvénients de cette promptitude à faire des suppositions ne se font pas seulement sentir dans les opinions, mais même dans les notions simples et élémentaires ; elle falsifie tout. [1,46] XLVI. L'entendement, une fois familiarisé avec certaines idées qui lui plaisent, soit comme généralement reçues, soit comme agréables en elles-mêmes, s'y attache obstinément ; il ramène tout à ces idées de prédilection ; il veut que tout s'accorde avec elles ; il les fait juge de tout ; et les faits qui contredisent ces opinions favorites ont beau se présenter en foule, ils ne peuvent les ébranler dans son esprit ; ou il n'aperçoit point ces faits, ou il les dédaigne, ou il s'en débarrasse à l'aide de quelques frivoles distinctions, ne souffrant jamais qu'on manque de respect à ces premières maximes qu'il s'est faites. Elles sont pour lui comme sacrées et inviolables ; genre de préjugés qui a les plus pernicieuses conséquences. C'était donc une réponse fort judicieuse que celle de cet ancien qui, voyant suspendus dans un temple des portraits de navigateurs qui, ayant fait un vœu durant la tempête, s'en étaient acquittés après avoir échappé au naufrage, et pressé par cette question de certains dévots : « Hé bien, reconnaissez-vous actuellement qu'il y a des dieux ? » répondit sans hésiter : « À la bonne heure ! mais montrez-nous aussi les portraits de ceux qui, ayant fait un vœu, n'ont pas laissé de périr. » Il en faut dire autant de toutes les opinions ou pratiques superstitieuses, telles que les rêves de l'astrologie judiciaire, les interpretations de songes, les présages, les némésis et autres. Les hommes infatués de ces chimères ont grand soin de remarquer les événements qui cadrent avec la prédiction ; mais quand la prophétie tombe à faux, ce qui arrive le plus souvent, ils ne daignent pas même y faire attention. Ce genre de préjugés serpente et s'insinue encore plus subtilement dans les sciences et la philosophie ; là, ce dont on est une fois engoué tire tout à soi et donne sa teinte à tout le reste, même à ce qui en soi-même a plus de vérité et de solidité. Je dis plus : abstraction faite de cet engouement et de ces puériles préventions, c'est une illusion propre et inhérente à l'esprit humain d'être plus affecté et plus entraîné par les preuves affirmatives que par les négatives, quoique, suivant la raison, il dût se prêter également aux unes et aux autres. On peut même tenir pour certain qu'au contraire, lorsqu'il est question d'établir ou de vérifier un axiome, l'exemple négatif a beaucoup plus de poids. [1,47] XLVII. Ce qui remue le plus fortement l'entendement humain, c'est ce que l'esprit conçoit aisément et qui le frappe aussitôt ; en un mot, ce qui se lie aisément aux idées dont l'imagination est déjà remplie et même enflée. Quant aux autres idées, par l'effet naturel d'une prévention dont il ne s'aperçoit pas lui-même, il les façonne, il les suppose tout à fait semblables à celles dont il a l'esprit obsédé : mais faut-il passer rapidement de ces idées si familières à des faits très-éloignés et très-différents de ceux qu'il connaît, genre de faits qui sont, pour les axiomes, comme l'épreuve du feu ; l'esprit ne se traîne plus qu'avec peine, et ne peut franchir cette grande distance, à moins qu'on ne lui fasse violence à cet égard, et qu'il n'y soit forcé par la plus impérieuse nécessité. [1,48] XLVIII. L'entendement humain ne sait point s'arrêter et semble haïr le repos ; il veut aller toujours en avant, et trop souvent c'est en vain qu'il le veut. Par exemple, on a beau vouloir imaginer les extrémités de l'univers, on n'en peut venir à bout ; et quelques limites qu'on y veuille supposer, on conçoit toujours quelque chose au delà. Il n'est pas plus facile d'imaginer comment l'éternité a pu s'écouler jusqu'à ce jour ; car cette distinction qu'on fait ordinairement d'un infini "a parte ante", et d'un infini "a parte post", est tout à fait insoutenable. De cette double opposition il s'ensuivrait qu'il existe un infini plus grand qu'un autre infini, que l'infini peut s'épuiser, qu'il tend au fini, etc. Telle est aussi la subtile recherche qui a pour objet la divisibilité de certaines lignes à l'infini, recherche qui fait bien sentir à l'esprit sa faiblesse. Mais cette faiblesse se fait sentir d'une manière tout autrement préjudiciable dans la recherche des causes : car, quoique les faits les plus généraux de la nature doivent seulement être constatés, et donnés comme tels, et que la cause en soit insaisissable, néanmoins l'entendement humain, qui ne sait point s'arrêter, demande encore quelque chose de plus connu pour les expliquer ; mais alors, pour avoir voulu aller trop loin, il retombe dans ce qui le touche de trop près, dans les causes finales, qui tiennent infiniment plus à la nature de l'homme qu'à celle de l'univers. C'est de cette source qu'ont découlé tant de préjugés dont la philosophie est infectée ; et c'est également le propre d'un esprit superficiel et peu philosophique de demander la cause des faits les plus généraux, et de ne rien faire pour connaître celle des faits inférieurs et subordonnés à ceux-là. [1,49] L'esprit humain ne reçoit pas avec sincérité la lumière des choses, mais il y mêle sa volonté et ses passions; c'est ainsi qu'il se fait une science à son goût : car la vérité que l'homme reçoit le plus volontiers c'est celle qu'il désire. Il rejette les vérités ditficiles à saisir, à cause de son impatience à atteindre le résultat; les principes qui le restreignent, parce que son espérance y trouve des bornes; les lois les plus hautes de la nature, parce qu'elles gênent ses superstitions ; la lumière de l'expérience, par une arrogance superbe, pour que son intelligence ne paraisse pas s'occuper d' objets méprisables et fugitifs ; les idées extraordinaires, parce qu'élles choquent les opinions vulgaires; enfin, d'innombrables et secrètes passions pénètrent de toutes parts l'esprit et corrompent le jugement. [1,50] Mais la plus grande source d'erreurs et d'embarras pour l'esprit humain se trouve dans la grossièreté, l'imbécillité et les aberrations des sens, qui donnent aux choses qui les frappent plus d'importance qu'à celles dont ils ne sont pas frappés immédiatement, quoique les dernières en aient réellement plus que les autres. L'esprit ne va guère plus loin que l'œil; aussi l'observation de ce qui est invisible est-elle complétement ou à peu près nulle. C'est pourquoi toutes les opérations des esprits dans les corps tangibles nous échappent et demeurent inconnues. Nous ne remarquons pas non plus dans les choses visibles les changements d'état insensibles, que l'on nomme d'ordinaire altérations, et qui sont en effet un transport des parties les plus ténues. Et cependant, si ces opérations et ces changements ne sont connus et mis en lumière, on ne peut rien produire de grand dans la nature en fait d'industrie. D'un autre côté, la nature de l'air et de tous les corps plus légers que l'air (et il y en a beaucoup), nous est presque entièrement inconnue. Les sens par eux-mêmes sont très-bornés et nous trompent souvent, et les instruments ne peuvent leur donner beaucoup d'étendue ni de finesse; mais toute véritable interprétation de la nature repose sur l'examen des faits et sur des expériences préparées et concluantes ; dans cette méthode, les sens jugent de l'expérience seulement, et l'expérience, de la nature et de l'objet à connaître. [1,51] L'esprit humain, de sa nature, est porté aux abstractions, et regarde comme stable ce qui est dans un continuel changement. Il vaut mieux fractionner la nature que l'abstraire; c'est ce qu'a fait l'école de Démocrite, qui a mieux pénétré dans la nature que toutes les autres. Ce qu'il faut considérer, c'est la matière, ses états et ses changements d'état, ses opérations fondamentales, et les lois de l'opération ou du mouvement; quant aux formes, ce sont· des inventions de l'esprit humain, à moins qu'on ne veuille appeler formes ces lois des opérations corporelles. [1,52] Voilà les idoles que nous appelons idoles de la tribu, qui ont leur origine, ou dans la régularité inhérente à l'essence de l'esprit humain, ou dans ses préjugés, ou dans son étroite portée, ou dans son instabilité continuelle, ou dans son commerce avec les passions, ou dans l'imbécillité des sens, ou dans le mode de l'impression que nous recevons des choses. [1,53] Les idoles de la caverne viennent de la constitution d'esprit et de corps particulière à chacun; et aussi de l'éducation, de la coutume, des circonstances. Cette espèce d'erreurs est très nombreuse et variée; cependant nous indiquerons celles dont il faut le plus se garder, et qui ont la plus pernicieuse influence sur l'esprit qu'elles corrompent. [1,54] Les hommes aiment les sciences et les études spéciales, ou parce qu'ils s'en croient les auteurs et inventeurs, ou parce qu'ils y ont consacré beaucoup d'efforts et se sont particulièrement familiarisés avec elles. Lorsque les hommes de cette classe se tournent vers la philosophie et les théories générales, ils les corrompent et les altèrent en conséqupnce de leurs études favorites; c'est ce que l'on voit très-manifestement dans Aristote, qui asservit tellement la philosophie naturelle à sa logique, qu'il fit de la première une science à peu près vaine et une arène de discussions. Les chimistes, avec quelques essais au fourneau, ont construit une philoaophie imaginaire et d'une portée fort restreinte; bien mieux, Gilbert, après avoir observé les propriétés de l'aimant avec une application extrême, se fit sur·le-champ une philosophie en harmonie parfaite avec l'ohjet dont son esprit était possédé. [1,55] La distinction la plus grave et en quelque façon fondamentale à signaler entre les esprits, relativement à la philosophie et aux sciences, c'est que les uns ont plus d'aptitude et d'habileté à remarquer les différences des choses, les autres à remarquer les ressemblances. Les esprits fermes et pénétrants peuvent fixer leur attention et la concentrer sur les différences même les plus subtiles: les esprits élevés et qui raisonnent, saisissent et réunissent les ressemblances même les plus légères et les plus générales des êtr es; l'une et l'autre sorte d'esprit tombe facilement dans l'excès, en saisissant ou des points ou des ombres. [1,56] On trouve certains esprits remplis d'admiration pour tout ce qui est antique, certains autres de passion et d'entraînement pour la nouveauté; bien peu sont faits de telle sorte qu'ils puissent garder une mesure, et ne point aller battre en brèche ce que les anciens ont fondé de bon, ou mépriser ce que les modernes apportent de raisonnable à leur tour. Et ce n'est pas sans un grand dommage pour la philosophie et les sciences, que les esprits se font ainsi les partisans plutôt que les juges de l'antiquité et de la nouveauté; ce n'est pas à l'heureuse condition d'un siècle ou d'un autre, chose variable et périssable, qu'il faut demander la vérité, mais à la lumière de l'expérience et de la nature qui est éternelle. Il faut donc renoncer à ces engouements, et veiller à ce que l'esprit ne reçoive pas d'eux ses convictions. [1,57] L'étude exclusive de la nature et des corps dans leurs éléments, brise en quelque sorte l'intelligence et la met en pièces; l'étude exclusive de la nature et des corps dans leur composition et leur disposition générale, jette l'esprit dans une admiratîon qui l'énerve. C'est ce que l'on voit parfaitelllent en comparant l'école de Leucippe et Démocrite aux autres sectes philosophiques : celle-là se préoccupe tellement des éléments des choses, qu'elle néglige les composés; les autrs demeurent tellement en extase devant les composés, qu' elles ne peuvent pénétrer jusqu'aux éléments; il faut donc faire succéder ces études l'une à l'autre et les cultiver alternativement, pour que l'esprit devienne à la fois pénétrant et étendu, et que l'on puisse éviter les inconvénients que nous avons indiqués, et les idoles qui en proviennent. [1,58] Voilà les soins qu'il faut prendre pour éloigner et dissiper les idoles de la caverne, qui viennent surtout de la prédominance de certains goûts, de l'observation excessive des différences ou des ressemblances, de l'engouement pour certaines époques, enfin, d'une vue trop étendue ou trop partielle des choses. En général, tout esprit, en étudiant la nature, doit se défier de ses tendances et de ses prédilections, et apporter en tout ce qui les touche une réserve extrême, pour conserver a l'intelligence toute sa sincérité et sa pureté. [1,59] Les plus dangereuses de toutes les idoles sont celles du forum, qui viennent à l'esprit de son alliance avec le langage. Les hommes croient que leur raison commande aux mots; mais les mots exercent souvent à leur tour une influence toute-puissante sur l'intelligence, ce qui rend la philosophie et les sciences sophistiques et oiseuses. Le sens des mots est déterminé selon la portée de l'intelligence vulgaire, et le langage coupe la nature par les lignes que cette intelligence aperçoit le plus facilement. Lorsqu'un esprit plus pénétrant ou une observation plus attentive veut transporter ces lignes pour les mettre mieux en harmonie avec la réalité, le langage y fait obstacle; d'où il arrive que de grandes et solennelles controverses d'hommes très doctes dégénèrent souvent en disputes de mots; tandis qu'il vaudrait mieux commencer, suivant la prudente habitude des mathématiciens, par couper court à toute discussion, en définissant rigoureusement les termes. Cependant les définitions pour les choses naturelles et matérielles ne peuvent remédier à ce mal, parce que les définitions se font elles-mêmes avec des mots, et que les mots engendrent les mots; de telle sorte qu'il est nécessaire de recourir aux faits, a leurs séries et à leurs ordres, comme nous le dirons bientôt, lorsque nous en serons venus à la méthode et aux principes suivant lesquels on doit fonder les notions et les lois générales. [1,60] Les idoles qui sont imposées à l'intelligence par le langage, sont de deux espèces : ou ce sont des noms de choses qui n'existent point (car de même qu'il y a des choses qui manquent de noms parce qu'on ne les a pas observées, il y a aussi des noms qui manquent de choses et ne nomment que des rêves de notre imagination), ou des noms de choses qui existent, mais confus et mal définis, et reposant sur une vue de la nature beaucoup trop prompte et incomplète. De la première espèce sont les expressions suivantes : "fortune, premier mobile, orbes planétaires, élément du feu", et autres fictions de cette sorte, dont la racine est dans de fausses et vaines théories. Cette espèce d'idoles est celle que l'on détruit le plus facilement, parce qu'on peut les anéantir en gardant pour les théories un éloignement constant et ferme. Mais l'autre espèce, formée par une abstraction inhabile et vicieuse, enlace bien plus solidement notre esprit où elle a de profondes racines. Choisissons pour exemple cette expression, l'humide, et voyons quel rapport existe ·entre les divers objets · qu'elle signifie : nous trouverons que cette expression est le signe confus de diverses actions qui n'ont point de rapport véritable et ne peuvent se réduire à une seule. Car nous entendons par là, et ce qui en soi est indéterminé et n'a point de consistance ; et ce qui se répand facilement. autour d'un· autre corps; et ce qui cède facilement de tous côtés; et ce qui se divise et se disperse facilement; et ce qui s'unit et se rassemble facilement; et ce qui facilement coule et se met en mouvement; et ce qui adhère facilement à un autre corps et l'humecte; et ce qui facilement fond et se réduit en liquide, lorsqu'il a pris une forme solide. C'est pourquoi, lorsqu'on en vient à appliquer cette expression, si vous la prenez dans un sens, la flamme est humide; dans un autre, l'air n'est pas humide; dans un troisième, la menue poussière est humide; dans un autre encore, le verre est humide; en sorte que l'on reconnalt facilement que cette notion a été empruntée à l'eau et aux liqueurs communes et vulgaires, précipitamment et sans aucune précaution pour en vérifier la justesse. Dans les mots, il y a certains degrés d'imperfection et d'erreur. e genre le moins imparfait de tous est celui des noms qui désignent quelque substance déterminée, surtout parmi les espèces inférieures, et dont l'existence est bien établie (car nous avons de la "craie", de la "boue", une bonne notion; de la "terre", une mauvaise); une classe plus imparfaite est celle des noms d'actions,· comme "engendrer; corrompre, altérer"; la plus imparfaite de toutes est celle des noms de qualités (à l'exception des objets immédiats de nos sensations), comme le "grave", le "doux", le "léger", le "dense", etc. Cependant, parmi toutes ces classes diverses, il est impossible qu'il ne se trouve pas des notions un peu meilleures que les autres, selon l'étendue de l'expérience qui a frappé les sens. [1,61] Quant aux idoles du théâtre, elles ne sont pas innées en nous, ou introduites furtivement dans l'esprit; mais ce sont les fables des systèmes et les mauvaises méthodes de démonstration qui nous les imposent. Essayer et entreprendre de les réfuter, ce serait ne pas être conséquent à ce que nous avons déjà exposé. Comme nous ne sommes d'accord ni sur les principes, ni sur le mode de démonstration, toute argumentation est impossible. C'est une bonne fortune que de ne rien ôter à la gloire des anciens. Et nous n'attaquons en rien leur mérite, puisque ce n'est ici absolument qu'une question de méthode. Comme dit le proverbe: le boiteux qui est sur le bon chemin, arrive avant le coureur qui n'y est pas. Il est même très évident que lorsqu'on court hors de la bonne route, plus on est habile et prompt, plus on dévie. Telle est notre méthode de découvertes scienlifiques, qu'elle ne laisse pas beaucoup à la pénétration et à la vigueur des esprits, mais rend toutes les intelligences à peu près égales. Tout de même que, pour tracer une ligne droite ou décrire un cercle parfait, la fermeté de la main et l'exercice jouent un grand rô!e, si l'on ne se sert que de la main, mais sont de médiocre ou de nulle importance, si l'on emploie la règle ou le compas; ainsi fait notre méthode. Mais quoiqu'il ne serve de rien de réfuter chaque système en particulier, il faut cependant dire un mot des sectes en général et de ces sortes de théorie, des signes auxquels on peut les juger et qui les condamnent, et toucher quelque chose des causes d'un si grand insuccès et d'un accord si long et si général dans l'erreur, pour faciliter l'accès à la vérité, et pour que l'esprit humain se purifie· plus volontiers et bannisse les idoles. [1,62] Les idoles du théàtre, ou des systèmes, sont nombreuses, peuvent l'être plus encore, et le seront peut-être un jour; car si pendant beaucoup de siècles les esprits n'avaient pas été absorbés par la religion et la théologie; si les gouvernements, et surtout les monarchies, n'étaient pas ennemis de ces sortes de nouveautés, même de pure spéculation, à tel point que les hommes ne , peuvent s'y appliquer qu' à leurs risques et périls, n'en retirant aucun fruit, mais au contraire exposés par là même au mépris et à la haine, on aurait vu naître, sans aucun doute, bien d'autres sectes de philosophie, semblables à celles qui fleurirent autrefois dans la Grèce avec une grande variété. De même que sur les phénomènes de l'espace éthéré on peut élever plusieurs thèmes célestes; de même, et bien plus encore, sur les phénomènes de la philosophie, on peut construire des théories diverses, et les pièces de ce théâtre ont encore ce caractère commun avec celles des poètes, de présenter les faits dans des narrations mieux ordonnées et plus élégantes que les narrations véridiques de l'histoire, et de les offrir tels qu'on les ferait à plaisir. En général ces systèmes donnent à la philosophie pour base ou quelques faits auxquels ils demandent trop, ou beaucoup de faits auxquels ils demandent trop peu, en sorte que, d'un côté comme de l'autre, la philosophie repose sur une base beaucoup trop étroite d'expérience et d'histoire naturelle, et ne conclut que d'après des données légitimement trop restreintes. Les rationalistes s'emparent de diverses expériences les plus vulgaires, qu'i ls ne constatent point avec scrupule, et n'examinent pas avec beaucoup de soin, et mettent tout le reste dans la méditation et les évolutions de l'esprit. Il est une autre espèce de philosophes, qui, versés exclusivement dans un petit nombre d'expériences où leur esprit s'absorbe, osent tirer de là une philosophie entière, ramenant tout de vive force et d'une étrange manière à leur explication favorite. Il en est une troisième espèce, qui introduisent dans la philosophie la théologie et les traditions, au nom de la foi et de l'autorité; quelques-uns parmi eux ont poussé la folie jusqu'à demander la science aux invocations des esprits et des génies. Ainsi toutes les fausses philosophies se ramènent à trois classes : la sophistique, l'empirique et la superstitieuse. [1,63] Un exemple très manifeste du premier genre, se voit dans Aristote, qui a corrompu la philosophie naturelle par sa dialectique; construit le monde avec ses catégories; attribuè à l'âme humaine, cette noble substan ce, une nature exprimée par des termes de seconde intention ; tranché la question du "dense" et du "rare", qui donnent au corps de plus ou moins grandes dimensions en étendue, par la pauvre distinction de la puissance et de l'acte ; donné à chaque corps un mouvement unique et particulier, et affirmé que lorsqu'un corps participe à un second mouvement, c'est du dehors que celui-ci lui vient; et imposé à la nature une infinité d'autres lois arbitraires; toujours plus occupé de mettre dans ses réponses un arrangement logique; et de donner à l'esprit quelque chose de positif dans les termes, que de pénétrer dans la réalité; ce dont on est surtout frappé en com parant sa philosophie avec les autres systèmes en honneur chez les Grecs. En effet, les homéoméries d'Anaxagore, les atomes de Leucippe et Démocrite, le ciel et la terre de Parménide, la haine et l'amitié d'Empédocle, la résolution des corps dans l'élément indifferent du feu; et leur retour à l'état de densité d'Héraclite, sentent leur philosophie naturelle, et ont un certain goùt d'expérience et de réalité; tandis que la physique d'Aristote ne contient, la plupart du temps; rien de plus que les termes de sa dialectique; et c'est encore cette dialectique qu'il a refaite plus lard sous le nom plus solennel de métaphysique, où les termes devaient, selon lui, disparaître entièrement devant la réalité. Et que personne ne se récrie, en songeant que ses livres sur les animaux, les problèmes et d'autres traités encore, sont pleins de faits. Il avait commencé par établir des principes généraux, sans consulter l'expérience et fonder légitimement sur elle les principes; et, après avoir décrété à sa guise les lois de la nature, il fit de l'expérience l'esclave violentée de son système; de telle sorte qu'à ce titre il mérite plus de reproches encore que ses sectateurs modernes (les philosophes scolastiques), qui ont négligé complétement l'expérience. [1,64] Mais la philosophie empirique a mis au monde des opinions bien plus étranges et monstrueuses que la philosophie sophistique et rationaliste; parce qu'elle n'avait plus son fondement dans la lumière des notions vulgaires (lumière faible et superficielle, il est vrai, mais en quelque façon universelle et d'une portée fort étendue), mais dans les limites étroites et obscures d'un petit nombre d'expériences. C'est pourquoi une semblable philosophie, aux yeux de ceux qui passent leur vie à faire de ces sortes d'expériences, et qui en ont l'imagination pour ainsi dire infestée, parait vraisemblable et presque certaine; aux yeux des autres, inadmissible et vaine. Nous en trouvons un exemple remarquable dans les systèmes des chimistes; mais à l'époque où nous sommes, on n'en trouverait pas ailleurs, si ce n'est peut-être dans la philosophie de Gilbert. Toutefois il n'en est pas moins très important de se mettre en garde contre de tels systèmes; car nous prévoyons et augurons déja que si l'esprit humain, excité par nos conseils, se tourne sérieusement vers l'expérience, en disant adieu aux doctrines sophistiques, alors, par sa précipitation, son entraînement prématuré, et le saut; ou plutôt le vol par où il s'élèvera aux lois générales et aux principes des choses, il y aura pour lui un péril constant de tomber dans ces sortes de systèmes: et nous devons, dès maintenant, aller au-devant de ce danger. [1,65] Mais la philosophie corrompue par la superstition et envahie par la théologie, voilà le pire de tous les fléaux, et le plus redoutable pour les systèmès entiers ou pour leurs diverses parties. L'esprit humain n'est pas moins accessible aux impressions de l'imagination qu'à celles des notions vulgaires. La philosophie sophistique est batailleuse, enlace l'esprit dans ses piéges; mais cette autre philosophie, toute gonflée d'imagination, et qui ressemble à la poésie, flatte davantage l'esprit. Il y a en eflet, chez l'homme, une certaine ambition d'intelligence, aussi bien que de volonté; surtout chez les esprits élevés. On trouve dans la Grèce des exemples éclatants de· ce genre de philosophie, particulièrement dans Pythagore, où la superstition est des plus lourdes et grossières; dans Platon et son école, où elle est à la fois plus relevée et plus dangereuse. On retrouve encore la superstition dans certaines parties des autres philosophies, où se sont introduites les formes abstraites, les causes finales et les causes premières ; et où le plus souvent sont omises les causes moyennes, et ainsi du reste. On ne saurait trop se mettre en garde contre un tel péril; car la pire chose au monde, c'est l'apothéose des erreurs, et l'on doit considérer comme le premier fléau de l'esprit, l'autorité sacrée donnée à de vaines fictions. Quelques modernes sont tombés dans ce défaut avec une telle légèreté, qu'ils ont essayé de fonder la philosophie naturelle sur le premier chapitre Genèse, le livre de Job, et autres traités de l'Écriture sainte, interrogeant la mort au milieu de la vie. Il faut d'autant plus réprimer ces folles tentatives, que du mélange impur des choses divines et humaines, il sort non seulement une philosophie chimérique, mais encore une religion hérétique. C'est donc un précepte des plus salutaires, de contenir l'intempérance de son esprit, en ne donnant à la foi que ce qui est matière de foi. [1,66] Nous venons de parler des mauvaises autorités des philosophies, qui sont fondées ou sur les notions vulgaires, ou sur un petit nombre d'expériences, ou sur la superstition. Mais il faut dire aussi quelques mots de la fausse direction que prend d'ordinaire la contemplation de l'esprit, surtout dans la philosophie naturelle. L'esprit humain prend de fausses idées en voyant ce qui se pratique dans les arts mécaniques où les corps sont le plus souvent transformés par composition et séparation, et s'imagine qu'il se passe quelque chose de semblable dans les opérations de la nature. C'est de là qu'est venue la fiction des éléments et de leur concours pour composer les corps naturels. D'un autre côté, lorsque l'homme contemple le libre jeu de la nature, il rencontre bientôt les espèces des choses, des animaux, des plantes, des minéraux; et de là, il vient facilement à penser qu'il y a dans la nature, des formes primordiales des choses, qu'elle s'efforce de réaliser dans ses œuvres; et que la variété des individus vient des obstacles que rencontre la nature dans son travail, de ses aberrations, ou du conflit des diverses espèces et d'une sorte de fusion des unes dans les autres. La première idée nous a valu les qualités premières élémentaires; la seconde, les propriétés occultes et les vertus spécifiques; l'une et l'autre reviennent à un ordre de vaines spéculations, où l'esprit se repose, croyant juger d'un seul trait les choses, et qui le détournent des connaissances solides. Mais les médecins s'appliquent avec bien plus de fruit aux qualités secondes des choses et aux opérations dérivées, comme "attirer, répousser, amoindrir, épaissir·, dilater, ressèrrer, résoudre, hâter"; et autres semblables; et s'ils ne corrompaient par ces deux notions générales des qualités élémentaires et des vertus spécifiques, toutes celles-ci qui sont bien faites, en ramenant les qualités secondes aux qualités premières et à leurs mélanges subtils et incommensurables, ou en négligeant de les poursuivre jusqu'aux qualités tierces et quatrièmes, mais en brisant mal à propos la contemplation, ils tireraient, certes, de leurs idées, un parti bien meilleur encore. Et ce n'est pas seulement dans les opérations des substances médicinales qu'il faut chercher de telles vertus; toutes les opérations des corps naturels doivent en offrir, sinon d'identiques, au moins de semblables. Mais un inconvénient bien plus grand encore, vient de ce que l'on contemple et recherche les principes passifs des choses, desquels sortent les faits, et non les principes actifs par lesquels les faits s'accomplissent. Les premiers, en effet, sont bons pour les discours; les seconds, pour les opérations. Ces distinctions vulgaires du mouvement reçues dans la philosophie naturelle, en "génération, corruption; augmentation, diminution, altération, et transport", ne sont d'aucune utilité: Car voici tout ce qu'elles signifient: si un corps, sans éprouver d'autre altération, change de lieu, c'est là un transport; si, conservant son lieu et son espèce, il change de qualité, c'est une altération; si, de ce changement, il résulte que la masse et la quantité du corps ne soit plus la même, c'est un mouvement d'augmentation ou de diminution; s'il est changé au point de perdre son espèce et sa substance pour en prendre une autre, c'est une génération et une corruption. Mlais ce sont là des considérations tout à fait vulgaires et qui ne pénètrent nullement dans la nature ; ce sont les mesures et les périodes seulement , non pas les espèces du mouvement. Elles nous font bien entendre le jusqu'où, mais non le comment ni de quelle source: Elles ne nous disent rien des attractions secrètes ou du mouvement insensible des parties; mais lorsque le mouvement prësente aux sens, d'une façon grossière, le corps dans des conditions autres qu'auparavant, c'est là qu' elles vont établir leur division. Lorsque les philosophes veulent parler des causes des mouvements et les diviser d'aprè s leurs causes , ils présentent, avec une négligence extrême, pour toute distinction, celle du mouvement naturel et violent; distinction tout à fait vulga re, car le mouvement violent n'est en réalité qu''un mouvement nature l, par lequel un agent extérieur met, par son opération , un corps dans un aut re éta t qu' auparavant. Mais, négligeant ces distinctions, si l'on observe, par exemple, qu' il y a dans les corps un principe d'attraction mutuelle, en telle façon qu' ils ne souffrent point que la continuité de la nature soit rompue et déchirée, et que le vide s'y produise; ou si l'on dit qu' il y a dans les corps une tendance à recouvrer leurs dimensions ou étendue naturelles, en sorte que si on les comprime ou on les étend en deçà ou au delà, sur-le-champ ils s'efforceront de rentrer dans leur première sphère, et de reprendre leur primitive extension ; ou si l'on dit qu'il y a dans les corps une tendance à s'agréger aux masses de nature semblable, les corps denses tendant vers l'orbe de la terre, les corps légers et rares vers l'orbe céleste; ces distinctions et d'autres semblables seront les véritables genres physiques des mouvements. Les autres au contraire sont purement logiques et scolastiques, comme cette comparaison entre les deux espèces le prouve manifestement. Ce n'est pas aussi un moindre inconvénient que de ne s'occuper, dans les philosophies, qu'à rechercher et déterminer les premiers principes, et en quelque façon les extrémités les plu s reculées de la nature ; tandis que toute l'utilité et les ressources, pour les opérations, consistent dans la connaissance des causes intermédiaires. Il résulte de ce défaut, que les hommes ne cessent d'abstraire la nature, jusqu' à ce qu' ils soient parvenus à la matière potentielle et informe; et d'un autre côté ne cessent de la couper jusqu'à ce qu' ils rencontrent l'atome ; et quand bien même ces résultats seraient vrais, ils ne pourraient servir beaucoup à augmenter les richesses de l'homme. [1,67] Il faut aus si mettre l'esprit en garde contre les excès des philosophies, en ce qui touche le fondement de la certitude et les règles du doute; car de tels excès semblent consolider et en quelque façon perpétuer les idoles, en rendant contre elles tuute agression impossible. Il y a un double excès : l'un, de ceux qui prononcent facilement et rendent les sciences dogmatiques et magistrales; l'autre, de ceux qui ont introduit l'acatalepsie et un examen indéfini et sans terme. Le premier abaisse l'intelligence, le second l'énerve. Car, la philosophie d'Aristote, après avoir, à la façon des Ottomans qui égorgent leurs frères, anéanti par d'impitoyables réfutations toutes les autres philosophies, établit des dogmes sur toutes choses, et posa ensuite arbitrairement des questions qui reçurent leurs réponses, pour que tout fût certain et déterminé, usage qui, depuis, s'est toujours conservé dans cette école. L'école de Platon, de son côté, a introduit l'acatalepsie, d'abord en se jouant et par ironie, en haine des anciens sophistes, Protagoras, Hippias et les autres, qui ne craignaient rien tant que de paraître douter de quelque chose. Mais la nouvelle académie a fait de l'acatalepsie un dogme, et s'y est tenue comme à la vraie méthode; avec plus de raison sans doute que ceux qui se donnaient la licence de prononcer sur tout; car les académiciens disaient qu'ils ne faisaient pas de l'examen une chose dérisoire, comme Pyrrhon et les sceptiques, mais qu'ils savaient bien ce qu'il faut suivre comme proqable, quoiqu'ils ne pussent rien regarder comme vrai. Cependant, lorsque l'esprit humain a désespéré une seule fois de découvrir la vérité, tout languit dès lors, et les hommes se laissent plus volontiers entraîner à de douces et aimables discussions, et à parcourir en pensée la nature qu'ils effleurent, qu'ils ne se maintiennent dans les rudes labeurs de la véritable méthode. Mais, comme nous l'avons dit dès le principe, et ce à quoi nous travaillons sans cesse, il ne faut pas ôter aux sens et à l'esprit de l'homme, si faibles par eux-mêmes, leur autorité naturelle, mais leur fournir des secours. [1,68] Nous avons parlé de chacune des espèces d'idoles et de leur vain éclat; il faut, par une résolution ferme et solennelle, les proscrire toutes, en délivrer et en purger définitivemert l'esprit humain, de telle sorte qu'il n'y ait point d'autre accès au royaume de l'homme, qui est fondé sur !es sciences, qu'il n'y en a au royaume des cieux, dans lequel il n'est donné à personne d'entrer, si ce n'est sous la figure d'un enfant. [1,69] Mais les mauvaises démonstrations sont comme les soutiens et les défenseurs des idoles, et celles que nous possédons dans les dialectiques n'ont guère d'autre effet que de soumettre complétement le mon de aux pensées de l'homme, et les pensées aux mots. Mais, par une secrète puissance, les démonstrations sont la philosophie et la science elles-mêmes. Telles elles sont bien ou mal établies; telles naissent en conséquence les philosophies et toutes les théories. Celles dont nous nous servons, maintenant dans tout le travail par lequel nous tirons de l'expérience et des faits des conclusions, sont vicieuses et insuffisantes. Ce travail se compose de quatre parties, et offre tout autant d'imperfections. Premièrement, les impressions des sens elles-mêmes sont vicieuses, car les sens errent et font défaut. Il est nécessaire de rectifier leurs errements, et de suppléer leur défaut. Deuxièmement, les notions sont mal tirées des impressions des sens, elles sont mal définies et confuses, tandis qu'il faut les bien déterminer et définir. Troisièmement, c'est une mauvaise induction que celle qui tire les principes des sciences d'une simple énumération, sans faire les exclusions et les solutions ou les séparations de nature nécessaires. Enfin cette méthode de découverte et de démonstration, qui commence par établir les principes les plus généraux, pour leur soumettre ensuite et leur conformer les lois secondaires, est la mère de toutes les erreurs et le fléau des sciences. Mais nous parlerons avec plus de détails de tout ce que nous ne faisons que toucher en passant, lorsqu'après avoir achevé de purger et purifier l'esprit humain, nous exposerons la véritable méthode pour interpréter la nature. [1,70] La meilleure démonstration est, sans comparaison, l'expérience, pourvu qu'elle s'en tienne strictement aux observations mêmes. Car si on étend une observation à d'autres faits que l'on croit semblables, à moins d'employer ici beaucoup de prudence et d'ordre, on se trompe nécèssairement. D'ailleurs, le mode actuel d'expérience est aveugle· et insensé. Les hommes, errant au hasard, sans rout certaine; ne prenant conseil que des circonstances fortuites, rencontrent successivement une foule de faits, sans que leur esprit profite beaucoup; parfois ils sont enchantés, parfois troublés et perdus, et ils trouvent toujours à chercher plus loin. Presque toujours on fait les expériences avec légèreté et comme si l'on se jouait; on varie un peu les·observations déjà recueillies, et si tout ne vient pas à souhait, on méprise l'expérience. et l'on renonce à ses tentatives. Ceux qui s'appliquent aux expériences plus sérieusement, avec plus de constance et de labeur, consument tous leurs efforts dans un ordre unique d'observations, comme Gilbert, pour l'aimant, les chimistes, pour l'or. Agir ainsi, c'est être à la fois très inexpérimenté et très-court de vue. Car personne ne· recherche avec succès la nature de la chose dans la chose elle-même; mais les recherches doivent s'étendre à des objets plus généraux. . Ceux qui parviennent à fonder une certaine science et des dogmes sur leurs expériences, se hâtent d'arriver, par un zèle intempestif et prématuré, à la pratique : non seulement pour l'utilité et le profit qu'ils tirent de cette pratique, mais pour saisir, dans une opération nouvelle, un gage certain de l'utilité de leurs autres recherches ; et aussi pour se pouvoir vanter aux yeux des hommes, et leur donner une meilleure idée du sujet favori de leurs occupations. Il arrive par là que, semblables à Atalante, ils s'écartent de leur route pour cueillir la pomme d'or, et que cependant ils interrompent leur course et laissent échapper la victoire de leurs mains. Mais dans la véritable carrière de l'expérience, et dans l'ordre suivant lequel on doit en tirer des opérations nouvelles, il faut prendre.pour modèles l'ordre et la prudence divine. Dieu, le premier jour, créa seulement la lumière, et consacra à cette œuvre un jour entier, pendant lequel il ne fit aucun ouvrage matériel. Pareillement, en toute recherche, il faut d'abord découvrir les causes et les principes véritables, chercher des expériences lumineuses, et non point fructueuses. Les lois générales, bien découvertes et bien établies, ne fournissent pas une opération isolée, mais une pratique abondante, et entraînent après elle les œuvres par troupes. Mais nous parlerons plus tard des voies de l'expérience, qui ne sont pas moins obstruées et empêchées que celles du jugement; dans ce moment, nous n'avons voulu parler que de l'expérience vulgaire, comme d'un mauvais mode de démonstration. L'ordre des choses demande que nous disions maintenant quelques mots des signes (mentionnés ci-devant) auxquels on reconnaît que les philosophies et les systèmes en usage ne valent rien, et des causes d'un fait au premier abord si merveilleux et incroyable. La connaissance des signes dispose l'esprit à reconnaître la vérité, et l'explication des causes détruit le miracle apparent; et ce sont là deux raisons bien puissantes pour faciliter et rendre plus douces la proscription des idoles et leur expulsion de l'esprit humain. [1,71] Les sciences que nous avons nous viennent presque entièrement des Grecs. Ce que les Romains, les Arabes et les modernes y ont ajouté n'est ni considérable, ni de grande importance; et quelle que soit la valeur de ces additions, elles n'en ont pas moins pour base les inventions des Grecs. Mais la sagesse des Grecs était toute d'enseignement, et se nourrissait dans les discussions ; ce qui est le genre de philosophie le plus opposé à la recherche de la vérité. C'est pourquoi ce nom de sophistes, que ceux, qui voulurent être considérés comme des philosophes, rejetèrent par mépris sur les anciens rhéteurs, Gorgias, Protagoras, Hippias, Polus, convient à la famille entière, Platon, Aristote, Zénon, Épicure, Théophraste et à leurs successeurs, Chrysippe, Carnéade et les autres. La seule différence entre eux, c'est que les premiers couraient le monde et faisaient en quelque sorte le commerce, parcourant les diverses cités, étalant leur sagesse et demandant un salaire; les autres, au contraire, avec plus de solennité et de générosité, demeuraient à poste fixe, ouvraient des écoles, et enseignaient gratuilement leur philosophie. Mais les uns comme les autres, quoique différant sous les autres rapports, étaient des professeurs, faisaient de la philosophie un sujet de discussions, créaient et défendaient des sectes et des hérésies philosophiques, de façon à ce que l'on pût adresser à toutes leurs doctrines l'épigramme assez juste de Denys sur Platon : "Ce sont là des discours de vieillards oisifs à des jeunes gens sans expérience.» Mais les premiers philosophes de la Grèce, Empédocle, Anaxagore, Leucippe, Démocrite, Parménide, Héraclite, Xénophane, Philolaüs et les autres (nous omettons Pythagore, comme livré à la superstition), n'ont pas, à ce que nous sachions, ouvert d'écoles; mais ils s'appliquaient à la recherche de la vérité avec moins de bruit, avec plus de sévérité et de simplicité, c'est-à-dire avec moins d'affectation et d'ostentation. C'est pourquoi ils y réussirent mieux, à notre avis; mais à la suite des temps, leur œuvre fut détruite par ces œuvres plus légères qui répondent mieux à la portée du vulgaire et plaisent davantage à ses goûts; le temps, comme un fleuve, entraînant jusqu'à nous dans son cours tout ce qui est léger et gonflé, et submergeant tout ce qui est de consistance et solide. Et cependant ces esprits solides ont eux-mêmes payé leur tribut au défaut de leur pays; eux aussi étaient sollicités par l'ambition et la vanité de faire secte et de recueillir les honneurs de la célébrité. Il faut désespérer de la recherche de la vérité, lorsqu'elle se laisse aller à de telles misères ; il ne faut non plus jamais oublier ce jugement, ou plutôt cette prophétie d'un prêtre égyptien sur les Grecs : "Ils seront toujours des enfants qui n'auront jamais ni l'antiquité de la science, ni la science de l'antiquité." Et certainement ils ont bien le propre des enfants, toujours prêts à bavarder, et incapables d'engendrer ; car leur science est toute dans les mots, et stérile d'œuvres. C'est pourquoi l'origine de notre philosophie et le caractère du peuple d'où elle est sortie, ne sont pas de bons signes en sa faveur. [1,72] Le temps et l'âge où cette philosophie est née, ne sont pas de meilleurs signes pour elle que la nature du pays et du peuple qui l'ont produite. A cette époque on n'avait qu'une connaissance fort restreinte et superficielle des temps et du monde, ce qui est d'un extrême inconvénient, surtout pour ceux qui mettent tout dans l'expérience. Une histoire qui remontait à peine a mille années, et qui ne méritait pas le nom d'histoire; des fables et de vagues traditions d'antiquité, voilà tout ce qu'ils avaient. Ils ne connaissaient qu'une très petite partie des pays et des régions du monde; ils appelaient tous les peuples du nord indistinctement Scythes, tous ceux de l'occident Celtes; ne connaissaient rien en Afrique au delà des frontières de l'Éthiopie les plus rapprochées; en Asie, au delà du Gange; encore bien moins les provinces du nouveau monde, pas même par ouï-dire, et moins encore par quelque bruit incertain et qui eût de la consistance ; déclaraient inhabitables beaucoup de climats et de zones, où vivent et respirent une infinité de peuples. On vantait alors comme quelque chose de très remarquable les voyages de Démocrite, Platon, Pythagore, qui certainement ne s'étendaient pas loin et méritent plutôt le nom de promenades. De nos jours, au contraire, la plus grande partie du nouveau monde et toutes les régions extrêmes de l'ancien sont connues; et le nombre des observations s'est accru dans une proportion infinie. C'est pourquoi, si l'on veut, à la façon des astrologues, chercher des signes dans les temps de leur naissance, on ne trouvera rien de bien favorable pour ces philosophies. [1,73] Il n'y a pas de signe plus certain et plus considérable que celui qu'on demande aux résultats. Les inventions utiles sont comme des garants et des cautions de la vérité des philosophies. Eh bien! de toutes ces philosophies grecques et des sciences spéciales qui en sont les corollaires; pourrait-on montrer que soit venue, pendant tant de siècles; une seule expérience qui ait concouru à améliorer et à soulager la condition humaine, et que l'on puisse rapporter certainement aux spéculations et aux dogmes de la philosophie? Celse avoue avec ingénuité et sagesse que l'on fit d'abord des expériences en médecine, et que les hommes· élevèrent ensuite des systèmes sur ces expériences, en recherchèrent et en assignèrent les causes, et que les choses ne se passèrent point dans un ordre inverse; l'esprit débutant par la philosophie et la connaissance des causes; tirant de là et créant des expériences. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que les Égyptiens, qui attribuaient la divinité aux inventeurs des arts, aient consacré plus d'animaux que d'hommes; car les animaux, par leur instinct naturel, ont fait beaucoup de découvertes; tandis que les hommes, de leurs discours et de leurs conclusions rationnelles, en ont tiré peu ou point. Les chimistes ont obtenu quelques résultats; mais ils les doivent plutôt à des circonstances fortuites, et aux transformations des expériences, comme les mécaniciens, qu'à un art déterminé et une théorie régulièrement appliquée; car la théorie qu'ils ont imaginée est plutôt faite pour troubler l'expérience que pour la seconder. Ceux qui s'occupent de magie naturelle, comme on la nomme, ont fait aussi quelques découvertes, mais de médiocre importance, et qui ressemblent un peu à des impostures. Ainsi donc, de même que c'est un précepte en religion de prouver sa foi par des œuvres; dans la philosophie, à laquelle ce précepte s'applique parfaitement, il faut juger la doctrine par ses fruits, et déclarer vaine celle qui est stérile; et cela à plus forte raison encore, si, au lieu des fruits de la vigne et de l'olivier, la philosophie produit les ronces et les épines des discussions et des querelles. [1,74] Il faut aussi demander des signes aux progrès des philosophies et des sciences. Car tout ce qui a des fondements dans la nature croit et se développe; tout ce qui n'est fondé que sur l'opinion, a des variations, mais non pas de croissance. C'est pourquoi, si toutes ces doctrines, qui ressemblent à des plantes déracinées, avaient au contraire pris leurs racines et puisé leur sève dans la nature, elles n'auraient pas présenté le spectacle qu'elles offrent depuis tantôt deux mille ans, que les seiences, arrêtées dans leur marche, en demeurent à peu près au même point, et n'ont fait aucun progrès mémorable, à telles enseignes qu'elles ont surtout fleuri· avec leurs premiers fondateurs, et n'ont fait que décliner depuis lors. Dans les arts mécaniques qui ont pour fondement la nature et la lumière de l'expérience, nous voyons arriver tout le contraire;· ces arts, tant qu'ils répondent aux goûts des hommes, animés d'un certain souffle, croissent et fleurissent sans cesse, grossiers d'abord, habiles ensuite, délicats enfin, mais toujours en progrès. [1,75] Il est encore un autre signe à recueillir, si toutefois le nom de signe convient à ce que l'on doit plutôt regarder comme un témoignage, et même comme le plus solide de tous les témoignages: nous voulons dire le propre aveu des auteurs, que l'on suit universellement aujourd'hui. Car ces mêmes hommes qui prononcent avec tant d'assurance sur la nature des choses, lorsque par intervalles ils rentrent en eux-mêmes, s'échappent en plaintes sur la subtilité de la nature, l'obscurité des faits et l'infirmité de l'esprit humain. Si ces plaintes étaient au moins sincères, elles pourraient détourner ceux qui sont plus timides d'entreprendre de nouvelles recherches, et exciter à de nouveaux progrès les esprits plus entreprenants et plus audacieux. Mais pour eux ce n'est pas assez de faire ces aveux de leur impuissance; tout ce qu'ils n'ont point connu ou entrepris, eux ou leurs maltres, ils le rejettent hors des limites du possible, le déclarent, comme autorisés de règles infaillibles, impossible à connaître ou à faire, s'armant avec un orgueil et une jalousie extrêmes, de la faiblesse de leurs découvertes pour calomnier la nature et désespérer tous les esprits. C'est ainsi que se forma la nouvelle Académie qui professa l'acatalepsie, et condamna l'esprit humain à des ténèbres éternelles. Ainsi s'accrédita l'opinion que les formes des choses ou leurs vraies différences, qui sont en réalité les lois de l'acte pur, ne peuvent être découvertes, et dépassent la portée de l'homme. De là cette opinion dans la philosophie pratique, que la chaleur du soleil et celle du feu diffèrent du tout au tout, afin sans doute que les hommes ne pensent pas qu'ils pourraient, par le secours du feu, produire et créer quelque chose de semblable à ce qui se passe dans la nature; et celle-ci, que la composition seulement est l'œuvre de l'homme, la combinaison l'œuvre exclusive de la nature; afin sans doute que les hommes n'espèrent point engendrer par art les corps naturels ou les transformer. Nous espérons donc qu'à ce signe les hommes se laisseront facilement persuader de ne point commettre leurs fortunes et leurs labeurs avec des systèmes, non seulement désespérés, mais encore voués au désespoir. [1,76] Un signe qu'il ne faut pas omettre non plus, c'est la discorde extrême qui a régné naguère entre les philosophes, et la multiplicité des écoles elles-mêmes, ce qui prouve suffisamment que l'esprit n'avait pas une route bien sûre pour s'élever de l'expérience aux lois, puisqu'une matière unique de philosophie (à savoir, la nature elle-même), fut tournée et exploitée de tant de manières diverses, aussi arbitraires qu'erronées. Et quoique de notre temps les dissentiments et les variétés de dogmes soient en général éteints, en ce qui touche les premiers principes et le corps même de la philosophie, cependant il reste, sur des points particuliers de doctrine, une multitude innombrable de questions et de controverses; d'où l'on peut facilement juger qu'il n'y a rien de certain ni de juste dans les philosophies elles-mêmes et dans les modes de démonstration. [1,77] Quant à l'idée généralement répandue, que la philosophie d'Aristote a rallié les esprits à elle, puisqu'après son apparition les systèmes antérieurs disparurent, et que, depuis lors, on n'en vit naître aucun qui lui fût préférable, de telle sorte qu'elle semble si bien et si solidement établie, qu'elle ait conquis à la fois le passé et l'avenir : d'abord, en ce qui touche la disparition des anciens systèmes, après la publication des ouvrages d'Aristote, l'opinion est fausse; les livres des anciens philosophes demeurèrent longtemps après jusqu'à l'époque de Cicéron, et pendant les siècles suivants; mais dans la suite des temps, lorsque l'empire romain fut inondé de barbares, et que la science humaine y fut comme submergée, alors seulement les philosophies d'Aristote et de Platon, comme des tablettes de matière plus légère, furent sauvées sur les flots des âges. En ce qui touche le consentement donné à cette doctrine, à y regarder de bien près, l'opinion commune est encore une erreur. Le véritable consentement est celui qui vient de l'accord des jugements portés avec liberté et après examen. Mais la grande majorité de ceux qui ont donné les mains à la philosophie d'Aristote, s'y sont engagés par préjugés et sur la foi d'autrui; ils ont suivi et ont fait nombre plutôt qu'ils n'ont consenti; Que si c'eût été là un consentement véritable et général, tant s'en faudrait qu'il fallût le tenir pour une solide et légitime autorité, qu'on devrait bien plutôt en tirer une forte présomption pour le parti opposé. Le pire augure est celui que donne le consentement général dans les matières intellectuelles, à l'exception cependant des affaires divines et politiques, où le nombre des suffrages fait loi. Rien ne plaît à la multitude que ce qui frappe l'imagination ou asservit l'esprit aux notions vulgaires, comme nous l'avons dit plus haut. On peut très bien emprunter à la morale, pour l'appliquer à la philosophie, ce mot de Phocion : «Les hommes doivent s'examiner sur-le-champ pour savoir en quoi ils ont failli ou péché, lorsque la multitude les approuve et les applaudit.» Il n'y a pas de signe plus défavorable que celui-là. Ainsi donc nous avons montré ·que tous les signes que l'on peut recueillir sur la vérité et la justesse des philosophies et des sciences actuellement en honneur, soit dans leurs origines, soit dans leurs résultats, soit dans leurs progrès, soit dans les aveux de leurs auteurs; soit dans les suffrages qtii leur sont acquis, sont tous pour elles d'un mauvais augure. [1,78] Il faut en venir maintenant aux causes mêmes des erreurs; et de leur longue domination sur les esprits; ces causes sont si nombreuses et si fortes, qu'on ne s'étonnera plus que les vérités proposées par nous aujourd'hui aient échappé jusqu'ici à l'intelligence humaine, et que l'on admirera plutôt qu'elles soient entrées enfin dans la tête d'un mortel; et sé soient offertes à sa pensée; ce qui, selon nous, est plutôt du bonheur que le fait de l'excellence même de l'esprit, et doit être considéré comme le fruit du temps, bien plus que comme le fruit du talent d'un homme. D'abord, ce grand nombre de siècles doit être, dès qù'on y réfléchit, singulièrement réduit; car de ces vingt-cinq siècles qui renferment à peu près toute l'histoire et les travaux de l'esprit huinain, à peine peut-on en distinguer six où fleurirent les sciences, et où elles trouvèrent les temps favorables à leurs progrès. Les âges, comme les contrées, ont leurs déserts et leurs landes. On ne peut compter que trois révolutions et trois périodes dans l'histoire des sciences : la première, chez les Grecs; la seconde, chez les Romains; et la dernière, chez nous, nations occidentales de l'Europe; et chacune d'elles embrasse à peine deux siècles. Dans le moyen âge, la moisson des sciences ne fut ni abondande ni belle. Il n'y a aucun motif pour faire mention des Arabes ou des scolastiques, qui pendant celte époque chargèrent les sciences de nombreux traités, sans en augmenter le poids. Ainsi donc la première cause d'un si mince progrès dans les sciences, doit être légitimement rapportée aux limites étroites des temps qui furent favorables à leur culture. [1,79] En second lieu se présente une cause qui certainement a entre toutes une gravité extrême, à savoir, que pendant ces époques mêmes où fleurirent avec plus ou moins d'éclat les intelligences et les lettres, la philosophie naturelle ait toujours occupé le moindre rang parmi les occupations des hommes. Et cependant on doit la regarder comme la mère commune de toutes les sciences. Tous les arts et les sciences, arrachés de cette souche commune, peuvent être raffinés et recevoir quelqùes applications utiles; mais ils ne prennent aucune croissance. Cependant il est manifeste qu'après l'établissement et le développement de la religion chrétienne, l'immense majorité des esprits éminents se tourna vers la théologie, que cette étude obtint dès lors les plus magnifiques encouragements et les secours les plus abondants, et qu'elle remplit presque seule cette troisième période de l'histoire intellectuelle dans l'Europe occidentale; d'autant plus qu'à peu près à la même époque, les lettres commencèrent à fleurir, et les controverses religieuses à se produire en foule. Dans l'âge précédent, pendant la seconde période, ou l'époque romaine, les méditations et l'effort des philosophes se portèrent entièrement sur la philosophie morale, qui était la théologie des païens; les plus grands esprits de ces temps se livrèrent presque tous aux affaires de l'État, à cause de la grandeur de l'empire romain, qui réclamait les soins d'un grand nombre d'hommes. Quant à l'epoque où la philosophie naturelle· parut en grand honneur chez les Grecs, elle fut très éphémère; car, dans les premiers temps, les sept sages, comme on les nommait, s'appliquèrent tous, à l'exception de Thalès, à la morale et aux affaires civiles; et dans les derniers, après que Socrate eut ramené la philosophie du ciel sur la terre, la philosophie morale prit encore un plus grand crédit, et détourna les esprits des études naturelles. Mais cette période elle-même, où les recherches naturelles furent en honneur, fut corrompue par les contradictions et par la manie des systèmes, qui la rendirent vaine. Ainsi, puisque. pendant ces trois périodes la philosophie naturelle fut on ne peut plus négligée ou empêchée, il n'est point étonnant que les hommes, occupés à tout autre chose, n'y aient pas fait de progrès. [1,80] Ajoutez à cela que, parmi les hommes mêmes qui ont cultivé la philosophie naturelle, il ne s'en est presque jamais rencontré, surtout dans ces derniers temps, qui y aient apporté un esprit net et dégagé de vues ultérieures; à moins qu'on ne cite par hasard quelque moine dans sa cellule, ou quelque noble dans son manoir; mais, en général, la philosophie naturelle servit de passage et comme de pont à d'autres objets. Et ainsi cette mère commune de toutes les sciences fut réduite, avec une indignité étrange, aux fonctions d'une servante, pour aider lès opérations de la médecine ou des mathématiques,· et pour donner aux esprits des jeunes gens qui n'ont pas encore de maturité, une préparation, et comme une première teinture qui les rendit propres à aborder plus tard d'autres études avec plus de facilité et de succès. Que cependant personne n'espère un grand progrès dans les sciences (surtout dans leur partie pratique), tant que la philosophie naturelle ne se répandra point dans les sciences particulières, et que les sciences particulières à leur tour ne se ramèneront point à la philosophie naturelle. C'est cette cause qui explique pourquoi l'astronomie, l'optique, la musique, la plupart des arts mécaniques, la médecine elle-même, et ce qui paraîtra plus étonnant, la philosophie morale et civile, ainsi que les sciences logiques, n'ont presque aucune profondeur, et sont toutes répandues sur la superficie et les variétés apparentes de la nature; car ces sciences particulières, après qu'on eut établi leur division, et constitué chacune d'elles, ne furent plus nourries par la philosophie naturelle, qui seule, en remontant aux sources et à l'intelligence véritable des mouvements, des rayons, des sons, de la contexture et de la constitution intime des corps, des affections et des perceptions intellectuelles, eût pu leur donner de nouvelles forces et un accroissement solide. Il n'y a donc rien d'étonnant que les sciences ne profitent pas, quand elles sont séparées de leurs racines. [1,81] Francis Bacon, Nouvel Organum Rédigé en aphorismes. APHORISMES sur l'interprétation de la nature et le règne de l'homme. LIVRE PREMIER. Nous rencontrons encore une autre cause importante et puissante du peu d'avancement des sciences. La voici : c'est qu'il est impossible de bien s'avancer dans une carrière, lorsque le but n'est pas bien fixé et déterminé. Il n'est pour les sciences d'autre but véritable et légitime que de doter la vie humaine de découvertes et de ressources nouvelles. Mais le plus grand nombre n'entend pas les choses ainsi, et n'a pour règle que l'amour du lucre et le pédantisme; à moins qu'il ne se rencontre parfois un artisan d'un génie entreprenant et amoureux de la gloire, qui poursuive quelque découverte; ce qui, d'ordinaire, ne se peut faire sans un grand sacrifice de ses propres deniers. Mais, le plus souvent, tant s'en faut que les hommes se proposent d'augmenter le nombre des connaissances et des inventions, qu'ils ne prennent, au contraire, dans le nombre actuel que ce dont ils ont besoin pour professer, pour gagner de l'argent ou de la réputation, ou pour faire tout autre profit de ce genre. Si, parmi une-si grande multitude d'esprits, on en rencontre quelqu'un qui cultive avec sincérité la science pour elle-même, on trouvera qu'il se met plus en peine de connaître les différentes doctrines et les systèmes, que de rechercher la vérité suivant les règles rigoureuses de la vraie méthode. Et encore, si l'on rencontre quelque esprit qui poursuit plus opiniâtrement la vérité, on verra que la vérité qu'il recherche est celle qui puisse satisfaire son intelligence et sa pensée, en lui rendant compte de tous les faits qui sont déjà connus, et non pas celle qui donne pour gage d'elle-même de nouvelles découvertes et montre sa lumière dans de nouvelles lois générales. Ainsi donc, si personne n'a encore bien déterminé le but des sciences, il n'est pas étonnant que tous se soient trompés dans les recherches subordonnées à ce but. [1,82] La fin dernière et le but des sciences ont donc été mal établis par les hommes; mais quand même ils eussent été bien établis, la méthode employée était erronée et impraticable. Et lorsqu'on y réfléchit, on est frappé de stupeur, en voyant que personne n'ait pris à coeur et ne se soit même occupé d'ouvrir à l'esprit humain une route sûre, partant de l'observation et d'une expérience réglée et bien fondée; mais que tout ait été abandonné aux ténèbres de la tradition, aux tourbillons de l'argumentation, aux flots incertains du hasard et d'une expérience sans règle et sans suite. Que l'on examine avec impartialité et application quelle est la méthode que les hommes ont employée d'ordinaire dans leurs recherches et leurs découvertes, et l'on remarquera d'abord un mode de découverte bien simple et bien dépourvu d'art, qui est très familier à tous les esprits. Ce mode consiste, lorsque l'on entreprend une recherche, à s'enquérir d'abord de tout ce que les autres ont dit sur le sujet, à y joindre ensuite ses propres méditations, en agitant, et tourmentant beaucoup son esprit, et l'invoquant en quelque sorte pour qu'il nous rende des oracles; procédé qui est tout à fait sans valeur, et a pour unique fondement les opinions. Tel autre emploie, pour faire ses découvertes, la dialectique, dont le nom seul a quelque rapport avec la méthode qu'il s'agit de mettre en oeuvre. En effet, l'invention, où aboutit la dialectique, n'est pas celle des principes et des lois générales d'ou l'on peut tirer les arts, mais celle des principes qui sont conformes à l'esprit des arts existants. Quant aux esprits plus curieux et importuns, qui se créent une tâche plus difficile et interrogent la dialectique sur la valeur même des principes et des axiomes dont ils lui demandent la preuve, elle les renvoie, par une réponse bien connue, à la foi et comme au respect religieux qu'il faut accorder à chacun des arts dans sa sphère. Reste l'observation pure des faits que l'on nomme "rencontres", lorsqu'ils se présentent d'eux-mêmes, et "expériences", lorsqu'on les a cherchés. Ce genre d'expérience n'est autre chose qu'un faisceau rompu, comme on dit, et que ces tâtonnements par lesquels un homme cherche dans l'obscurité à trouver son chemin, tandis qu'il serait beaucoup plus facile et plus prudent pour lui d'attendre le jour, ou d'allumer un flambeau et de poursuivre ensuite sa route à la lumière. La véritable méthode expérimentale, au contraire, allume d'abord le flambeau, ensuite à la lumière du flambeau elle montre la route, en commençant par une expérience bien réglée et approfondie, qui ne sort point de ses limites, et où ne se glisse point l'erreur; en tirant de cette expérience des lois générales, et réciproquement de ces lois générales bien établies, des expériences nouvelles; car le Verbe de Dieu n'a point opéré dans l'univers sans ordre et sans mesure: Que les hommes cessent donc de s'étonner qu'ils n'aient point fourni la carrière des sciences, puis qu'ils ont dévié de la vraie route, négligeant et abandonnant entièrement l'expérience, ou s'y embarrassant comme dans un labyrinthe, et y tournant sans cesse sur eux-mêmes, tandis que la vraie méthode conduit l'esprit par une route certaine, à travers les forêts de l'expérience, aux champs ouverts et éclairés des principes. [1,83] Ce mal a été singulièrement développé par une opinion ou un préjugé fort ancien, mais plein d'arrogance et de péril, qui consiste en ce que la majesté de l'esprit humain est abaissée, s'il se renferme longtemps dans l'expérience et l'étude des faits que les sens perçoivent dans le monde matériel; en ce que surtout ces faits ne se découvrent qu'avec labeur, n'offrent à l'esprit qu'un vil sujet de méditation, sont très-difficiles à exprimer, ne servent qu'aux métiers qu'on dédaigne, se présentent en nombre infini, et donnent peu de prise à l'intelligence par leur subtilité naturelle. Tout revient donc à ce point, que jusqu'ici la vraie route a non seulement été abandonnée, mais encore interdite et fermée; l'expérience méprisée, ou pour le moins mal dirigée, quand elle ne fut pas négligée rempiétement. [1,84] Ce qui arrêta encore le progrès des sciences, c'est que les hommes furent retenus, comme fascinés, par leur respect aveugle pour l'antiquité, par l'aûtorité de ceux que l'on regarda comme de grands philosophes; et enfin par l'entraînement général des suffrages. Nous avons déjà parlé de ce commun accord des esprits. L'opinion que les hommes ont de l'antiquité est faite avec beaucoup de négligence, et ne s'accorde guère avec l'expression même d'antiquité. La vieillesse et l'ancienneté du monde doivent être considérées comme l'antiquité véritable; et c'est à notre temps qu'elles conviennent, bien plutôt qu'à l'âge de jeunesse auquel les anciens assistèrent. Cet âge, à l'égard du nôtre, est l'ancien et le plus vieux; à l'égard du monde, le nouveau et le plus jeune. Or, en même sorte que nous attendons une plus ample connaissance des choses humaines et un jugement plus mûr d'un vieillard que d'un jeune homme, à cause de son expérience, du nombre et de la variété des choses qu'il a vues, entendues et pensées; de même, il est juste d'attendre de notre temps (s'il connaissait ses forces, et s'il voulait les éprouver et s'en servir) de beaucoup plus grandes choses que des temps anciens; car il est le vieillard du monde, et il se trouve riche d'une infinité d'observations et d'expériences. Il faut tenir compte aussi des navigations de long cours, et des grands voyages si fréquents dans ces derniers siecles, et qui ont de beaucoup étendu la connaissance de la nature, et produit des découvertes d'ou peut sortir une nouvelle lumière pour la philosophie. Bien plus, ce serait une honte pour les hommes, si après que de nouveaux espaces du globe matériel, c'est-à-dire des terres, des mers et des cieux ont été découverts et mis en lumière de notre temps, le globe intellectuel restait enfermé dans ses anciennes et étroites limitès. . Quant à ce qui touche les auteurs, c'est une souveraine pusillanimité que de leur accorder infiniment, et de dénier ses droits à l'auteur des auteurs, et par là même au principe de toute autorité, le temps. On dit, avec beaucoup de justesse que la vérité est fille du temps et non de l'autorité. II ne faut donc pas s'étonner, si cette fascination qu'exercent l'antiquité, les auteurs et le consentement général, a paralysé le génie de l'homme, au peint que, comme une victime de sortiléges, il ne put lier commerce avec les choses elles-mêmes. . [1,85] Ce n'est pas seulement l'admiration pour l'antiquité, les auteurs et l'accord des esprits, qui ont contraint l'industrie humaine à se reposer dans les découvertes déjà faites, mais encore l'admiration pour les inventions elles-mêmes, qui depuis longtemps déjà étaient acquises en certain nombre au genre humain. Certes, celui qui se mettra devant les yeux toute cette variété d'objets et ce luxe brillant que les arts'mécaniques ont créés et déployés pour orner la vie de l'homme, inclinera plutôt à admirer l'opulence qu'à reconnaître la pauvreté humaine; sans remarquer que les observations premières de l'homme et les opérations de la nature (qui sont comme l'àme et le premier moteur de toute cette création des arts), ne sont ni nombreuses, ni demandées aux profondeurs de la nature, et que l'honneur du reste revient à la patience, au mouvement délicat et bien réglé de la main et des instruments. C'est, par exemple, une chose délicate, et qui témoigne de beaucoup de soin, que la fabrication des horloges, qui semblent imiter les mouvements célestes par ceux de leurs roues, et les pulsations organiques par leurs battements successifs et réglés; et pourtant, c'est un art qui repose tout entier sur une ou deux lois naturelles. D'un autre côté, si l'on examine les finesses des arts libéraux, ou celles des arts mécaniques dans la préparation des substances naturelles, ou toutes autres de ce genre, comme la découverte des mouvements célestes dans l'astronomie, des accords dans la musique, des lettres de l'alphabet (qui ne sont pas encore usitées en Chine), dans la grammaire; ou bien, dans les arts mécaniques, les oeuvres de-Bacchus et de Cérès, c'est-à-dire la préparation du vin et de la bière, des pâtes de toutes sortes, des mets exquis, des liqueurs distillées, et autres inventions de ce genre; et si l'on songe en même temps combien de siècles il a fallu pour que ces arts, tous anciens (à l'exception de la distillation), en vinssent au point où ils sont aujourd'hui, sur combien peu d'observations et de principes naturels ils reposent, comme nous l'avons déjà dit pour les horloges; et encore, avec quelle facilité ils ont pu être inventés, dans des circonstaances propices et par des traits de lumière frappant tout à coup les esprits; on s'affranchira bientôt de toute admiration, et l'on déplorera le malheur des hommes, de n'avoir retiré de tant de siècles qu'un tribut si chétif de découvertes. Et cependant ces découvertes elles-mêmes, dont nous avons fait mention, sont plus anciennes que la philosophie ét que les arts de l'esprit; de façon qu'à dire le vrai; lorsque les sciences rationnelles et dogmatiques commencèrent, on cessa de faire des découvertes utiles. Si l'on se transporte des ateliers dans les bibliothèques, et que l'on admire d'abord l'immense variété de livres qu'elles contiennent, lorsqu'on examinera attentivement le sujet et le contenu de ces livres, on tombera dans un étonnement tout opposé; et après s'être assuré qué les répétitions ne finissent pas; et que les auteurs font et disent toujours les mêmes choses; on cessera d'admirer la variété des écrits; et l'on déclarera que c'est une merveille que des sujets si restreints et si pauvres aient seuls jusqu'ici occupé et absorbé les esprits. Si l'on veut ensuite jeter un coup d'oeil sur des études réputées plus curieuses que sensées, et que l'on pénètre un peu dans les secrets des alchimistes et des magiciens, on ne saura peut-être si l'on doit plutôt rire que pleurer sur de telles folies. L'alchimiste entretient un espoir éternel, et lorsque l'événement trompe son attente, il en accuse ses propres errements; il se dit qu'il n'a pas assez bien compris les formules de l'art et des auteurs; il se plonge dans la tradition, et recueille avidement les demi-mots qui se disent bas à l'oreille; ou bien il pense que quelque chose a été de travers dans ses opérations, qui doivent être minutieusement réglées, et il recommence ses expériences à l'infini : et cependant, lorsqu'au milieu des chances de l'expérience, il rencontre quelque fait d'un aspect nouveau ou d'une utilité qu'on ne peut contester, son esprit se repaît de cette espèce de gage, il le vante et l'exalte; et il poursuit, tout animé d'espoir. On ne peut cependant nier que les alchimistes aient fait beaucoup de découvertes et rendu de véritables services aux hommes; mais on peut assez bien leur appliquer cet apologue du vieillard qui lègue à ses enfants un trésor enfoui dans une vigne, en feignant de ne savoir dans quel endroit au juste; les enfants, de s'employer de tous leurs bras à remuer la vigne; l'or ne parait point, mais de ce travail naît une riche vendange. Les partisans de la magie naturelle; qui expliquent tout par les sympathies et les antipathies de la nature, ont attribué aux choses, par des conjectures oiseuses et faites avec une négligence extrême, des vertus et des opérations merveilleuses; et s'ils ont enrichi la pratique de quelques oeuvres, ces nouveautés sont de telle sorte, qu'on peut les admirer, mais non s'en servir. Quant à la magie surnaturelle (si toutefois elle mérite qu'on en parle), ce que nous devons surtout remarquer en elle, c'est qu'il n'y a qu'un cercle d'objets bien déterminé dans lequel les arts surnaturels et superstitieux; dans tous les temps et chez tous les peuples, et les religions elles-mêmes, aient pu s'exercer et déployer leurs prestiges: Nous pouvons donc n'en point tenir compte: Remarquons cependant qu'il n'y a rien d'étonnant que l'opinion d'une richesse imaginaire ait été la cause d'une misère réelle. [1,86] L'admiration des hommes pour les arts et les doctrines, assez simple par elle-même et presque puérile, s'est accrue par l'artifice et les ruses de ceux qui ont fondé et propagé les sciences. Ils nous les donnent si ambitieusement et avec tant d'affectation; ils nous les mettent devant les yeux tellement habillées et faisant si belle figure, qu'on les croirait parfaites de tous points et complètement achevées. A voir leur marche et leurs divisions; elles semblent renfermer et comprendre tout ce que peut comporter leur sujet. Et quoique ces divisions soient bien pauvrement remplies, et que ces titres reposent sur des boîtes vides, cependant, pour l'intelligence vulgaire, elles ont la forme et la teneur de sciences achévées et complètes. Mais ceux qui les premiers, et dans les temps les plus anciens, recherchaient la vérité de meilleure foi et avec plus de bonheur, avaient coutume de renfermer les pensées qu'ils avaient recueillies dans leur contemplation de la nature en aphorismes ou brèves sentences, éparses, et que ne liait aucune méthode; et ils ne feignaient ni ne faisaient profession d'avoir embrassé la vérité tout entière. Mais de la manière dont on agit maintenant; il n'est pas étonnant que les hommes ne cherchent rien au delà de ce qu'on leur donne comme des ouvrages parfaits et absolument accomplis. [1,87] Les doctrines anciennes ont vu s'accroître leur considératione et leur autorité par la vanité et la légèreté de ceux qui proposèrent des nouveautés, surtout dans la partie active et pratique de la philosophie naturelle. Car le monde n'a point manqué de charlatans et de fous, qui, en partie par crédulité, en partie par imposture, ont accablé le genre humain de toutes sortes de promesses et de miracles : prolongation de la vie, venue tardive de la vieillesse, soulagement des maux, redressement des défauts naturels, prestiges des sens, suspension et excitation des appétits, illumination et exaltation des facultés intellectuelles, transformation des substances, multiplication des mouvements, redoublement de leur puissance à volonté, impressions et altérations de l'air, conduite et direction des influences célestes, divination de l'avenir, reproduction du passé, révélation des mystères, et bien d'autres de même sorte. Quelqu'un a dit de ces beaux faiseurs de promesses, sans se tromper beaucoup, à notre avis : qu'il y a en philosophie autant de différence entre de telles chimères et les vraies doctrines; qu'il y en a en histoire entre les hauts faits de Jules César et d'Alexandre le Grand, et les hauts faits d'Amadis des Gaules ou d'Arthur de Bretagne. On trouve que ces illustres capitaines ont fait en réalité de plus grandes choses qu'on n'en attribue à ces héros imaginaires, mais par des moyens moins fabuleux et qui ne tiennent pas tant du prodige. Cependant il ne serait pas juste de refuser de croire à ce qu'il y a de vrai dans l'histoire, parce que des fables viennent souvent l'altérer et la corrompre. Toutefois il n'y a rien d'étonnant que les imposteurs qui ont essayé de telles tentatives, aient porté un grave préjudice aux nouveaux efforts philosophiques (à ceux surtout qui promettent de porter des fruits), à ce point que l'excès de leur forfanterie et le dégoût qu'elle a causé ont ôté d'avance toute grandeur aux entreprises de ce genre. [1,88] Mais les sciences ont eu bien plus à souffrir encore de la pusillanimité, comme de l'humilité et de la bassesse des idées que l'esprit humain s'est rendues favorites. Et pourtant (ce qu'il y a de plus déplorable), cette pusillanimité ne s'est pas rencontrée sans arrogance et sans dédain. D'abord, c'est un artifice familier à tous les arts que de calomnier la nature au nom de leur faiblesse, et de faire d'une impossibilité qui leur est propre, une impossibilité naturelle. Il est certain que l'art ne peut être condamné, si c'est lui qui juge. La philosophie qui règne maintenant, nourrit pareillement dans son sein certains principes qui ne vont à rien moins, si l'on n'y prend garde, qu'à persuader aux hommes que l'on ne doit rien attendre des arts et de l'industrie, de véritablement difficile, et par où la nature soit soumise et hardiment domptée, comme nous l'avons déjà remarqué à propos de l'hétérogénéité de la chaleur du feu et du soleil, et de la combinaison des corps. A les bien juger, toutes ces idées reviennent à circonscrire injustement la puissance humaine, à produire un désespoir faux et imaginaire, qui, non seulement détruise tout bon augure, mais encore enlève à l'industrie de l'homme tous ses aiguillons et tous ses ressorts, et coupe à l'expérience ses ailes ; tandis que ceux qui propagent ces idées sont inquiets seulement de donner à leur art une réputation de perfection, s'efforçant de recueillir une gloire aussi vaine que coupable, dont le fondement est ce préjugé, que tout ce qui jusqu'à ce jour n'a pas été découvert et compris, ne pourra jamais être découvert ni compris par l'homme. Mais si par hasard un esprit veut s'appliquer à l'étude de la réalité et faire quelque découverte nouvelle, il se propose pour but unique de poursuivre et de mettre au jour une seule découverte, et rien de plus; comme, par exemple, la nature de l'aimant, le flux et le reflux de la mer, le thème céleste, et autres sujets de ce genre, qui semblent avoir quelque chose de mystérieux, et dont jusqu'ici l'on s'est occupé avec peu de succès; tandis qu'il est fort inhabile à étudier la nature d'une chose dans cette chose seule, puisque la même nature qui parait ici dérobée et secrète, ailleurs est manifeste et presque palpable; dans le premier cas, elle excite l'admiration; dans le second, on ne la remarque même pas; comme on peut le voir pour la consistance, à laquelle on ne fait aucune attention dans le bois ou dans la pierre, et que l'on se contente d'appeler solidité, sans se demander pourquoi il n'y a pas là séparation ou solution de continuité; mais cette même consistance parait très ingénieuse et très subtile dans les bulles d'eau qui se moulent dans de certaines petites pellicules artistement gonfiées en forme demi-sphérique, de façon à ne présenter, pendant un court instant aucune solution de continuité. Et certainement, toutes ces natures qui passent pour secrètes, sont, dans d'autres objets, manifestes et soumises à la loi commune; et on ne les saisira jamais ainsi si les hommes concentrent toutes leurs expériences et leurs méditations sur les premiers objets. Généralement et vulgairement on regarde dans les arts mécaniques comme des inventions nouvelles un raffinement habile des anciennes inventions, un tour plus élégant qu'on leur donne, leur réunion ou leur combinaison; l'art de les mieux accommoder aux usages, de les produire dans des proportions de volume ou de masse plus considérables ou plus restreintes que de coutume, et tous les autres changements de cette espèce. Il n'est donc pas étonnant que les inventions nobles et dignes du genre humain n'aient pas vu le jour, lorsque les hommes étaient satisfaits et charmés d'efforts aussi maigres et puérils ; lorsqu'ils pensaient même avoir poursuivi et atteint par là quelque chose de vraiment grand. [1,89] Nous devons dire aussi que la philosophie naturelle a rencontré dans tous les temps un adversaire terrible dans la superstition et dans lin zèle religieux, aveugle et immodéré. Nous voyons chez les Grecs ceux qui dévoilèrent les premiers aux hommes étonnés les causes naturelles de la foudre et des tempêtes accusés, pour cette révélation, d'impiété envers les dieux et plus tard excommuniés, sans beaucoup plus de raison; par quelques-uns des anciens Pères de l'Église, ceux qui prouvaient, par des démonstrations évidentes qu'aucun homme de bon sens ne voudrait aujourd'hui révoquer en doute, que la terre est ronde, et que, par conséquent, il existe des antipodes. Bien plus, au point où en sont maintenant les choses; les théologiens scolastiques, par leurs sommes et leurs méthodes, ont rendu très difficile et périlleux de parler de la nature; car, en rédigeant en corps de doctrine et sous forme de traités complets toute la théologie; ce qui était certainement de leur ressort, ils ont fait plus, et ont mêlé au corps de la religion, beaucoup plus qu'il ne convenait, la philosophie épineuse et contentieuse d'Aristote. A la même fin reviennent, quoique d'une autre façon, les travaux de ceux qui n'ont pas craint de déduire la vérité chrétienne des principes, et de la confirmer par l'autorité des philosophes, célébrant avec beaucoup de pompe et de solennité, comme légitime, ce mariage de la foi et de la raison; et flattant les esprits par cette agréable variété, mais aussi mêlant les choses divines aux choses humaines, sans qu'il y eût la moindre parité entre leurs valeurs. Mais dans ces sortes de combinaisons de la philosophie avec la théologie, ne sont compris que les dogmes philosophiques actuellement admis; quant aux nouvelles théories, quelque supériorité qu'elles puissent présenter, leur ârrêt est prononcé à l'avance. Enfin; vous trouverez l'ineptie de certains théologiens aller à ce point qu'ils interdisent à peu près toute philosophie, quelque châtiée qu'elle soit. Les uns craignent tout simplement qu'une étude de la nature trop approfondie n'entraîne l'homme au delà dés limites de modération qui lui sont prescrites; torturant les paroles de la sainte Écriture, prononcées contre ceux qui veulent pénétrer dans les mystères divins, pour les appliquer aux secrets de la nature, dont la recherche n'est nullement interdite. D'autres pensent, avec plus de finesse; que si les lois de la nature sont ignorées, il sera bien plus facile de rapporter chacun des événements à la puissance et à la verge de Dieu, ce qui , selon eux, est du plus grand intérêt pour la religion ; et ça n'est là rien autre chose que de vouloir servir Dieu par le mensonge. D'autres craignent que, par la contagion de l'exemple, les mouvements et les révolutions philosophiques ne se communiquent à la religion, et n'y déterminent ; par contre-coup, des bouleversements. D'autres semblent redouter que par l'étude de la nature on n'arrive à quelque découverte qui renverse ou au moins ébranle la religion, surtout dans l'esprit des ignorants. Mais ces deux dernières craintes nous semblent témoigner d'une sagesse bien terrestre, comme si ceux qui les ont conçues se défiaient; au fond de leur esprit et dans leurs secrètes pensées; de la solidité de la religion et de l'empire de la foi sur la raison et redoutaient en conséquence quelque péril pour elles de la recherche de la vérité dans l'ordre naturel. Mais, à bien voir, la philosophie naturelle est, après la parole de Dieu, le remède le plus certain contre la superstition, et en même temps le plus ferme soutien de la foi: C'est à bon droit qu'on la donne à la religion comme la plus fidèle des servantes, puisque l'une manifeste la volonté dé Dieu, et l'autre sa puissance. C'est un mot excellent que celui-ci : "Vous errez, en ne connaissant ni les écritures ni la puissance de Diéu", oü sont jointes et unies, par unlien indispensable, l'information de la volonté et la méditation sur la puissance. Cependant il ne faut pas s'étonner si les progrès de la philosophie naturelle ont été arrêtés, lorsque la religion, qui a tant de pouvoir sur l'esprit des hommes, a été tournée et emportée contre elle pais lé zèle ignorant et maladroit de quelques-uns. . [1,90] D'un autre côté, dans les usages et les statuts des écoles, des académies. des colléges et autres établissements semblables, destinés à être le siége des hommes doctes et le foyer de la science, on trouve que tout est contraire aux progrès des sciences. Les lectures et les exercices y sont tellement disposés, qu'il ne peut entrer facilement dans un esprit de penser ou d'étudier quoi que ce soit en dehors des habitudes. Si l'un ou l'autre entreprend d'user de la liberté de son jugement, c'est une tâche solitaire qu'il se crée; car il ne peut retirer aucun secours de la société de ses collègues. S'il aborde ces difficultés, il éprouvera qu'un tel zèle et une telle magnanimité sont des obstacles sérieux au progrès de sa carrière. Car les études, dans ces établissements, sont renfermées dans les écrits de certains auteurs comme dans une prison. Si quelqu'un vient à exprimer une opinion différente de la leur, on lui court sus sur-le-champ comme à un brouillon et à un sectateur de nouveautés. Mais il y a une grande différence entre le monde politique et le monde scientifique; ce dernier n'est pas mis comme l'autre en péril par un nouveau mouvement ou de nouvelles lumières. Dans un État, un changement, même en mieux, est redouté à cause des troubles qu'il entraîne; car la force des États est dans l'autorité, l'accord des esprits, la réputation qu'ils se sont faite, l'opinion de leur puissance, et non dans des démonstrations. Dans les sciences et les arts, au contraire, comme dans les mines de métaux, tout doit retentir du bruit des nouveaux travaux et des progrès ultérieurs. Voilà ce qui est conforme à la saine raison, mais on est loin de s'y rendre dans la pratique; et le gouvernement des doctrines, et cette police des sciences dont nous parlions en ont durement arrêté les progrès. [1,91] Et quand bien même on cesserait de voir d'un oeil défavorable les nouvelles tentatives de l'esprit, ce serait encore un assez grand obstacle à l'avancement des sciences, que de laisser les efforts de ce genre sans récompense. La culture des sciences et le prix de cette culture ne sont pas dans les mêmes mains; ce sont les grands esprits qui font avancer les sciences, mais le prix et la récompense de leurs travaux se trouvent dans la main du peuple et des princes, qui, sauf de très rares exceptions, sont médiocrement instruits. Les progrès de ce genre, non seulement manquent de récompenses et ne sont pas rémunérés par les hommes, mais le suffrage du public aussi leur fait défaut; ils sont en effet au-dessus de la portée de l'immense majorité des hommes, et le vent des opinions populaires les renverse et les anéantit facilement. Il n'y a donc rien d'étonnant que ce qui n'était pas en honneur n'ait pas prospéré. [1,92] Mais de tous les obstacles à l'avancement des sciences et aux conquêtes à faire dans leur domaine, le plus grand est le désespoir des hommes et la présomption d'impossibilité. Les hommes prudents et sévères apportent, dans ces sortes de choses, beaucoup de défiance, songeant toujours à l'obscurité de la nature, à la brièveté de la vie, aux erreurs des sens, à l'infirmité du jugement, aux difficultés de l'expérience, et à tous les embarras de cette espèce. C'est pourquoi ils pensent qu'à travers les révolutions des temps et des divers âges du monde, les sciences ont des flux et reflux; qu'à certaines époques, elles avancent et fleurissent; à d'autres, déclinent et languissent; de façon cependant que, parvenues à un certain degré et à un certain état, il leur soit impossible d'aller plus avant. Si quelqu'un vient à espérer ou à promettre davantage, ils pensent que c'est là le fruit d'un esprit qui n'a pas encore de maturité et n'est pas maître de lui; et que, dans des entreprises de ce genre, les commencements sont brillants, la suite pénible, et la fin pleine de confusion. Or, comme cette manière de voir devient facilement celle des hommes graves et des bons esprits, il faut que nous nous assurions bien que la séduction d'une entreprise excellente et admirable ne relâche ni n'altère ici la sévérité de notre jugement, et que nous examinions scrupuleusement quelles espérances luisent en effet pour nous, et de quel côté elles se montrent; rejetons donc toute espérance dont le fondement soit léger, discutons et pesons celles qui semblent avoir le plus de solidité. Bien plus, appelons à nos conseils la prudence politique qui se défie de ce qu'elle n'a pas encore vu, et augure toujours un peu mal des affaires humaines. — Nous allons donc parler de nos espérances; car nous ne sommes point des charlatans, nous ne voulons point faire violence ni tendre d'embûches aux esprits, mais conduire les hommes par la main et de leur plein gré. Et quoique, pour donner aux hommes une ferme espérance, le moyen le plus puissant soit certainement de les conduire, comme nous le ferons plus tard, en présence des faits, surtout tels qu'ils se trouveront disposés et ordonnés dans nos tables de découvertes (ce qui concerne la seconde, mais bien plus encore la quatrième partie de notre instauration), puisqué là, ce ne sont plus des espérances, mais en quelque sorte la réalité elle-même; cependant, pour faire tout avec ordre et douceur; nous allons poursuivre la tâche que nous avons entreprise de préparer les esprits : faire connaître nos espérances n'entre pas pour peu dans cette préparation. Car, sans elles, tout ce que nous avons dit est plutôt de nature à affliger les hommes (en leur faisant prendre en pitié toutes les sciences dans leur état présent; et en redoublant en eux le sentiment et la connaissance de leur malheureuse condition), qu'à éveiller leur zèle et les exciter à faire des expériences. Il faut donc découvrir et proposer nos conjectures, qui rendent probable tout ce que nous espérons de cette entreprise nouvelle; comme autrefois Colomb, avant son admirable traversée de la mer Atlantique, fit connaître les raisons qui lui persuadaient que l'on pouvait découvrir des terres et des continents nouveaux au delà de ceux que l'on connaissait déjà ; ses raisons furent d'abord méprisées; mais plus tard l'expérience les confirma; et elles devinrent la source et l'origine des plus grandes choses. [1,93] C'est par Dieu que nous devons commencer; car cette entreprise, à cause des biens excellents qu'elle renferme, est rnanifestement inspirée de Dieu; qui est l'auteur de tout bien et le père des lumières. Dans les ouvrages divins, les plus petits commencements arrivent certainement à leur fin. Et ce que l'on dit des chosés spirituelles, que le royaume de Dieu arrive sans qu'on s'aperçoive, peut se vérifier dans tous les grands ouvrages de la Providence : l'événement y coule tranquillement sans bruit et sans éclat; et l'oeuvre est consommée avant que les hommes y aient songé ou l'aient remarquée. Nous devons rappeler aussi la prophétie de Daniel sur les derniers temps du monde: "Beaucoup passeront au delà, et la science se multipliera"; par où il entend et signifie manifestement qu'il est dans les destins, c'est-à-dire dans les plans de la Providence, que le parcours entier du monde, qui par tant de navigations lointaines paraît déjà accompli, ou du moins en pleine exécution, et l'avancement des sciences se rencontrent dans le même âge. [1,94] Vient ensuite le motif le plus puissant de tous, pour fonder nos espérances, qui se tire des erreurs du temps passé, et des méthodes essayées jusqu'ici. Quelqu'un a renfermé dans ce peu de mots une critique excellente de la mauvaise administràtion d'un État : "Ce qui est la condamnation du passé doit être la source de notre espérance pour l'avenir. Si vous aviez fait parfaitement votre devoir, et que cependant les affaires publiques n'en fussent pas en meilleur état, il ne serait plus possible d'espérer pour elles un avenir meilleur; mais comme les affaires ne sont pas aujourd'hui en mauvais état par la force même des choses, mais par vos fautes, on peut espérer que; revenus de vos erreurs, et vos esprits corrigés, elles prendront une tournure bien plus heureus". Tout pareillement, si les hommes; pendant tant de siècles, avaient suivi la vraie méthode de découvertes et de culture scientifique, sans faire plus de progrès ; ce serait très certainement une opinion audacieuse et téméraire que d'espérer une amélioration inconnue jusqu'ici. Mais si l'on s'est trompé de route, et si les hommes ont consumé leurs peines dans unè direction qui ne pouvait les conduire à rien, il s'ensuit que ce n'est pas dans les choses elles-mêmes, sur lesquelles ne s'étend pas notre pouvoir, que se trouve la difficulté, mais dans l'esprit humain et dans la manière dont on l'a exercé ; ce à quoi l'on peut remédier certainement. Ce sera donc une chose excellente que de montrer ces errements ; car autant d'obstacles ils auront créés dans le passé; autant de motifs d'espérance on devra concevoir pour l'avenir. Et quoique nous en ayons déjà touché quelque chose, dans ce que nous avons dit plus haut, cependant il nous a paru utile de les expliquer ici brièvement en termes nus et simples. [1,95] Les sciences ont été traitées ou par les empiriques ou par les dogmatiques. Les empiriques, semblables aux fourmis, ne savent qu'amasser et user ; les rationalistes, semblables aux araignées, font des toiles qu'ils tirent d'eux-mêmes; le procédé de l'abeille tient le milieu entre ces deux : elle recueille ses matériaux sur les fleurs des jardins et des champs, mais elle les transforme et les distille par une vertu qui lui est propre : c'est l'image du véritable travail de la philosophie, qui ne se fie pas aux seules forces de l'esprit humain et n'y prend même pas son principal appui; qui ne se contente pas non plus de déposer dans la mémoire, sans y rien changer; des matériaux recueillis dans l'histoire naturelle et les arts mécaniques, mais les porte jusque dans l'esprit modifiés et transformés. C'est pourquoi il y a tout à espérer d'une alliance intime et sacrée de ces deux facultés expérimentale ét rationnelle; alliance qui ne s'est pas encore rencontrée. [1,96] Jusqu'ici, la philosophie naturelle ne s'est jamais trouvée pure, mais toujours infestée et corrompue : dans l'école d'Aristote, par la logique ; dans l'école de Platon, par la théologie naturelle; dans le néo-platonisme de Proclus et des autres, par les mathématiques qui doivent terminer la philosophie naturelle et non l'engendrer et la produire. Mais on doit espérer beaucoup mieux d'une philosophie naturelle, pure et sans mélange. [1,97] Personne jusqu'ici ne s'est rencontré avec un esprit assez ferme et rigoureux, pour déterminer et s'imposer de ruiner complétement en lui toutes les théories et les notions communes, et d'appliquer de nouveau à l'étude des faits son intelligence purifiée et nette. C'est pourquoi la raison humaine, telle qu'elle est maintenant, est un amas de notions incohérentes, où le crédit d'autrui, le hasard et les idées puériles que nous nous sommes faites dans notre enfance, jouent le principal rôle. Si un homme d'un âge mûr, jouissant de tous ses sens, et d'un esprit purifié, s'applique de nouveau à l'expérience et à l'étude des faits, on doit bien augurer de son entreprise. Et c'est où nous osons nous promettre la fortune d'Alexandre le Grand ; et qu'on ne nous accuse pas de vanité, avant d'avoir entendu la fin, qui est faite pour ôter toute vanité. Il est vrai qu'Eschine parla ainsi d'Alexandre et de ses hauts faits : "Pour nous, nous ne vivons pas une vie mortelle, mais nous sommes nés pour que la postérité raconte de nous des merveilles." Comme s'il eut vu dans les actions d'Alexandre des miracles. Mais dans les âges suivants, Tite Live a frappé plus juste, en disant d'Alexandre quelque chose de semblable à ceci : « Ce n'est qu'un heureux audacieux qui a su mépriser les fantômes. » Et notre opinion est que dans les âges à venir on portera de nous le jugement "que nous n'avons rien fait d'extraordinaire, mais seulement réduit à leur juste valeur des choses dont on se faisait une idée exagérée." Mais cependant, comme nous l'avons déjà dit, il n'y a d'espoir que dans une régénération des sciences, qui les fasse sortir de l'expérience suivant des lois fixes, et leur donne ainsi un fondement nouveau; ce à quoi, de l'aveu universel , je pense, personne n'a encore travaillé ni songé. [1,98] Mais l'expérience, à laquelle il faut décidément recourir, n'a donné jusqu'ici à la philosophie que des fondements très faibles ou nuls : on n'a pas encore recherché et amassé une forêt de faits et de matériaux dont le nombre, le genre et la certitude fussent en aucune façon suffisants et capables d'éclairer et de guider l'esprit. Mais les hommes doctes, négligents et faciles à la fois, ont recueilli comme des rumeurs de l'expérience, en ont reçu les échos et les bruits pour établir ou confirmer leur philosophie, et ont cependant donné à ces vains témoignages tout le poids d'une autorité légitime; et, semblable à un royaume ou à tout autre État qui gouvernerait ses conseils et ses affaires, non d'après les lettres et les rapports de ses envoyés ou de messagers dignes de, foi, mais d'après les rumeurs publiques et les bruits de carrefour, la philosophie a été gouvernée, en ce qui touche l'expérience, avec une négligence aussi blâmable. Notre histoire naturelle ne recherche rien suivant les véritables règles, ne vérifie, ne compte, ne pèse, ne mesure rien. Mais tout ce qui est indéterminé et vague dans l'observation, devient inexact et faux dans la loi générale. Si l'on s'étonne de ce que nous disons, et si nos plaintes paraissent injustes à ceux qui savent qu'Aristote, un si grand homme et aidé des trésors d'un si grand roi, a écrit sur les animaux une histoire à laquelle il a donné beaucoup de soins, et que bien d'autres, avec plus de soins encore, quoique avec moins de bruit, ont beaucoup ajouté à cette histoire; que d'autres encore ont écrit des histoires et des descriptions nombreuses de plantes, de métaux et de fossiles ; ceux-là certainement n'ont pas suffisamment entendu et compris ce dont il s'agit ici. Autre chose est une histoire naturelle faite pour elle-même, autre chose une histoire naturelle recueillie pour donner à l'esprit les lumières selon lesquelles la philosophie doit être légitimement fondée. Ces deux histoires naturelles, qui diffèrent sous tant d'autres rapports, diffèrent surtont en ce que la première contient seulement la variété des espèces naturelles, et non les expériences fondamentales des arts mécaniques. En effet, de même que dans un État, la portée de chaque esprit, et le génie particulier de son caractère et de ses secrets penchants se montre mieux dans une époque de troubles que dans toute autre; de même, les secrets de la nature se manifestent mieux sous le fer et le feu des arts, que dans le cours tranquille de ses - opérations accoutumées. Ainsi donc il faudra bien espérer de la philosophie naturelle, alors que l'histoire naturelle, qui en est la base et le fondement, suivra une meilleure méthode; mais auparavant tout espoir serait-vain. [1,99] D'un autre côté, parmi les expériences relatives aux arts mécaniques, nous trouvons une véritable disette de celles qui sont le plus propres à conduire l'esprit aux lois générales. Le mécanicien qui ne se met nullement en peine de rechercher la vérité, ne donne son attention et ne met la main qu'à ce qui peut faciliter son opération. Mais on ne pourra concevoir une espérance bien fondée du progrès ultérieur des sciences; que lorsque l'on recevra et l'on rassemblera dans l'histoire naturelle une foule d'expériences qui ne sont par elles-mêmes d'aucune utilité pratique, mais qui ont une grande importance pour la découverte des causes et des lois générales; expériences que nous appelons lumineuses, pour les distinguer des fructueuses; et qui ont cette admirable vertu de ne jamais tromper ni décevoir. Comme leur emploi n'est pas de produire quelque opération, mais de révéler une cause naturelle, quel que soit l'événement, il répond toujours également bien à nos désirs, puisqu'il donne une solution à la question. [1,100] Non seulement il faut rechercher et recueillir un plus grand nombre d'expériences, et d'un autre genre, qu'on ne l'a fait jusqu'aujourd'hui ; mais encore il faut employer une méthode toute différente; et suivre un autre ordre et une autre disposition dans l'enchaînement et la gradation des expériences. Une expérience vague et qui n'a d'autre but qu'elle-même, comme nous l'avons déjà dit est un pur tâtonnement, plutôt fait pour étouffer que pour éclairer l'esprit de l'homme; mais, lorsque l'expérience suivra des règles certaines, et s'avancera graduellement dans un ordre méthodique, alors on pourra espérer mieux des sciènces. [1,101] Francis Bacon, Nouvel Organum Rédigé en aphorismes. APHORISMES sur l'interprétation de la nature et le règne de l'homme. LIVRE PREMIER. Lorsque les matériaux de l'histoire naturelle et d'une expérience telle que la réclame l'oeuvre véritable de l'intelligence ou l'oeuvre philosophique, seront recueillis et sous la main, il ne faut pas croire qu'il suffise alors à l'esprit d'opérer sur ces matériaux avec ses seules forces et l'unique secours de la mémoire pas plus qu'on ne pourrait espérer retenir et posséder de mémoire la série entière de quelque éphéméride. Or, jusqu'ici on a beaucoup plus médité qu'écrit pour faire des découvertes; et personne encore n'a expérimenté, la plume à la main ; or, toute bonne découverte doit sortir d'une préparation écrite. Lorsque cet usage se sera répandu, on pourra alors espérer mieux l'expérience, gravée enfin par la plume. [1,102] Et de plus, comme le nombre, et j'ai presque dit l'armée des faits, est immense et dispersé au point de confondre et d'éparpiller l'intelligence, il ne faut rien espérer de bon des escarmouches, des mouvements légers et des reconnaissances poussées à droite et à gauche par l'esprit, à moins qu'elles n'aiènt leur plan et ne soient coordonnées dans des tables de découvertes toutes spéciales, bien disposées et en quelque façon vivantes où viennent se réunir toutes les expériences relatives au sujet de recherches, et que l'esprit ne prenne son point d'appui dans ces tables bien ordonnées qui préparent son travail. [1,103] Mais, après avoir mis sous ses yeux un nombre suffisant de faits méthodiquement enchaînés et groupés, il ne faut pas passer sur-le-champ à la recherche et à la découverte de nouveaux faits ou des opérations de l'art; ou du moins, si l'on y passe, il ne faut pas y reposer l'esprit. Nous ne nions pas que lorsque les expériences de tous les arts seront réunies dans un seul corps, et offertes ainsi à la pensée et au jugement d'un seul homme, on ne puisse, en appliquant les expériences d'un art aux autres arts, faire beaucoup de nouvelles découvertes, utiles à la condition et au bien-être des hommes, par le secours de cette seule expérience que nous appelons écrite, mais cependant on doit espérer de cette expérience beaucoup moins que de la nouvelle lumière des lois générales; tirées légitimement de ces faits, suivant une méthode certaine, et qui indiquent et désignent à leur tour une foule de faits nouveaux. La vraie route n'est pas un chemin uni, elle monte et descend; elle monte d'abord aux lois générales; et descend ensuite à la pratique. [1,104] Cependant il ne faut pas permettre que l'intelligence saute et s'envole des faits aux lois les plus élevées et les plus générales, telles que les principes de la nature et des arts, comme on les nomme, et, leur donnant une autôrité incontestable, établisse d'après elles les lois secondaires; ce que l'on a toujours fait jusqu'ici, l'esprit humain y étant porté par un entraînement naturel et de plus y étant formé et habitué depuis longtemps par l'usage dès démonstrations toutes syllogistiques. Mais il faudra bien espérer des sciences, lorsque l'esprit montera, par la véritable échelle et par des degrés continus et sans solution, des faits aux lois les moins élevées, ensuite aux lois moyennes, en s'élevant de plus en plus jusqu'à ce qu'il atteigne enfin les plus générales de toutes. Car les lois les moins élevées ne diffèrent pas beaucoup de la simple expérience ; mais ces principes suprêmes et très généraux que la raison emploie maintenant, sont fondés, sur les notions, abstraits, et n'ont rien de solide. Les lois intermédiaires, au contraire, sont les principes vrais, solides et en quelque sorte vivants, sur lesquels reposent toutes les affaires et les fortunes humaines ; au-dessus d'eux enfin sont les principes suprêmes, mais constitués de telle façon qu'ils ne soient pas abstraits, et que les principes intermédiaires les déterminent. Ce ne sont pas des ailes qu'il faut attacher à l'esprit humain, mais plutôt du plomb et des poids, pour l'arrêter dans son emportement et son vol. C'est ce qu'on n'a pas fait jusqu'ici, mais lorsqu'on le fera, on pourra espérer mieux des sciences. [1,105] Pour établir les lois générales, il faut chercher une autre forme d'induction que celle que l'on a employée jusqu'ici , et qui ne serve pas à découvrir et à constituer seulement les principes, comme on les nomme, mais encore les lois les moins générales, les intermédiaires, et toutes en un mot. L'induction, qui procède par une simple énumération, est une chose puérile, qui aboutit à une conclusion précaire, qu'une expérience contradictoire peut ruiner, et qui prononce le plus souvent sur un nombre de faits trop restreint, et sur ceux seulement qui se présentent d'eux-mêmes à l'observation. Mais l'induction, qui sera utile pour la découverte et la démonstration des sciences et des arts, doit séparer la nature par des rejets et des exclusions légitimes ; et, après avoir repoussé tous les faits qu'il convient, conclure en vertu de ceux qu'elle admet; ce que personne n'a encore fait ni essayé si ce n'est pourtant Platon , qui se sert quelquefois de cette forme d'induction, pour en tirer ses définitions et ses idées. Mais, pour constituer complétement et légitimement cette induction ou démonstration, il faut lui appliquer une foule de règles, qui ne sont jamais venues à l'esprit d'aucun homme ; de façon qu'il faut s'en occuper beaucoup plus qu'on ne s'est jamais occupé du syllogisme ; et l'on doit se servir de cette induction, non-seulement pour découvrir les lois de la nature, mais encore pour déterminer les notions. Et certes, une immense espérance repose sur cette induction. [1,106] En établissant des lois générales au moyen de cette induction, il faut examiner attentivement si la loi générale que l'on établit n'embrasse que les faits d'où on l'a tirée, et n'excède pas leur mesure, ou si elle les excède et a une plus grande portée; que si elle a une plus grande portée, il faut examiner si elle confirme son étendue par l'indication de nouveaux faits qui puissent lui servir de caution, pour éviter à la fois de nous immobiliser dans les connaissances déjà acquises, ou de saisir dans un embrassement trop large des ombres et des formes abstraites, et non des objets solides et qui aient une réalité matérielle. Et, lorsque l'on suivra ces règles, alors enfin pourra briller une espérance légitime. [1,107] Nous devons rappeler ici ce que nous avons dit plus haut de l'extension qu'il faut donner à la philosophie naturelle, et de la nécessité de ramener à elle toutes les sciences particulières, pour qu'il n'y ait point isolement et scission dans les sciences ; car sans cela on ne peut espérer grand progrès. [1,108] Jusqu'ici nous avons montré comment, en repoussant ou en corrigeant les erreurs du passé, on ôte à l'esprit tout motif de désespérer, et l'on fait naître en lui l'espoir. Il faut voir maintenant si l'espérance ne peut pas nous venir d'autres côtés encore. Nous sommes d'abord frappé de cette idée : que si tant de découvertes utiles ont été faites par hasard ou par rencontre, lorsque les hommes ne les cherchaient pas et pensaient à tout autre chose, personne ne peut douter que nécessairement il ne doive s'en faire beaucoup plus, lorsque les hommes les rechercheront et s'en occuperont, et cela avec ordre et méthode, et non pas en courant et en voltigeant. Car, bien qu'il puisse arriver une ou deux fois qu'un homme rencontre par hasard ce qu'un autre, malgré son art et ses efforts, n'a pu découvrir, cependant, sans aucun doute, le contraire doit faire loi générale. Ainsi donc, on doit attendre des inventions plus nombreuses, meilleures et plus fréquentes, de la raison, des efforts de l'art et d'esprits bien dirigés qui les poursuivent, que du hasard, de l'instinct des animaux, et de sources semblables d'où sont venues jusqu'aujourd'hui toutes les découvertes. [1,109] Ce qui doit encore nous donner de l'espérance, c'est que la plus grande partie des découvertes faites jusqu'aujourd'hui sont de telle sorte, qu'avant leur invention, il ne serait venu à l'esprit de personne qu'un pùt y songer sérieusement, mais qu'on les eût plutôt méprisées comme tout à fait impossibles. Les hommes ont coutume, sur les choses nouvelles, de faire les devins, à l'exemple des anciens, et d'après les fantaisies d'une imagination formée et corrompue par eux ; mais rien de plus faux que ce genre de divination, parce qu'un grand nombre de choses que l'on va chercher aux sources de la nature, en coulent par des conduits jusqu'alors ignorés. Si quelqu'un, par exemple, avant l'invention des canons, les eût décrits par leurs effets, en disant : on vient d'inventer une machine capable d'ébranler et de renverser de loin les murs et les fortifications les plus redoutables, les hommes auraient tout aussitôt pensé à multiplier et à combiner de mille manières dans leur esprit les forces des machines de guerre, au moyen de poids et de roues, d'impulsions et de chocs; mais qui d'entre eux eût songé au vent de feu qui se répand et souffle avec tant de promptitude et de violence, et quelle imagination s'en serait préoccupée? On n'en avait sous les yeux aucun exemple, si ce n'est peut-être dans les tremblements de terre et la foudre, d'où les esprits se seraient aussitôt détournés, comme de grandes actions de la nature qu'il n'appartient pas à l'homme d'imiter. De même, si avant la découverte de la soie, quelqu'un eût parlé d'un fil pour la fabrication des vêtements et des meubles, qui surpasse de beaucoup le fil de lin et la laine en finesse et en solidité à la fois, tout comme en éclat et en douceur, les hommes eussent pensé que l'on voulait parler de quelque plante orientale, ou du poil le plus délicat de quelque animal, ou des plumes et du duvet de certains oiseaux; mais bien certainement aucun ne se fût mis dans l'esprit qu'il s'agissait de l'ouvrage d'un petit ver, et d'un ouvrage si abondant, qui se renouvelle et se reproduit tous les ans. Si quelqu'un par hasard eût parlé d'un ver, on se serait moqué de lui comme d'un rêveur, et d'un champion de toiles d'araignée d'un nouveau genre. Tout pareillement, si avant l'invention de la boussole, quelqu'un eût dit qu'on avait inventé un instrument avec lequel on s'orientait facilement et l'on relevait exactement les points du ciel, les hommes aussitôt eussent mis leur imagination en mouvement pour se figurer de cent manières diverses un perfectionnement apporté aux instruments astronomiques; mais que l'on pût découvrir un indicateur mobile qui correspondit si parfaitement aux points célestes, et qui, loin d'être lui-même dans le ciel, se composât d'une pierre ou d'un métal, voilà ce que tout le monde eût déclaré incroyable. Voilà cependant des découvertes, d'autres du même genre, qui pendant tant de siècles ont été refusées à l'esprit humain, et qui enfin ne sont pas venues de la philosophie, comme les arts logiques, mais de l'occasion et du hasard ; et elles sont bien, comme nous le disions, d'une telle espèce, qu'elles n'offrent absolument aucun rapport avec tout ce qui était connu antérieurement, et qu'aucun signe avant-coureur ne pouvait mettre l'esprit sur leur trace. Il y a donc tout lieu d'espérer que la nature nous cache encore une foule de secrets d'un excellent usage, qui n'ont aucune parenté et aucune similitude avec ceux qu'elle nous a dévoilés, et qui sont en dehors de tous les sentiers battus de notre imagination, qui cependant n'ont pas encore été découverts, mais qui, sans aucun doute, se révéleront quelque jour d'eux-mêmes à travers le long circuit des âges, comme se sont révélés les premiers; mais que l'on peut saisir promptement, immédiatement et tous ensemble, par la méthode que nous proposons maintenant. [1,110] Il est des inventions d'une autre sorte qui prouvent que le genre humain peut avoir sous sa main des découvertes de grande importance, qu'il ne remarquera et ne soupçonnera pas même. Les découvertes de la poudre à canon, de la soie, de la boussole, du sucre, du papier et autres semblables, paraissent reposer sur la connaissance de quelques qualités secrètes de la nature; mais certainement l'art de l'imprimerie n'a rien de mystérieux et qui ne puisse venir à l'esprit de tout le monde. Et néanmoins les hommes ne remarquant pas que les moules des lettres se disposent, il est vrai, avec plus de difficulté que les lettres elles-mêmes ne se tracent à la main, mais que les moules une fois disposés, peuvent servir à un nombre infini d'impressions, tandis que les lettres tracées à la main ne servent qu'à un seul manuscrit ; ou peut-être ne songeant pas que l'on peut épaissir l'encre au point qu'elle teigne et ne coule plus, surtout quand les lettres sont renversées, et que l'impression se fait de bas en haut; les hommes, disons-nous, ont été privés. pendant tant de siècles de cette magnifique invention, qui rend de si grands services à la propagation des sciences. Le sort de l'intelligence humaine, dans cette carrière de découvertes, est d'être si legère et si mal réglée, que d'abord elle se défie d'elle-même, et que bientôt après elle se méprise. Il lui semble d'abord qu'il est incroyable qu'on puisse faire une telle découverte; puis, lorsqu'elle est faite, il lui semble derechef qu'il est incroyable qu'elle ait pu se dérober si longtemps aux hommes. Et certainement c'est un beau sujet d'espérances que de penser qu'il reste encore un grand nombre de découvertes à faire, que l'on peut attendre non-seulement de procédés inconnus à mettre en lumière, mais encore du transport, de la combinaison et de l'application des procédés connus, au moyen de l'expérience écrite dont nous avons parlé. [1,111] Voici encore un autre motif d'espérer : que l'on calcule les dépenses infinies d'esprit, de temps et d'argent que font les hommes pour des objets et des études d'un usage et d'un prix bien inférieurs, et l'on verra que s'ils en appliquaient seulement une partie à une oeuvre solide et sensée, il n'est point de difficulté dont ils ne vinssent à bout. Nous présentons cette observation, parce que nous avouons complètement qu'une collection d'expériences pour l'histoire naturelle, comme nous l'entendons et telle qu'elle doit être, est un grand ouvrage, et en quelque façon royal, et qui demande beaucoup de travaux et de dépenses. [1,112] Que cependant personne ne s'effraye de la multitude des faits, qui doit plutôt nourrir notre espérance. Les phénomènes particuliers des arts et de la nature, sont comme des bataillons, en regard des conceptions de l'esprit, éloignées et privées de la lumière des faits. Et d'ailleurs cette voie a une issue certaine, et à laquelle on touche presque; l'autre, au contraire, n'a aucune issue et se replie indéfiniment sur elle-même. Les hommes jusqu'ici ont fait de bien courtes haltes dans l'expérience, et c'est à peine s'ils l'ont effleurée ; mais, en revanche, ils ont perdu un temps infini en méditations et en fictions intellectuelles. Mais si nous avions près de nous quelqu'un qui pût répondre à toutes les questions sur les phénomènes naturels, avant peu d'années toutes les causes seraient découvertes et les sciences achevées. [1,113] Nous pensons aussi que notre propre exemple peut être pour les hommes un sujet de légitime espérance; et ce n'est point pour nous vanter que nous le disons, mais parce qu'il est utile de le dire. Que ceux à qui manquerait la confiance jettent les yeux sur moi, qui suis engagé dans les affaires plus qu'homme de mon époque, dont la santé n'est pas très solide et me perd ainsi beaucoup de temps, qui, d'ailleurs, entré le premier dans cette carrière nouvelle, ne marche sur les traces de personne, et n'ai absolument aucun compagnon de mon entreprise; et qui cependant, ayant abordé résolument la vraie méthode et soumis mon esprit à l'expérience, ai rendu, à ce que je pense, certains services effectifs ; et qu'ils jugent tout ce que l'on doit attendre d'hommes riches de loisirs, de l'association des travaux, de la suite des temps, après les gages que nous avons nous-même donnés; surtout dans une route qui n'est pas seulement accessible aux esprits isolés, comme la méthode rationnelle, mais où les travaux et les labeurs des hommes, surtout en ce qui concerne le recueil des expériences, peuvent parfaitement être divisés, et ensuite réunis. Les hommes viendront enfin à connaître leurs forces, lorsqu'ils ne recommenceront pas tous la même oeuvre, mais lorsqu'ils se partageront entre eux une tàche commune. [1,114] Enfin, quand bien même de ce nouveau continent ne soufflerait qu'un vent d'espérance faible et presque insensible, cependant nous affirmons qu'à tout prix il faut tenter l'épreuve, à moins que nous ne nous sentions un coeur bien abject. Ne point tenter l'entreprise, c'est courir un bien autre péril que de ne point y réussir; dans le premier cas, c'est un bien immense que nous risquons; dans le second, quelques peines seulement. Mais, de ce que nous avons dit, et même de ce que nous n'avons pas dit, il résulte manifestement que nous avons assez d'espérances légitimes pour engager non seulement un homme de coeur à tenter l'entreprise, mais aussi un homme prudent et sage à y croire. [1,115] Nous en avons assez dit pour mettre un terme au désespoir, l'un des obstacles les plus puissants qui s'opposent au progrès des sciences et l'arrêtent. Nous avons aussi parlé complètement des signes et des causes des erreurs, de l'inertie et de l'ignorance qui se sont généralement répandues; où il faut remarquer que les plus subtiles de ces causes, celles que le vulgaire ne peut ni observer, ni juger, doivent ètre rapportées à ce que nous avons dit des idoles de l'esprit humain. Et ici doit se terminer la partie destructive de notre instauration, qui se compose de trois critiques : critique de la raison humaine pure et abandonnée à elle-même, critique des démonstrations, et critique des théories, ou des philosophies et doctrines reçues aujourd'hui. Notre critique a été ce qu'elle pouvait être, fondée sur les signes et l'évidence des causes; car toute autre critique nous était interdite, puisque nous pensons autrement que nos adversaires sur la valeur des principes et le mode de démonstration. Il est donc temps d'en venir enfin à l'art et aux règles de l'interprétation de la nature; mais auparavant, il nous reste encore quelque chose à dire. Comme nous nous sommes proposé, dans ce premier livre des aphorismes, de préparer les esprits tant à comprendre qu'à recevoir ce qui doit suivre, maintenant que le sol est débarrassé et que la place est entièrement nette, il nous reste à mettre l'esprit dans une bonne disposition, et à le rendre favorable aux principes que nous voulons lui proposer. Une entreprise nouvelle rencontre des obstacles, non seulement dans l'établissement solide des anciennes doctrines, mais encore dans l'opinion anticipée et l'idée fausse que l'on se fait d'elle. Nous devons donc nous efforcer de donner, de la doctrine que nous proposons, une opinion juste et bonne, mais provisoire, et qui dure jusqu'au moment où la réalité elle-même sera mise devant les yeux. [1,116] Nous devons d'abord prier les hommes de ne point penser que notre intention soit de fonder quelque secte en philosophie, à la manière des anciens Grecs, ou de quelques modernes, comme Télésio (1509-1588), Patricius (1529-1597), Sévérinus (Boèce; vers 470-525); ce n'est point là notre but, et nous ne pensons pas qu'il importe beaucoup aux affaires humaines que l'on sache quelles sont les opinions abstraites d'un esprit sur la nature et les principes des choses; et il n'est pas douteux, quant aux systèmes de cette sorte, qu'on n'en puisse faire revivre beaucoup d'anciens, et créer beaucoup de nouveaux ; tout comme on peut imaginer plusieurs thèmes célestes, qui cadrent assez bien avec les phénomènes, et diffèrent tous entre eux. Mais nous n'avons aucun souci de toutes ces choses soumises à l'opinion, et en même temps fort inutiles. Notre but, au contraire, est d'essayer si nous pouvons donner à la puissance et à la grandeur de l'homme des fondements plus solides et en étendre le domaine. Et quoique nous soyons parvenu de côtés et d'autres, et dans des sujets spéciaux, à des résultats plus vrais, plus certains (à notre sens du moins), et en même temps plus utiles que ceux qui ont cours maintenant parmi les hommes, et que nous devions rassembler ces résultats dans la cinquième partie de notre instauration, cependant nous ne proposons aucune théorie universelle et complète. Il ne nous semble pas que le temps d'une telle théorie soit encore arrivé. Bien plus, nous n'espérons point que notre vie se prolongera assez pour mettre la dernière main à la sixième partie de notre instauration, destinée à la philosophie fondée sur la légitime interprétation de la nature; mais ce sera assez pour nous d'arriver à des résultats sages et utiles dans la sphère intermédiaire, de répandre dans la postérité quelques pures semences de vérité, et de ne point faire défaut à l'entrée de cette ère de grandes choses. [1,117] Mais de même que nous ne voulons pas fonder de secte nous ne promettons pas de gratifier les hommes d'inventions nouvelles. On pourrait cependant nous dire que nous, qui parlons si souvent des oeuvres et y rapportons tout, nous devrions bien en présenter quelques-unes pour gages. Mais notre méthode et notre esprit (nous l'avons souvent déclaré avec beaucoup de netteté, et il est à propos de le répéter encore) ne consistent point à tirer les oeuvres des oeuvres, ou Ies expériences des expériences; comme font les empiriques, mais à tirer des oeuvres et des expériences les causes et les lois générales, et réciproquement des causes et des lois générales des oeuvres et dès expériences nouvelles. Et quoique dans nos tables de découvertes, qui composent la quatrième partie de l'instauration, et dans les faits particuliers choisis pour exemples et présentés dans la seconde, et encore dans nos observations sur l'histoire, décrite dans la troisième partie de l'ouvrage, tout homme, d'une perspicacité et d'une habileté médiocres, pourra trouver d'importantes inventions indiquées et désignées partout ; nous avouons toutefois ingénument que l'histoire naturelle que les livres et nos propres expériences nous ont fournie jusqu'ici, n'est ni assez abondante ni assez certaine pour servir et satisfaire à une légitime interprétation de la nature. C'est pourquoi, si quelqu'un se sent plus enclin et plus propre aux arts mécaniques, et se trouve assez de sagacité pour dépister les inventions à la simple vue de l'expérience, nous lui permettons et lui abandonnons la tâche de recueillir, comme en passant, dans notre histoire naturelle et dans nos tables, une foule de faits, et de leur donner une application pratique, la vraie méthode portant ainsi avant terme des intérêts provisoires: Pour nous qui voyons plus haut, nous déplorons tout le temps que perd l'esprit à recueillir de cette sorte des fruits anticipés, comme les globes dorés d'Atalante. Nous n'avons point envie d'étaler avec une joie puérile des pommes d'or; mais tout est pour nous dans le triomphe de l'art sur la nature: nous ne nous hâtons point de recueillir de simple mousse ou une moisson en herbe, mais nous la laissons mûrir pour la récolter. [1,118] On pourra aussi sans aucun doute remarquer, en parcourant notre histoire naturelle et nos tables de découvertes, quelques expériences peu certaines ou même entièrement fausses, et en conséquence on pensera peut-être que nos découvertes reposent sur des fondements et des principes faux ou douteux. Mais il n'en est rien; car il est nécessaire que de pareilles imperfections se glissent au début. C'est comme lorsque, dans l'écriture ou l'impression, une lettre ou deux par hasard sont mal formées ou mal placées; le lecteur d'ordinaire ne s'en trouve pas fort embarrassé, car la vue d'elle-même corrige facilement ces fautes. Que l'on se mette donc dans l'esprit que des expériences fausses peuvent avoir cours dans l'histoire naturelle, dont bientôt les bannira facilement la découverte des causes et des principes. Cependant il est vrai que, si l'histoire naturelle et les expériences étaient remplies d'erreurs nombreuses, répétées, poursuivies, aucune force d'esprit, aucune ressource de l'art ne pourrait y remédier et restituer la vérité. Ainsi donc, si dans notre histoire naturelle, qui a été rassemblée et vérifiée avec tant de soin, de sévérité et presque de religion, il se trouve quelques faits erronés ou controuvés, que ne doit-on pas dire de l'histoire naturelle vulgaire, qui, au prix de la nôtre, s'est montrée si négligente et si facile, ou de la philosophie et des sciences élevées sur de tels sables (ou plutôt sur de tels sirtes) ? Que personne donc ne s'émeuve de ce que nous avons dit. [1,119] On rencontrera aussi dans notre histoire naturelle beaucoup de choses, ou de peu d'importance et vulgaires, ou viles et illibérales, ou trop subtiles et de pure spéculation, et à peu près de nulle application, toutes choses qui pourront rebuter et aliéner l'esprit. Quant aux sujets qui paraitront vulgaires, nous ferons observer que d'ordinaire on ne fait rien autre chose que de rapporter et d'accommoder les causes des phénomènes rares aux faits qui se produisent fréquemment, et qu'on ne recherche jamais les causes des événements fréquents, et qu'on les admet comme des faits accordés et reçus. Ainsi, l'on ne recherche pas les causes de la pesanteur, de la rotation des astres, de la chaleur, du froid, de la lumière, de la dureté, de la mollesse, de la rareté, de la densité, de la liquidité, de la consistance, de l'animation, de l'inanimation, de la similitude, de la dissemblance, et enfin de l'organisation; mais, admettant tous ces faits comme manifestes et évidents par eux-mêmes, on raisonne et l'on discute sur les autres phénomènes qui ne sont ni si familiers ni si fréquents. Pour nous qui sommes certain qu'on ne peut porter aucun jugement sur les phénomènes rares et extraordinaires, et encore moins mettre au jour des faits nouveaux, si l'on ne connaît les causes des phénomènes vulgaires, et si l'on n'a légitimement découvert et approfondi les causes des causes, nous sommes nécessairement conduit à recevoir dans notre histoire les faits les plus vulgaires. D'ailleurs, nous ne connaissons pas de plus grand obstacle au progrès de la philosophie, que cette habitude de ne point remarquer et étudier attentivement les choses qui sont familières et fréquentes, de les noter en passant et de n'en point rechercher les causes : la vraie méthode demande que l'on s'occupe tout autant d'approfondir les faits connus que de rechercher les faits inconnus. [1,120] Quant à l'utilité et à la bassesse des choses, pour lesquelles il faut demander grâce d'avance, nous déclarons que leur place est aussi bien marquée dans l'histoire naturelle que celle des choses les plus magnifiques et les plus précieuses. L'histoire naturelle n'en est aucunement souillée; la lumière du soleil entre également dans les,palais et dans les cloaques, sans se souiller jamais. Nous n'élevons pas un capitole et ne dédions pas quelque pyramide à l'orgueil humain, mais nous fondons dans l'intelligence humaine un temple saint à l'image du monde. Nous suivons notre modèle. Tout ce qui est digne de l'existence est digne de la science, qui est l'image de l'existence. Les choses viles existent aussi bien que les choses magnifiques. Bien plus, de même que parfois des odeurs exquises émanent de certaines substances putrides, comme le musc et la civette; ainsi, de faits vils et repoussants sortent quelquefois la plus pure lumière et la plus belle connaissance. Mais en voilà trop sur ce sujet, car ce genre de dédain n'appartient qu'aux enfants et aux femmes. [1,121] Mais voici une prévention qu'il faut examiner avec beaucoup plus de soin; l'esprit vulgaire, et même les intelligences plus relevées, qui ne sortent pas du cercle habituel de l'expérience, pourront trouver dans notre histoire beaucoup de choses trop recherchées et qui ne paraîtront satisfaire qu'une curiosité vaine. C'est pourquoi nous avons dit et nous répétons avant tout sur ce sujet, qu'au début de notre entreprise et pendant un temps, nous ne recherchons que les expériences lumineuses et non lès fructueuses; à l'exemple de la création divine, qui, nous I'avons déjà dit souvent, ne produisit le premier jour que la lumière, et lui consacra un jour entier, où elle ne mêla à cette oeuvre pure absolument aucun ouvrage matériel. Si quelqu'un pense donc que des expériences de cette sorte ne sont d'aucun usage, il en juge absolument comme il ferait de la lumière, en déclarant qu'elle ne sert à rien, parce qu'elle n'a rien de solide ni de matériel. Au vrai, il faut dire que la connaissance des natures simples, bien approfondie et définie, est comme la lumière; qui donne accès dans le secret sanctuaire des oeuvres, renferme en sa puissance et entraîne après soi toutes les troupes et les bataillons des nouvelles découvertes, et les sources des principes les plus élevés, et cependant par elle--même n'est pas d'un grand usage: Les lettres de l'alphabet, prises isolément, ne signifient rien et ne sont d'aucun usage et cependant elles entrent comme matière première dans la composition et l'arrangement de tout discours. Les semences qui ont tant de valeur en germe, n'ont aucun usage par elles-mêmes, si ce n'est lorsqu'elles se développent: Et les rayons dispersés de la lumière, s'ils ne tiennent à se réunir, ne peuvent répandre leurs bienfaits. Si l'on s'offense de certaines subtilités spécùlatives, que dira-t-on des scolastiques qui ont fait une part immense aux subtilités? Mais leurs subtilités étaient toutes dans les mots ou du moins dans les notions vulgaires, ce qui reviènt au même et non dans les choses et dans la naturè elles n'avaient aucune utilité ni dans leur origine, ni dans leurs conséquences; ce n'étaient pas des subtilités, inutiles pour le moment, mais devant porter dans la suite des fruits infinis, comme sont celles dont lnous parlons. Que les hommes tiennent pour certain que toute la subtilité des discussions et des conceptions de l'esprit, lorsqu'on l'emploie après la découverte dés principes, est tardive et vient après coup et que le véritable temps de la subtilité est celui où l'on examine les titres de l'expérience; et où l'on en tire les lois générales; l'autre subtilité enveloppe la nature et l'embrasse mais elle ne la saisit ni ne la subjugue; et rien n'est plus vrai que d'appliquer à la nature ce que l'on dit ordinairement de l'occasion ou de la fortune : elle est chevelue par devant et chauve par derrière. Entln, nous devons dire du mépris dans l'histoire naturelle pour les choses vùlgaires ou viles, ou trop subtiles, et inutiles au début, ce que disait cette femme, et qui doit nous tenir lieu d'oracle, à un prince {Philippe de Macédoine} tout enflé de sa grandeur; qui rejetait sa demande, comme indigne de la majesté d'un monarque et trop au-dessous de lui : "cesse donc d'être roi" ; car il est très certain qu'on ne peut obtenir èt exercer l'empire sur la nature, si l'on méprise de telles choses comme trop petites et viles. [1,122] Voici encore une autre prévention : on dira qu'il est bien extraordinaire et bien dur que nous renversions ainsi toutes les sciences et tous les auteurs à la fois, et cela sans appeler à notre aide quelqu'un des anciens qui nous serve de rempart, mais par nos seules et uniquès forces. Nous savons que, si nous avions voulu agir avec moins de bonne foi, nous aurions pu retrouver ce que nous proposons aujourd'hui, ou dans les siècles anciens avant l'époque des Grecs, lorsque florissaient mais sans bruit, les sciences naturelles surtout, qui n'avaient pas encore été envahies par les trompettes et les flûtes des Grecs; ou bien, par parties au moins, dans quelques-uns des Grecs eux-mêmes, et tirer de là de l'autorité et de l'honneur, comme font les hommes nouveaux qui se façonnent une noblesse à la faveur d'une généalogie qui les fait descendre de quelque race antique. Pour nous, fort de l'évidence de nos principes, nous rejetons toute feinte et toute imposture et nous ne pensons pas que notre entreprise soit plus intéressée à ce que ces nouvelles découvertes aient été autrefois connues des anciens, et se soient éteintes et renouvelées ainsi à travers les événements et les âges du monde que ne le sont les hommes à savoir si le nouveau monde est l'ancienne île Atlantide et a été connu des anciens, ou s'il a été récemment découvert pour la première fois. Les découvertes doivent être demandées à la lumière de la nature, et non aux ténèbres de l'antiquité. Quant à l'ensemble de la critique, il est très certain que, pour celui qui examine sérieusement la chose, il y a plus de raison et de modestie à agir ainsi d'un seul coup qu'à ruiner partiellement les anciennes autorités. Si les erreurs n'avaient pas eu leurs racines dans les notions premières, il eût été impossible que certaines découvertes heureuses n'eussent pas remédié au mal. Mais comme tout reposa sur des erreurs fondamentales, et que les hommes négligèrent plutôt et passèrent sous silence la nature et la réalité qu'ils ne portèrent un faux jugement sur elles; il n'est point étonnant qu'ils ne vinrent pas à bout de ce dont ils n'avaient nul souci, n'arrivèrent pas au but qu'ils ne s'étaient point marqué, et ne parvinrent pas au terme d'une route où ils n'étaient pas entrés, ou dont ils s'étaient écartés. Parle-t-on de notre présomption? Certes, si quelqu'un se vante de pouvoir, par la fermeté de sa main et la sûreté de son coup d'oeil, tracer une ligne plus droite et un cercle plus parfait que personne au monde, il y a là comparaison de talents ; mais si quelqu'un affirme qu'il peut, avec le secours de la règle et du compas, tracer une ligne plus droite et un cercle plus parfait qu'aucun autre par la seule habileté de l'oeil ou de la main, assûrément on ne le taxera pas de forfanterie. Ce que nous disons ici ne s'applique pas seulement à ce premier effort par lequel nous ouvrons la carrière, mais encore aux travaux de tous ceux qui nous y suivront. Notre méthode de découvertes rend à peu prés tous les esprits égaux, et ne laisse pas grand'chose à leur excellence naturelle, puisqu'elle veut que tout s'accomplisse par des règles et des démonstrations très arretées. C'est pourquoi, comme nous l'avons dit souvent, dans notre oeuvre il y a plus de bonheur que de talent : elle est plutôt le fruit du temps que de notre esprit. Il y a en effet du hasard tout aussi bien dans les pensées de l'homme que dans ses actions et ses oeuvres. [1,123] Nous pouvons dire de nous ce que certain autre {l'orateur Philocrate} disait par plaisanterie : "Il ne peut se faire qu'on ait la même manière de voir, quand on boit les uns du vin et les autres de l'eau". C'est un mot qui tranche parfaitement la difficulté. Les autres hommes, tant anciens que nouveaux, ont bu dans les sciences une liqueur toute crue, comme de l'eau, découlant spontanément de l'intelligence, ou que l'on pompait par les roues de la dialectique d'une sorte de puits; pour nous, nous buvons et nous versons une liqueur tirée d'une infinité de raisins, tous mûrs et bien à point, recùeillis sur des grappes de toutes sortes, foulés ensuite au pressoir, rassis et clarifiés dans les cuves. II n'y a donc rien d'étonnant, si nous ne pouvons nous entendre avec les autres. [1,124] On pourra prétendre encore que nous n'avons point fixé aux sciences le but le meilleur et le plus vrai, nous renvoyant ainsi une critique que nous adressons aux autres doctrines. On dira que la contemplation de la vérité a plus de dignité et de noblesse que toute l'utilité et la grandeur des opérations de l'industrie; que ce long et soucieux séjour dans l'expérience et la matière, et le flot de phénomènes qui se pressent, cloue en quelque façon l'esprit à la terre, ou plutôt le plonge dans un tartare de confusion et de perturbation, l'éloigne et le prive de la sévérité et de la tranquillité de la sagesse abstraite, qui est un état bien plus divin. Nous donnons les mains à cette façon de penser, et nous poursuivons avant et par-dessus tout ce beau fruit qu'elle vante. Nous voulons graver dans l'intelligence humaine une fidèle image du monde tel qu'il se trouve, et non tel que la raison de chacun peut l'inventer. Or, pour arriver là, il n'est d'autre moyen que de faire du monde une dissection et une anatomie très exactes. Pour ces manières de mondes et ces singes de créations que l'imagination humaine a ineptement édifiés dans les philosophies, il faut souffler dessus sans pitié. Que les hommes sachent bien, comme nous l'avons dit plus haut, quelle différence il y a entre les idoles de l'esprit humain et les idées de l'entendement divin. Les unes ne sont que des abstractions arbitraires, les autres sont les vraies empreintes du Créateur sur ses créatures, empreintes gravées et parfaites en la matière par des lignes véritables et exquises. C'est pourquoi les choses sont ici, dans leur nue réalité, la vérité et l'utilité mêmes, et les inventions doivent être plus estimées comme gages de la vérité, que comme bienfaitrices de la vie. [1,125] On nous objectera peut-étre encore que nous faisons à peu près ce qu'on a déjà fait, et que les anciens ont suivi la même méthode que nous. Et certains esprits pourront imaginer qu'il est vraisemblable qu'après tant de mouvement et d'efforts, nous aboutirons enfin à quelqu'un des systèmes que vit fleurir la Grèce; car, dira-t-on, les anciens, au début de leurs méditations, rassemblaient un grand nombre de faits et d'exemples, en dressaient des tables, et les classaient en ordre et par chapitres, puis ils tiraient de là leurs philosophies et leurs arts, ne se prononçant qu'après information, et répandant dans leurs écrits des exemples pour prouver leurs assertions et éclaircir leurs idées; mais ils pensaient qu'il eût été superflu et fatigant de produire tous les faits observés et de mettre au jour les recueils entiers qu'ils en avaient composés; ils ont fait ce qui se pratique d'ordinaire lorsqu'on élève un édifice : après l'avoir achevé, on retire les machines et les échelles. Et certainement il n'est pas nécessaire de croire qu'ils aient suivi un autre procédé. Mais à moins que l'on n'ait complétement oublié ce que nous avons dit plus haut, on répondra facilement à cette objection; ou plutôt à ce scrupule. Nous reconnaissons nous-même chez les anciens, et l'on trouve dans leurs livres une méthode de recherches et d'invention. Mais cette méthode consistait à s'envoler de certains exemples et de quelques faits (auxquels on joignait les notions communes; et probablement quelques- tines des opinions reçues, le plus en faveur) aux conclusions les plus générales et aux premiers principes des sciences, et à tirer de ces principes élevés au rang d'axiomes incontestables, les vérités secondaires et les inférieures par une série de déductions; et ces notions, ainsi acquises, constituaient leurs arts. Si on leur proposait des faits nouveaux ou des exemples en contradiction avec leurs dogmes, ils les ramenaient avec habileté à la loi générale par des distinctions ou par des interprétations, ou bien ils les repoussaient tout simplement par des exceptions; d'un autre côté, ils accommodaient laborieusement et opiniâtrement à leurs principes les causes des faits qui ne leur présenaient pas les mêmes embarras. Mais cette histoire naturelle et cette expérience n'étaient point ce qu'elles devaient être, il s'en fallait, certes, de beaucoup; et s'envoler ainsi subitement aux principes les plus généraux perdit tout. [1,126] On nous dira encore qu'en défendant à l'esprit de juger et d'établir des principes certains, avant d'être parvenu légitimement par les degrés intermédiaires aux lois les plus générales, nous engageons l'intelligence à suspendre tout jugement ; et nous allons directement à l'acatalepsie. Nous n'avons en vue ni ne proposons l'acatalepsie, mais l'eucatalepsie; nous n'ôtons point aux sens leur autorité, nous leur donnons des secours; nous ne méprisons point l'intelligence, nous la règlons. En tout cas ; il vaut mieux savoir ce qu'il faut, et croire que nous n'avons pas la toute-science; que de croire que nous avons la toute-science, en ne sachant rien de ce qu'il faut. [1,127] Voici encore plutôt un doute qu'une objection : on nous demandera si nous ne parlons que de la philosophie naturelle, ou si nous voulons encore appliquer notre méthode aux autres sciences, logiques, morales, politiques. Il est certain que nous avons en vue toutes ces sciences à la fois, et de même que la logique vulgaire, où règne le syllogisme, ne s'adresse pas seulement aux sciences naturelles, mais à toutes sans exception, notre méthode, qui procède par induction, a aussi une portée universelle. Nous composons aussi bien une histoire et dressons des tables de découvertes de la colère, de la crainte, du respect et des autres sentiments, ou d'exemples d'affaires civiles, ou des opérations mentales de la mémoire, de la composition et de la division, du jugement et autres semblables, que du chaud et du froid, de la lumière, de la végétation et autres phénomènes du même ordre. Toutefois, comme notre méthode d'interprétation, après que les matériaux ont été rassemblés et mis en ordre dans l'histoire, n'a pas seulement égard aux opérations et à l'exercice de l'intelligence (ainsi que la logique vulgaire ), mais encore à la nature des choses, nous règlons l'esprit de façon qu'il puisse aborder l'étude de cette nature avec des procédés parfaits de tous points. C'est pourquoi , dans notre doctrine de l'interprétation, nous faisons entrer un grand nombre de préceptes, qui conforment à beaucoup d'égards la méthode de découverte à la manière d'être et aux conditions du sujet qui fait l'objet de nos recherches. [1,128] Mais on ne pourra pas même mettre en doute si notre intention est de détruire et anéantir la philosophie, les arts et les sciences actuellement en usage; car, tout au contraire, nous souscrivons volontiers à leur usage, à leur culture et à leurs honneurs; nous ne nous opposons d'aucune manière à ce qu'elles alimentent les discussions, servent aux discours d'ornement, soient professées dans les chaires, prêtent à la vie civile la brièveté et la commodité de leur tour, et, en un mot, aient cours parmi les hommes comme une monnaie reçue par un consentement général. Bien mieux, nous déclarons ouvertement que celles que nous voulons introduire ne seront pas très propres à ces divers usages, car elles ne pourront, d'aucune sorte, être mises à la portée du vulgaire, si ce n'est cependant par leurs effets et leurs conséquences pratiques. Quant à la sincérité de notre affection et de notre bonne volonté pour les sciences reçues, nos écrits déjà publiés, surtout notre livre sur l'Avancement des sciences, en font foi. Nous ne ferons donc pas de nouveaux discours pour en donner la preuve ; mais nous répéterons constamment, qu'avec les méthodes actuelles il n'y a pas de grands progrès possibles dans la théorie des sciences, et que l'on ne peut obtenir une large moisson de conséquences pratiques. [1,129] ll ne nous reste plus qu'à dire quelques mots de l'excellence du but que nous nous proposons. Placé plus haut, cet éloge eût ressemblé à un beau rêve; mais maintenant que l'on connaît le fondement de notre espérance, et que nous avons dissipé tous les préjugés contraires, il aura peut-être plus d'autorité. Si nous avions amené à terme notre entreprise, et accompli l'oeuvre jusqu'au bout, sans appeler les autres hommes à partager nos travaux et à nous prêter leur secours, nous n'aurions pas essayé un tel éloge, de crainte qu'on ne le prit pour le panégyrique de notre propre mérite; mais puisqu'il faut provoquer les efforts de son semblables, exciter leur ardeur et enflammer leur zèle, il est très à propos de remettre devant leurs yeux le prix élevé promis à ces efforts. En premier lieu, il nous semble que, parmi les actions humaines, la plus belle sans comparaison, c'est de doter le monde de grandes découvertes, et c'est ainsi qu'en ont jugé les siècles anciens : ils décernaient les honneurs divins aux inventeurs; à ceux au contraire qui s'étaient signalés au service de l'État, tels que les fondateurs de villes et d'empires, législateurs, libérateurs de la patrie assiégée de maux cruels, vainqueurs des tyrans, et autres semblables, ils n'accordaient que le titre et les prérogatives de héros. Et, si l'on fait une juste comparaison de ces deux sortes de mérites, on applaudira au jugement des anciens âges; car le bienfait des découvertes s'etend à tout le genre humain, les services civils à un seul pays seulement; ceux-ci ne durent qu'un temps, les autres sont éternels. Le plus souvent les États n'avancent qu'au milieu des troubles et par de violentes secousses; mais les découvertes répandent leurs bienfaits sans nuire à personne et sans coûter de larmes. Les découvertes sont comme des créations nouvelles, elles imitent les oeuvres divines, comme l'a bien dit le poète : "La première dans les temps anciens, Athènes la célèbre donna aux malheureux mortels les fruits qui se multiplient, récréa la vie et sanctionna les lois". (Lucrèce, De la nature des choses, VI, vers 1-3) Et il est digne de remarque que Salomon, comblé de tous les biens, puissance, richesses, magntficence des oeuvres, armée, serviteurs, flotte, renommée, admiration sans réserve, n'en ait choisi aucun pour se glorifier, mais ait déclaré : que la gloire de Dieu est de dérober ses secrets; la gloire du roi de les découvrir. D'un autre côté, que l'on songe à la différence qu'il y a entre la condition de l'homme dans un des royaumes les plus civilisés de I'Europe, et la même condition dans une des régions les plus incultes et barbares du nouveau monde; cette différence est telle, que l'on peut dire à juste titre que l'homme est un dieu pour l'homme, non seulement à cause des services et des bienfaits qu'il peut lui rendre, mais par la comparaison de leurs diverses conditions. Et cette diversité, ce n'est pas le sol, ce n'est pas le ciel qui l'établit, ce sont les arts. Il faut aussi remarquer la puissance, la vertu et les conséquences des découvertes ; elles n'apparaissent nulle part plus manifestement que dans ces trois inventions, inconnues aux anciens et dont les origines, quoique récentes, sont obscures et sans gloire : l'imprimerie, la poudre à canon et la boussole, qui ont changé la face du monde, la première dans les lettres, la seconde dans l'art de la guerre, la troisième dans celui de la navigation ; d'où sont venus des changements tellement innombrables, que jamais empire, secte ou étoile ne pourra se vanter d'avoir exercé sur les choses humaines autant d'influence que ces inventions mécaniques. Ensuite, nous distinguerons trois espèces et comme trois degrés d'ambition : la première espèce est celle des hommes qui veulent accroître leur pouvoir dans leur pays : c'est la plus vulgaire et la plus basse; la seconde, celle des hommes qui s'efforcent d'accroître la puissance et l'empire de leur pays sur le genre humain : celle-ci a plus de dignité et n'en porte pas moins tous les caractères d'une passion; mais ceux qui s'efforcent de fonder et d'étendre l'empire du genre humain lui-même sur la nature entière ont une ambition (si toutefois on peut lui donner ce nom) incomparablement plus sage et plus relevée que les autres. Mais l'empire de l'homme sur les choses a son unique fondement dans les arts et les sciences, car on ne commande à la nature qu'en lui obéissant. Disons encore que, si l'utilité d'une découverte particulière a tellement frappé les hommes qu'ils aient vu plus qu'un homme dans celui qui pouvait ainsi étendre un seul bienfait à tout le genre humain, combien plus relevé ne paraîtra-t-il pas de faire une découverte qui, à elle seule, donne la clef de toutes les autres? Et cependant, pour dire toute la vérité, de même que nous avons de grandes obligations à la lumière, qui nous permet d'aller d'un lieu à l'autre, de pratiquer les arts, de lire, de nous reconnaître mutuellement, et que néanmoins la pure contemplatien de la lumière elle-méme a plus d'excellence et de beauté que ses usages si multipliés , ainsi bien certainement la pure contemplation des choses dans leur réalité, et dégagée de toute superstition, imposture, erreur ou confusion , renferme en soi plus de dignité que tout le fruit des découvertes. En dernier lieu, si l'on objecte que les sciences et les arts donnent souvent des armes aux mauvais desseins et aux mauvaises passions, personne ne s'en mettra fort en peine. On en peut dire autant de tous les biens du monde : le talent, le courage, les forces, la beauté, les richesses, la lumière elle-méme et les autres. Que le genre humain recouvre son empire sur la nature, qui lui appartient de don divin, et qu'il retrouve sa puissance, la droite raison et une saine religion en sauront bien régler l'usage. [1,130] Il est temps, enfin, que nous expliquions l'art d'interpréter la nature. Quoique nous'pensions avoir renfermé en cette méthode des préceptes très utiles et très vrais, nous sommes loin cependant, de lui attribuer une nécessité absolue (à ce point que l'on ne puisse rien sans elle), ou même une entière perfection. Notre opinion est que si les hommes avaient sous la main une histoire exacte de la nature et de l'expérience, et qu'ils en fissent l'aliment de leurs pensées; et que d'ailleurs ils pussent s'imposer la double obligation de dépouiller les opinions reçues et les notions vulgaires, et s'abstenir pour un temps d'élever leur esprit aux premiers principes et aux lois qui en approchent le plus, il se pourrait que par la propre force de leur intelligence, et sans autre art, ils rencontrassent le vrai procédé de l'interprétation. Car l'interprétation est l'oeuvre vraie et naturelle de l'intelligence, après que l'on a retiré tous les obstacles qui arrêtent sa marche; mais cependant, au-moyen de nos préceptes, le travail de l'esprit aura beaucoup plus de facilité et de solidité. Nous sommes aussi bien loin d'affirmer qu'on ne puisse rien ajouter à ces préceptes; mais tout au contraire, nous qui mettons la force de l'intelligence, non pas dans sa vertu propre, mais dans son commerce avec la réalité, nous devons déclarer que l'art des découvertes peut se dévélopper avec les découvertes elles-mêmes. [2,0] LIVRE SECOND. [2,1] Faire naître dans un corps donné une ou plusieurs propriétés nouvelles et l'en revêtir, c'est l'office et le but de l'industrie humaine. Découvrir d'une propriété donnée la forme ou la différence vraie, ou la nature naturante, ou la source d'émanation (ce sont là les termes qui indiquent le mieux ce que nous vouIons désigner), c'est l'office et le but de la science humaine. A ce double but essentiel est subordonné un double but secondaire; au premier, la transformation des corps les uns dans les autres, dans les limites du possible; au second, la découverte pour toute génération et tout mouvement, du progrès latent, effectué par un agent manifeste et une matière manifeste, jusqu'à l'achèvement de la nouvelle forme; et aussi la découverte de la constitution cachée des corps en eux-mémes, et abstraction faite de leurs mouvements. [2,2] L'extrême imperfection de la science, telle qu'elle existe aujourd'hui, est manifestée même par les idées vulgaires répandues sur son objet. On dit avec raison que connaître véritablement, c'est connaître par les causes. On établit encore assez bien qu'il y a quatre espèces de causes : la matière, la forme, la cause efficiente et la finale. Mais tant s'en faut que la cause finale serve aux sciences, qu'elle les corrompt plutôt, à moins que l'on n'étudie les actions de l'homme. La découverte de la forme est tenue pour impossible. Quant aux causes efficiente et matérielle, telles qu'on les recherche et qu'on les reçoit, le plus reculées possible et sans le progrès latent vers la forme, rien de plus superficiel et qui ait moins de rapport avec une science véritable et féconde. Nous n'oublions pas que plus haut nous avons noté et corrigé l'erreur de l'esprit humain, par laquelle il attribue aux.formes tout ce qu'il y a de plus important dans l'essence. Quoique dans la nature il n'existe véritablement rien que des corps individuels, accomplissant de purs actes individuels d'après une loi; dans la science, cependant, c'est cette loi même, c'est la recherche, la découverte et l'explication de cette loi, qui est le fondement tant de la connaissance que de la pratique. C'est cette loi et ses paragraphes que nous comprenons sous le nom de formes, conservant ainsi une expression généralement répandue et familière à l'esprit. [2,3] Connaître la cause d'une certaine propriété, comme de la blancheur ou de la chaleur, dans de certains sujets seulement, c'est avoir une science imparfaite. Ne pouvoir produire un effet que sur certaines matières seulement, parmi celles qui en sont susceptibles, c'est avoir une puissance également imparfaite. Connaître les causes efficiente et matérielle seulement, lesquelles causes sont mobiles et fuyantes, et comme les véhicules de la forme que les corps doivent revêtir, c'est pouvoir parvenir à de nouvelles inventions dans une matière semblable jusqu'à un certain point et préparée, mais non pas reculer les bornes de la science et de l'industrie, qui ont des fondements plus profonds. Mais connaître les formes, c'est avoir saisi l'unité de nature au milieu des matières les plus dissemblables, et, par conséquent, pouvoir découvrir et produire des phénomènes et des opérations inconnues jusqu'ici, et telles que ni les vicissitudes de la nature, ni la pratique de l'expérience, ni le hasard lui-même ne leur eussent jamais donné le jour, et que l'esprit humain n'y eût jamais songé. Ainsi donc, de la découverte des formes résulte une théorie vraie et une pratique large. [2,4] Quoique la double voie qui conduit l'homme à la puissance et à la science soit intimement unie et n'en forme en quelque façon qu'une seule, cependant, à cause de cette coutume aussi pernicieuse qu'invétérée de se tenir dans les abstractions, il est plus sûr de donner pour fondement aux sciences les faits constants de leur partie active, et d'assujettir la théorie à la pratique, qui en doit être la régulatrice. C'est pourquoi il faut voir quel précepte, quelle direction on peut surtout désirer pour produire et faire naître sur un corps donné quelque propriété nouvelle, et l'expliquer en termes simples et le plus clairement possible. Par exemple, si l'on veut donner à l'argent la couleur de l'or, ou un poids plus considérable (en se conformant aux lois de la matière), ou la transparence à quelque pierre non diaphane, ou la ténacité au verre, ou la végétation à quelque corps non végétal, il faut voir, disons-nous, quel précepte et quelle direction on désirerait surtout recevoir. Et d'abord, l'on souhaitera, sans nul doute, recevoir une indication qui ne rende pas les efforts vains et l'expérience décevante. En second lieu, on souhaitera un précepte qui n'astreigne pas à certains moyens fixes et à certains modes d'opération particuliers. Car il se pourrait faire que l'on dût renoncer à l'entreprise, n'ayant ni la faculté ni la commodité de recueillir et d'employer de tels moyens. Que s'il existe d'autres moyens et d'autres modes (en dehors de ceux prescrits) de faire naître une telle propriété, peut-être seront-ils de ceux qui se trouvent au pouvoir de l'opérateur; et cependant renfermé dans les étroites limites du précepte, il ne pourra les mettre en oeuvre, ni arriver à terme. En troisième lieu, on souhaitera de se voir indiquer quelque opération ou fait moins difficile à produire que la modification cherchée et plus rapprochée de la pratique. Ainsi donc, on peut déclarer qu'un précepte vrai et parfait pour la pratique doit être certain, large et commode, c'est-à-dire nous mener par degrés à l'opération dernière. Ce qui revient absolument à la découverte de la forme véritable; car la forme d'une certaine propriété est telle que, supposé que cette forme existe, la propriété donnée la suit infailliblement. Elle est partout où est cette propriété, elle en est toujours le signe certain, ou bien elle est toujours certainement manifestée par elle. Cette forme en même temps est telle, que la supprimer c'est détruire infailliblement la propriété donnée. Partout où cette propriété n'est pas, la forme manque; son absence est une négation certaine de la propriété, à laquelle elle est invariablement et uniquement attachée. Enfin la forme vraie est telle, qu'elle tire la propriété donnée d'un certain fonds d'essence, commun à plusieurs natures, et qui est, comme on le dit, plus familier à la nature que cette forme même. C'est pourquoi, l'on doit déclarer que l'axiome ou le précepte vrai et parfait pour la théorie, est qu'il faut trouver une nature conversible avec la nature proposée, et qui soit elle-méme la limitation d'une nature plus répandue, et constituant un véritable genre. Ces deux préceptes, pour la pratique et la théorie, sont une seule et même chose; car ce qui est le plus utile dans la pratique, est en même temps le plus vrai dans la science. [2,5] Le précepte ou l'axiome pour la transformation des corps est d'une double espèce. Il faut d'abord considérer le corps comme la réunion et l'agrégat de diverses natures simples; ainsi l'or réunit ces propriétés, d'être jaune, d'être pesant, d'avoir tel poids, d'être malléable, ductile dans telles proportions, de ne pas se volatiliser, de ne rien perdre de sa quantité dans le feu, de se liquéfier d'une telle manière, de se diviser et de se rompre de telle façon, et ainsi de toutes les autres propriétés qui se réunissent dans l'or. Un tel précepte apprend donc à produire la substance cherchée, par les formes des natures simples. Car celui qui connaît les formes et les modes de la production du jaune, de la pesanteur, de la ductilité, de la fixité, de la fluidité, de la frangibilité, et des autres-propriétés, dans leurs diverses proportions et - conditions, travaillera à les réunir toutes dans un certain corps qui se trouvera ainsi transformé en or. Ce mode d'opération revient au mode principal que nous avons exposé. Car c'est par le même procédé qu'on produit une propriété simple, ou qu'on en produit plusieurs; si ce n'est toutefois qu'on éprouve plus d'embarras et qu'on est plus gêné, lorsqu'il est question de plusieurs, à cause de la difficulté de rassembler tant de propriétés qui ne se réunissent pas facilement, si ce n'est par les voies ordinaires, et en quelque façon battues, de la nature. En tout cas, nous devons dire que ce mode d'opérer, qui considère les propriétés simples, quoique dans un corps concret, a pour fondement ce qui dans la nature est constant, éternel, universel, et ouvre à la puissance de l'homme un champ si vaste, qu'au point où en sont les choses, la pensée peut à peine le mesurer et-le comprendre. La seconde espèce de précepte, qui dépend de la découverte du progrès latent, ne procède pas par les propriétés simples, mais par les corps concrets, tels qu'on les trouve d'ordinaire dans la nature, par exemple : lorsqu'on recherche par quel développement, de quelle manière et par quel progrès l'or, ou tout autre métal ou pierre, est produit et vient de ses premiers rudiments à l'état de minerai parfait ; ou par quel progrès les végétaux se développent depuis le premier assemblage des sucs dans la terre, ou depuis l'état de semence, jusqu'à la parfaite formation de la plante, à travers toute cette diverse succession de mouvements, et ce travail varié et continuel de la nature; ou encore, lorsqu'on recherche la loi de la génération des animaux, depuis la conception jusqu'à l'enfantement ; et ainsi de tous les autres développements corporels. - Cependant ce genre de recherches ne s'applique pas seulement aux générations des corps, mais encore aux autres mouvements et générations de la nature; par exemple, lorsqu'on étudie toute la série et les actions successives de l'alimentation, depuis la réception de l'aliment jusqu'à l'assimilation parfaite; ou le mouvement volontaire des animaux depuis la première impression de l'imagination et la série des efforts intérieurs, jusqu'aux flexions et aux mouvements des membres ; ou lorsqu'on cherche à expliquer le mouvement de la langue, des lèvres et des autres instruments de la voix , jusqu'à l'émission des sons articulés. Toutes ces études ont aussi pour objets des propriétés rassemblées; combinées et organisées dans leur réunion ; mais elles s'appliquent plutôt à ce qu'on pourrait nommer des coutumes de la nature particulières et spécialès, qu'aux lois fondamentales et communes qui constituent les formes. Cependant il faut avouer que ce second procédé paraît plus prompt, plus:facile à manier, et donne plus d'espérances que le premier. Mais la partie de la pratique qui correspond à cette partie de la théorie conduit l'opération, des manières d'être et des faits qui. se rencontrent ordinairement dans la nature, à quelques autres qui les touchent immédiatement ou qui n'en sont pas fort éloignés ; mais les opérations les plus importantes et véritablement fondamentales sur la nature, dépendent, des premiers axiomes. Bien plus, là où il n'est pas donné à l'homme d'opérer, mais seulement de connaître, comme dans les phénomènes célestes (car il n'est point donné à l'homme d'opérer sur les corps célestes, de les changer ou de les transformes), la recherche du fait, lui-même ou de la réalité ne se rapporte pas moins que la connaissance des causes et de leur concours à ces axiomes premiers et universels sur les natures simples, comme, par exemple, sur la nature de la rotation spontanée, de l'attraction ou de la vertu magnétique, et de plusieurs autres phénomènes qui sont plus universels que les phénomènes célestes. Car on ne peut espérer résoudre la question de savoir si, dans le mouvement diurne, c'est réellement la terre ou le ciel qui tourne, si l'on n'a compris auparavant la nature de la rotation spontanée. [2,6] Le progrès latent, dont nous parlons, est une chose que les esprits des hommes (assiégés comme ils le sont maintenant) ne peuvent facilement concevoir. Car nous n'entendons pas par là certaines mesures, ou des signes, ou des échelles de progrès visibles dans les corps, mais bien un progrès continu, qui échappe presque entièrement aux sens. Par exemple, à propos de toute génération et transformation des corps, il faut rechercher ce qui se perd et s'envole, ce qui demeure, ce qui survient, ce qui se dilate et ce qui se contracte; ce qui s'unit ou se sépare; ce qui se poursuit ou se rompt; ce qui donne ou arrête l'impulsion; ce qui l'emporte et ce qui succombe; et ainsi du reste. Mais ce n'est pas seulement dans la génération ou la transformation des corps qu'il faut faire ce travail; dans tous les autres mouvements et altérations, on doit rechercher ce qui précède et ce qui suit; ce qui est le plus vite et ce qui est le plus lent; ce qui donne le mouvement, ce qui le règle, et ainsi du reste. Mais toutes ces choses sont maintenant inconnues et étrangères aux sciences, où semble régner un esprit aussi lourd qu'inhabile. Mais comme toute action naturelle s'accomplit par des transitions infiniment petites ou du moins beaucop trop petites pour frapper les sens, personne ne peut espérer gouverner ou changer la nature, s'il n'a saisi et remarqué par des procédés convenables toutes ces opérations. [2,7] La recherche et la découverte de la constitution cachée des corps est chose tout aussi nouvelle que la découverte du progrès latent et de la forme. Nous sommes demeurés jusqu'ici dans le vestibule de la nature, sans songer à pénétrer dans son intérieur. Mais il est impossible de revêtir un corps d'une propriété nouvelle, ou de le transformer heureusement et exactement en un autre corps, si l'on n'a une juste connaissance du corps à altérer ou transformer. Car on fera des tentatives vaines ou au moins difficiles et erronées, et mal appropriées à la nature. du corps sur lequel on opérera. C'est pourquoi, il nous faut aussi ouvrir et munir une route pour arriver à ce dernier but. Les travaux accomplis dans l'anatomie des corps organisés, comme sont ceux de l'homme et des animaux, paraissent fort bons et très utiles, et c'est là une habile étude qui interroge bien la nature; mais ce genre d'anatomie a un objet très visible, que les sens saisissent facilement, et ne sort pas du cercle des corps organisés. C'est là quelque chose de facile et de vulgaire, au prix de l'anatomie vraie de la constitution cachée dans les corps qui passent pour similaires; surtout dans les substances d'un genre déterminé : comme le fer, la pierre, et dans leurs parties ou dans les parties similaires de la plante, de l'animal : comme les racines, les feuilles, les fleurs, la chair, le sang, les os, etc. L'industrie humaine n'a pas été jusqu'ici entièrement étrangère à ce genre de recherches; c'est à quoi tend la séparation des corps similaires dans les distillations et les autres modes de solutions dont le but est de faire apparaître la diversité des éléments composants par la congrégation des parties homogènes. Ce sont là des opérations en usage, et qui tendent au but que nous indiquons; quoique souvent elles trompent l'esprit, parce que l'on attribue à la séparation plusieurs éléments ou propriétés, comme ayant auparavant fait partie du composé, tandis qu'en réalité c'est le feu et la chaleur, ou les autres modes de décomposition qui les ont produits et ajoutés. Mais ce n'est encore là qu'une faible partie de l'oeuvre pour la découverte de la constitution vraie dans le composé; laquelle constitution est chose bien plus délicate et difficile à saisir, et que le feu détruit, plutôt qu'il ne la découvre et ne la met au jour. Ainsi donc il faut faire l'analyse et la séparation des corps, non par le feu, mais par la raison et l'induction vraie, reposant sur des expériences, et par la comparaison avec les autres corps, et la réduction aux propriétés simples, et à leurs formes, qui se réunissent et se mêlent dans le composé; et abandonner Vulcain pour Minerve, si l'on a le dessein de mettre en lumière la texture et la constitution vraie des corps, d'où dépend dans les choses toute propriété et vertu occulte, et, comme on dit, spécifique, et d'où l'on tire la loi de toute altération et transformation puissante. Par exemple, il faut rechercher dans toute espèce de corps, quelle est la partie volatile et l'essence tangible; et si cette partie volatile est considérable et gonflée, ou maigre et réduite, légère ou épaisse; si elle tient plus de la nature de l'air ou du feu; si elle est active ou paresseuse, faible ou robuste, en progrès ou en retour, rompue ou suivie, en harmonie ou en lutte avec les substances externes et ambiantes, etc.; et pareillement étudier l'essence tangible, qui ne comporte pas moins de différences que la partie volatile, ses poils et fibres, et sa texture si variée; et encore la disposition de la partie volatile dans la masse du corps, les pores, conduits, veines et cellules et les rudiments du corps organique. Mais ici même, et dans toute la recherche de la constitution cachée, la lumière vraie et pure vient des premières lois fondamentales, et certes, elle suffit pour dissiper tout embarras et toute ombre. [2,8] Il ne faut pas cependant en venir jusqu'à l'atome, qui présuppose le vide et une matière non fluide, deux choses fausses; mais jusqu'aux particules vraies, telles qu'on peut les découvrir. Et l'on ne doit point croire qu'il y ait là des embarras inextricables, mais, au contraire, plus on poursuivra la recherche des propriétés simples, plus il y aura de lumière dans la connaissance, parce que l'esprit aùra quitté le multiple pour le simple, l'incommensurable pour le commensurable, l'indéterminé pour le calculable, l'indéfini et le vague, pour le déterminé et le défini, comme il arrive pour les éléments des lettres et les tons des accords. Les recherches naturelles aboutissent à une connaissance parfaite, quand les mathématiques viennent compléter et terminer les travaux de la physique. Que personne non plus ne s'effraye ni de la multiplicité ni des fractions; car dans tout ce qui est soumis au calcul, il est aussi facile de concevoir ou de poser un millier qu'une unité, ou un millième qu'un entier. [2,9] Des deux espèces d'axiomes qui ont été établis plus haut, on tire la véritable division de la philosophie et des sciences, en appropriant à notre sens les termes reçus, qui ont le plus de rapport avec les choses à nommer. La recherche des formes qui sont (en raison du moins, et conformément à leur loi) éternelles et immobiles, constituera la métaphysique; la recherche de la cause efficiente, de la matière, du progrès latent, et de la constitution cachée (toutes choses qui ont rapport au cours ordinaire et commun de la nature, et non à ses lois fondamentales et éternélles), constituera la physique; à ces deux sciences théoriques seront subordonnées deux sciences pratiques : à la physique, la mécanique; à la métaphysique, la magie, conçue dans un sens raisonnable, et ainsi nommée à cause du champ immense qu'elle ouvrira et du grand empire qu'elle doit donner à l'homme sur la nature. [2,10] Le but de la science-étant ainsi fixé, il nous faut en expliquer les préceptes avec ordre et méthode. Les préceptes, pour l'interprétation de la nature, se divisent en deux classes : les premiers enseignent à tirer et à faire sortir de l'expérience les lois générales ; les seconds, à dériver et à conclure des lois générales de nouvelles expériences. La première classe se divise en trois parties, relatives aux secours à donner, les uns aux sens, les autres à la mémoire; et les troisièmes à l'intelligence ou raison. En effet, il faut d'abord recueillir une histoire naturelle et expérimentale suffisante et exacte; ce qui est le fondement de toute la science, et il ne faut point feindre et imaginer, mais découvrir ce que fait et admet la nature. L'histoire naturelle et expérimentale est si vaste et si variée qu'elle confondrait et disperserait l'intelligence, si l'on ne la fixait et la distribuait dans un ordre convenable. Il faut donc former des tables et des enchaînements de faits, distribués d'une telle façon et dans un tel ordre que l'intelligence puisse opérer sur eux. Mais malgré de tels secours, l'esprit, abandonné à lui-même et à ses libres mouvements, est impuissant et inhabile à découvrir les lois générales; il faut le régler et lui donner des secours. C'est pourquoi, en troisième lieu, il faut employer une induction légitime et vraie, qui est elle-même la clef de l'interprétation. C'est par cette dernière partie que nous commencerons; nous reviendrons ensuite aux précédentes. [2,11] On procède ainsi à la recherche des formes : sur la propriété donnée, il faut d'abord faire comparaître devant l'intelligence tous les faits connus qui offrent cette même propriété, quoique dans des matières fort différentes. Il faut faire ce recueil à la façon d'un historien, sans théorie anticipée et sans trop de subtilité. Prenons pour exemple la recherche de la forme de la chaleur. Table de faits positifs, pour la théorie de la chaleur. 1° Les rayons du soleil, surtout l'été et en plein midi. . 2° Les rayons du soleil, réfléchis et concentrés, comme entre deux montagnes, ou par des murailles ou par excellence dans les miroirs brûlants. 3° Les météores ignés. 4° Les foudres brûlantes. 5° Les éruptions des volcans, etc. 6° Les flammes de toute sorte. 7° Les solides en feu. 8° Les bains naturels d'eau thermale. 9° Les liquides bouillants ou chauffés. 10° Les vapeurs et les exhalaisons embrasées ; l'air lui-même, où se développe une chaleur très intense, excessive, quand il est captif, comme dans les fourneaux de réverbère. 11° Certaines températures, où l'air devient moite par la constitution seule, indépendamment de la saison. 12° L'air souterrain, contenu dans certaines cavernes, surtout pendant l'hiver. 13° Toute substance velue, comme la laine, les peaux de bête, le duvet, les plumes, recèle une certaine chaleur. 140 Tous les corps, solides, liquides, pesants, légers (comme l'air), soumis quelque temps à l'action du feu. 15° Les étincelles tirées du caillou, de l'acier, par un choc vif. 16° Tout corps frotté vigoureusement, comme la pierre, le bois, le drap, etc.; c'est ainsi qu'il arrive aux timons, aux essieux de s'enflammer; c'est ainsi que dans les Indes occidentales l'usage était d'allumer le feu par frottement. 17° Les végétaux verts et humides, enfermés et entassés, comme les roses pilées, dans leurs corbeilles; c'est ainsi que le foin rentré trop tôt s'enflamme assez souvent. 18° La chaux vive, arrosée d'eau. 19° Le fer, plongé dans un vase qui contient de l'eau, au moment où il entre en dissolution, sans être aucunement soumis à l'action dû feu; l'étain pareillement, mais avec moins d'intensité. 20° Les animaux, surtout et continuellement à l'intérieur de l'organisation; bien que pour les insectes, à cause de leur petitesse, la chaleur ne soit pas sensible au tact. 21° Le fumier de cheval, et, en général, tout excrément récent. 22° L'huile forte de soufre ou de vitriol produit les effets de la chaleur, en brûlant le linge. 23° L'essence d'origan, et autres de ce genre, produisent les effets de la chaleur en consumant l'ivoire des dents. 24° L'esprit-de-vin bien rectifié produit les effets de la chaleur; c'est ainsi qu'un blanc d'oeuf, qu'on y plonge, prend la consistance et tout l'aspect du blanc de l'ceuf qu'on a fait cuire; c'est ainsi qu'un morceau de pain, qu'on y plonge, devient tout semblable au pain grillé. 25° Les plantes aromatiques, certaines herbes naturellement chaudes, comme l'estragon, le cresson alénois, quand il est vieux, bien que leur chaleur soit insensible à la main (qu'on les manie intactes ou pulvérisées), semblent cependant à la langue et au palais; quand on les a mâchées un peu, non seulement chaudes, mais même brûlantes. 26° Le vinaigre, et tous les acides, appliqués à une partie du corps, qui n'a point d'épiderme, comme l'oeil, la langue, un membre blessé et mis au vif, excitent une douleur fort semblable à celle que produit le feu. 27° Le froid méme, quand il est âcre, et fort intense, produit comme une sensation de brûlure : "Le froid pénétrant de Borée le brûle" (Virgile, Géorgiques, I, v. 93). 28° D'autres encore. C'est là ce que nous appelons table d'étre et de présence. [2,12] Secondement, il faut faire comparaître devant l'intelligence tous les faits où ne se rencontre pas la propriété donnée; car, ainsi que nous l'avons dit, l'absence de la propriété donnée entraîne l'absence de la forme, tout comme la présence de l'une implique la présence de l'autre. Mais citer tous ces faits serait une entreprise infinie. C'est pourquoi il faut rapprocher les faits négatifs des affirmatifs, et rechercher la privation de la propriété dans les sujets seulement qui ont le plus de rapports avec ceux où la propriété existe et apparaît. C'est ce que nous appelons table de disparition ou d'absence dans les analogues. Table de faits négatifs, pour la théorie de la chaleur. 1° fait négatif (opposé au 1e fait positif). Les rayons de la lune, des étoiles, des comètes, n'ont aucune chaleur appréciable au tact; bien plus, c'est pendant la pleine lune que se produisent d'ordinaire les froids les plus intenses. Cependant on croit que les étoiles fixes du premier ordre, quand le soleil est en conjonction avec elles, ou qu'il s'en approche, augmentent la chaleur des rayons solaires; comme il arrive, lorsque le soleil est dans le signe du Lion et pendant les jours caniculaires. 2° (opposé au 2e). Les rayons du soleil ne produisent pas de chaleur dans ce que l'on nomme la région moyenne de l'air; ce que l'on explique assez bien dans les écoles, en disant que cette région n'est assez proche, ni du soleil, d'où les rayons émanent, ni de la terre qui les réfléchit. A l'appui de cette explication, on peut citer les sommets des montagnes (à moins que l'élévation n'en soit extrême) où séjournent les neiges perpétuelles. Quelques voyageurs, en effet, ont remarqué qu'il n'existe point de neige au sommet du Pic de Ténériffe, ni sur les Andes du Pérou, tandis que les flancs de ces montagnes en sont couverts jusqu'à une certaine hauteur. On assure en outre qu'à ces hauteurs extrêmes, l'air n'est nullement froid, mais seulement rare et âcre; c'est par là que, sur les Andes, il attaque et blesse les yeux, et l'estomac qui ne peut garder la nourriture. Les anciens avaient remarqué déjà qu'au sommet de l'Olympe l'air était si rare qu'il fallait, pour y monter, emporter avec soi des éponges imbibées de vinaigre et d'eau, et les approcher souvent des narines et de la bouche, l'air, à cause de sa rareté, ne suffisant plus à la respiration. On ajoute que, sur ce même sommet où ne tombait ni la pluie ni la neige, où le vent ne soufflait jamais, il régnait un tel calme, que les sacrificateurs traçant de leur doigt des caractères avec la cendre des victimes sur l'autel de Jupiter, ces empreintes demeuraient parfaitement intactes jusqu'à l'année suivante. Aujourd'hui encore, les voyageurs qui montent au sommet du Pic de Ténériffe, font leur ascension de nuit et non de jour; aussitôt après le lever du soleil,. leurs guides les engagent à descendre sans délai, à cause, apparemment, du danger qu'il y aurait à respirer un air si rare et suffocant. 3° (opp. au 2e): La. réflexion des rayons du soleil, dans les régions polaires, ne laisse subsister qu'une chaleur très faible et sans action. Des Belges, qui avaient hiverné à la Nouvelle-Zemble {archipel de l'océan Arctique russe}, attendaient la délivrance de leur vaisseau bloqué par les glaces ; mais parvenus aux premiers jours de juillet, sans que leur espérance fût réalisée, ils se virent contraints à se hasarder dans leur chaloupe. Il parait donc que les rayons directs n'ont pas beaucoup d'action, même sur un sol uni; et que les réfléchis n'en acquièrent que par leur multiplicité et leur concentration, ce qui arrive quand le soleil approche du zénith, car alors les rayons incidents font avec les réfléchis des angles très aigus, les uns et les autres sont très rapprochés; tandis que dans les grandes obliquités des rayons solaires, les angles sont très obtus, et, par conséquent, la distance des rayons incidents et des réfléchis, fort considérable. Toutefois, il faut noter qu'il peut y avoir beaucoup d'actions des rayons solaires ou de la chaleur en général, qui échappent à notre sensibilité; de telle sorte que, ne parvenant pas à nous échauffer, ils produisent sur plusieurs autres corps tous les effets de la chaleur. 4° (opp. au 2°). Voici une expérience à faire : Que l'on construise un miroir d'une disposition toute contraire à celle des miroirs brûlants, qu'on le place entre la main et les rayons solaires, et que l'on observe s'il affaiblit la chaleur, comme le miroir brûlant l'augmente. On sait que les rayons de lumière, pour un miroir dont le milieu et les côtés ont des densités différentes, donnent des images ou plus diffuses ou plus réduites. Il faudrait savoir si Ies rayons de soleil sont soumis à une loi semblable. 5° (opp. au 2°). Autre expérience qui exige beaucoup de soin. Il faudrait savoir, à l'aide de miroirs brûlants de la plus grande puissance, si les rayons de la lune, réunis et concentrés, peuvent produire un peu de chaleur à quelque faible degré que ce soit. Peut-être cette chaleur nous serait-elle insensible par son extrême faiblesse; i1 faudrait alors recourir à ces tubes qui indiquent la pression de l'air chaud ou froid; on recueillerait au sommet d'un tube de cette espèce les rayons lunaires concentrés par le miroir brûlant, et l'on observerait s'il y a quelque dépression de l'eau causée par l'échauffement de l'air. 6° (opp. au 2°). Il faudrait aussi faire l'épreuve du miroir brûlant sur la chaleur qui n'est ni rayonnante ni lumineuse, comme celle du fer ou de la pierre échauffés, mais non ardents, ou de l'eau près de bouillir, et autres semblables ; et observer si l'intensité de chaleur s'accroit, comme pour les rayons solaires. 7° (opp. au 2°). Que l'on fasse aussi l'épreuve du miroir brûlant sur la flamme ordinaire. 8° (opp. au 3°). On n'observe pas que les comètes (en supposant qu'il faille les classer parmi les météores) augmentent, par une influence certaine ou manifeste, les chaleurs de l'année où elles paraissent, bien que le plus souvent on ait vu qu'elles produisaient des sécheresses. Bien plus, les météores semblables aux poutres, aux colonnes, aux tourbillons, sont plus fréquents en hiver qu'en été; on les voit surtout quand le froid est très intense et très sec. La foudre, au contraire, les éclairs et le tonnerre, sont rares en hiver et fréquents au temps des grandes chaleurs. Quant aux météores, qui se nomment étoiles filantes, on croit communément qu'ils consistent en une matière visqueuse qui s'allume et brille, et non pas en une substance véritablement ignée. Mais c'est un sujet de recherches ultérieures. 9° (opp. au 4°). Il y a des éclairs qui donnent de la lumière, mais ne brûlent pas; ceux-là ne sont pas accompagnés de tonnerre. 10e (opp. au 5°). Les explosions ou éruptions de flammes ont lieu tout aussi bien dans les régions froides que dans les chaudes; par exemple, en Islande, en Groënland. On voit aussi que les arbres, dans les régions froides, sont plus inflammables, recèlent plus de poix et de résine que dans les régions chaudes; citons comme preuves le sapin, le pin et autres semblables. Mais dans quelle situation, dans quelle nature de terrain ces éruptions se produisent-elles? c'est ce que l'on n'a pas assez étudié pour que nous puissions mettre ici une expérience négative en regard de la positive. 11° (opp. au 6°). Toute flamme est constamment chaude, à un degré plus ou moins élevé, et nous manquons ici d'expérience négative. On dit cependant que le feu follet (comme on le nomme), qui donne quelquefois contre un mur, n'a pas beaucoup de chaleur, semblable en ce point à la flamme de l'esprit-de-vin, qui est douce et inoffensive. Mais il y a une flamme qui nous paraît plus douce encore, celle qui, au rapport de certains historiens graves et dignes de foi, s'est montrée autour de la tête et de la chevelure de jeunes garçons et de jeunes filles, laissant intacte cette chevelure et lui faisant doucement une auréole mobile. Mais un fait hors de doute, c'est que pendant la nuit, par un temps chaud, un cheval qui a couru et qui sue est entouré quelquefois d'une sorte de lueur qui n'a point de chaleur sensible. Il y a quelques années, certain phénomène occupait la curiosité publique et passa presque pour un miracle. Le fichu d'une jeune fille, secoué ou frotté donnait des étincelles; ce qui provenait sans doute de l'alun ou des sels dont on s'était servi pour le teindre, sels adhérents à l'étoffe et brisés par le frottement. Il est certain que le sucre de toute espèce, soit ordinaire, soit candi, dès qu'il est un peu dur, projette une lueur quand on le casse ou qu'on le coupe dans les ténèbres. Pendant les tempètes, l'écume de la mer fortement agitée étincelle dans la nuit; c'est cette lumière que les Espagnols nomment "poumon marin". Quelle sorte de chaleur peut avoir cette flamme nommée Castor et Pollux par les anciens navigateurs, et feu Saint-Elme par les modernes, c'est ce que l'on a négligé d'observer. 12° (opp. au 7°). Tout corps soumis à l'action du feu et porté jusqu'au rouge même sans flamme, est inévitablement chaud; ici point d'expérience négative, contraire à la positive. Toutefois, ce qui en approche beaucoup, c'est le fait du bois pourri qui s'éclaire pendant la nuit, sans manifester aucune chaleur; même phénomène pour les écailles de poisson putréfiées ; enfin, le ver luisant et l'espèce de mouche qu'on nomme luciole, ne nous semblent pas chauds au toucher. 13° (opp: au 8°). Dans quelles conditions, dans quelle espèce de terrain prennent naissance les eaux thermales? c'est ce que l'on n'a pas bien étudié. Nous ne proposerons donc pas ici d'ex- périence négative. 14° (opp. au 9°). A l'expérience des liquides bouillants, nous opposons comme fait négatif la nature même du liquide. Nous ne connaissons en effet aucun liquide, qui soit naturellement ou reste constamment chaud; on communique la chaleur aux liquides pour un temps, c'est pour eux une propriété d'emprunt; à tel point que ceux auxquels il appartient de produire au plus haut degré les effets de la chaleur, comme l'esprit-de-vin, les huiles essentielles de plantes aromatiques, l'huile de vitriol, l'esprit de soufre et autres semblables, dont l'application va bientôt nous brûler, sont froids au premier contact. L'eau thermale, reçue dans un vase, et observée hors de la source, se refroidit comme l'eau que nous retirons d'un foyer. Il est vrai que les corps huileux sont un peu moins froids au toucher que les corps aqueux; l'huile est moins froide que l'eau, de même que la soie est moins froide que le linge. Mais c'est un sujet qui appartient à la table des degrés du froid. 15° (opp. au 10°). De même, à l'expérience positive de la vapeur chaude, correspond à titre de négative la nature de cette même vapeur, telle qu'on la trouve ordinairement. Les exhalaisons des corps huileux, bien que facilement inflammables, n'ont aucune chaleur, si ce n'est quand elles émanent nouvellement d'un corps chaud. 16° (opp. au 10°). De même, à l'expérience positive de l'air chaud nous opposerons la nature même de l'air. Naturellement l'air n'est pas chaud ; il ne le devient qu'en étant renfermé, agité violemment ou soumis à l'action du soleil, du feu, de quelque autre foyer de chaleur. 17° (opp. au 11°). Nous proposons comme négatif le phénomène des températures plus froides que ne le comporte la saison, comme il arrive quand soufflent les vents de l'est et du nord, tandis que les températures contraires sont déterminées par les vents du sud et de l'ouest. Une température tiède nous menace de la pluie, surtout en hiver; le froid au contraire annonce la gelée. 18° (opp. au 12°). Fait négatif : la température de l'air enfermé dans les souterrains pendant l'été. Mais l'air renfermé, en général, doit être l'objet d'une étude expresse. Premier problème, difficile à résoudre : Quelle est, au juste, la nature de l'air par rapport au chaud et au froid? D'un côté, la chaleur dans l'air provient manifestement de l'influence des corps célestes ; de l'autre, le froid pourrait bien y venir de l'exhalaison terrestre, et pour la région moyenne, de l'influence des glaciers et des neiges, de telle sorte que l'air extérieur et libre, tel que nous pouvons l'observer, ne nous donnera pas la solution du problème, et qu'il faut recourir à l'air enfermé. On comprend d'ailleurs qu'il devrait être enfermé dans un vase tel et d'une telle substance, que l'air captif n'en subisse aucune influence du chaud ni du froid, et que toute communication avec l'air extérieur soit empêchée. Que l'on fasse l'expérience avec un pot de terre fermé très exactement par plusieurs bandes de cuir; que l'on garde l'air ainsi clos pendant trois ou quatre jours, et qu'ensuite, ouvrant le vase, on constate tout à coup la température, soit à la main, soit à l'aide d'un instrument très soigneusement gradué. 19° (opp. au 13°). On peut demander si la tiédeur de la laine, des peaux, des plumes et de tout ce qui est du même genre, provient d'une faible portion de chaleur qui leur est inhérente, en leur qualité d'excrétions d'êtres vivants, ou d'une certaine graisse et d'un principe huileux auquel la chaleur appartient en propre, ou de l'air enfermé et fouetté dans leurs replis, comme nous l'expliquions dans l'article précédent. Il parait, en effet, qu'une partie d'air quelconque, ne communiquant plus avec la masse de l'atmosphère, contracte une certaine chaleur. Il y aurait une expérience à faire sur des tissus de lin, par exemple, et non de laine, ou de plumes, ou de soie, qui sont des excrétions animales. Notons que les poudres, où il y a manifestement de l'air captif, sont toujours moins froides que les substances d'où on les tire ; et suivant nous, la mousse, qui contient une certaine quantité d'air, doit être moins froide que le liquide d'où elle sort. 20° (opp. au 14°). Ici, point de négative. Nous ne connaissons aucune espèce de substance, qui, approchée du feu, ne prenne point la chaleur. Il y a cependant une différence à noter : c'est que les unes s'échauffent promptement, comme l'air, l'huile et, l'eau; les autres, lentement, comme la pierre et les métaux. Mais ce sujet appartient à la table des degrés. 21° (opp. au 15°). Ici, comme expérience négative, nous n'avons rien à proposer, si ce n'est ce fait digne d'attention, que l'on ne tire des étincelles du caillou, de l'acier ou de toute autre substance dure, qu'en détachant de menues parcelles de la substance même. Le froissement. de l'air ne suffit pas pour produire des étincelles, comme on le croit vulgairement; on voit d'ailleurs les étincelles descendre plutôt que monter, ce qui s'explique par le poids des particules détachées; et quand l'éclat a cessé, on trouve un certain résidu fumeux. 22° (opp. au 16°). Il ne nous parait pas qu'il y ait ici de négative possible. Tous les corps que nous connaissons s'échauffent, d'une manière sensible par le frottement ; ce qui avait fait imaginer aux anciens que si les corps célestes ont la vertu d'échauffer, c'est par le frottement de l'air, effet de leur rotation rapide et précipitée. Mais en cette matière il faudrait de nouveaux éclaircissements ; on devrait examiner si les corps projetés par des machines, tels que les boulets et les balles, ne reçoivent pas de la percussion même quelque degré de chaleur; et, en conséquence, au moment de leur chute ne manifestent pas un certain échauffement. Cependant, l'air en mouvement rafraîchit plutôt qu'il n'échauffe; exemples le vent, les soufflets, le souffle de la bouche contractée. Il est vrai qu'un mouvement de ce genre n'est pas assez rapide pour produire la chaleur, et que c'est un mouvement unique, d'ensemble, et la résultante d'une multitude de mouvements partiels; par là, rien d'étonnant s'il ne produit pas de chaleur. 23° (opp. au 17°). Cette expérience doit être soumise à un contrôle fort exact. Il semble en effet que les herbes et tous les végétaux verts et humides recèlent en eux-mêmes quelque quantité de chaleur occulte. Cette quantité est si faible, qu'elle ne s'aperçoit pas au toucher dans chacun des pieds; mais dès qu'ils sont entassés et renfermés de sorte que leurs émanations ne se dissipent pas dans l'air, mais se concentrent et se fortifient mutuellement, alors se dégage une chaleur manifeste, quelquefois même la flamme dans une matière qui peut lui servir d'aliment. 24° (opp. au 18°). Cette expérience aussi doit être soumise à un contrôle très exact. Dans la chaux, arrosée d'eau, la chaleur se développe, soit à cause de la concentration du calorique auparavant dispersé (comme nous le disions des herbes entassées), soit à cause de l'excitation et d'une sorte d'exaspération de l'esprit de feu par l'eau, provoquant ainsi une lutte et un antagonisme. Pour discerner la cause véritable, il serait bon d'employer l'huile au lieu de l'eau. L'huile, en effet, aurait la méme efficacité pour concentrer la chaleur diffuse, mais non pour déterminer l'excitation. Il serait bon, d'ailleurs, de procéder à ces expériences sur une plus grande échelle, en essayant diverses espèces de cendres et de chaux, et d'une autre part diverses sortes de liquides. 25° (opp. au 19°). A l'expérience du fer et de l'étain, opposons comme négative celle des autres métaux qui se liquéfient plus facilement. Que l'on fasse dissoudre des feuilles d'or dans l'eau régale, on ne constatera aucun dégagement de chaleur; de même pour le plomb dans l'eau-forte; de même pour le mercure (si ma mémoire est exacte) ; l'argent dégage un peu de chaleur, le cuivre pareillement ; l'étain en produit beaucoup plus, mais il est encore loin, sous ce rapport, du fer et de l'acier, qui, dans la dissolution, produisent non seulement une forte chaleur; mais encore une violente ébullition. Il semble donc que la chaleur soit l'effet d'un conflit, l'eau-forte pénétrant, perçant, déchirant les corps, ceux-ci résistant. Lorsque les corps cèdent facilemènt, il ne se dégage presque point de chaleur. 26° opp. au 20°). A l'expérience positive de la chaleur des animaux, on n'oppose aucune négative, si ce n'est, comme on l'a dit, la température des insectes, conséquence de leur petitesse. Comparez les poissons aux animaux terrestres, vous aurez à noter plutôt la présence que l'absence de la chaleur. Les végétaux au contraire ne nous offrent aucune chaleur appréciable ; ni leurs organes, ni leurs gommes, ni leurs moelles récemment ouvertes. Il est vrai que dans le règne animal, la diversité est grande, relativement à la chaleur ; soit quant aux membres (le foyer de chaleur est au coeur pour certaines espèces, au cerveau pour d'autres, pour d'autres encore aux parties extérieures), soit quant aux accidents, comme dans l'exercice violent, dans la fièvre. 27° (opp. au 21°). Il serait difficile de citer ici une expérience contraire. Bien plus, les excréments d'animaux, même d'ancienne date, ont encore de la chaleur en puissance, comme on le voit dans l'action fécondante du fumier. 28° (opp. aux 22° et 23°). Les liquides (désignés sous les noms d'eau ou d'huile) qui ont beaucoup d'âcreté, produisent les effets de la chaleur, en dissolvant les corps, et en les brûlant après un certain délai ; et cependant, au toucher ils paraissent froids dès l'abord. Ils agissent d'ailleurs suivant leur affinité avec la substance qu'ils attaquent, et en raison de ses pores ; c'est ainsi que l'eau régale dissout l'or, et non pas l'argent ; que l'eau-forte, au contraire, dissout l'argent et non pas l'or ; ni l'une ni l'autre ne dissout le verre; et ainsi des autres dissolvants. 29° (opp. au 24°). Il serait, bon d'étudier les effets de l'esprit-de-vin sur le bois, sur le beurre, la cire, la poix ; d'observer s'il en détermine jusqu'à un certain point la liquéfaction, car la 24° expérience nous montre qu'il produit les effets de la chaleur dans les incrustations ; il faudrait savoir s'il en est de même pour la liquéfaction. Autre expérience à faire : qu'on prenne un tube gradué, à la manière des thermomètres, mais qui soit concave extérieurement à son sommet; qu'on verse dans cette concavité extérieure de l'esprit-de-vin bien rectifié, et qu'on la ferme d'un couvercle, pour que la chaleur ne se dissipe pas; que l'on voie ensuite, si par la chaleur de l'esprit-de-vin, l'eau a baissé dans le tube. 30° (opp. au 25e). Les aromates et les plantes qui sont âcres au palais excitent une sensation de chaleur, surtout quand on les prend intérieurement. II faudrait savoir quels autres effets de la chaleur il appartient encore à ces plantes de produire. Les navigateurs rapportent que lorsqu'on met la main à un dépôt de plantes aromatiques, enfermées depuis longtemps, il y a péril pour ceux qui, les premiers, procèdent à leur extraction, de contracter des fièvres ou des maladies inflammatoires. On ferait bien aussi d'expérimenter si les poudres des plantes de cette espèce sèchent le lard et les viandes suspendues, à l'instar de la fumée de nos foyers. 31° (opp. au 26°). L'âcreté ou la vertu dissolvante n'appartient pas moins aux liquides froids, comme le vinaigre et l'huile de vitriol, qu'aux liquides chauds, comme l'huile d'origan et autres semblables. Les uns et les autres provoquent la douleur dans les êtres animés, et dans les inanimés opèrent la séparation des parties, et ensuite la destruction. A cette expérience positive on ne peut en opposer de négative. Or, dans les êtres animés la douleur n'existe jamais sans une certaine sensation de chaleur. 32° (opp. au 27°). Le chaud et le froid produisent un assez grand nombre d'effets semblables, bien que ce soit par des procédés tout différents. Ainsi la neige semble, au bout d'un certain temps, brûler la main des enfants; le froid préserve les viandes de la corruption aussi bien que le feu ; la grande chaleur contracte quelquefois les corps, ce qui est l'effet propre du froid. Mais ces observations et d'autres semblables trouveront plus convenablement leur place dans l'étude expresse du froid. [2,13,0] Troisièmement, il faut faire comparaître devant l'intelligence les faits qui présentent la propriété étudiée à des degrés différents, soit en comparant la croissance et la décroissance de la propriété dans le même sujet, soit en comparant la même propriété dans des sujets différents. Puisque, en effet, la forme d'une chose est en réalité la chose même, et n'en diffère que comme l'être diffère de l'apparence, l'intérieur de l'extérieur, le point de vue absolu du point de vue relatif à l'homme, il s'ensuit nécessairement que l'on ne doit rien recevoir pour la vraie forme, qui ne croisse et ne décroisse sans cesse, lorsque ce dont elle est la forme croit et détroit. Nous appelons cette table table de degrés ou de comparaison. Table de degrés ou de comparaison, pour l'étude de la chaleur. Nous parlerons d'abord des substances qui n'ont aucun degré de chaleur sensible, mais qui semblent avoir quelque chaleur virtuelle, ou du moins une disposition et une tendance à s'échauffer. Nous passerons de là aux substances qui ont une chaleur actuelle ou sensible, et nous en noterons les diverses intensités ou degrés. [2,13,1] 1° Parmi les corps solides et tangibles, il n'en est aucun qui soit chaud naturellement et originellement. Ni les pierres, ni les métaux, ni le soufre, ni les fossiles, ni le bois, ni l'eau, ni les cadavres n'ont de chaleur propre. Pour les eaux thermales, elles semblent échauffées par quelque cause accidentelle, comme seraient des flammes, des feux souterrains, semblables à ceux que vomissent l'Etna et plusieurs autres montagnes; ou bien encore quelque lutte violente, analogue à celle qui produit la chaleur dans les dissolutions du fer et de l'étain. Ainsi donc, le degré de chaleur, dans les corps inanimés, relativement au tact de l'homme, est nul; cependant ils n'ont pas tous le même degré de froid : ainsi le bois n'est pas aussi froid que le métal. Mais ce sujet appartient à la table des degrés du froid. 2° Cependant, quant à la chaleur virtuelle et à l'inflammabilité, il est un grand nombre de corps inanimés dont les propriétés sont fort remarquables, comme le soufre, la naphte, l'huile de pétrole. 3° Les corps qui ont été chauds, comme le fumier de cheval, en vertu de la chaleur animale, la chaux, la cendre même, le zinc, par l'effet du feu, conservent quelques restes de leur chaleur passée. Ainsi certaines distillations ou dissolutions s'opèrent â l'aide du fumier dans lequel on enfouit les vases ; la chaleur de la chaux reparaît, par le fait seul de l'arrosement, comme nous l'avons déjà dit. 4° Parmi les végétaux, on ne connaît aucune plante, aucun organe (pas même les sucs ou la moelle) qui ait pour nous une chaleur sensible. Cependant, comme on l'a dit plus haut, les herbes vertes s'échauffent quand on les tient enfermées ; et pour le tact intérieur, soit du palais, soit de l'estomac, pour la peau elle-même après un certain temps (dans les applications d'emplâtres, d'onguents), tandis que beaucoup de végétaux se montrent toujours froids, d'autres paraissent chauds. 5° Dans le corps des animaux, on ne trouve aucune partie, après la mort ou l'amputation, qui ait une chaleur appréciable. Le fumier lui-même, à moins d'être enfermé ou enterré, ne garde point de chaleur; bien qu'il faille lui reconnaître quelque degré de chaleur virtuelle, comme le prouve son action fécondante. Les cadavres des animaux ont aussi quelque chaleur de ce genre, latente et virtuelle; c'est pourquoi dans les cimetières, où se font tous les jours de nouvelles sépultures, la terre amasse une chaleur occulte qui consume les cadavres récemment inhumés beaucoup plus vite que ne le ferait un terrain ordinaire. On dit que les Orientaux se servent d'un certain tissu fin et doux, fait de plumes d'oiseaux, et qui a la propriété singulière de dissoudre et liquéfier le beurre qu'on y a légèrement envéloppé. 6° Tous les engrais, comme les fumiers, la craie, le sable marin, le sel, et autres semblables, ont une certaine disposition à la chaleur. 7° Tout corps en état de putréfaction recèle quelques faibles rudiments de chaleur, mais non pas au point de déterminer une sensation ; car les substances mêmes, qui, dans l'état de putréfaction se dissolvent en animalcules, comme la chair, le fromage, ne manifestent au toucher aucune chaleur; il en est de même du bois pourri, qui se couvre de lueurs pendant la nuit. La chaleur dans les corps pourris se manifeste quelquefois par des odeurs âcres et fétides. 8° Le premier degré de chaleur, sensible au tact, parait être celui de la chaleur animale, qui se décompose en une multitude de degrés formant une très vaste échelle. Le degré infime, comme dans les insectes, est à peine sensible ; le plus élevé atteint à peine à la chaleur des rayons solaires dans les pays et aux temps les plus chauds; il n'est jamais assez fort pour que la main ne puisse le supporter. Cependant on rapporte de Constance, et de quelques autres, d'une constitution et d'un tempérament secs à l'extrême, que saisis de fièvres très violentes, leurs corps s'échauffaient à tel point qu'ils semblaient brûler ceux dont la main les touchait. 9° La chaleur animale s'accroît par le mouvement et l'exercice, le vin et la bonne chère, les plaisirs de l'amour, les fièvres chaudes, la douleur. 10° Les animaux, dans les accès de fièvre intermittente, sont d'abord saisis de frissons, mais peu après ils entrent en sueur, c'est ce qui arrive encore au début des fièvres chaudes et des pestilentielles. [2,13,11] 11° Il faut faire de nouvelles observations sur la chaleur comparée dans les divers ordres du règne animal, comme poissons, quadrupèdes, serpents, oiseaux; et encore dans les diverses espèces de chaque ordre, comme le lion, le milan, l'homme. Suivant l'opinion commune, les poissons ont fort peu de chaleur interne, les oiseaux en ont au contraire à un très haut degré, particulièrement les colombes, les éperviers, les autruches. 12° Il faut faire de nouvelles observations sur la chaleur comparée dans les diverses parties et les organes différents d'un même animal. Le lait, le sang, le sperme, les oeufs, sont tièdes seulement et d'une température inférieure à celle de la peau, quand l'animal est en mouvement ou en secousse. On n'a pas encore recherché quel est le degré de chaleur du cerveau, de l'estomac, du coeur et des autres parties internes. 13° Tous les animaux, pendant l'hiver et le mauvais temps, se refroidissent à l'extérieur; mais on croit que leur chaleur interne s'augmente d'autant. 14° La chaleur des rayons célestes, même dans la saison la plus chaude et en plein midi, n'est pas assez élevée pour enflammer et brûler le bois le plus sec; la paille, le vieux linge qui prend feu si facilement, à moins qu'on n'ait recours aux miroirs brûlants; mais cette chaleur fait sortir des vapeurs des corps humides. 15° Si l'on en croit les astronomes, les étoiles sont inégalement chaudes. Parmi les planètes, après le Soleil, la plus chaude, suivant eux, est celle de Mars, ensuite Jupiter, puis Vénus; d'autres sont froides, la Lune d'abord, et au dernier degré, Saturne. Parmi les étoiles fixes, la plus chaude est Sirius ensuite le Coeur de Lion ou Régulus, puis la Canicule, etc. 16° Le Soleil échauffe d'autant plus qu'il s'élève davantage, en approchant du zénith. Sans doute il en est de même pour les autres planètes, en proportion de leur chaleur; ainsi Jupiter doit nous envoyer des rayons plus chauds quand il est placé au signe du Cancer ou du Lion, que lorsqu'il parcourt ceux du Capricorne ou du Verseau. 17° On doit croire que le Soleil et les autres planètes nous échauffent davantage étant à leur périgée, point où ils sont le plus approchés de la Terre, qu'à leur apogée. Dans la région où le Soleil est tout ensemble au périgée et au zénith, il envoie des rayons plus chauds que lorsqu'il est au périgée, mais encore loin du zénith. Ainsi donc, pour comparer les degrés de chaleur des planètes, il faut tenir compte de leur élévation, du plus ou moins d'obliquité de leurs rayons, suivant la diversité des lieux. 18° Le Soleil et les autres planètes envoient, dit-on, des rayons plus chauds quand ils sont le plus approchés des étoiles fixes de première grandeur. Ainsi, quand le Soleil- est dans le signe du Lion, il est plus voisin du Coeur de Lion, de la Queue du Lion, de l'Épi de la Vierge, de Sirius et de la Canicule, que lorsqu'il est dans le Cancer, où cependant il approche davantage du zénith. On doit croire aussi que les régions du ciel, qui sont parsemées du plus grand nombre d'étoiles, surtout d'étoiles de première grandeur, sont plus chaudes que les autres, bien que leur chaleur ne nous soit pas appréciable. 19° En résumé, la chaleur des corps célestes s'augmente par trois causes : l'élévation de l'astre sur l'horizon, sa proximité de la Terre, sa conjonction avec les étoiles. 20° II y a certainement fort loin de la chaleur des animaux et de celle des rayons célestes (tels que nous les recevons), à la chaleur de la flamme, méme la plus douce, à celle de tous les corps ardents, ou des liquides, et de l'air lui-même quand ils ont été soumis à l'action très-intense du feu. En effet, la flamme de l'esprit-de-vin, surtout quand elle se dégage librement et qu'on ne la concentre pas, a la propriété d'enflammer la paille, le linge ou le papier; ce que ne feraient jamais ni la chaleur animale, ni celle des rayons solaires sans l'aide des miroirs brûlants. [2,13,21] 21° Le nombre des degrés de chaleur des différentes flammes et des corps ardents est très considérable, depuis le plus bas jusqu'au. plus élevé. Mais on n'a fait sur ce sujet aucune recherche, suffisamment exacte, et nous ne pouvons que l'effleurer en passant. De toutes les flammes, la plus douce parait être celle de l'esprit-de-vin ; à moins que ce ne soit celle des feux follets ou des lueurs qui se dégagent parfois des animaux en sueur. En nous élevant dans l'échelle, nous rencontrons d'abord la flamme des végétaux poreux et légers, comme la paille, le jonc, les feuilles sèches; on classerait à peu près au même degré la flamme des poils et des plumes. Un peu plus haut est la flamme des diverses sortes de bois, surtout de ceux qui ne contiennent pas beaucoup de poix ou de résine ; observons cependant que la flamme du menu bois, comme est celui dont se composent les fagots, est plus douce que celle des troncs et des racines d'arbre. C'est ce que l'on peut expérimenter tous les jours dans les forges, où les feux de menu bois sont d'une utilité médiocre. Plus haut encore, nous devons placer la flamme de l'huile, du suif, de la cire, et en général des substances huileuses et grasses, qui n'ont pas beaucoup d'âcreté. Les flammes les plus chaudes sont colles de la poix, de la résine, et plus encore celles du soufre, du camphre, de la naphte, de l'huile de pétrole, des sels (après la décrépitation) et de leurs divers composés, comme la poudre à canon, le feu grégeois (nommé vulgairement feu sauvage), et autres semblables, qui ont une chaleur si tenace que l'eau elle-même les éteint difficilement. 22° La flamme qui se dégage de certains métaux imparfaits est considérée comme très forte et intense. Mais sur toute cette matière il faut de nouvelles études. 23° La flamme de la foudre parait l'emporter sur toutes les précédentes; la preuve en est qu'elle fond le fer le plus pur, ce que les autres flammes ne peuvent faire. 24° Les corps chauffés jusqu'au rouge ont aussi divers degrés de chaleur ; mais les observations, ici encore, ont été fort imparfaites. Dans cet ordre, la chaleur la plus faible est, croyons-nous, celle du linge brûlé, que l'on emploie communément pour allumer le feu. Nous placerons au même rang la chaleur du bois spongieux, celle des cordes desséchées dont on se sert pour mettre le feu aux canons. Au-dessus viennent les charbons ardents, de bois ou de terre, les briques chauffées au rouge et autres semblables. La chaleur la plus intense, dans cet ordre, est celle des métaux ardents, comme le fer, le cuivre et autres semblables`; mais cette matière encore doit être l'objet de nouvelles recherches. 25° Parmi les corps ardents, il en est de beaucoup plus chauds que certaines flammes. Ainsi le fer rouge est beaucoup plus chaud et brûlant que la flamme de l'esprit-de-vin. 26° Parmi les corps qui ne sont pas ardents mais seulement chauffés au feu, on en trouve aussi comme l'eau bouillante, l'air enfermé dans les fourneaux de réverbère, qui ont plus de chaleur qu'un grand nombre de flammes, et de corps ardents. 27° Le mouvement augmente la chaleur comme on le voit à l'action des soufflets et même du souffle de nos bouches ; ainsi les plus durs des métaux ne peuvent entrer en dissolution ou en liquéfaction par un feu tranquille et mort ; on doit recourir au soufflet. 28° Il serait bon de renouveler, à l'aide d'un miroir brûlant, l'expérience suivante, que je vais retracer ici de mémoire : placez le miroir à une certaine distance d'une substance combustible, il n'enflammera pas et ne brûlera pas comme s'il avait été placé, d'abord à la moitié de cette distance, et ensuite éloigné graduellement et lentement jusqu'à la distance entière. Cependant le faisceau des rayons, et leur concentration, sont les mêmes dans les deux cas; c'est donc le mouvement qui accroit l'effet de la chaleur. 29° Les incendies qui s'allument par un grand vent font plus de progrès contre le vent que dans sa direction ; le mouvement de réaction de la flamme étant plus intense quand le vent lui cède que le mouvement d'impulsion, quand le vent la pousse. 30° La flamme ne s'engendre et ne brille qu'à la condition d'une certaine concavité, où elle puisse se mouvoir et se jouer. Il n'y a d'exception que pour la flamme flatueuse de la poudre à canon; et autres de même sorte ; pour celles-là, la compression qu'elles éprouvent accroit leur intensité jusqu'à la fureur. [2,13,31] 31° L'enclume s'échauffe à un très haut degré, sous le marteau ; si l'on employait comme enclume une lame mince, point de doute que la force et la continuité des coups ne la fissent rougir, comme le fer rougit au feu. C'est une expérience à tenter. 32° Un corps ardent est-il poreux, au point que le feu se meuve librement à travers ses pores? empêchez ce mouvement par une forte compression, à l'instant même le feu s'éteindra ; c'est ce qui arrive au linge brûlant, aux mèches enflammées, au charbon ardent; quand on les comprime, quand on les met sous les pieds, aussitôt ils s'éteignent. 33° La chaleur s'augmente par la proximité d'un corps chaud, et dans la mesure de cette proximité.; il en est de même pour la lumière: un objet est d'autant plus visible qu'il est plus proche d'un foyer lumineux. 34° On augmente la chaleur en réunissant plusieurs corps chauds, à moins qu'on n'aille jusqu'à les mêler. Un grand foyer et un petit foyer dans le même lieu, augmentent la chaleur par leur concours; mais l'eau tiède versée dans l'eau chaude la refroidit. 35° Pour toute cause de chaleur, la durée de l'action en augmente l'effet. Car la chaleur qui émane continuellement d'un foyer, arrivant à la substance qui s'échauffe, et, se combinant à la chaleur déjà acquise, l'élève à une plus haute température. Un foyer n'échauffe pas une chambre en une demi-heure autant qu'il le ferait en une heure. Il n'en est pas ainsi de la lumière, qui n'éclaire pas plus au bout d'un temps considérable qu'au premier moment. 36° L'excitation produite par le froid ambiant augmente la chaleur, comme on le voit dans nos foyers, durant les gelées vives; ce phénomène a pour cause non pas tant la concentration de 'la chaleur que la violente réaction déterminée. C'est ainsi que l'air, ou qu'un bâton fortement comprimé ou fléchi, ne revient pas seulement au point où il était d'abord, mais s'emporte, par réaction, beaucoup au delà. On devrait faire cette expérience : mettre dans les flammes un bâton ou quelque autre corps semblable, et observer s'il ne brûle pas plus vite aux bords qu'au milieu du foyer. 37° Les corps reçoivent la chaleur avec beaucoup plus de facilité les uns que les autres. Que l'on observe d'abord avec quelle facilité un faible degré de chaleur modifie et échauffe en certaine mesure même les substances qui résistent le plus à l'action du feu. Ainsi, la chaleur de-la main échauffe un peu, au bout de quelque temps, une petite balle de plomb ou de quelque autre métal. Tant la chaleur a de facilité pour se transmettre et se développer dans tous les corps, alors même qu'elle ne produit aucun changement apparent. 38° Celui de tous les corps qui reçoit et renvoie le mieux la chaleur, c'est l'air; ce que démontre parfaitement le tube thermométrique. On construit ainsi le thermomètre : prenez un tube de verre, mince, allongé, terminé par une boule assez spacieuse; renversez-le, et plongez-le, orifice en bas et boule en haut, dans un vase, pareillement en verre, rempli d'eau, de manière que le tube plongé touche par son orifice le fond du vase récipient; et que le cou du tube s'appuie au bord du récipient, pour se maintenir en situation; vous y parviendrez facilement en appliquant un peu de cire au col du vase inférieur, non pas assez pour le clore, de crainte que le défaut d'air libre n'empêche le mouvement dont nous allons parler, mouvement très subtil et délicat. Avant de plonger le tube dans le récipient, il faut en chauffer au feu la partie supérieure, qui est la boule. Le tube ainsi préparé, et placé comme nous l'avons dit, il arrivera que l'air, dilaté d'abord par l'échauffement, se contractera après un délai suffisant pour la déperdition de la chaleur acquise, et se réduira aux dimensions d'une égale quantité d'air à la température extérieure, au moment où se fait l'expérience ; conséquemment, l'eau s'élèvera dans le tube en même proportion. Vous aurez fixé sur le tube une bande de papier, graduée à votre convenance. Vous observerez ensuite que, suivant les variations de la température, l'air se contracte avec le froid, se dilate par la chaleur, ce qui vous sera démontré par l'ascension de l'eau, quand l'air se contracte, par sa dépression, quand il se dilate. L'air est tellement sensible à la chaleur et au froid, il les éprouve avec tant de promptitude et de délicatesse, qu'il l'emporte de beaucoup à cet égard sur notre tact; ainsi, un rayon de soleil, la chaleur de notre haleine; et bien plus, la température de notre main, appliquée au sommet du tube, déprime tout aussitôt l'eau fort manifestement. Cependant nous croyons que l'esprit animal aurait un sens bien plus délicat encore et du chaud et du froid, s'il n'était empêché et engourdi par la masse du corps. 39° .Après l'air, les corps les plus sensibles à l'action de la chaleur, sont ceux auxquels le froid a fait subir récemment une compression et des changements profonds, comme la neige, la glace ; il suffit en effet d'une légère tiédeur pour les dissoudre et les liquéfier. Après ceux-là, se placerait sans doute le vif-argent. Ensuite les corps gras, comme l'huile, le beurre, et autres semblables; au-dessous encore le bois; plus bas, l'eau; au dernier rang, les pierres et les métaux, qui s'échauffent difficilement, surtout à l'intérieur. Par compensation, ces dernières substances gardent très longtemps la chaleur reçue; ainsi, une brique, une pierre, un morceau de fer, chauffé au rouge, plongé ensuite dans un bassin d'eau, froide, retient pendant un quart d'heure à peu près une chaleur telle qu'on ne peut y mettre la main. 40° Plus le corps est petit, plus tôt il s'échauffe, quand on l'approche du feu, ce qui démontre qu'il existe entre la chaleur et la masse corporelle une sorte d'antagonisme. 41° La chaleur, dans ses rapports avec notre tact et nos sensations, est une chose toute relative; ainsi, l'eau tiède parait chaude à une main froide, et froide à une main chaude. [2,14] On peut voir, par les tables précédentes, combien nous sommes pauvres en fait d'histoire naturelle. A côté d'expériences certaines et constatées se trouvent plusieurs faits connus, par ouï-dire, mais que nous ne donnons, il est vrai, qu'en avertissant de leur douteuse obscurité ; et souvent nous sommes obligés d'employer ces expressions., que l'on fasse expérience ou que l'on pousse plus loin les recherches. [2,15] L'oeuvre et l'office de ces trois tables est ce que nous avons coutume d'appeler la comparution des faits devant l'intelligence. Cette comparution étant faite, on doit travailler à l'induction. Il faut trouver dans la comparution de toutes et de chacune des expériences une propriété telle, que partout elle soit présente ou absente, qu'elle croisse ou décroisse avec la propriété donnée, et qu'elle soit, comme nous l'avons dit, plus haut, la limitation d'une nature plus générale. Si l'esprit débutait par établir une telle propriété ou loi (ce qu'il fait toujours quand il est abandonné à lui-méme), il rencontrerait des chimères, des fantaisies, des principes reposant sur des notions mal définies, des lois à réformer chaque jour, à moins de préférer, à la façon des écoles, combattre pour des erreurs. Sans aucun doute, de tels travaux auront plus ou moins de qualité, selon la force et le talent de l'esprit qui les produira. Mais il n'appartient qu'à Dieu, qui a.créé et mis dans la nature les formes, et peut-être aux anges et aux intelligences pures, de connaître Ies formes a priori et par une appréhension immédiate, qui excède les forces de l'homme; tout ce que peut notre esprit, c'est de procéder d'abord par des négatives, et d'aboutir en dernier lieu aux affirmatives, après avoir fait toutes les exclusions convenables. [2,16] Il faut donc opérer, dans la nature des solutions et des décompositions, non par le feu, certes, mais par l'intelligence, comme par une sorte de feu divin. Le premier travail de l'induction véritable, en ce qui touche la découverte des formes, consiste dans le rejet et l'exclusion de chacune des propriétés qui ne se trouvent point dans toutes les expériences où se présente la propriété donnée, ou qui se trouvent dans quelqu'une des expériences où la propriété donnée ne se rencontre pas ; ou que l'on voit dans certaines expériences croître, lorsque décroît la propriété donnée, ou décroître lorsque celle-ci croit. Alors seulement, et en second lieu, après qu'on aura procédé au rejet et à l'exclusion, selon les règles, il restera pour ainsi dire au fond, toutes les opinions légères s'envolant en fumée, la forme certaine, solide et vraie, et bien déterminée. Ce travail, que l'on indique ainsi en peu de mots, ne s'accomplit qu'à travers des difficultés et des détours nombreux. Mais, autant que possible, nous n'omettrons aucune des indications nécessaires pour le bien conduire. [2,17] Il faut prendre garde, et nous devons en avertir continuellement, de ne point appliquer ce que nous disons des formes auxquelles nous accordons tant d'importance, à ces formes dont jusqu'ici les pensées des hommes ont été occupées et les systèmes remplis. D'abord, nous ne parlons pas présentement des formes combinées qui sont, comme nous l'avons dit, la réunion ou fusion de plusieurs propriétés simples, telles que celles du lion, de l'aigle, de la rose, de l'or, et autres semblables. Le moment de traiter de ces formes viendra lorsque nous serons arrivés aux progrès latents et aux constitutions cachées, et à l'art de les découvrir telles qu'on les trouve dans les substances, comme on dit, ou natures concrètes. D'un autre côté, ce que nous disons des propriétés simples me doit pas s'entendre des formes ou idées abstraites, ou qui n'ont point de détermination matérielle, ou qui sont mal déterminées. Car, en parlant des formes, nous n'entendons rien autre chose que les lois mêmes et les déterminations d'un acte pur qui règlent et constituent quelques propriétés simples, comme la chaleur, la lumière, la pesanteur, en toute espèce de matière et dans tous les sujets qui peuvent recevoir cette propriété. Ainsi, la forme de la chaleur ou la forme de la lumière est absolument la même chose que la loi de la chaleur ou la loi de la lumière; car jamais nous ne faisons abstraction de la réalité et ne perdons de vue la pratique. C'est pourquoi, lorsque nous disons dans la recherche de la forme de la chaleur : rejetez la ténuité, ou la ténuité n'est point la forme de la chaleur, c'est la même chose que si nous disions : l'homme peut produire la chaleur dans un corps dense; ou sous un point de vue opposé, l'homme peut enlever ou éloigner la chaleur d'un corps léger. Que si, quelqu'un trouve que nos formes ont encore quelque chose d'abstrait, en ce qu'elles mêlent et réunissent des natures hétérogènes (car il semble que ce soient des choses fort hétérogènes que la chaleur des astres et celle du feu ; que le rouge posé sur la rose ou sur d'autres fleurs, et celui qui paraît dans l'arc-en-ciel ou dans les rayons de l'opale ou du diamant ; que la mort par l'eau, ou la mort par le feu, par la blessure d'une épée; par apoplexie, par atrophie ; et cependant toutes ces diversités se rencontrent dans la nature de la chaleur, de la rougeur et de la mort), il reconnaîtra que son intelligence est captivée et retenue par la coutume, la répugnance à décomposer, et des opinions sans fondement. Car il est très certain que toutes ces choses, quoique hétérogènes et diverses, conviennent dans la forme ou dans la loi qui règle la chaleur, la rougeur ou la mort; et qu'on ne peut émanciper le pouvoir de l'homme, l'affranchir du cours ordinaire de la nature, l'agrandir et le porter à des effets nouveaux et à de nouveaux modes d'opérer, que par la découverte et la mise au jour de ces formes. Cependant, après avoir insisté sur cette unité de la nature, qui est le point fondamental, nous parlerons après et en leur lieu des divisions de la nature, et comme de ses veines, tant apparentes qu'intérieures et essentielles. [2,18] Il nous faut maintenant proposer un exemple d'exclusion ou de rejet des propriétés, que par les tables de comparution on découvre ne point tenir à la forme de la chaleur, en avertissant cependant que pour l'exclusion d'une nature, non seulement chacune des tables suffit, mais encore chacun des faits particuliers contenus dans ces tables. Car, d'après ce que nous avons dit, il est manifeste que tout fait contradictoire suffit pour renverser une opinion conçue a priori sur la forme. Néanmoins, pour plus de clarté, et,pour que l'usage des tables soit parfaitement démontré ; nous répétons et multiplions quelquefois une même exclusion. Table d'exclusions et de rejets, pour une étude de la chaleur, et de sa forme essentielle. 1° Par les rayons du soleil, est exclue la nature élémentaire. 20 Par le feu ordinaire, et surtout par les feux souterrains (qui sont très éloignés des rayons du soleil, et la plupart sans communication avec eux), est exclue la nature céleste. 3° Par le phénomène de l'échauffement, qui se produit dans les corps de toute espèce (minéraux, végétaux, parties externes des animaux, eau, huile, air, et les autres), en vertu de la seule proximité du feu, ou d'un autre corps chaud, est exclue la diversité intime, ou la contexture moléculaire des corps. 4° Par le fait du fer rouge, et en général des métaux ardents qui échauffent les autres corps, sans perdre aucune partie de leur poids ou de leur substance, est exclue l'immixtion ou le mélange de quelque substance propre qui recèle la chaleur. 5° Par l'eau chaude, l'air, les métaux eux-mémes et les autres solides chauffés sans étre portés au rouge, est exclue la lumière ou l'éclat. 6° Par les rayons de la lune et des autres astres (à l'exception du soleil), est exclue la lumière ou l'éclat. 7° Par la comparaison du fer rouge et de la flamme de l'esprit-de-vin (le fer rouge ayant plus de chaleur et moins d'éclat; la flamme de l'esprit-de-vin, plus d'éclat et moins de chaleur), est exclue la lumière et l'éclat. 8° Par l'or et les autres métaux que nous pouvons chauffer jusqu'au rouge, et qui sont d'une densité extrême, est exclue la ténuité. 9° Par l'air, qui, le plus souvent est froid et demeure toujours léger, est exclue encore la ténuité. . 10° Par le fer rouge, qui ne se gonfle pas, et garde sensiblement son même volume, est exclu le mouvement local ou expansif, dans la masse du corps. 11° Par la dilatation de l'air dans le tube thermométrique et autres semblables, dilatation qui est un mouvement local, et manifestement expansif, sans que la chaleur de l'air s'accroisse sensiblement, est exclu de nouveau le mouvement local ou expansif dans la masse. 12° Par le facile échauffement de tous les corps, sans destruction, sans aucune altération notable, est exclue toute nature destructive, ou toute immixtion violente de quelque nature nouvelle. 13° Par l'analogie et la conformité des effets semblables que produisent le chaud et le froid, est exclu le mouvement tant expansif que contractif, dans la masse. 14° Par le fait de la production de la chaleur au moyen du frottement, est exclue toute nature principale. Nous appelons nature principale celle qui a une existence positive dans la réalité, et qui n'est la conséquence d'aucune nature antérieure. Il y a d'autres exclusions ; mais ce ne sont pas des tables complètes que nous dressons, nous donnons seulement des exemples. Aucune des natures que nous venons d'indiquer n'appartient donc à la forme essentielle de la chaleur. Aucune d'elles n'enchaîne l'industrie de l'homme, en ce qui concerne le calorique. [2,19] C'est dans cette table d'exclusions que sont les fondements de la véritable induction, qui cependant n'est accomplie que lorsque l'esprit se repose dans une connaissance positive. Une table d'exclusions n'est et ne peut d'aucune façon être parfaite dans les commencements. Car une exclusion, comme on le voit manifestement, est le rejet d'une certaine nature simple. Mais si nous n'avons pas encore de vraies et de bonnes notions des natures simples, comment pouvoir rectifier une table d'exclusions? Plusieurs des notions dont nous faisons usage dans les tables précédentes, comme celles de la nature élémentaire, de la nature céleste, de la ténuité, sont vagues et mal définies. C'est pourquoi, nous qui connaissons l'état de l'esprit et ses besoins, et qui pensons à la grandeur de notre oeuvre, qui est d'égaler l'esprit humain à l'immensité des choses et de la nature, nous ne nous reposons nullement sur les préceptes que nous avons donnés jusqu'ici; mais nous poussons plus loin notre ouvrage, et nous cherchons pour l'intelligence des secours plus puissants que nous allons maintenant exposer. Et certainement il faut, dans l'interprétation de la nature, que l'esprit soit instruit et réglé de telle sorte, qu'il se tienne toujours dans les degrés légitimes de la certitude, et qu'il pense cependant, surtout dans les commencements, que la valeur des connaissances acquises dépend beaucoup de celles qui restent à acquérir. [2,20] Cependant, comme la vérité ressort plus vite de l'erreur que de la confusion, nous estimons utile de permettre à l'esprit, après que les tables de première comparution, telles que nous les avons exposées, ont été recueillies et méditées, de s'essayer et de tenter l'oeuvre positive de l'interprétation de la nature, au moyen des faits contenus dans les tables, et de tous ceux qui se présenteraient en dehors d'elles. Nous appellerons ce genre d'essais, permission de l'intelligence, ou interprétation ébauchée, ou première vendange. - Il faut remarquer que la forme se trouve (comme il est manifeste d'après ce que nous avons dit) dans tous et chacun des faits ou se trouve la chose elle-même ; autrement, ce ne serait pas la vraie forme : c'est pourquoi l'on ne doit pouvoir lui opposer aucun fait contradictoire. Cependant la forme est bien plus évidente et manifeste dans certains faits que dans d'autres ; ces faits privilégiés sont ceux où la nature de la forme se trouve moins gênée et moins contrainte par d'autres natures, ceux ou la prédominance lui appartient. Nous appèlons ces faits, faits éclatants et indicatifs. Nous en venons maintenant à la première vendange sur la forme de la chaleur. Première vendange sur la forme de la chaleur. Toutes les expériences dans leur ensemble, chacune d'elles prise à part, démontrent que la nature, dont la limitation est la chaleur, c'est le moùvement. C'est ce que l'on voit parfaitement dans la flamme, qui est en mouvement continuel; dans les liquides chauffés et bouillants, dont le mouvement est aussi continuèl. On le voit encore dans tous les accroissements de chaleur produits par le mouvement, exemples : les effets connus des soufflets et des vents (Expér. 29, table 3); il en est de même de toute autre espèce de mouvement (Expér. 28 et 31, table 3). Ce qui le prouve encore, c'est l'extinction subite du feu et de la chaleur par une forte compression, qui empêche et fait cesser le mouvement (Expér. 30 et 32, table 3). Une autre preuve, c'est que tout corps est détruit ou du moins gravement altéré par le feu et par toute chaleur forte et violente. D'où manifestement il faut conclure que la chaleur produit une perturbation, un tumulte, une agitation extrème dans les parties internes du corps, qui est dès lors entraîné à sa dissolution. Ce que nous disons ici du mouvement, à savoir qu'il est à la chaleur comme le genre à l'espèce, doit être entendu, non pas en ce sens que la chaleur engendre le mouvement ou que le mouvement engendre la chaleur (quoique dans certains cas l'un et l'autre soient vrais), mais en ce sens que la chaleur, en ce qui la constitue, ou en d'autres termes, que l'essence même de la chaleur c'est le mouvement et rien autre chose; mais le mouvement, limité par certaines différences que nous déterminerons un peu après, quand nous aurons indiqué quelques précautions utiles pour lever toute équivoque. La chaleur sensible est une chose toute relative; ce que nous percevons en elle, ce n'est qu'une relation à la nature humaine, non pas une réalité absolue; on pourrait la définir : un effet du calorique sur les esprits animaux; et même ainsi considérée elle n'a rien de fixe et de précis, puisque le même corps, suivant la disposition de nos organes, produit en même temps la sensation du chaud et celle du froid (Expér. 41, table 3). La communication de la chaleur, ou sa nature transitive, en vertu de laquelle une substance approchée d'un corps chaud s'échauffe, ne doit pas être confondue avec la forme ou l'essence du calorique. Étre chaud, être échauffant, ce sont deux choses distinctes. Car, au moyen du frottement, vous produisez la chaleur sans le secours d'une substance déjà chaudé, d'où l'on conclut que le pouvoir d'échauffer et l'essence de la chaleur sont choses distinctes. Et lorsque l'échauffement est déterminé par l'action d'un corps chaud, ce n'est pas un effet propre de l'essence du calorique, c'est l'effet d'un principe plus général et plus élémentaire, à savoir de la propriété générale d'assimilation ou de reproduction de soi-même, sujet qui exige une étude toute spéciale. La notion de feu est vulgaire et n'a aucune valeur; elle répond au concours qui se fait de la chaleur et de la lumière dans certaines substances, comme dans la flamme ordinaire, et dans les corps chauflés au rouge. Nous étant mis en garde contre les équivoques, il faut exposer maintenant, les différences vraies qui limitent le mouvement, et font de lui la forme de la chaleur ou le calorique proprement dit. Première différence : La chaleur, c'est le mouvement expansif par lequel le corps tend à se dilater, et à occuper une plus grande sphère où un plus grand espace qu'il ne faisait auparavant. Cette différence se voit surtout dans la flamme, où la vapeur, c'est-à-dire l'exhalaison grasse, se dilate manifestement et fait explosion en flamme. Elle se voit dans tout liquide chauffé, qui manifestement se gonfle, monte, envoie des bulles et poursuit le cours de sa dilatation, jusqu'à ce qu'il soit changé en un corps beaucoup plus rare et diffus que les liquides, à savoir, une vapeur, une fumée, un air. Elle se voit dans toute espèce de bois et de combustible, où l'on observe souvent une exsudation, toujours une évaporation. Elle se voit dans la liquéfaction des métaux, qui étant des substances très compactes, ne peuvent se gonfler ni se dilater facilement; mais leur esprit, après s'être dilaté à l'intérieur de la masse, ayant besoin encore d'une plus grande dilatation, pousse et chasse devant lui les parties les plus grossières et les réduit en liquide. Si l'intensité de la chaleur s'accroit encore, l'esprit résout et convertit en une substance volatile une grande partie des molécules. Elle se voit encore dans le fer et les pierres, qui, sans se fendre et se liquéfier, s'amollissent du moins. Même phénomène pour les verges de bois : chauffées un peu dans les cendres chaudes, elles deviennent flexibles. Elle se voit parfaitement dans l'air, dans lequel un très faible degré de chaleur détermine une dilatation continue et manifeste (Expér. 38, table 3). Elle se démontre encore par la propriété contraire du froid. Le froid, en effet, resserre et contracte tous les corps; ainsi, par un froid très vif, les clous tombent des murs, l'airain se rompt; le verre, chauffé d'abord et soumis tout à coup à l'action du froid, se brise; l'air, au plus léger refroidissement, se contracte (Expér. 38, table 3). C'est ce que nous expliquerons plus au long, en traitant spécialement du froid. II n'est pas étonnant que le chaud et le froid produisent plusieurs effets semblables (Expér. 32, table 2), car il y a deux des différences suivantes qui leur sont communes; mais, pour cette première différence dont nous parlons maintenant, leurs actions sont diamétralement contraires : le mouvement proprre à la chaleur est expansif et dilate, le mouvement, propre au froid resserre et contracte. La seconde différence est une modification de la première; elle consiste en ce que le mouvement qui fait la chaleur est expansif, c'est-à-dire procède du centre à la circonférence, mais sous cette condition, qu'en même temps il procède de bas en haut: On sait, d'ailleurs, que plusieurs mouvements peuvent se rencontrer en un même sujet. Par exemple, une flèche, un dard, ont tout ensemble le mouvement de progression et celui de rotation: C'est ainsi que le mouvement constitutif, de la chaleur est à la fois expansif et ascendant. Cette différence se voit dans une tenaille ou une verge de fer mise au feu : placez-la perpendiculairement et tenez-la d'en haut, bientôt elle vous brûlera la main; tenez-la de côté ou d'en bas, elle ne fera son effet que beaucoup plus tard. Elle se voit dans les dsitillations par effet descendant, comme celles que l'on pratique pour les fleurs délicates, dont les parfums se dissiperaient facilement. L'industrie a imaginé de mettre le foyer au-dessus, et non au-dessous des fleurs, afin que l'action du feu soit plus douce. Car ce 'n'est pas seulement la flamme qui s'élève, mais toute espèce de chaleur. ' On devrait faire l'expérience inverse sur le froid ; rechercher si le froid contracte les corps, en se portant vers le bas, comme la chaleur les dilate en se portant vers le haut. Pour cette expérience, que l'on prenne deux verges de fer ou deux tubes de verre bien pareils; qu'on les change d'abord, et qu'ensuite on place une éponge trempée dans l'eau froide, ou de la neige au-dessous de l'un des tubes, et un même réfrigérant, au-dessus de l'autre. Il nous semble que l'on verrait le froid se communiquer plus vite à l'autre extrémité du tube refroidi par le haut qu'à celle du tube refroidi par le bas; ce qui est l'inverse des effets produits par la chaleur. Troisième différence : la chaleur est un mouvement expansif, non pas d'ensemble et de la masse entière, mais de chacune des molécules, en telle sorte qu'il est en même temps empêché, combattu, répercuté; de là une continuelle alternative, une trépidation et des efforts incessants, et par la lutte une irritation d'où provient la fureur du feu qui sévit. Cette différence se. voit surtout dans la flamme et dans les liquides en ébullition qui sont continuellement agités, se gonflent par petites parties et retombent alternativement. Elle se voit dans les substances d'une contexture si ferme qu'elles ne s'enflent point quand on les chauffe ou qu'on les porte au rouge, et qu'elles n'éprouvent point de dilatation sensible; comme le fer rouge, dont la chaleur est très intense. Autre preuve quand le froid est très vif, le feu de nos foyers devient très ardent. Autre preuve : lorsque l'air se dilate dans le tube thermométrique, sans aucun empêchement, d'un mouvement égal et tranquille, il ne se produit point de chaleur` sensible. Pareillement, lorsque les vents opprimés font éruption subite avec violence, on n'éprouve pas-de chaleur fort appréciable, parce qu'alors c'est un mouvement d'ensemble et non pas un mouvement alternatif de molécules. Pour mieux éclaircir ce point, il faudrait voir si la chaleur de la flamme. n'est pas plus intense aux bords qu'au milieu. Autre preuve : dans le phénomène de la combustion, la chaleur se communique à travers les plus petits pores de la substance, comme autant de canaux; elle mine pénètre, fouille, attaque les molécules; c'est comme l'action d'une multitude de petites pointes acérées. On explique ainsi que les eaux-fortes, quand elles ont de l'affinité pour une substance, y produisent les effets de la chaleur, en vertu de leur nature pénétrante et corrosive. La troisième différence, dont nous parlons maintenant, est commune à la chaleur et au froid ; le mouvement contractif du froid est combattu par une réaction expansive, comme le mouvement expansif de la chaleur est combattu par une réaction contractive. Que la première impulsion ait lieu de la circonférence au centre ou du centre à la circonférence, la loi est la même; bien qu'il y ait une très grande différence dans les degrés d'intensité; car nous ne voyons nulle part, à la surface de la terre, le froid s'élever très haut (Exper. 27, table 3). La quatrième différence est une modification de la précédente; elle consiste en ce que ce mouvement de stimulation et de pénétration doit être sans lenteur, assez rapide, distribué dans les petites particules, non pas toutefois dans les infiniment petites, mais dans ce que nous considérons comme molécules. Cette différence se démontre par la comparaison des effets du feu avec ceux du temps ou de l'âge. L'âge ou le temps dessèche, consume, mine, réduit en poudre, non moins que le feu, et même beaucoup plus subtilement; mais parce que les mouvements de ce genre sont très lents, et qu'ils appartiennent en propre aux plus petites particules, ils ne produisent aucune chaleur sensible. Elle se démontre aussi par la comparaison de la dissolution du fer avec celle de l'or. L'or se dissout sans qu'il y ait production de chaleur; la dissolution du fer est accompagnée d'un très vif dégagement de chaleur; et cependant les deux dissolutions s'effectuent à peu près dans le même temps. La différence provient de ce que, dans l'or, le dissolvant s'introduit doucement, pénètre d'une action subtile, et que les parties cèdent facilement; tandis que le fer est attaqué violemment, et que ses molécules résistent énergiquement à l'action du dissolvant. Cette différence se voit encore, jusqu'à un certain point, dans certaines gangrènes ou corruptions des chairs, qui ne produisent ni beaucoup de chaleur, ni une douleur vive, à cause de l'action subtile des principes de corruption. Telle est la première vendange, ou l'interprétation ébauchée sur la forme de la chaleur, due à la permission de l'intelligence. De cette première vendange, il résulte que la forme ou la définition vraie de la chaleur (considérée en elle-même, et non pas relativement à nos sensations) peut être exprimée ainsi, en peu de mots : La chaleur est un mouvement expansif, combattu, et qui opère dans les molécules du corps. Au caractère de l'expansion il faut ajouter que c'est un mouvement du centre à la circonférence joint à un mouvement de bas en haut. A cet autre caractère du mouvement, action moléculaire, il faut ajouter que. l'action se fait sans lenteur, avec une certaine rapidité, et même de l'impétuosité. Pour la pratique, méthode conforme à cette définition. Tel est, en effet, le procédé général : si l'on peut, dans un corps quelconque, déterminer un mouvement de dilatation ou d'expansion, et en même temps comprimer et refouler ce mouvement, en sorte qu'il n'ait pas un cours tranquille, mais qu'il procède à travers des alternatives d'action et de réaction, indubitablement on produira de la chaleur. Peu importe que le corps soit élémentaire (pour employer le langage reçu), ou mêlé de principes célestes, lumineux ou opaques, rare ou dense; qu'il ait le champ libre, ou qu'il soit contenu dans des bornes immuables, qu'il tende à se dissoudre ou qu'il garde son état qu'Il soit animal, végétal ou minéral; que ce soit de l'eau, de l'huile, de l'air, ou toute autre substance, pourvu qu'on puisse lui imprimer le mouvement que nous avons défini. La chaleur, dans ses rapports avec nos sensations, est, au fond, la même chose, mais considérée à un point de vue relatif, dans sa proportion avec notre capacité de sentir, Maintenant, il nous faut en venir à l'explication des autres secours. [2,21] 21. Après avoir dressé les tables de première comparution, et procédé suivant elles au rejet ou à l'exclusion et à la première vendange, il faut passer aux autres secours de l'intelligence relatifs à l'interprétation de la nature et à l'induction vraie et parfaite. Pour proposer ces divers secours, quand il faudra des tables,-nous prendrons pour sujet le chaud et le froid ; quand il faudra seulement quelques exemples, nous varierons les sujets; car il ne faut ni mettre de la confusion dans les recherches, ni trop mettre la doctrine à l'étroit. Nous parlerons d'abord des frais privilégiés; secondement, des aides de l'induction ; troisièmement, de la rectification de l'induction ; quatrièmement, de l'art de varier les recherches selon la nature du sujet; cinquièmement, des prérogatives des natures, en ce qui touche les recherches et l'ordre à y employer ; sixièmement, des limites des recherches, ou de l'ensemble de toutes les natures dans l'univers ; septièmement, de l'art d'arriver à la pratique, ou de ce qui est relatif aux besoins de l'homme ; huitièmement, des préliminaires des recherches ; et enfin, de l'échelle ascendante et descendante des lois générales. [2,22] 22. Parmi les faits privilégiés, nous placerons en premier lieu les faits solitaires. Les faits solitaires sont ceux qui présentent la nature étudiée dans des sujets tels, qu'ils n'ont rien de commun avec les autres sujets, si ce n'est cette nature même, ou qui, au contraire, ne présentent pas la nature étudiée dans des sujets semblables de tous points aux autres sujets, excepté en cette nature même. II est manifeste que de tels faits ôtent bien des embarras, accélèrent et fortifient l'exclusion, et qu'un petit nombre de ces faits en vaut une foule des autres. Exemple : Supposons que l'on étudie la nature de la couleur, les faits solitaires sont les prismes, les gemmes cristallines, qui non seulement montrent les couleurs dans leur substance, mais encore les projettent au dehors sur une surface donnée; joignons-y les gouttes de rosée, etc. Dans ces expériences, on ne voit rien de commun avec les couleurs fixées sur les fleurs, les gemmes colorées, les métaux, les bois, etc., si ce n'est la couleur même. D'où l'on conclut facilement que la couleur n'est pas autre chose qu'une modification des rayons de lumière; envoyés et reçus, dans les cas de la première espèce, suivant des degrés différents d'incidence; dans ceux de la seconde, suivant les différentes contextures des corps. Ce sont là des faits solitaires quant à la ressemblance. En sens contraire, pour la même recherche, les veines distinctes de blanc et de noir dans les marbres, les variétés de couleur dans les fleurs d'une même espèce, sont aussi des faits solitaires. En effet, les tranches noires et les blanches du même marbre, les parties blanches et les pourpres du même oeillet, sont identiques en tout, excepté la couleur, d'où l'on conclut facilement que la couleur n'intéresse que fort peu lu nature intime du corps, mais qu'elle, dépend d'une certaine disposition des molécules, très accessoire et toute mécanique. Voilà des faits solitaires, quant à la différence. Ainsi nous reconnaissons deux espèces de faits, que nous nominons solitaires, ou sauvages; pour parler ici le langage dés astronomes. [2,23] 23. Parmi les faits privilégiés, nous placerons en second lieu les faits de migration. Ce sont ceux où la nature étudiée marche vers sa production, si elle n'existait pas d'abord, ou vers sa corruption si elle existait. C'est pourquoi, sous l'un et l'autre de leurs aspects, de tels faits sont toujours doubles : ou plutôt, c'est un seul fait en mouvement et en transition, qui s'avance d'une période à une période opposée. De tels faits non seulement accélèrent et fortifient l'exclusion, mais encore poussent et serrent de près, en quelque façon, la connaissance positive et la forme elle-même : car il est nécessaire que la forme soit quelque chose dé revêtu par le corps dans là première de ces migrations, ou d'enlevé et de détruit dans l'autre. Quoique l'exclusion soit partout un pas fait vers la connaissance positive, cependant elle y conduit plus vite et plus directement dans un même sujet que dans plusieurs. La forme (comme on le voit clairement d'après tout ce que nous avons dit); se manifestant en un point, nous livre tous les autres. Plus la migration est simple, plus on doit donner de prix au fait où elle se produit. D'un autre côté, les faits de migration sont d'un grand usage pour la pratique, en ce que, montrant la forme jointe à ce qui la produit ou à ce qui la détruit, ils enseignent clairement la pratique dans de certains cas, d'où l'on peut facilement passer aux autres. Il y a cependant en eux un danger dont il faut se garder : on doit craindre qu'ils ne portent l'esprit à confondre la forme avec, la cause efficiente ; et qu'ils ne le frappent de cette fausse idée ; tandis que la cause efficiente n'est autre chose que le véhicule qui amène la forme. Mais on remédie facilement â cet inconvénient par une exclusion légitimement faite. Il faut ajouter que dans les faits de migration, on doit comprendre non seulement ceux où il y a production et destruction mais encore ceux où il y a accroissement ou diminution, et qui servent bien certainement à la découverte de la forme, comme la définition de la forme donnée plus haut et les tables de degrés le prouvent manifestement. Ainsi le papier, qui est blanc lorsqu'il est sec, quand il est mouillé (perdant l'air et recevant l'eau), devient moins blanc et plus diaphane. Cette expérience est tout à fait analogue à celles que nous avons proposée plus haut. , Donnons l'exemple d'un fait de migration; soit comme sujet d'étude la blancheur. Un fait de migration, quant à la production, se voit dans le verre intact, comparé au verre pulvérisé; ou encore, dans l'eau à l 'état ordinaire, comparée à l'eau que l'agitation a transformée en écume. En effet, le verre intact, et l'eau à l'état ordinaire sont diaphanes, et non pas blancs, tandis que, le verre pulvérisé et l'écume d'eau sont blancs et non pas diaphanes. Il faut donc rechercher qu'elle modification le verre et l'eau ont subie, en vertu de cette migration. Il est évident que le principe constitutif de la blancheur a été introduit dans les deux substances, par la pulvérisation de l'une et l'agitation de l'autre. Or, rien n'est survenu, si ce n'est la séparation violente des parties et l'insertion de l'air. Et ce n'est pas un profit médiocre pour arriver a la théorie de la blancheur, que de connaître ce fait : deux corps diaphanes, à des degrés différents, `tels que l'air et l'eau, l'air et le verre, mêlés ensemble par petites parties, produisent la blancheur, par l'inégale réfraction des rayons de lumière. Mais ici, nous devons donner un exemple du péril et des précautions dont nous avons parlé. L'esprit, faussé par la considération mal réglée des causes efficientes, imaginera bientôt que, pour la production de la blancheur, il faut toujours de l'air, ou pour le moins, des corps diaphanes : idées radicalement fausses, comme le prouvent une foule d'expériences. Bien mieux, on reconnaîtra (en faisant abstraction de l'air et des corps de ce genre), que les substances d'une structure parfaitement uniforme (quant à leurs parties optiques) ont la transparence; les substances inégales, mais à texture simple, ont la blancheur; les inégales, à texture composée, mais régulière, ont toutes les autres couleurs, excepté le noir; et enfin les inégales, à texture composée et irrégulière, sont noires. Tel est notre exemple d'un fait de migration, quant à la production, pour l'étude de la blancheur. Un fait de migration, quant à la destruction, pour la même étude, ce serait l'écume dissoute, ou la neige fondue; car l'eau perd la blancheur et reprend la transparence, quand l'air la quitte et qu'elle se reforme. [2,24] 24. Parmi les faits privilégiés, nous placerons en troisième lieu les faits indicatifs, dont nous avons déjà parlé dans notre première vendange sur la chaleur, et que nous appelons aussi faits éclatants ; affranchis et prédominants. Ce sont ceux qui montrent la nature étudiée, pure et substantielle, dans sa plus haute mesure et le souverain degré de sa puissance, alors qu'elle est affranchie et libre de toutes entraves, ou que du moins, par son énergie, elle domine sur les obstacles, les contient ou les supprime. Comme tout corps reçoit naturellement les formes d'une foule de natures assemblées et combinées, il arrive que l'une gêne, retient, enchaîne et brise l'autre, ce qui jette de l'obscurité sur chacune d'elles. Mais certains sujets se présentent où la nature étudiée éclate par-dessus toutes les autres, soit qu'elle ne trouve point d'obstacles, soit qu'elle les surmonte par sa puissance. Les faits de ce genre sont les plus indicatifs de la forme. Mais, ici encore, il faut se mettre sur ses gardes et réprimer l'entraînement de l'intelligence. Car tout ce qui montre la forme et l'amène devant l'esprit doit exciter notre défiance, et nous faire recourir à une exclusion diligente et sévère. Exemple : Supposant que le sujet des recherches soit la chaleur : un fait indicatif du mouvement d'expansion qui est, comme nous l'avons dit plus haut, le caractère essentiel de la forme de la chaleur, se voit dans le thermomètre à air. Pour la flamme, elle a sans doute un mouvement manifeste d'expansion, mais comme elle s'éteint à tout moment, on n'y peut observer le progrès de l'expansion. Quant à l'eau chaude, à cause de sa facile transformation en vapeur, elle ne nous permet pas d'étudier suffisamment la dilatation du liquide. D'un autre côté, pour le fer ardent et les autres métaux, l'esprit de feu étant empêché et amorti par les parties massives et grossières, qui combattent le mouvement d'extension, il en résulte que la dilatation en est complètement insensible. Mais, au moyen du tube thermométrique, l'expansion de l'air devient manifeste, très facile à saisir; on en voit le progrès, la durée, la continuité. Autre exemple : Soit, comme sujet de recherches, le poids. Un fait indicatif du poids se voit dans le vif-argent. Car il surpasse en poids, et de beaucoup, toutes les autres substances, à l'exception de l'or, auquel il le cède d'assez peu. Mais la pesanteur du vif-argent nous instruit bien plus dans la recherche de ce qui constitue la pesanteur, que ne pourrait faire celle de l'or; parce que l'or est solide et consistant, et par là classé parmi les corps auxquels une grande densité est naturelle; tandis que le vif-argent est liquide, qu'il se gonfle facilement, et que cependant il l'emporte de beaucoup en poids sur le diamant et sur les corps réputés les plus soudés. D'où l'on conclut, que la forme (l'essence) de la pesanteur dépend uniquement de la quantité de matière, et nullement de la contexture et de la solidité. [2,25] 25. Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en quatrième lieu les faits clandestins, que nous appelons aussi faits du crépuscule. Ils sont, comme les opposés des faits indicatifs. Ils présentent la nature étudiée à son degré le plus faible, et comme dans son berceau et ses rudiments, s'essayant et commençant à se produire, mais effacée par une nature contraire qui la domine. Les faits de ce genre sont d'une très grande importance pour la découverte des formes ; de même que les faits indicatifs conduisent facilement aux différences, les faits clandestins conduisent aux genres, c'est-à-dire à ces natures communes dont les natures étudiées ne sont que des limitations. Premier exemple : Supposons que l'on étudie la nature de la consistance ou de la propriété par laquelle un corps a des limites fixes, et dont le contraire est la liquidité ou fluidité. Un fait clandestin c'est l'existence d'un certain degré de consistance, quelque faible qu'elle soit, dans un fluide ; ainsi la bulle d'eau nous présente comme une certaine pellicule, consistante et de forme arrêtée, qui n'a cependant d'autre substance que celle de l'eau. Ainsi les gouttes d'eau, sortant d'un orifice, quand le liquide est en quelque abondance, forment en s'unissant un filet très mince, pour qu'il n'y ait pas solution de continuité dans l'écoulement; mais si l'eau est en petite quantité, on voit s'échapper des gouttes rondes, la forme sphérique étant celle qui garantit, le mieux à l'eau l'espèce de continuité possible dans cette condition. On voit de plus, qu'au moment où cesse le filet et où commence la série des gouttes, il se fait un rejaillissement de bas en haut pour éviter la solution de continuité. Phénomène analogue, pour l'écoulement des métaux fondus, liquides alors, mais moins fluides; ils tombent en gouttes, qui rejaillissent quelquefois et s'attachent ainsi les unes aux autres. On observe quelque chose de semblable dans les miroirs que font les enfants, à l'aide de tuyaux de jonc et de leur salive ; miroirs qui présentent une pellicule d'eau douée de consistance. Un fait bien plus frappant encore, c'est ce que nous voyons dans un autre jeu des enfants, lorsqu'ils prennent de l'eau à laquelle le savon a donné un peu de ténacité; et qu'ils la soufflent à travers un chalumeau, formant ainsi, avec de l'eau, comme un château de bulles ; ces bulles, par l'interposition de l'air, ont acquis de la consistance, à ce point qu'il est possible de les agiter sans rompre leur enchaînement. Mais ici, le fait par excellence, c'est la consistance de l'écume et de la neige, qui nous permet, en quelque façon, de les couper, et cependant l'une et l'autre sont des substances formées d'air et d'eau, qui sont deux fluides. De toutes ces observations on doit conclure que les notions de consistance et de fluidité sont purement des notions vulgaires ; qu'il n'existe là que deux points de vue, relatifs à notre manière de sentir, que dans la réalité, tous les corps ont une tendance à garder leur continuité, à en éviter la solution; que dans les corps homogènes (comme sont les liquides), cette propriété est faible, tandis que, dans les composés d'éléments hétérogènes, elle est forte et puissante; la raison en est que l'intervention d'un principe hétérogène resserre et consolide les corps, au lieu que l'introduction d'une nature homogène les relâche et les dissout. Autre exemple : Sujet de recherches, l'attraction ou la cohésion des corps. Un fait indicatif touchant le principe d'attraction se voit par excellence dans l'action de l'aimant. La nature contraire à celle qui produit l'attraction est celle qui n'.attire pas, surtout quand les substances sont semblables ainsi le fer qui n'attire pas le fer, le plomb, qui n'attire pas le plomb, le bois, l'eau, qui n'attirent ni le bois ni l'eau. Un fait clandestin s'observe dans l'aimant armé du fer, ou plutôt dans le fer au milieu d'un aimant armé. Suivant une loi de la nature, à une certaine distance l'aimant armé n'attire pas le fer avec plus de puissance que l'aimant non armé. Mais si vous approchez le fer jusqu'à ce qu'il touche le fer de l'aimant armé, alors cet aimant soutient une masse de fer bien plus considérable qu'il ne le ferait simple et sans armature; ce qui s'explique par la conformité de substance des deux barres de fer`r ; or, la propriété qui se manifeste ici était pleinement secrète ou clandestine dans le fer, avant qu'il fût j'oint à l'aimant. On voit par là que la forme ou principe constitutif de l'attraction est quelque chose que l'aimant possède à un très haut degré d'énergie ; le fer, par opposition, à un degré très faible, et à l'état latent. On observe ainsi que de petites flèches de bois sans pointes de fer, décochées a l'aide d'arbalètes, pénétraient plus profondément dans le bois (dans les flancs d'un navire, par exemple) que d'autres flèches, en bois également, mais armées de pointes de fer; ce qui a pour cause la conformité de nature de la flèche et du bois percé, et manifeste une propriété du bois, latente avant cette épreuve. De même, bien que l'air n'attire point l'air, et que l'eau n'attire point l'eau, dans les masses ordinaires de ces deux fluides; approchez cependant une bulle d'une autre bulle, celle-ci se dissoudra plus facilement qu'elle ne l'eût fait en l'absence de la première, à cause de l'attraction de l'eau par l'eau, et de l'air par l'air. Les faits de ce genre que nous nommons clandestins, et qui sont d'un usage si remarquable, comme nous l'avons dit, se rencontrent surtout dans les petites parties de la matière, dans les menues parcelles, parce que les grandes masses dans leurs caractères manifestes et dans leurs actions sont d'ordinaire plus conformes aux lois générales ; principe que nous exposerons en son lieu. [2,26] 26. Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en cinquième lieu les faits constitutifs ou en faisceau. Co sont ceux qui constituent une espèce de la nature étudiée, comme forme secondaire. Car, puisque les formes légitimes ou principales (qui sont toujours convertibles avec les natures étudiées) sont profondément cachées et ne se découvrent pas facilement, l'utilité de la science et l'infirmité de l'esprit humain demandent que les formes particulières, qui sont la réunion de certains faisceaux d'expériences (mais non pas de toutes) en une notion commune, ne soient pas négligées, mais qu'on les note avec soin. Tout ce qui met de l'unité dans la nature, quoique d'une façon imparfaite, fraye la route vers la découverte des formes. C'est pourquoi les faits qui sont utiles à cette fin ne doivent pas être méprisés, et méritent de certains privilèges. Mais, en les employant, on doit prendre garde que l'esprit humain, après avoir découvert plusieurs de ces formes particulières, et tiré de là des divisions de la nature étudiée, ne s'y repose définitivement sans poursuivre la découverte légitime de la forme principale; et, s'imaginant que la nature est divisée et multiple dans ses racines mêmes, ne méprise et ne rejette toute unité profonde de nature comme chose vaine et subtile, et de pure abstraction. Soit donné, par exemple, comme sujet d'étude, la mémoire, ou les moyens d'exciter et d'aider la mémoire. Les faits constitutifs sont : l'ordre ou la disposition, qui manifestement aide la mémoire; ensuite, les lieux qui sont d'un grand secours pour l'art de se souvenir; sous ce titre nous comprenons les lieux proprement dits, comme une porte, un angle, une fenêtre, et leurs semblables, puis les personnes familières et connues, puis encore tout ce que l'on voudra faire servir à la même destination (pourvu qu'on le soumette à un ordre fixe), comme des animaux, des plantes, des mots, des lettres, des caractères, des personnages historiques, etc., bien que, dans cette variété d'éléments, les uns soient plus appropriés à leur objet et plus commodes, les autres moins : les lieux de cette sorte aident singulièrement la mémoire, et en portent les puissances bien au delà du degré qu'elle aurait atteint par sa capacité naturelle. De plus, on observe que les vers s'apprennent et se retiennent mieux de mémoire que la prose. Voilà un groupe de trois faits constitutifs, l'ordre, les lieux artificiels, les vers, qui constituent une première espèce de secours pour la mémoire. Appelons cette espèce, la suppression de l'indéfini, ou l'exclusion du vague; en effet, quand on cherche à rappeler un souvenir, si l'on n'a aucune notion préalable, aucun élément précurseur, on cherche, on fait des efforts, l'esprit erre à l'aventure, comme dans l'infini ; que si l'on possède quelque notion préalable, aussitôt le temps se détermine, et l'esprit s'exerce sur un terrain bien circonscrit. Or, dans les trois ordres de faits que nous avons rapportés plus haut, la notion préalable est manifeste et certaine. Dans le premier, il faut quelque élément compris dans un ordre fixe; dans le second, un souvenir en rapport avec quelqu'un de ces lieux déterminés; dans le troisième on est guidé par les lois de la prosodie. Dans les trois cas, l'indéfini est supprimé. D'autres faits constitueront une nouvelle espèce fondée sur ce principe : « tout ce qui donne aux choses intelligibles une expression sensible, est un secours pour la mémoire; » ce principe est encore d'une grande application pour l'art de se souvenir. D'autres faits constitueront une troisième espèce, dont voici le principe : "tout ce qui pénètre dans l'esprit quand nous éprouvons un sentiment vif, comme la crainte, l'admiration, la honte, la joie, se retient facilement" ; cette coïncidence est un secours pour la mémoire. Nouvelle espèce, c'est la quatrième, fondée sur ce principe : "tout ce qui pénètre dans l'esprit pur, libre ou déchargé de toute préoccupation, se grave plus profondément dans la mémoire; » ainsi, les leçons apprises dans l'enfance, ceux de nos travaux qui précèdent immédiatement le sommeil, tout ce qui est nouveau, tout ce qui commence. Autres faits, composant une cinquième espèce : la multitude des circonstances et des prises offertes à la mémoire lui est d'un grand secours; telles sont : les notes détachées, la lecture, la récitation à haute voix. Une sixième et dernière espèce a pour principe que les choses attendues et qui tiennent l'attention en arrêt se retiennent fort bien, et qu'on se souvient à peine de celles qui ne font que passer. Parcourez vingt fois une page, vous ne l'apprendrez pas aussi facilement, que si vous la lisiez dix fois, en essayant, dans les intervalles, de la réciter de mémoire, et regardant le livre quand le souvenir fait défaut. Voilà donc, en résumé, six espèces de secours pour la mémoire, à savoir: la suppression de l'indéfini, l'expression sensible des choses intelligibles, la coïncidence d'un sentiment vif, le dégagement de l'esprit, la multitude des prises, l'attention forte. Autre exemple : Soit donné comme sujet d'étude le sens du goût. Voici des faits constitutifs : ceux que la nature a privés d'odorat ne peuvent reconnaitre au goût une nourriture rance ou pourrie; ils ne reconnaissent pas mieux la présence de l'ail, de l'essence de rose, ou de quelque condiment que ce soit. De même, ceux qui ont les narines bouchées par une cause accidentelle, comme un rhume, ne discernent pas au goût les diverses saveurs que nous venons de dire. De plus, ceux qui souffrent d'un rhume, viennent-ils à se moucher fortement quand ils ont dans la bouche quelque aliment signalé par la bonne ou la mauvaise odeur, au moment même, le sens du goût se réveille et s'exerce. Ces divers faits constitueront cette espèce ou plutôt cette partie de la théorie du goût: le goût, à de certains égards, n est rien autre qu'un odorat intérieur, qui descend des canaux supérieurs de l'odorat dans la bouche et le palais. Au contraire les saveurs salée, douce, âcre, acide, amère, etc., sont aussi bien senties par ceux a qui manque l'odorat que par les autres : d'où l'on doit conclure que le sens est un composé d'un certain odorat intérieur et d'un tact délicat; mais ce n'est pas le lieu maintenant approfondir ce sujet. Soit encore proposé comme exemple le sujet suivant : communication de la qualité sans communication de la `substance. Ln lumière nous offrira une première espèce de communication; la chaleur et l'aimant en présenteront une autre. La communication de la lumière est presque instantanée, elle cesse immédiatement, dès que le foyer lumineux disparaît. Mais la chaleur et la vertu magnétique; après avoir été transmises, ou plutôt développées par un foyer dans un corps, subsistent et demeurent pendant un temps considérable, lorsque le foyer a été retiré. Enfin les faits constitutifs sont très privilégiés, parce qu'ils servent beaucoup aux définitions (particulières surtout) et aux divisions ou distributions des natures; et c'est un mot juste que celui de Platon : "On devrait regarder comme un dieu celui qui saurait bien définir et diviser". [2,27] 27. Parmi les faits privilégiés ; nous mettrons en sixième lieu les faits conformes ou analogues, que nous appelons aussi parallèles ou similitudes physiques. Ce sont ceux qui montrent les ressemblances et les liaisons des choses, non dans les formes secondaires (ce qui est le propre des faits constitutifs), mais tout à fait dans le concret. Ils sont comme les premiers et les plus bas degrés, pour s'élever à l'unité de la nature; ils ne peuvent servir à fonder aucune loi générale dès le principe ; mais seulement ils indiquent et font connaître une certaine hamonie des corps; Cependant, quoiqu'ils n'avancent pas beaucoup le travail de la découverte des formes, ils nous font connaître très utilement la composi`tion des parties de l'univers; où ils pratiquent comme une certaine anatomie ; et quelquefois nous conduisent ainsi, comme par la main, à des lois très élevées et très belles, surtout à celles qui regardent plutôt l'arrangement et l'économie du monde que les natures et les formes simples. On voit des exemples de faits analogues dans le miroir et l'oeil; dans la structure de l'oreille et les lieux où se produit l'écho. De ces analogies, outre le fait même de la conformité, fait précieux à beaucoup d'égards, on déduit facilement la connaissance de cette vérité générale, à savoir, que les organes des sens, et les corps qui déterminent des réflexions vers ces organes, sont de nature semblable. De plus, éclairé par cette connaissance; l'esprit s'élève sans peine à un principe plus haut encore et plus important: à savoir qu'entre les corrélations et les harmonies des corps doués de sentiment, et des corps inanimés il n'y a qu'une différence réelle, c'est la présence de l'esprit animal dans les uns, son absence des autres. Ainsi, autant il y a de corrélations naturelles entre les corps animés; autant il pourrait exister de sens dans les animaux, s'il y avait des ouvertures pratiquées dans les corps animés pour le libre jeu de l'esprit animal dans chacun des membres convenablement disposés et devenus de véritables organes; d'une autre part; autant de sens dans les animaux, autant d éspèces de mouvements dans les corps inertes auxquels manque l'esprit animal; bien qu'il y ait en effet beaucoup plus d'especes de mouvements dans les corps inanimés que de sens dans les animaux à cause du petit nombre des organes. Â l'appui de ce principe, citons commme exemple les douleurs : les animaux éprouvent des douleurs d'espèces différentes; qui ont toutes leur caractère propre (ainsi diffèrent les unes des autres la douleur de la brûlure, celle d`u` froid aigu, celles de la piqûre, de la compression, de l'extension forcée, et vingt autres); de même on ne peut douter que des phénomènes analogues, du moins quant au mouvement, ne se passent dans les corps inanimés; comme dans le bois ou la pierre, lorsqu'ils sont brûlés, resserrés par la gelée; percés, taillés, infléchis, écrasés; et ainsi des autres, bien que la sensation ne soit pas en eux, â cause du défaut d'esprit animal. On voit un autre exemple de faits analogues (ce qui surprendra au premier abord) dans les racines et les branches des végétaux. Tout végétal se développe, étend ses parties en tous sens, les pousse en haut, tout aussi bien qu'en bas, et nous ne voyons d'autre différence entre les racines et les branches, si ce n'est que les unes sont enfermées dans la terre, et les autres étalées à l'air et au soleil. Prenez une branche tendre et bien vivace, courbez-la et introduisez-la dans une couche de terre, non adhérente au sol; vous verrez se développer non pas une branche, mais une racine; faites l'expérience contraire, placez de la terre au-dessus de l'arbre, empêchez au moyen d'une pierre, ou d'un autre obstacle suffisant, qu'il ne s'élève et ne pousse ses branches en hauteur, il les poussera en sens opposé, dans le champ que vous aurez laissé libre. Autre exemple de faits analogues : les gommes des arbres et les gommes extraites des rochers. Les unes et les autres ne sont autre chose que de certaines exsudations et filtrations de sucs; sucs émanant, les uns des végétaux, les autres des rochers; ils possèdent les uns et les autres le brillant et l'éclat, en vertu même de leur filtration très fine et très délicate. C'est la filtration aussi qui explique la différence de beauté et de couleur du poil des animaux et du plumage des oiseaux; elle s'opère moins finement à travers la peau, qu'à travers le tuyau de la plume. Autre exemple de faits analogues : le scrotum dans les animaux mâles, et la matrice dans les femelles. Ces différences de structure d'où résulte la merveille de la distinction des sexes (au moins dans l'ordre des animaux terrestres) semblent se réduire à la très simple différence du dehors au dedans; l'organisation des males produisant au dehors par la force de sa chaleur propre, ce que l'organisation des femelles est contrainte, par le défaut de chaleur, à maintenir au dedans. Autres faits analogues: les nageoires des poissons, les pieds des quadrupèdes, les pieds et les ailes des oiseaux ; Aristote y ajoute les quatre replis du serpent qui se meut. Ainsi, suivant les lois de la nature, les mouvements des êtres vivants doivent s'exécuter, pour la grande majorité, au moyen de membres ou de flexions qui sont au nombre de quatre. On voit encore des exemples de faits analogues dans les dents des animaux terrestres, et les becs des oiseaux; l'observation démontre ainsi que chez tous les animaux d'espèce supérieure il s'opère une sécrétion de matière dure vers la bouche. Ce ne serait pas non plus une absurdité, que de comparer l'homme à une plante renversée. La racine des nerfs et des facultés animales, c'est la tête; les organes de la reproduction sont placés en bas, si nous faisons abstraction soit des bras, soit des jambes. Dans les plantes, au contraire, la racine (qui en est comme la tète) est régulièrement placée en bas ; tandis que les organes de la reproduction occupent la partie supérieure. Un précepte que l'on doit donner et répéter souvent, c'est qu'il faut désormais que les travaux des hommes, dans la recherche et le recueil de l'histoire naturelle, prennent une direction toute nouvelle, et suivent une route opposée à celle que l'on suit aujourd'hui. Jusqu'ici, l'on s'est beaucoup et curieusement occupé de noter les variétés des choses et d'expliquer avec soin les différences des animaux, des plantes, des fossiles; différences qui le plus souvent sont des jeux de la nature et n'apprennent rien de fort utile aux sciences. De telles connaissances ont certes de l'agrément et servent quelquefois dans la pratique ; mais, pour nous faire pénétrer les secrets de la nature, elles n'ont qu'un prix insignifiant ou nul. C'est pourquoi, il faut que l'eprit tourne tous ses soins à découvrir et à remarquer les ressemblances et les analogies des choses, soit dans l'ensemble, soit dans les détails; car ce sont elles qui forment les liens et l'unité dans la nature, et commencent à constituer les sciences. Mais il faut ici prendre un soin exact et sévère de ne recevoir pour faits conformes et analogues que ceux qui expriment, comme nous l'avons déjà dit, des ressemblances physiques, c'est-à-dire réelles et substantielles, et qui ont leurs racines dans la nature, mais non des ressemblances fortuites et seulement apparentes, encore moins de pure curiosité et superstition, telles que les partisans de la magie naturelle (les plus légers des hommes et qu'on doit à peine nommer dans un sujet aussi sérieux que celui-ci) les présentent d'ordinaire dans leurs écrits, décrivant avec un soin aussi frivole qu'insensé de vaines ressemblances et sympathies des choses, et quelquefois même les inventant à plaisir. Ces observations faites, citons encore quelques exemples de faits analogues. On en voit dans la configuration de l'Afrique, et du Pérou joint aux terres qui se projettent jusqu'au détroit de Magellan. L'une et l'autre région ont des isthmes et des promontoires semblables, ce que l'on ne peut expliquer que par des causes identiques. Autres analogues : le nouveau monde et l'ancien ; l'un et l'autre s'élargissent, s'étendent vers le nord, se rétrécissent et se terminent en pointe vers le midi. Faits analogues très dignes de remarque : les froids intenses dans la région de l'air que l'on nomme moyenne, et les feux dévorants qui jaillissent en certains lieux des entrailles de la terre; chacun de ces phénomènes est le maximum ou le point d'intensité extrême, l'un du froid vers la région céleste, l'autre de la chaleur au fond de la terre; maximum déterminé par une réaction violente contre la nature opposée. Enfin, il y a des analogies fort importantes à noter entre les principes des diverses sciences. Certaine figure de rhétorique est conforme à certaine cadence de musique; l'une et l'autre surprennent et saisissent l'auditeur. L'axiome mathématique : "deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles", est analogue au principe fondamental du syllogisme, principe suivant lequel deux termes qui conviennent a un même moyen, conviennent conséquemment entre eux. Disons en terminant que la sagacité qui recherche et découvre les analogies, les similitudes naturelles, est une faculté des plus précieuses dans presque tous les travaux de l'intelligence. [2,28] 28. Parmi les faits privilégiés, nous placerons en septième lieu les faits exceptionnels, que nous appelons aussi irréguliers ou hétéroclites (en empruntant ce terme aux grammairiens). Ce sont ceux qui montrent des corps concrets dont l'apparence est extraordinaire; phénoménale, et qui semblent ne rien avoir de commun avec les autres êtres du même genre. Un fait analogue est semblable à un autre fait, un fait exceptionnel ne ressemble qu'à lui-même. L'usage des faits exceptionnels est le même que celui des faits clandestins; ils font pénétrer dans les profondeurs et l'unité de la nature, et servent ainsi à découvrir les genres, c'est-à-dire les natures communes, que limitent ensuite les différences vraies. Il ne faut pas s'arrêter dans cette étude, avant que les propriétés et les qualités découvertes dans ces êtres, qui peuvent passer pour des miracles de la nature, aient été ramenées et comprises sous quelque forme et loi certaine; de telle sorte que l'on découvre que toute irrégularité ou singularité dépend de quelque forme commune, que ces miracles cnonsistent seulement dans de certaines différences spéciales, dans des degrés et un concours unique de propriétés, et non dans l'espèce même et le fond de l'être ; tandis que maintenant les hommes, sans rechercher plus avant, voient tout simplement dans de telles choses des merveilles et des mystères de la nature, dont on ne peut assigner la cause et qui font exception aux règles générales. Exemples de faits exceptionnels : le soleil et la lune, parmi lés astres; l'aimant parmi les pierres; le vif argent parmi les . métaux; l'éléphant parmi les quadrupèdes; l'odorat du chien de chassé parmi les différentes espèces d'odorat. En grammaire, on considère aussi comme exceptionnelle la lettre S, â cause de la facilité de ses combinaisons avec d'autres consonnes, quelquefois deux, quelquefois trois ; propriété qui n'appartient à aucune autre lettre. Il faut faire grand cas de ces sortes de faits, parce qu'ils aiguisent et vivifient les recherches, et portent remède à l'intelligence gâtée par la coutume et les faits ordinaires. [2,29] 29. Parmi les faits privilégiés, noués placerons en huitième lieu les faits de déviation, qui sont les erreurs de la nature, les aberrations et les monstres où la nature s'écarte et dévie de son cours ordinaire. Les erreurs de la nature diffèrent des faits exceptionnels, en ce que les faits exceptionnels sont des espèces miraculeuses, et les erreurs des individus miraculeux; mais ils ont à peu près le même usage, qui, est de prémunir l'intelligence contre là force de la coutume, et de manifester les formes communes. Et, dans cet ordre de recherches; il ne faut s'arrêter que lorsqu'on a trouvé la cause d'une telle déviation. Cependant cette cause ne se découvre pas tant dans une certaine forme proprement dite, que dans un progrès latent vers la forme. Celui qui connaît les voies de la nature observe plus facilement les déviations, et, d'un autre côté, celui qui connaît les déviations pénètre mieux dans les voies de la nature. Les déviatîons diffèrent encore des faits exceptionnels, en ce qu'elles sont beaucoup plus utiles dans la pratique. Car ce serait une terrible entreprise que de vouloir produire de nouvelles espèces; mais varier les espèces connues et produire ainsi des phénomènes extraordinaires et inouïs, est chose beaucoup plus aisée. On passe facilement des miracles de la nature aux miracles de l'art. Si l'on saisit une fois la nature dans une de ses variations, et si l'on en comprend bien la marche, on pourra, sans beaucoup de peine, conduire la nature par art où elle s'est engagée par aberration fortuite; et non seulement en cette façon, mais en beaucoup d'autres; car une seule erreur montre et ouvre la voie à une foule d'erreurs et de déviations. Ici il n'est pas besoin de citer d'exemples, tant ils sont nombreux. Il faut faire un recueil et une histoire naturelle particulière de tous les monstres et enfantements prodigieux de la nature, en un mot, de toutes les nouveautés, raretés et bizarreries de la nature. Mais il faut faire ce recueil avec un choix scrupuleux, pour qu'il ait de l'autorité. On doit surtout se défier de tous les prodiges qui ont rapport à la religion, comme ceux que rapporte Tite-Live, et tout autant, de ceux qu'on trouve dans les livres de magie naturelle, d'alchimie et autres semblables; car ceux qui les font sont comme les amants des fables. On doit recueillir ces faits dans des histoires graves et dignes de foi et dans des rapports authentiques. [2,30] 30. Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en neuvième lieu les faits limitrophes ou de participation. Ce sont ceux qui présentent des espèces de corps telles, qu'elles semblent composées de deux espèces pour servir de transition de l'une à l'autre. Cet ordre de faits peut être justement compris parmi les faits exceptionnels et hétéroclites; car, au milieu de l'universalité des choses, ils sont rares et extraordinaires. Mais cependant, à cause de leur importance, on doit en traiter et leur donner un rang à part; car ils montrent parfaitement la composition des choses et le travail de la nature, indiquent les causes du nombre et de la qualité des espèces ordinaires dans le monde, et conduisent l'esprit de ce qui est à ce qui peut être. Exemples de faits de participation : la mousse, entre les substances pourries et les plantes; certaines comètes, entre les étoiles et les météores ignés; les poissons volants, entre les oiseaux et les poissons; les chauves-souris, entre les oiseaux et les quadrupèdes; le singe, cette bête ignoble qui nous est pourtant si semblable; enfin, tous les produits monstrueux où diverses espèces d'animaux se croisent et se combinent. [2,31] 31. Parmi les faits privilégiés, nous placerons en dixième lieu les faits de puissance ou de faisceaux (en empruntant ce nom aux insignes du pouvoir), que nous appelons aussi esprits ou mains de l'homme. Ce sont les ouvrages les plus nobles et les plus parfaits, et en quelque façon le couronnement de chacun des arts. Comme notre principal but est de faire servir la nature aux affaires et aux besoins de l'homme, rien de plus conséquent que de noter et de compter les conquêtes déjà acquises à l'empire de l'homme (comme autant de provinces occupées et soumises), surtout celles où l'esprit s'est le plus exercé et qui sont les plus parfaites; car c'est par elles que l'on peut le plus facilement passer à des conquêtes nouvelles. Un esprit qui a le ferme dessein, après les avoir étudiées, de pousser plus avant, arrivera indubitablement ou à les conduire plus loin encore, ou à les ramener à quelque théorie déterminée, ou à en tirer par application quelque usage plus relevé. Mais ce n'est pas tout; de même que par les ouvrages rares et extraordinaires de la nature, l'esprit est excité et engagé à la recherche et à la découverte des formes sous lesquelles ces merveilles doivent être comprises, pareil office est accompli par la vue des oeuvres de l'art les plus ingénieuses et remarquables; et certes avec plus d'efficacité, en ce que le mode d'opération dans les merveilles de l'art est le plus souvent connu et facile à saisir, tandis que le plus souvent, dans les merveilles de la nature, il est fort obscur. Il faut cependant prendre garde ici, plus que partout ailleurs, que de tels faits n'abattent l'intelligence et ne la terrassent en quelque façon. Car il est à craindre que devant ces merveilles de l'art, qui semblent comme le faîte et le dernier mot de l'industrie humaine, l'esprit ne se trouve étonné et comme lié et fasciné, de telle sorte qu'il ne puisse plus rien concevoir hors d'elles, et pense qu'on ne peut rien faire de grand que par les moyens qui les ont produites, employés seulement avec plus de soin et des artifices plus consommés. On doit, au contraire, tenir pour certain que les modes d'opération et de production découverts et connus jusqu'à ce jour, sont pour la plupart très pauvres, et que toute véritable puissance dépend et doit être dérivée, comme de sa source, des formes, dont aucune n'a encore été découverte. C'est pourquoi, comme nous l'avons dit ailleurs, celui qui réfléchirait aux machines et aux béliers des anciens, avec quelque application que ce fùt, y employât-il même toute sa vie, n'arriverait jamais à la découverte des canons et des effets de la poudre. Tout comme celui dont toutes les réflexions se porteraient sur les laines et les fils végétaux, ne viendrait jamais à songer au ver à soie et à son travail. C'est pourquoi, si l'on veut y faire attention, on remarquera que toutes les grandes découvertes ont dû le jour, non aux combinaisons de l'esprit et aux développements de l'art, mais entièrement au hasard, dont la coutume est de n'opérer qu'après des siècles. Mais rien ne tient lieu du hasard et ne le prévient, si ce n'est la découverte des formes. ' Il est inutile de donner des exemples particuliers de ces sortes de faits, tant ils sont nombreux.Car il faut entreprendre la grande tàche d'interroger et d'examiner à fond tous les arts mécaniques, et même les arts libéraux, dans leurs opérations, et de faire un recueil et une histoire particulière de tout ce qu'ils contiennent de plus relevé, et des oeuvres capitales avec les modes de production et d'opération. Cependant nous ne faisons point une loi de s'astreindre dans ces recherches aux oeuvres qui paraissent être le chef-d'oeuvre à la fois et le secret de l'art, et qui ont le privilège d'exciter l'admiration. L'admiration est fille de l'extraordinaire; car tout ce qui est extraordinaire, quoique au fond de nature vulgaire, produit l'admiration. Tandis qu'au contraire, les choses qui méritent une véritable admiration, parce qu'elles constituent une espèce entièrement distincte de toutes les autres, pour peu qu'elles soient familières à l'homme, sont à peine remarquées. Mais on doit noter les faits exceptionnels de l'art, tout autant que les faits exceptionnels de la nature, dont nous avons déjà parlé. Et de même que, parmi les faits exceptionnels de la nature, nous avons mis le soleil, la lune, l'aimant et choses semblables, qui toutes vulgàires qu'elles sont, n'en ont pas moins une nature spéciale, ainsi doit-on faire pour les oeuvres exceptionnelles de l'art. Parmi les oeuvres de l'art, on doit préférer celles qui se rapprochent le plus de l'imitation de la nature, ou, au contraire, qui la dominent et la changent le plus. Parmi les faits exceptionnels de l'art, citons le papier, un des produits les plus vulgaires. Étudiez-en la composition. Les autres produits de notre industrie s'ont, ou des tissus à chaîne et à trame, comme les étoffes de soie, de laine, de lin et autres semblables; ou des composés de certains sucs solidifiés, comme la brique, l'argile de potier, le verre, l'émail, la porcelaine, et autres semblables; composés qui brillent quand la matière a un grain égal et fin; qui, dans le cas contraire, acquièrent une dureté suffisante, mais non pas de brillant. Cependant tous ces produits, composés de sucs solidifiés, sont solides, et manquent de cohérence et de ténacité. Tout au contraire, le papier est tenace; on peut le couper; le déchirer; analogue aux peaux des animaux, aux feuilles des arbres, il rivalise avec ces ouvrages de la nature. Il n'est ni fragile, comme le verre; ni tissu comme le drap; il a, non des fils qui se comptent, mais des fibres qui se confondent, à l'instar des produits de la nature. Ainsi donc, parmi les produits de l'industrie, le papier tient une place vraiment à part et nous offre l'exemple d'un fait exceptionnel. C'est ainsi qu'il faut choisir, parmi les ouvrages de nos mains, ceux qui imitent le mieux la nature; ou, en sens contraire, ceux qui le maîtrisent le mieux et en renversent le cours. Dans l'ordre des faits que nous appelons esprits et mains de l'homme, il ne faut pas dédaigner les jeux d'adresse, les prestiges. Bien que leur distinction soit frivole à l'excès, on peut en tirer, quand on les connaît bien, des inductions fort importantes. Disons même qu'il y a quelque profit à faire dans l'examen des pratiques superstitieuses et de ce que le vulgaire nomme magie. Quoique sur ce terrain on ne voie d'abord qu'un amas extraordinaire de mensonges et de fables, cependant il est bon d'y jeter lès yeux; peut-être découvrirait-on, en quelque endroit, une opération naturelle; par exemple, dans leur prétendue fascination, dans leurs pratiques pour fortifier l'imagination, dans la correspondance secrète à distance; dans les communications merveilleuses, soit du physiqueau physique, soit du moral au moral, et autres semblables. [2,32] 32. De-ce que nous avons dit, il résulte que les cinq espèces de faits dont nous avons parlé en dernier lieu, faits analogues, faits exceptionnels, faits de déviation, faits dé liinitation et faits de puissance, ne doivent pas être ajournées jusqu'à la recherche de quelque nature déterminée (comme doivent l'être les autres faits que nous avons exposés en premier lieu, et plusieurs de ceux qui viendront ensuite), mais que l'on doit dès le commencement en faire un recueil et comme une certaine histoire particulière, parce qu'ils ne laissent entrer dans l'intelligence que des connaissances de choix, et corrigent le mauvais tempérament de l'esprit, qui doit nécessairement être affecté, attaqué et corrompu par le cours habituel et ordinaire des choses. On doit donc voir dans ces faits une sorte de préparation qui rectifie et purge l'intelligence. Tout ce qui enlève l'intelligence à ses habitudes vulgaires, en aplanit et égalise le terrain, et le rend propre à recevoir la lumière pure et nette des notions vraies. Bien plus, ces faits préparent et ouvrent la voie à la pratique, comme nous le dirons en son lieu, lorsque nous parlerons des applications pratiques. [2,33] 33. Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en onzième lieu les faits de concomitance et les faits hostiles, que nous appelons aussi faits de propositions fixes. Ce sont les expériences où l'on trouve quelque corps ou sujet concret, que suive perpétuellement la nature étudiée, comme une compagne fidèle, ou que fuie perpétuellement cette nature, comme exclue d'une telle société et traitée en ennemie. Au moyen de ces faits, on peut former des propositions certaines et universelles, ou affirmatives, ou négatives, dont le sujet soit ce corps ou matière concrète, et le prédicat la nature en question; car on ne trouve absolument rien de fixe dans les propositions particulières qui nous présentent la nature en question variable et mobile dans quelque sujet concret, soit qu'elle arrive et que le sujet l'acquière, soit qu'elle s'éloigne et qu'il la perde. C'est pourquoi les propositions particulières ne méritent aucun privilége important, si ce n'est à l'occasion des migrations dont nous avons parlé. Et cependant, ces propositions particulières, comparées avec lés universelles et rapprochées d'elles, sont d'un grand secours, comme nous le montrerons plus tard. Et même, dans ces propositions universelles, nous ne demandons point une affirmation ou une négation complète et absolue; elles suffisent à notre but, lors même qu'elles souffrent quelque rare exception. Les faits de concomitance servent à presser la connaissance positive de la forme. De même que les faits de migration pressent la connaissance positive de la forme, en ce qu'il faut établir que la forme recherchée est certainement quelque chose que le corps revêt ou dépouille dans l'acte même de la migration; les faits de concomitance pressent la connaissance positive de la forme, en ce que, nécessairement, on doit établir que la forme est quelque chose qui entre dans la composition d'un tel corps concret, ou qui ait de la répugnance pour cette composition, de sorte que celui qui connaîtra bien la composition de ce corps ne sera pas fort éloigné de mettre en lumière la forme de la nature étudiée. Exemple : Supposons que le sujet de recherches soit la chaleur; on voit un fait de concomitance dans la flamme. En effet, dans l'eau, l'air, la pierre, les métaux, et nombre infini d'autres corps, la chaleur n'est rien moins que fixe; elle survient et disparaît ensuite; toute flamme, au contraire, est chaude; il est impossible qu'une matière enflammée ne contienne pas de chaleur. Mais nous ne connaissons aucun fait hostile relativement à la chaleur. L'intérieur de la terre échappe à notre expérience; et tout ce que nous connaissons de matière et de composés, sans aucune exception, est susceptible de chaleur. Autre exemple pour la théorie de la consistance : un fait hostile se voit dans l'air. Un métal peut être fluide et consistant; ainsi en est-il du verre, ainsi de l'eau elle-même, qui se congèle; mâis il est impossible à l'air d'acquérir de la consistance ou de perdre sa fluidité. Mais, au sujet des faits de propositions fixes, il y a encore deux avertissements utiles à donner. Le premier, c'est que, lorsqu'il manque une proposition universelle affirmative ou négative, il faut la noter avec soin comme n'existant pas, ainsi que nous l'avons fait pour la chaleur, qui n'a point d'universelle négative dans la nature, du moins parmi les corps que nous connaissons. Pareillement, si la nature étudiée est quelque chose d'éternel et d'incorruptible, nous ne lui trouverons point dans ce monde d'affirmative universelle; car on ne peut rien trouver d'éternel et d'incorruptible dans aucun des corps qui se trouvent au-dessous des régions célestes, et au-dessus des régions inférieures de la terre. Le second avertissement est qu'à ces propositions universelles, tant affirmatives que négatives, sur un sujet concret; il faut joindre les autres sujets qui paraissent le plus se rapprocher de l'absence ou du néant d'affirmation ou de négation; telles sont, pour la chaleur, les flammes douces et qui brûlent très faiblement; pour l'incorruptibilité, l'or qui en approche le plus. Car ce sont là tout autant d'indications des limites de la nature entre l'être et le non-être, indications qui sont fort utiles pour la circonscription des formes, et pour empêcher qu'elles ne s'échappent et n'errent en dehors des conditions de la matière. [2,34] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en douzième lieu ces faits adjonctifs, dont nous avons parlé dans l'aphorisme précédent, et que nous nommons aussi faits extrêmes ou de limite, car les faits de cette sorte ne sont pas seulement utiles, lorsqu'on en fait un appendice aux propositions fixes ; ils le sont encore en eux-mêmes et par leur propre vertu ; car ils indiquent clairement les vraies divisions de la nature, les limites des choses, ils montrent jusqu'à quel point la nature peut aller et recevoir des modifications, et enfin quelles sont les transitions d'une nature à une autre. Exemples : L'or, pour la pesanteur ; le fer, pour la dureté; la baleine, pour la masse des corps vivants; le chien, pour l'odorat; l'inflammation de la poudre à canon; pour la promptitude de l'expansion; et autres de même caractère. Voilà pour les extrèmes au degré supérieur; on ne doit pas recueillir avec moins de soin ce qui est extrème au degré inférieur ; par exemple, l'esprit-de-vin pour le poids; la soie, pour la douceur; certains insectes, pour l'exiguïté du corps; et autres analogues. [2,35] Parmii les faits privilégiés, nous placerons en treizième lieu les faits d'alliance ou d'union. Ce sont ceux qui présentent, confondues et réunies, les natures qui passent pour hétérogènes, et sont notées et signalées comme telles dans les divisions reçues. Mais ces faits d'alliance montrent que certaines opérations et certains effets que l'on croit appartenir en propre à quelqu'une de ces natures hétérogènes, appartiennent aussi à d'autres parmi elles; et convainquent ainsi l'esprit que cette prétendue hétérogénéité n'existe pas ou n'est pas essentielle, et que ce n'est autre chose qu'une modification particulière d'une nature commune. C'est pourquoi, ils sont d'un excellent usage pour conduire et élever l'esprit des différenees aux genres, et pour dissiper les vains fantômes des choses qui se présentent sous le masque trompeur de substances concrètes. Exemple : Supposons pour sujet de recherches la chaleur. Suivant une division consacrée et qui fait loi, il y a trois espèces de chaleur, à savoir : celle des corps célestes, celle des animaux et celle du feu. Il est admis également que ces espèces de chaleur (une des trois surtout, comparée aux deux autres) sont, quant à leur essence ou à leur nature spécifique, différentes et complètement hétérogènes: en effet; la chaleur des corps célestes et celle des animaux engendre, est salutaire, tandis que celle du feu dissout et détruit. En conséquence, c'est un fait d'alliance qui s'offre à nous dans cette expérience bien connue d'un rameau de vigne, végétant à l'intérieur d'une maison, où l'on entretient constamment un foyer, et dont les grappes mûrissent un mois plus tôt qu'elles n'eussent fait au dehors: Voilà donc un fruit attaché a l'arbre, que le feu parvient promptement à mourir, tandis qu il semble que le soleil ait seul cette propriété. Une telle expérience donne l'éveil à l'esprit, qui rejette la théorie de l'hétérogénéité essentielle, et recherche dès lors quelles sont, entre la chaleur du soleil et celle du feu, les différences principales, d'où résulte la diversité étonnante de leurs opérations, bien qu'au fond leur nature soit commune. Ces différences sont au nombre de quatre : 1° Là chaleur du soleil, relativement à celle du feu, est de beaucoup plus modérée et plus douce. 2° La chaleur du soleil, par la raison surtout qu'elle traverse l'atmosphère, est beaucoup plus humide. 3° C'est ici le point capital : la chaleur du soleil est extrêmement inégale; elle s'approche et s'accroît, puis, elle s'affaiblit et se retire, ce qui est d'une singulière efficacité pour la génération des corps. Aristote soutient, en effet, et très justement, que la principale cause des générations et des corruptions que l'on observe à la surface de la terre, c'est la route oblique du soleil dans le zodiaque : obliquité alternative des jours et des nuits, vicissitudes des saisons, tout détermine cette prodigieuse diversité dans la puissance des rayons solaires. Mais notre philosophe s'empresse de fausser et de corrompre le principe juste qu'il avait rencontré, se constituant en arbitre `souverain de la nature, selon son habitude, du haut de sa théorie il assigne la cause de la génération à l'approche du soleil, celle de la corruption à son éloignement, tandis que les deux mouvements, l'approche et l'éloignement, sans avoi`r ch acun une propriété exclusive, produisentindifféremment et la génération et la corruption ; car l'inégalité de la chaleur donne lieu à la génération et à la corruption ; l'égalité, au contraire, a pour effet la conservation. 4° Il existe entre la chaleur du soleil et celle du feu une quatrième différence, qui est aussi d'une grande importance : le soleil ne produit ses effets qu'à la longue; le feu au contraire, sous l'aiguillon de l'impatience humaine, produit les siens en très peu de temps. Employez une autre méthode : faites agir un foyer dont la chaleur soit adoucie, tempérée, comme nous pouvons l'obtenir par vingt procédés différents ; mêlez à cette douce chaleur quelque humidité; ayez soin surtout de donner à l'action de votre foyer la variété et les vicissitudes d'influence du soleil ; enfin, prenez le temps, et sans y mettre la même lenteur que le soleil, ne précipitez pas vos opérations, comme on a coutume de le faire; vous donnerez le coup de grâce à la théorie des chaleurs hétérogènes, et avec le feu vous imiterez, vous égalerez, quelquefois même vous surpasserez le soleil. Un autre fait d'alliance, c'est la résurrection des papillons, engourdis et comme anéantis par le froid, au moyen d'une chaleur douce : preuve que le feu n'a pas moins la propriété de vivifier les animaux que de mûrir les fruits. Joignez-y la célèbre invention de Fracastor; c'est lui qui nous apprit à sauver les apoplectiques désespérés, en leur enveloppant la tête de matières brûlantes, qui dégagent les esprits animaux, pressés et comme étouffés par les humeurs du cerveau, excitent et animent les esprits, comme on voit l'air et l'eau agités par le feu ; et finalement le malade retrouve la vie qui l'abandonnait. On fait aussi quelquefois éclore des oeufs à la chaleur du feu ; qui se montre, dans cette opération, manifestement semblable à la chaleur animale; enfin nous pourrions citer bien d'autres expériences de même genre, qui toutes démontreraient ce principe : la chaleur du feu peut être réglée et employée en beaucoup de cas, de manière à produire les effets de la chaleur solaire ou de la chaleur animale. Soient encore donnés comme sujets de recherches le mouvement et le repos. Suivant une division consacrée et tirée des profondeurs mêmes de la philosophie, les corps sont en mouvement ou en repos; ils se meuvent ou circulairement ou en ligne droite ; car, dit-on, il faut de trois choses l'une : qu'il y ait ou un mouvement sans terme, ou le repos dans un terme, ou le transport vers le terme. Le mouvement perpétuel de rotation appartient aux corps célestes ; le repos, au globe de la terre ; les autres corps (que l'on nomme graves ou légers), placés hors des lieux assignés à leur nature, sont transportés en ligne droite vers les masses ou agglomérations de leurs semblables, les corps légers en s'élevant vers les régions célestes, les graves en tombant vers la terre. Voilà certes une théorie qui fait bon effet dans les livres. Un fait d'alliance se voit dans une comète fort basse qui, placée bien au-dessous du ciel, a cependant un mouvement circulaire. Quant à cette invention gratuite d'Aristote, que la comète est attachée à quelque corps céleste et forcée à le suivre, on en a fait justice depuis longtemps, non seulement parce qu'elle n'est fondée sur aucune raison plausible, mais parce que l'observation a démontré l'irrégularité du mouvement des comètes, qui ne décrivent aucune ligne fixe dans l'espace. Un autre fait d'alliance sur le même sujet, c'est le mouvement de l'air qui, entre les tropiques (où les cercles sont plus grands), parait avoir un mouvement de rotation d'orient en occident. Un autre fait d'alliance se reconnaîtrait dans le flux et le reflux de la mer, si l'observation démontrait que la masse des eaux est sujette à un mouvement de rotation (faible sans doute et presque insensible) d'orient en occident; mais sous cette loi, d'être entraînée deux fois par jour en sens rétrograde. Si les deux faits que nous venons de citer sont vérifiés, il est manifeste que le mouvement de rotation n'appartient pas seulement aux corps célestes, et qu'il se communique à l'air et à l'eau. Pour cette autre partie de la théorie, à savoir que les corps légers s'élèvent vers le ciel, elle ne semble pas non plus très solide. A cet égard, on peut citer comme fait d'alliance l'expérience de la bulle d'eau. Tant que l'air est sous l'eau, il s'élève rapidement à la surface du liquide, en vertu de ce mouvement (que Démocrite nomme mouvement de percussion), par lequel l'eau qui se porte vers le bas frappe l'air et le chasse en sens inverse, et non pas en vertu de l'effort prétendu de l'air lui-même pour s'élever. Mais aussitôt que l'air arrive à la surface, son mouvement d'ascension est interrompu; il suffit pour le retenir de la résistance légère que lui oppose l'eau dont la nappe ne se laisse pas dévier au premier abord. Ainsi donc la tendance de l'air à s'élever vers le ciel, si elle existe, doit être estimée très faible. Soit encore donné comme sujet de recherches le poids. Suivant une division consacrée, les corps denses et solides sont entraînés vers le centre de la terre ; les corps rares et légers s'élèvent vers le ciel, les uns et les autres tendant aux lieux qui leur sont propres. Quant à l'action des lieux, bien que de telles chimères aient cours dans les écoles, il faut reconnaître que c'est une conception puérile, inepte, d'attribuer un pouvoir quelconque à l'espace, ou à ses régions. Quand les philosophes nous disent que si la terre était creusée de part en part les corps graves s'arrêteraient dès qu'ils auraient atteint le centre, en vérité l'on doit croire qu'ils plaisantent. C'est attribuer une étrange vertu et une singulière efficacité à un pur néant, à un point mathématique : en réalité le corps seul agit sur le corps. Quant à cette tendance des corps à s'élever ou à descendre, elle dépend ou de leur composition ; ou de leurs relations et de leur sympathie avec d'autres corps. Que si l'on rencontre un corps dense et 'solide, qui, néanmoins, ne se porte pas vers le centre de la terre, la fameuse division de l'école succombe. Or, si nous en croyons Gilbert; la vertu magnétique de la terre, principe de l'attraction des graves; n'a d'efficacité que dans une certaine spère (les puissances d'ailleurs n'opèrent que jusqu'à une distance fixe, jamais au delà) ; que l'on vérifié cette théorie par une observation, et ce sera là pour notre sujet un fait d'alliance. En attendant, nous n'avons jusqu'ici à produire aucun fait constâté et certain. Ce que nous pourrions mentionner; mais avec réserve; ce sont les trombes dont parlent les navigateurs qui ont exploré les mers des deux Indes. Telles sont la quantité et la violence des eaux que ces trombes versent tout d'un coup, qu'il semble bien qu'un pareil amas s'était formé depuis un certain temps, et avait séjourné dans les hautes régions, d'où il fût précipité par quelque impulsion naturelle de la pesanteur. On peut en inférer qu'une masse corporelle, dense et compacte, placée à une grande distance de la terre, s'y tiendrait en équilibre comme la terre elle-même, et qu'elle ne tomberait point, à moins qu'une impulsion de dehors ne vint à la précipiter. Mais nous avouons à cet égard ne rien connaître de certain. Toutefois, sur cette matière et sur beaucoup d'autres; on voit bientôt combien notre physique est pauvre, puiqu'au lieu d'expériences certaines, nous nous sommes réduits à des suppositions et à des théories creuses. Soient encore données comme sujet de recherches les opérations de I'esprit. La division plausible ici est celle des actes de la raison humaine et des opérations instinctives de la brute. Cependant il y a certaines actions des bêtes qui semblent manifester en elles la faculté de raisonner ; par exemple, ce que l'on rapporte d'un corbeau qui, par une grande sécheresse, étant presque mort de soif, aperçut de l'eau dans le creux d'un tronc d'arbre; ne pouvant y atteindre parce que l'ouvèrture était trop étroite, il se mit à y lancer des petits cailloux jusqu'à ce que l'eau montât et vînt à sa convenance : ce fait a depuis passé en proverbe. Soit encore donnée comme sujet de recherches la propriété d'étre visible. Il semble bien que l'on fasse une division excellente en mettant d'un côté la lumière, visible d'elle-même originellement, et qui rend tout le reste visible ; et de l'autre côté, la couleur, visible subsidiairement; invisible sans la lumière, et qui parait, en conséquence, n'être autre chose qu'un aspect, une modification de la lumière. Cependant, d'un côté comme de l'autre, sé présentent ici des faits d'alliance, 1° dans la neige vue en grande masse ; 2°dans la flammé de soufre : là on observe une couleur tirant déjà sur la lumière; ici, une lumière tirant sur la couleur. [2,36] Parmi les faits privilégiés, nous placerons en quatorzième lieu les faits de la croix, en empruntant cette expression aux croix qui, placées à l'embranchement des routes, indiquent les divers chemins. Noous les nommons aussi faits decisifs et juridiques, `et, dans certains cas, arrêts et oracles. Voici en quoi ils ' consistent. Lorsque; dans l'étude d'une certaine nature, l'esprit se trouve partagé et incertain de savoir à laquelle de deux ou de plusieurs natures on doit attribuer la cause du sujet étudié; en raison du concours ordinaire de ces di`verses nàtures, les faits de la croix montrent que la compagnie de l'uune de ces natures, en ce qui torche le sujet étudié; est fidèle et indissoluble ; tandis que celle de l'autre est variable et mobile, ce qui résout la question, et fait récevoir cette première nature pour cause, à l'exclusion de l'autre, que l'on met de côté. C'est pourquoi des faits de ce genre apportent une très grande lumière et sont d'une grande autorité, à tel point que le travail de l'interprétation se complète ét s'achève quelquefois avec eux. De temps à autre, ces fàits de la croix se rencontrent parmi ceux que nous avons déjà signalés, mais le plus souvent ils sont nouveaux, il faut de l'habileté pour les découvrir et les tirer de leurs sujets complexes; ét ce n'est qu'à force de soins, de précautions et de patience qu'on peut les mettre au jour. Prénons pour exemple l'étude du flux et du reflux de la mer; double phénomène qui se renouvelle deux fois chaque jour, et dont chaque phase, dure six heures environ, àvec de légères différences, qui dépendent du mouvement de la lune. Pour la théorie de ces phénomènes se présente l'embranchement que voici. Ce double mouvement a nécessairement pour cause ou le balancement des eaux (comme il arrive dans un bassin où l'eau agitée baigne et abandonne alternativement chacun des côtés) ; ou le soulèvement des eaux qui tour à tour s'élèvent au-dessus du niveau ordinaire, et retombent au-dessous (comme il arrive à l'eau bouillante). Mais à laquelle de ces deux causes faut-il attribuer le flux et le reflux? Voilà le point en question. Si c'est à la première, il faut qu'au moment même où l'on observe le flux d'un côté de la mer, le reflux ait lieu du côté opposé. Qu'il en soit ainsi, le problème est résolu. Or, suivant les observations d'Acosta, et de plusieurs autres, observations faites avec grand soin, le flux a lieu aux mêmes heures sur les côtes de la Floride, et sur celles d'Espagne et d'Afrique, opposées aux premières; il en est de même du reflux. Donc, quand le flux a lieu d'un côté, on n'observe pas le reflux au côté opposé. Cependant, si l'on veut y bien réfléchir, ces observations ne décident pas encore le problème contre la première théorie, à l'avantage de la seconde. Il pourrait se faire que le mouvement des eaux fût progressif, et que néanmoins le flux couvrît en même temps les rivages opposés d'un même bassin. C'est ce qui arriverait si les eaux venaient d'ailleurs, chassées d'un autre bassin : ainsi l'on voit le flux et le reflux se produire en même temps sur les rives d'un fleuve, le mouvement des eaux étant alors très manifestement progressif, puisque c'est la mer qui fait irruption dans le lit du fleuve, à son embouchure. On pourrait supposer qu'il en est ainsi de la mer; que de l'océan Indien les eaux soient poussées dans l'Atlantique, et qu'elles recouvrent, en conséquence, les deux rivages opposés. Nouvelle question à résoudre: peut-on constater par l'observation qu'au moment du-flux dans l'Atlantique, le reflux ait lieu dans un autre bassin? Aussitôt se présente à notre esprit le bassin de la mer Australe, qui ne le cède en rien à l'Atlantique, qui a même beaucoup plus de largeur et d'étendue, et où peut se faire l'observation décisive que nous indiquons. Nous voici enfin parvenus à un fait de la croix sur ce sujet. Si l'on parvient à constater qu'au moment où le flux a lieu sur les côtes opposées de la Floride et de l'Espagne dans la mer Atlantique, il y a flux aussi sur les côtes du Pérou et sur celles de la Chine dans la mer Australe, la question est vidée, et ce fait décisif condamne la théorie qui attribue le flux et le reflux au mouvement progressif des eaux, car nous n'apercevons plus de nouveau bassin où puisse s'opérer le reflux pendant que l'eau s'élève dans les autres. Quant à la question posée, rien de plus facile à résoudre; que l'on s'informe des habitants de Panama et de ceux de Lima (dans cette partie de l'Amérique où les deux océans ne sont séparés que par un isthme fort étroit), si le flux et le reflux ont lieu en même temps aux deux côtés de l'isthme, ou si c'est le contraire. Cependant ce fait décisif ne serait concluant qu'en supposant la terre immobile. Que si le globe a un mouvement de rotation, il peut se faire que le mouvement emporte la masse de la terre avec plus ou moins de rapidité que celle des eaux; qu'en conséquence les eaux s'amassent, de là le flux; et que parvenues au point où une plus forte accumulation est impossible, elles retombent: de là le reflux. Mais ce point mérite une étude toute spéciale. Toutefois, en admettant cette dernière hypothèse, il faudrait toujours qu'il y eût en certains lieux de la terre un reflux au moment où le flux se produit en d'autres lieux. Examinons maintenant l'autre théorie, celle qui attribue le flux et le reflux à des mouvements alternatifs d'ascension et de dépression de toute la masse des eaux ; théorie qui mériterait toute considération, dès lors qu'on aurait, après examen, rejeté la première. Ici nous voyons mieux qu'une bifurcation; au lieu de deux voies à essayer, il s'en présente trois. Un tel mouvement alternatif d'élévation et de dépression, sans que les eaux soulevées soient accrues de quelque courant d'eaux nouvelles, peut s'expliquer, en effet, par une de ces trois causes : ou la masse des eaux sort des profondeurs de la terre, pour s'y replonger ensuite; ou la quantité d'eau contenue dans le bassin étant invariable, la masse liquide se dilate et se contracte tour à tour; ou enfin, sans aucune variation ni de quantité ni de densité, les eaux sont soulevées par quelque puissance magnétique, et quand l'effet s'est produit, elles retombent. Écartons pour un moment les deux premières hypothèses; examinons la troisième, celle d'une action magnétique ou d'une attraction semblable. Dès l'abord, il est manifeste que la masse des eaux, déposée comme elle l'est dans le bassin des mers, ne peut s'élever toute d'ensemble, parce qu'il n'existe rien pour combler la lacune produite au fond du bassin; admettant que les eaux aient une tendance à se soulever, cette tendance, serait combattue et vaincue par la loi de la continuité physique, ou, comme on dit vulgairement, par l'horreur du vide. Reste la supposition que les eaux, s'élevant d'un côté, s'abaissent de l'autre. De plus, il est clair que la vertu magnétique; ne pouvant agir à, la fois sur toutes les parties, exercera sa principale influence sur le milieu, et par conséquent soulèvera les eaux vers le milieu du bassin; ainsi soulevées, les eaux se retireront simultanément des deux rivages opposés. Nous voici enfin parvenus au fait de la croix sur ce sujet. Si l'observation démontre que pendant le reflux la surface des eaux, en pleine mer, se courbe et se gonfle, la masse se soulevant au milieu du bassin, et abandonnant les cotés qui sont les rivages; tandis que pendant le flux, la surface en pleine mer est comparativement plane et égàle, les eaux revenant a leur position première; alors, éclairés par ce fait décisif, nous pourrons admettre l'hypothèse de l'attraction magnétique ; hypothèse qu'il faudrait rejeter, si les phénomènes se produisaient tout autrement. Or, c'est ce dont il est facile de s'assurer, dans les détroits, au moyen del la sonde, qui nous apprendra, si, au temps du reflux, la mer a plus de profondeur au milieu des eaux qu'elle n'en a pendant le flux. Notons que si cette théorie est la vraie, il s'ensuit, contrairement aux idées vulgaires, que l'abaissement des eaux produisant le flux, c'est en vertu de leur dépression qu'elles couvrent et inondent-les rivages. Nouvel exemple : théorie du mouivement spontané de rotation; et dans cette théorie, question spéciale : le mouvement diurne d'où résultent le lever et le coucher apparent du soleil et des étoiles par rapport à nous, est-il un mouvement réel des corps célestes ou bien un mouvèmènt apparent des corps célestes, et un mouvement réel du globe terrestre? Voici quel sera sur ce sujet le fait de la croix. Si l'on observe dans l'Océan un mouvement d'orient en occident, bien que très lent et très faible ; si l'on voit que ce mouvement soit un peu plus rapide dans l'air, surtout entre les tropiques, où il doit être plus sensible, à cause de la grandeur dés cercles; si ce même mouvement se découvre plus prompt et plus fort dans les comètes les plus basses, si, dans les planètes on l'observe encore, et tellement réparti qu'il soit plus faible à une moindre distance de la terre, plus rapide à une distance plus grande ; ét qu'enfin il atteigne le maximum de vitesse dans là voûte étoilée; alors certainement, il faut tenir pour réel le mouvement diurne des corps célestes, et nier celui de la terre. Il sera démontré par ces observations que le mouvement d'orient en occident ést un mouvement cosmique, inhérent à l'univers entier; très rapide aux extrémités du monde, s'affaiblissant par degrés, et s'évanouissant au centre, c'est-à-dire au globe terrestre. Nouvel exemple : étude de cet autre mouvement de rotation, qui a si fort occupé les astronomes, et qui est contraire au mouvement diurne. Ce second mouvement, dirigé d'occident en orient, est attribué par les anciens astronomes aux planètes, et même à la voûte étoilée; par Copernic et sespàrtisans, à la terre aussi. Demandons-nous s'il existe dans la réalité un mouvement de cette sorte, ou plutot si ce n'est pas la une pure invention, pour la facilite des calculs, et pour la préservation de ce beau principe, que les corps célestes dans leurs mouvements décrivent toujours des cercles parfaits. On ne prouve point la réalité d'un tel mouvement, en alléguant le retard des planètes, qui à l'expiration du jour ne répondent pas exactement au même point du ciel que la veille; ou en représentant que les pôles du zodiaque diffèrent des pôles du monde; deux observations qui ont fait naître cette chimère astronomique. Le premier fait s'expliquerait fort bien par l'inégale rapidité de la voûte céleste et des planètes moins vivement emportées ; le second, par l'irrégularité des orbites; la vraie théorie, réduisant les diversités de temps, et la déclinaison vers les tropiques, à de simples modifications du mouvement diurne, universel et unique, sans qu'il soit besoin d'inventer des mouvements contraires ou de nouveaux pôles. Il est incontestable que si l'on veut, pour un moment, en revenir à la logique du sens commun (en tournant le dos aux astronomes et aux écoles, qui ont coutume de faire violence a l'expérience, et de n'aimer rien tant que l'obscurité), on conviendra que pour celui qui a des yeux, et s'en sert, le mouvement est tel que nous l'indiquons ; nous fîmes construire; à une certaine époque; un appareil en fil de fer, qui représentait exactement ce système du monde. Voici en quoi consisterait, sur ce sujet, un fait de la croix. Découvrez dans quelque histoire digne de foi qu'un jour l'on vit une comète (haute ou basse, il n'importe), emportée d'un mouvement contraire au mouvement diurne du ciel; alors on vous accordera que la nature peut admettre un mouvement de Ce'genre, mais si l'histoire ne nous apprend rien de pareil, il faut tenir cette invention pour suspecte et recourir aux autres faits de la croix concernant ce sujet. Autre 'exemple : théorie de la pesanteur. Deux voies à tenter. Les corps graves tendent vers le centre de la terre : ou par un effet de leur nature, en conséquence de leur constitution; ou parce que la masse du globe terrestre les attire, et qu'ils tendent à s'y réunir, en vertu de la loi d'agglomératin des semblables. Si cette dernière hypothèse est la vraie, il s'ensuit que, plus les graves sont proches de la terre, plus le mouvement qui les entraîne vers elle doit être impétueux ; que plus ils en sont éloignés, plus l'effet de l'attraction s'affaiblit, comme on le voit, pour l'influence de l'aimant; enfin que l'attraction, à une certaine distance, devient nulle, et que, soustraits par l'éloignement à l'action du globe terrestre, les corps pesants doivent demeurer en équilibre dans l'espace, sans faire de chute, comme demeure la terre elle-même. Pour ce sujet, voici quel serait un fait de la croix. Prenez deux horloges, l'une qui soit mue par des poids de plomb, l'autre par un ressort; comparez-les, assurez-vous que leur marche est parfaitement égale; portez ensuite au sommet de quelque édifice, le plus haut possible, l'horloge mue par le plomb, en laissant l'autre au pied du monument; observez soigneusement si le mouvement de l'horloge transportée à cette hauteur est ou n'est pas ralenti, à cause évidemment de la diminution de la pesanteur. Faites ensuite l'expérience inverse; que l'horloge soit descendue au plus profond des mines et qu'alors vous sachiez si le mouvement est accéléré par l'accroissement de la pesanteur. L'observation prouve-t-elle que la pesanteur est moindre sur les hauteurs, plus forte dans les profondeurs, alors on peut tenir pour certain que la cause de la pesanteur est l'attraction exercée par la masse du globe terrestre. Autre exemple; sujet de recherches : la polarité de l'aiguille de fer aimantée. Ici, deux explications possibles; de deux choses l'une : ou l'aimant communique au fer la polarité magnétique; ou l'aimant prépare seulement le fer à recevoir cette polarité de l'action magnétique de la terre. Gilbert soutient cette seconde opinion, et il fait les plus grands efforts pour l'établir. C'est à cette démonstration que concourent tant d'expériences ingénieuses, qui lui font un véritable honneur; celle-ci, par exemple : une barre de fer qui demeure longtemps dans la direction du nord au sud, contracte à la longue une véritable polarité, sans avoir été touchée par l'aimant; comme si le noyau de la terre, dont l'action est faible à cause de la distance (car la surface du globe ou la croûte terrestre, suivant Gilbert, est dépourvue de la vertu magnétique), par la continuité de son influence, parvenait enfin à produire les effets de l'aimant, préparant d'abord le fer, le disposant ensuite et le polarisant. Autre expérience : une barre de fer chauffée au rouge et placée, pendant son refroidissement, dans la direction du nord au sud, se polarise aussi , sans être touchée par l'aimant, comme si les molécules du fer, mises en mouvement par l'ignition, et reprenant ensuite leur situation première dans le refroidissement, étaient dans cette transition plus sensibles à l'action du magnétisme terrestre qu'en tout autre état, et offraient à cette action des prises exceptionnelles. Mais ces observations, quoique bien faites, ne démontrent pas sans réplique la thèse de Gilbert. Voici, pour ce sujet, un fait de la croix. Ayez un petit globe d'aimant imitant le globe de la terre; marquez-en les pôles; placez-en l'axe dans la direction de l'orient à l'occident, non pas dans celle du nord au sud, et que l'aimant demeure en cette situation ; posez ensuite sur ce petit globe une aiguille de fer non aimantée, et laissez les choses en cet état pendant six ou sept jours. Pendant ce temps l'aiguille, ce qui est indubitable, contracte une polarité toute conforme à celle de l'aimant ; elle se place d'elle-même dans la direction de l'orient à l'occident. Observez-vous ensuite que l'aiguille, séparée de l'aimant et mise sur un pivot, se tourne immédiatement dans la direction du nord au sud, ou que du moins elle tend à s'y rendre par un effort continu, alors vous pouvez tenir pour certain que la terre exerce une vertu magnétique; si, au contraire, l'aiguille tourne ses pôles vers l'orient et l'occident; ou encore, si elle perd sa polarité, il faut tenir pour suspecte l'hypothèse du magnétisme terrestre et procéder à de nouvelles recherches. Autre exemple, sujet d'études : la matière dont la lune est composée. Est-elle légère de la nature du feu ou de la nature de l'air, comme le pensaient ja plupart des anciens philosophes? Est-elle solide et dense, comme le croit Gilbert avec un grand nombre de modernes et quelques anciens? Cette dernière opinion est fondée sur ce que la lune réfléchit les rayons du soleil, et qu'il n'appartient qu'aux solides de réfléchir la lumière. Un fait de la croix sur cette question (si elle en comporte), serait l'expérience d'une réflexion lumineuse opérée par quelque substance d'une rare ténuité, comme la flamme; bien entendu que cette ténuité ne soit pas portée à l'extrême. La cause du crépuscule est certainement la réflexion dès rayons solaires par la partie supérieure de l'air. Nous voyons quelquefois, pendant la soirée, les rayons du soleil réfléchis par les bords des nuages épais; avec autant et plus d'éclat qu'ils le sont par le corps de la lune; et cependant il ne paraît pas que ces nuages aient la consistance, même de l'eau. Nôus voyons aussi, pendant la nuit, l'air obscur, au dehors de nos fenétres, réfléchir la lumière de nos bougies comme le ferait` un corps dense: Il faudrait aussi tenter l'expérience suivante : faire passer des rayons solaires à travers une mince ouverture, et les faire tomber sur quelque flamme jaunâtre ou bleuâtre. On sait que les rayons de pure lumière, tombant sur une flamme un peu sombre, semblent l'amortir, au point qu'elle parait alors, non plus une flamme, mais une espèce de fumée blanche. Voilà ce qui, pour le moment, s'offre à notre esprit, comme pouvant être estimé fait de la croix dans cette matière; peut-être en découvrirait-on d'autres, meilleurs que ceux-ci. Notons en terminant, que jamais une flamme ne réfléchira les rayons lumineux , si elle n'a une certaine épaisseur; une flamme mince est toujours diaphane: Tenons pour certain que les rayons lumineux tombant sur un corps dont la texture est parfaitement égale et unie, sont reçus et transmis, ou sont réfléchis. Autre exemple : soit donné comme objet d'étude le mouvement des projectiles dans l'air, comme les dards, les flèches, les balles, etc. L'école, suivant sa coutume, donne de ce genre de mouvement une théorie bien creuse; il lui suffit de le classer parmi les mouvements violents, le distinguant ainsi des mouvements naturels (pour parler son langage); et pour expliquer le phénomène de la première percussion ou de l'impulsion naissante, de rappeler l'axiome : "deux corps ne peuvent être ensemble dans un même lieu, car les corps sont naturellement impénétrables"; là s'arrête la théorie de nos philosophes. Comment se poursuit un tel mouvement dans l'air? ils n'en disent rien et ne s'en occupent pas. Pour nous, il nous semble que deux hypothèses méritent ici la discussion. Ou le mouvement des projectiles a pour cause l'impulsion de l'air qui les enveloppe et les chasse, comme l'eau d'un fleuve pousse les barques, comme le vent emporte les pailles; ou l'on doit admettre que les molécules du projectile, ne pouvant résister à la percussion violente qui les frappe, se poussent en avant pour diminuer graduellement les effets de cette percussion. La première explication est adoptée par Frascator, et par tous ceux, à peu d'exceptions près, qui ont essayé d'approfondir cette matière, et l'on ne peut contester que l'air joue ici, quelque rôle ; cependant la seconde explication est la vraie, comme l'établissent une infinité d'expériences.. Choisissons sur ce sujet un fait de la croix parmi vingt autres : prenez entre le pouce et l'index et courbez, soit une lame, soit un fil de fer un peu raide, soit même un tuyau de plume partagé en deux dans le sens de sa longueur ; séparez les doigts ensuite, vous verrez le fil ou le tuyau sauter à distance. Il est évidént qu'un tel fait ne peut être attribué à l'impulsion de l'air, puisque ; dans l'expérience, le foyer du mouvement est au milieu du mobile, et nonpas aux extrémités. Autre exemple; sujet d'étude : le mouvement rapide et violent d'expansion de la poudre à canon qui s'enflamme. On sait jusqu'où va la puissance de ce mouvement, quelles masses il renverse ou projette, comme le prouvent l'explosion des mines et le feu des mortiers. Deux théories se présentent: ces explosions ont pour cause, ou la seule tendance du corps à se dilater dès qu'il a pris feu, ou cette tendance jointe aux effets violents d'un esprit qui fuit le feu précipitamment et s'échappe à toute force de sa prison de flamme. L'école et l'esprit vulgaire tiennent en commun pour la première théorie. Il semble que ce soit assez bien raisonner en physique que de dire: "la flamme, par l'essence même d'un tel élément, a le privilège d'occuper, une plus grande place que le corps d'où elle procède quand il était à l'état de poudre, et de là vient l'explosion. Mais on ne s'aperçoit pas, en raisonnant ainsi, que l'on omet une difficulté capitale: Accordons que l'explication soit juste dès que la flamme existe; comment se fait-il que de si grandes-masses n'empêchent pas la flamme d'exister, ou du moins ne l'étouffent pas sur-le-champ? Si l'on se tait à cet égard, iI faut convenir que la théorie est fort insuffisante. La flamme une fois produite, tout s'ensuit assurément, et l'expansion et l'explosion, ou l'expulsion du corps qui fait obstacle; mais tous ces phénomènes sont impossibles, si l'obstacle énorme à déplacer supprime la flamme ou l'empêche même de se produire. Nous voyons que la flamme, à sa première apparition, est faible, douce; elle a besoin d'une cavité pour s'essayer et se jouer. Lui attribuer, dès sa naissance, un si grand pouvoir, c'est commettre une erreur grave: Voici le vrai sur cette matière : la production des flammes flatueuses de cette espèce, semblables à des vents ignés, a pour cause le conflit de deux substances dont les natures sont radicalement contraires; l'une extrêmement inflammable, c'est le soufre; l'autre qui altère la flamme, c'est le nitre. Une lutte terrible éclate entre les deux; le soufre s'enflamme autant que possible (quant au troisième corps, le charbon, il n'a ici d'autre rôle que d'unir étroitement les deux autres), l'esprit du nitre fait éruption autant que possible; il se dilate (comme se dilatent sous l'action de la chaleur l'air, l'eau, toutes les substances crues) ; et dans cette fuite et cette éruption , il souffle de toutes parts la flamme du soufre, comme le feraient des petits soufflets, cachés à profusion dans l'intérieur des appareils. On devrait distinguer les faits de la croix sur ce sujet en deux groupes : 1° Expériences des matières très inflammables, comme le soufre, le camphre, la naphte et autres semblables, et de leurs divers composés, qui prennent feu plus vite et plus facilement que la poudre à canon : d'où l'on conclut que la grande tendance à l'inflammation ne suffit pas pour produire les effets prodigieux de la poudre ; 2° Expériences des matières qui répugnent énergiquement à la flamme, comme sont tous les sels. Jetez un sel dans le feu ; l'esprit aqueux se dégage avec bruit, avant que l'inflammation se produise; vous observerez un phénomène semblable dans les feuilles qui ont une certaine consistance : la partie aqueuse se dégage avant que le résidu huileux s'enflamme. Mais la substance où ce phénomène est le plus remarquable, c'est, sans contredit, le vif-argent, que l'on a fort bien nommé eau minérale; sans inflammation, par la seule force de son expansion, il atteint presque à la puissance de la poudre à canon; on dit même que, mêlé à la poudre, il en multiplie la force. Ajoutons encore un exemple : soit proposé d'approfondir la propriété qu'ont les flammes d'être éminemment transitoires et de s'éteindre à tout moment. Il parait bien, en effet, qu'il n'appartient pas à la flamme de se fixer et de durer; mais qu'il est de sa nature de se produire incessamment, et de s'éteindre aussitôt produite. Il est manifeste, pour les flammes qui ont une certaine durée, que ce n'est pas la même flamme qui subsiste pendant tout le temps, mais que c'est une série de flammes successives, chacune disparaissant pour faire place à la suivante: En voulez-vous une preuve? Ôtez le foyer qui alimente la flamme, celle-ci s'éteint au moment même. Pour l'explication de ce phénomène, il est deux théories: la flamme s'éteint dès qu'elle est produite, ou parce que la cause d'où elle émane cesse d'agir, comme on le constate pour la lumière, les sens, les mouvements violents; ou parce que, capable de durée par sa nature, elle est combattue et détruite par les principes contraires qui l'environnent de toutes parts. Pour vous instruire à ce sujet, voici un premier fait de la croix. Dans les grands incendies, nous voyons combien les flammes montent haut; plus la base du foyer a d'ampleur, plus le sommet est élevé. Aussi, lorsque l'incendie s'éteint, c'est d'abord sur les côtés, aux points où la flamme est combattue par l'air ambiant, et où son essor est le plus comprimé; mais le milieu du foyer garde toute sa force, parce que l'air ne le touche pas, et qu'il est environné de feux de toutes parts; ici, pour que la flamme tombe, il faut que l'air, par la continuité de son progrès, soit parvenu jusqu'au centre. C'est pourquoi toute flamme a la forme d'une pyramide, large à la base où le foyer est situé, et terminée en pointe au sommet, rétrécie en s'élevant par les assauts de l'air et par l'éloignement du foyer. La fumée, au contraire, plus étroite à la base, s'élargit en montant et prend la forme d'une pyramide renversée; parce que l'air a de l'affinité pour la fumée, tandis qu'il est antagoniste de la flamme. Qu'on ne s'imagine donc pas que la flamme ne soit autre chose que de l'air allumé; ce sont deux substances complétement hétérogènes. On obtiendrait un fait de la croix, plus décisif encore pour la solution de ces problèmes, si l'on faisait les expériences avec des flammes de deux couleurs: Prenez un petit seau de métal; plantez-y une petite bougie allumée ; mettez ensuite le seau dans un grand vase, où vous verserez de l'esprit-de-vin en telle quantité que le liquide ne s'élève pas jusqu'aux bords du seau ; allumez l'esprit-de-vin : la flamme du liquide sera bleue, celle de la bougie sera jaune; observez alors si cette dernière flamme (qu'il est facile de reconnaître, à cause de la différence des couleurs et de la propriété qu'ont les flammes de ne pas se mêler, comme les liquides) garde la forme d'une pyramide, ou si elle ne tend pas plutôt à prendre la forme sphérique, n'ayant plus autour d'elle le principe antagoniste qui la comprimait et s'efforçait de la détruire; si la seconde, hypothèse se vérifie, concluez qu'il est de la nature de la flamme de subsister, aussi longtemps, qu'elle est enveloppée d'une autre flamme, et qu'elle n'est pas livrée aux assauts de l'air, son principe ennemi. `Nous avons parlé longuement des faits de la croix, car nous voulons que les hommes apprennent et s'habituent peu à peu à juger de la nature par de tels faits et par des expériences lumineuses, et non par des raisons probables. [2,37] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en quinzième lieu les faits de divorce; ce sont ceux qui montrent séparées les natures qui se présentent le plus fréquemment à nous. Ils diffèrent des faits que l'on rattache aux faits de concomitance, en ce que ceux-ci présentent isolées certaines natures que l'on trouve ordinairement dans quelque composé ; tandis que les faits de divorce montrent simplement une nature séparée d'une autre. Ils diffèrent aussi des faits de la croix, en ce qu'ils ne déterminent rien et avertissent seulement qu'une nature est séparable d'une autre. Ils servent à trahir toutes les formes mensongères, à dissiper les vaines théories qui prennent naissance dans le spectacle ordinaire des choses, et attachent en quelque sorte à l'intelligence du plomb et des poids. Par exemple, soit comme sujet d'examen les quatre natures que Télésio nomme inséparables : la chaleur, la lumière, la ténuité, la mobilité ou la grande aptitude au mouvement. Il existe entre elles un grand nombre de faits de divorce. L'air a la ténuité et la mobilité, mais il n'est ni chaud ni lumineux; la lune a la lumière sans chaleur; l'eau chaude la chaleur sans lumière ; l'aiguille de fer, sur son pivot, est agile et se meut rapidement, bien que ce soit un corps froid, dense et opaque. Nous citerions mille exemples de ce genre. Soit donnée maintenant l'étude comparée de la nature du corps et de l'action naturelle. Il semble que toute action naturelle suppose une substance corporelle dont elle soit le mode. Cependant, ici même, on peut citer quelques faits de divorce. Par exemple, l'action magnétique, en vertu de laquelle le fer est attiré vers l'aimant, et les graves vers le centre de la terre; ajoutez-y les autres opérations qui s'effectuent à distance. Les actions de ce genre s'accomplissent dans le temps; elles occupent un certain nombre d'instants, et non pas seulement un point indivisible du temps; nous en disons autant pour l'étendue qui leur est nécessaire. Il y a donc un certain moment dans le temps, un certain intervalle dans l'espace où cette action existe, non plus dans les deux corps qui concourent au mouvement, mais au milieu des deux. La question se réduit donc à ce point : les deux corps, qui sont les termes du mouvement, exercent-ils une influence sur les intermédiaires, et les disposent-ils de telle façon que le mouvement passe par une suite de contacts non interrompue, du premier au dernier terme, et que l'action subsiste toujours pendant l'intervalle en un corps moyen; ou, en réalité, n'existe-t-il rien de semblable, et tout se réduit-il aux deux corps (le moteur et le mobile), à la puissance exercée et au double intervalle de temps et d'espace? Pour la transmission de la lumière, du son, de la chaleur, et pour quelques autres opérations à distance, suivant toute probabilité, il existe des intermédiaires, modifiés ou agissant suivant la première hypothèse; d'autant plus qu'il faut, pour que de telles opérations s'effectuent, un milieu spécial et convenablement disposé. Mais pour l'action magnétique, pour l'attraction, les milieux sont indifférents; l'effet se produit, quelle que soit la nature du milieu. S'il en est ainsi, il y a donc une influence, une action naturelle qui, pendant un certain temps, dans un certain lieu, existe sans être mode d'aucun corps; dans ce double intervalle, l'action naturelle ne subsiste, en effet, ni dans les corps extrêmes, ni dans des corps intermédiaires. En conséquence, on peut considérer l'action magnétique comme un fait de divorce entre la nature corporelle et l'action naturelle. Ajoutons, à titre de corollaire, dont le prix n'échappera à personne, que ceux mêmes dont la philosophie repose expressément sur l'expérience matérielle, seront amenés à conclure qu'il existe sans doute des êtres, des substances détachées de la matière et incorporelles. En effet, si une action naturelle, émanant d'un corps, peut subsister en un certain temps et en un certain lieu, hors de toute puissance corporelle, est-il difficile d'admettre qu'une telle action puisse, à son origine, émaner d'une substance corporelle? S'il fallait nécessairement un corps pour commencer telle action naturelle, ne faudrait-il pas tout aussi nécessairement, un corps pour soutenir cette action et la transmettre? [2,38] Viennent ensuite cinq ordres de faits, que nous nommons d'un nom commun, faits de la lampe ou de première information; ce sont ceux qui donnent des secours aux sens. Comme toute interprétation de la nature débute par l'expérience et les perceptions des sens, et s'élève de là, par une voie réglée, constante et solide, aux perceptions de l'esprit qui sont les notions vraies et les lois générales, ii est certain que plus le rapport et le témoignage des sens sera complet et exact, plus tout le travail sera facile et heureux. De ces cinq espèces de faits de la lampe, la première sert à fortifier, développer et rectifier l'action immédiate des sens; la seconde, à rendre sensible ce qui ne l'est pas ; la troisième montre le progrès continuel et la série des choses et des mouvements que le plus souvent on ne remarque qu'à leur terme et dans les divisions de leurs périodes; la quatrième supplée aux sens, lorsque naturellement leur office vient à manquer; la cinquième sert à éveiller les sens, exciter leur attention et arrêter la trop grande subtilité des choses. Nous allons traiter de chacune d'elles en particulier. [2,39] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en seizième lieu les faits de la porte ou de l'entrée; c'est ainsi que nous appelons les auxiliaires de l'action immédiate des sens. Parmi les sens, il est manifeste què le premier rôle, pour l'instruction de l'homme, appartient à la vue; c'est donc à ce sens surtout qu'il faut chercher des auxiliaires. On peut donner à la vue trois sortes de secours; les premiers lui font percevoir ce qui naturellement est invisible; les seconds agrandissent le champ de la vision; les troisièmes la rendent plus exacte et plus distincte. 1° Sans parler des lunettes qui n'ont d'autre destination que de corriger l'imperfection ou de remédier aux défauts des yeux, et qui, par conséquent, n'étendent pas la portée normale de la vue, nous classerons dans la première espèce de secours cet instrument de nouvelle invention, le microscope, à l'aide duquel on découvre les parties invisibles des corps, leur texture cachée, leurs mouvements secrets, toutes choses dont les images sont merveilleusement amplifiées. La puissance de cet instrument nous fait apercevoir dans une puce, une mouche, un vermisseau, les linéaments les plus délicats, les nuances et les mouvements qui échappaient à nos regards; et certes une telle vue excite notre admiration. On prétend même qu'une ligne droite, tracée à la plume ou au pinceau, parait, sous le microscope, très irrégulière et tortueuse; en effet, les mouvements de la main, toute guidée qu'elle soit par une règle, les traces de la couleur ou de l'encre sont loin d'avoir une régularité parfaite; cependant, les inégalités de ces lignes sont si petites que vous ne pouvez les apercevoir sans le secours d'un tel instrument. Le vulgaire a même été conduit à faire, au sujet de cet instrument, une remarque superstitieuse (comme il arrive toujours à propos des nouveautés qui excitent l'admiration), c'est que le microscope embellit les oeuvres de la nature, et semble déflorer celles de l'art. Effet qui provient uniquement de ce que la texture et le grain des oeuvres de la nature ont bien plus de finesse que l'homme n'en peut mettre dans ses ouvrages. Cet instrument n'a de valeur que pour les très petites parties. Que ne fut-il donné à Démocrite de le connaître! il en eût tressailli d'aise; il eût pensé à coup sûr que le moyen était découvert de pénétrer jusqu'aux atomes qu'il considérait comme invisibles. Mais on doit convenir que l'usage du microscope est très borné, puisqu'il ne sert qu'à découvrir les petites parties, et que les proportions augmentant, il devient inutile. Si l'on pouvait étendre l'usage de l'instrument aux corps de plus grande dimension ou aux petites parties des corps un peu considérables; si, par exemple, le tissu du linge se montrait pareil à un filet; si les plus petits éléments des pierres précieuses, des liquides, des sécrétions, du sang, des blessures, etc., se manifestaient à nos regards, alors, sans aucun doute, le microscope nous rendrait de grands services. 2° A la seconde classe appartiennent les télescopes, cette admirable invention de Galilée; grâce à eux, nous entrons dans un commerce plus étroit avec les cieux; on pourrait les comparer à des navires qui nous portent dans ces espaces immenses. Le télescope nous apprend que la voie lactée n'est qu'un amas de petites étoiles, toutes distinctes et comptées; vérité que les anciens avaient soupçonnée seulement. Il nous, apprend que les espaces des orbites planétaires (comme on les nomme) ne sont pas entièrement vides d'étoiles, mais qu'il y en a un certain nombre disséminé dans le ciel, avant que l'on s'élève jusqu'à la voûte étoilée; ces étoiles, inférieures à la voûte, étant d'une dimension trop petite pour qu'on les aperçoive sans lunettes. Il nous permet de contempler ce choeur de petites étoiles qui entourent la planète de Jupiter; et par là, de concevoir par induction que les mouvements des corps célestes peuvent avoir plusieurs centres. Il nous permet de saisir exactement les parties claires et les parties obscures qui se présentent à la surface de la lune, et de faire ainsi ce que l'on pourrait appeler une sélénographie. Il nous fait apercevoir des taches dans le soleil. Voilà, certes, des découvertes de premier ordre; autant du moins qu'on peut ajouter foi à des démonstrations de cette nature, qui nous paraissent, à nous, un peu suspectes, surtout parce qu'on s'est borné jusqu'ici à ce petit nombre d'observations, et qu'on n'a pu constater un grand nombre d'autres phénomènes, qui sont assurément aussi dignes d'investigation. 3° A la troisième classe appartiennent les instruments qui servent à mesurer la terre, les astrolabes et autres semblables ; ces instruments n'augmentent pas la portée de la vue, mais ils en dirigent et rectifient les opérations. Il y a sans doute d'autres moyens de seconder nos sens dans leurs actions immédiates et spéciales; mais s'ils n'amplifient pas leur pouvoir naturel et n'ajoutent rien à leur portée, ils n'appartiennent pas au sujet que nous traitons maintenant, c'est pourquoi nous n'en faisons point mention. [2,40] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en dix-septième lieu les faits de citation, en empruntant ce nom aux usages des tribunaux, parce qu'ils citent à comparaltre ce qui n'a pas encore comparu ; nous les appelons aussi faits d'évocation. Ils rendent sensible ce qui naturellement ne l'était pas. Les choses échappent aux sens, ou à cause de leur distance, ou parce que des objets intermédiaires les interceptent, ou parce qu'elles ne sont pas capables de faire impression sur les sens, ou parce qu'elles sont trop petites, ou parce que leur action ne peut durer assez longtemps, ou parce que les sens ne peuvent supporter cette action, ou parce que les sens sont déjà remplis et occupés de façon à ne pouvoir recevoir une impression nouvelle. Toutes ces considérations sont surtout relatives aux objets de la vue, et secondairement aux objets du tact. Car-ces deux sens ont une action fort étendue et s'appliquent à toutes sortes d'objets, tandis que les trois autres sens ne nous instruisent que de ce qui les touche immédiatement et de leurs objets propres. La première manière de rendre les choses sensibles consiste à ajouter ou à substituer aux objets qu'on no peut apercevoir à cause de leur éloignement, d'autres objets plus capables de provoquer et de frapper les sens de loin, comme lorsqu'on annonce les choses par des feux, des cloches ou d'autres signaux. La seconde manière de rendre les choses sensibles, consiste à juger de ce qui est dérobé par l'interposition de certains corps, et qu'on ne peut mettre facilement en lumière, au moyen de ce qui se trouve ou se passe à la surface de ces objets mêmes ou des émanations qui viennent de l'intérieur, comme on juge de l'état intérieur du corps humain au moyen du pouls, des urines et autres signes. La troisième et la quatrième manière de rendre les choses visibles, s'appliquent à une foule d'objets divers, et doivent être recherchées partout dans l'étude de la nature. En voici une indication. On sait que l'air, les vents et tous les autres corps légers et subtils ne peuvent être ni vus ni touchés ; c'est pourquoi, - lorsqu'on étudie ces corps, il faut absolument chercher des moyens de les rendre sensibles. Soit donc proposé comme sujet de recherches, l'action et le mouvement de l'esprit enfermé dans les corps tangibles. Tout corps tangible, en effet, contient un esprit invisible et impalpable, auquel il sert d'enveloppe et comme de vêtement. Là est le principe commun des trois ordres d'opérations puissantes et merveilleuses de l'esprit sur le corps tangible. Quand l'esprit s'exhale, il contracte le corps et le dessèche; quand il demeure enfermé dans le corps, il l'amollit et le liquéfie; enfin, quand les deux conditions se réunissent, l'esprit s'exhalant en partie et demeurant en partie, il informe la matière, il façonne et développe les membres, il assimile, rejette, organise, etc. Toutes ces opérations deviennent sensibles par leurs effets manifestes. L'esprit enfermé dans un corps inanimé commence par se multiplier lui-même, il se nourrit en quelque façon des parties tangibles qui sont le mieux disposées à subir son action; il les consomme, les digère, les transforme en esprit, et s'exhale en les emportant. Cette transformation de la matière, cette multiplication de l'esprit, se manifestent aux sens par la diminution du poids. Toute substance qui se dessèche perd quelque chose de sa masse; ce qu'elle perd n'est pas une partie de l'esprit qu'elle contenait d'abord, mais des molécules tangibles que l'esprit a transformées; car de lui-même il est impondérable. La sortie ou l'émission de l'esprit est rendue sensible par la rouille des métaux, par certaines putréfactions qui ne vont pas jusqu'au point où la vie s'ébauche; car celles qui vont jusque-là appartiennent au troisième ordre d'opérations de l'esprit. En effet, dans les corps très compactes l'esprit ne trouve ni pores, ni fissures par où il puisse s'exhaler; il est donc forcé de pousser devant lui les parties tangibles pour se frayer une issue en les chassant; c'est là ce qui produit la rouille et autres phénomènes du même genre. Quant à la contraction des parties sensibles, après l'émission partielle de l'esprit (d'où provient ce dessèchement), elle est rendue sensible, d'abord par l'accroissement de dureté, ensuite et bien mieux par les fentes, le rétrécissement, les rides, les plis et autres signes semblables. Ainsi le bois se fend et se resserre; la peau se ride: bien mieux, quand l'esprit s'exhale subitement sous l'influence de la chaleur, elle se contracte précipitamment, se roule et se replie sur elle-même. Lorsque l'esprit est enfermé dans le corps, et en même temps excité et dilaté par la chaleur ou par d'autres causes (ce qui arrive dans les corps qui ont beaucoup de solidité ou de ténacité), alors la substance s'amollit, comme le fer chauffé jusqu'à l'incandescence; elle coule comme certains métaux; elle se liquéfie comme les gommes, la cire, etc. Ces effets contraires de la chaleur (qui durcit certains corps et en liquéfie d'autres) se concilient facilement, si on les rapporte aux actions de l'esprit, qui tantôt s'exhale, tantôt demeure enfermé en s'agitant. La liquéfaction est l'effet propre de la chaleur et de l'esprit combinés; le dessèchement a pour cause le mouvement des parties tangibles, mouvement occasionné par l'émission de l'esprit. Si l'esprit s'exhale en partie et demeure en partie; s'essayant et s'efforçant au milieu de son enveloppe; s'il rencontre de plus des molécules obéissantes, cédant à sa pression, se portant où il les pousse, alors s'accomplit la formation du corps organique, les membres se produisent, les opérations vitales s'effectuent ; végétaux, animaux, naissent et se développent. Ces actions de l'esprit deviennent sensibles aux observateurs qui étudient les premiers essais, les rudiments et l'ébauche de la vie dàns les animaux qui sortent de la putréfaction, dans les oeufs des fourmis, les vers, les mouches, les grenouilles, qui paraissent après la pluie, etc. Pour que le phénomène de la vivification ait lieu, il faut une chaleur douce et une matière visqueuse, afin que l'esprit, emporté par une chaleur subite, ne s'exhale pas et que la résistance des parties n'empêche pas ses opérations ; le mieux est que les parties cèdent à sa pression et se laissent façonner comme la cire. Une nouvelle distinction à faire au sujet de l'esprit, distinction très importante et qui a une multitude d'applications, est celle des trois modes de son existence. Il est coupé, ou ramifié. simplement, ou ramifié et distribué dans un grand nombre de cellules. L'esprit des corps inanimés a le premier mode d'existence; celui des végétaux, le second ; celui des animaux, le troisième. Cette division se vérifie surabondamment par l'expérience. De même que les esprits, la structure ou la composition intime des substances n'est de soi ni visible ni palpable, bien que les propriétés du corps pris dans son ensemble soient manifestes et sensibles. Il faut donc procéder encore, pour ce nouvel ordre d'invisibles, par la méthode que nous avons décrite. Pour la composition intime des corps la différence radicale et vraiment élémentaire dépend de la quantité de matière comprise dans une étendue déterminée. Les autres caractères distinctifs de chacun des corps (tels que la différence de configuration, de situation, de rapports des parties) sont, au prix de celui-ci, réellement secondaires. Soit donc comme sujet de recherches, l'expansion ou la concentration de la matière dans chacun des corps ; ou, en d'autres termes, ce que chacun d'eux comporte sous un volume donné. Posons d'abord ces deux principes que tout démontre dans la nature : "Rien ne se fait de rien", et "Rien ne se réduit à rien" ; » d'où, cette conséquence : la quantité ou la somme totale de la matière demeure constamment la même ; elle ne peut être ni augmentée ni diminuée. Un troisième principe, certain comme les deux premiers, c'est que de cette quantité totale de matière il tient une partie plus ou moins considérable dans un volume déterminé, suivant la nature de chacun des corps : ainsi il y a plus de matière dans l'eau, il y en a moins dans l'air, à volume égal ; en conséquence, dire qu'un volume d'eau peut être converti en un même volume d'air, équivalant pour la matière, ce serait soutenir qu'une partie de l'eau peut être réduite à néant ; dire, au contraire, qu'un volume d'air peut être converti en un même volume d'eau, équivalant de matière, ce serait soutenir que de rien quelque chose viendrait. C'est de ces différencés de masse corporelle pour un même volume, que naissent les notions de dense et de rare, dont on fait communément tant d'applications abusives. Aux principes précédents, joignons-en un dernier, qui a toutè l'autorité, suffisante : « Les densités différentes peuvent être calculées exactement, ou du moins fort approximativement, et l'on peut-en dresser la table comparative. Par exemple, on peut dire approximativement que l'or contient, dans un volume donné, une-quantité de matière telle, que pour obtenir l'équivalent de cette matière en esprit-de-vin, il faudrait que le volume du liquide fût vingt et une fois plus considérable. La quantité de matière et les proportions de densité sont rendues sensibles par le poids. Le poids, en effet, répond à la quantité de substance, c'est-à-dire à la masse des parties tangibles; car l'esprit, quelle qu'en soit la proportion, n'a pas de poids; il diminue la pesanteur, plutôt qu'il ne l'augmente. Nous avons dressé avec soin une table des densités, y marquant le poids et le volume de chacun des métaux, des principales pierres, des bois, des liquides, des huiles, et, d'une foule d'autres corps, tant naturels qu'artificiels. Une table comme celle-là est un vrai trésor, et pour l'avancement de la connaissance, et pour le développement de l'industrie; à tout moment, elle révèle des choses inattendues. Par'exemple, il est précieux de savoir, comme cette table nous le démontre, que toute la diversité qui existe entre les corps tangibles (nous ne parlons que de ceux dont les parties sont assez bien liées, dont la substance n'est pas spongieuse, percée de cavités profondes et remplie d'air, pour une bonne part) se réduit à la proportion extrême de vingt et un à un : tant la nature est limitée, ou du moins cette partie de la nature dont la connaissance et l'usage nous sont accordés. Nous avons pensé que notre méthode nous obligeait encore à rechercher les moyens de déterminer les quantités comparatives des corps tangibles et des fluides aériformes. Voici l'expérience que nous avons imaginée pour y parvenir. Nous prîmes une fiole de verre, de la capacité d'une once environ, nous servant exprès d'un vaisseau assez petit, pour qu'un peu de chaleur suffit à produire l'évaporation suivante. Nous remplîmes cette fiole d'esprit-de-vin, à peu près jusqu'au cou, choisissant l'esprit-de-vin, parce que la table précédente nous avait appris que de tous les corps tangibles (toujours à l'exception des substances poreuses) c'est celui qui a la moindre densité. Nous pesâmes. ensuite la fiole ainsi remplie ; puis nous primes une vessie, de la capacité de deux pintes environ. Nous en exprimâmes l'air, jusqu'à ce que les deux parois fussent en contact. La vessie avait été préalablement enduite d'une couche légère d'huile, pour que sa porosité, si elle en avait, ne pût nuire à l'expérience. Le cou de la fiole fut introduit dans la vessie, que nous liâmes fortement avec un fil recouvert de cire, pour qu'il y eût l'adhérence la plus étroite entre le verre et son enveloppe. La fiole fut alors placée sur un petit fourneau, contenant des charbons ardents. Peu après, la vapeur ou l'exhalaison de l'esprit-de-vin, dilaté par la chaleur, et converti en fluide impalpable, enfla la vessie d'un mouvement continu, et la tendit enfin tout entière, comme le vent tend une voile. Alors, la fiole fut ôtée du fourneau et posée sur un tapis, pour qu'un refroidissement subit ne la fit pas éclater; et en même temps, un trou fut pratiqué au sommet de la vessie, pour que la vapeur, éloignée du foyer, ne se convertît pas de nouveau en liquide, troublant ainsi toute notre expérience; ces précautions prises, nous pesâmes la fiole et ce qui restait en elle d'esprit-de-vin. La comparaison de poids nous fit connaître quelle quantité d'esprit s'était convertie en vapeur. Comparant ensuite les volumes successifs occupés par cette quantité d'esprit, d'abord à l'état liquide dans la fiole, ensuite à l'état de vapeur dans la vessie, nous pûmes obtenir le résultat cherché; l'expérience nous apprit qu'à l'état de vapeur ce corps occupait un espace cent fois plus grand qu'auparavant. Soit maintenant l'étude de la chaleur et du froid, ou plutôt des degrés de chaleur et de froid qui échappent à nos sens, à cause de leur faiblesse. Ces degrés deviendront sensibles au moyen du tube thermométrique dont nous avons donné la description plus haut. Ce n'est pas que la chaleur et le froid, dans ces expériences, déterminent d'eux-mêmes des sensations, mais l'une dilate l'air, et l'autre le contracte. Ce n'est pas même que cette dilatation et cette contraction de l'air se manifestent directement aux sens ; mais l'air, dilaté, fait baisser l'eau ; contracté, il la fait monter; et c'est enfin ce que l'observateur aperçoit; jusque-là, hors de là, rien de manifeste. Soit encore proposée l'étude du mélange des corps. On veut savoir ce qu'ils contiennent de substance aqueuse, huileuse, spiritueuse, de cendres, de sels, etc. ; et, mieux, pour citer un exemple, ce que le lait contient de substance butyreuse, caséeuse, séreuse, etc. Les parties tangibles de chacun des composants deviennent sensibles au moyen d'analyses ingénieuses et bien exécutées. Quant aux esprits que les corps contiennent, sans doute ils ne se manifestent pas directement, mais ils se révèlent par les mouvements divers et les efforts des parties tangibles, pendant que s'accomplit le phénomène de la décomposition; et encore, par l'âcreté, la puissance corrosive, les couleurs, les odeurs, les saveurs des matières après la décomposition. Pour cette partie des recherches, on doit avouer que les hommes ont fait des efforts énergiques et nombreux, par leurs distillations et leurs mille procédés de décomposition ; mais à quoi tous ces efforts ont-ils abouti? à rien, ou peu s'en faut; c'est le sort ordinaire de toutes les peines qu'on se donne vulgairement; on s'avance à tâtons, par des voies obscures, avec beaucoup de courage et peu d'intelligence; et, ce qu'il y a de pire, sans imiter la nature, sans rivaliser avec elle, en détruisant (par des chaleurs trop fortes, ou par des agents trop énergiques) tout ce qu'il y a de délicat dans la composition des corps; tandis que c'est là seulement que résident les vertus secrètes des choses et leurs vraies affinités. D'autre part, ce qui ne vient pas ordinairement à l'esprit des hommes quand ils font toutes ces opérations et qu'ils cherchent à s'y instruire, c'est que, suivant une remarque déjà faite par nous, la plupart des qualités que manifestent les corps après avoir reçu l'épreuve du feu et des autres agents employés pour les dissolutions, sont l'ouvrage de ces agents et du feu, et n'appartenaient pas antérieurement au composé ; d'où, une multitude d'erreurs. Par exemple : c'est une erreur de croire que toute la vapeur produite lors de l'ébullition de l'eau, fùt antérieurement contenue dans le liquide avec les propriétés inhérentes à la vapeur même; mais la plus grande partie de ce que l'observation nous découvre dans cette vapeur est l'ouvrage du feu, en conséquence de la dilatation de l'eau. Ainsi encore, toutes les épreuves que l'on fait subir aux substances, soit naturelles, soit artificielles, pour reconnaître les falsifications et classer les corps suivant leurs qualités, appartiennent au genre d'expériences qui nous occupe maintenant; ces épreuves, en effet, ont toutes le caractère de rendre manifeste ce qui ne l'était pas. Elles méritent donc qu'on les recueille de tous côtés avec soin, et qu'on en tire parti pour la science. Quant à la cinquième manière de rendre sensible ce qui ne l'est pas, il est manifeste que les actions perceptibles aux sens s'accomplissent par des mouvements et que les mouvements se passent dans le temps. Par conséquent, si le mouvement d'un corps est trop lent ou trop rapide pour s'accommoder aux conditions de durée de la perception des sens, l'objet n'est point aperçu, comme il arrive pour le mouvement d'une aiguille d'horloge et pour celui d'une balle. Le mouvement que l'on ne peut apercevoir, à cause de sa lenteur, est ordinairement et facilement rendu sensible par sa continuité et la somme de ses parties; mais on n'a pas trouvé jusqu'ici de mesure exacte du mouvement qu'on ne peut apercevoir à cause de sa rapidité, et cependant l'étude de la nature demande que l'on puisse mesurer certains mouvements de ce genre. En sixième lieu, lorsqu'on veut rendre sensible un objet qui échappe aux sens, à cause de sa trop grande puissance, ou bien on l'éloigne, ou bien on l'affaiblit par l'interposition d'un milieu qui en diminue la force, sans l'anéantir; ou bien on reçoit l'objet réfléchi, lorsqu'il a une touche directe trop forte, comme, par exemple, les rayons du soleil dans un bassin d'eau. La septième manière de rendre sensible ce qui est insensible, lorsque les sens sont déjà remplis et occupés, au point de ne plus admettre d'impression nouvelle, ne concerne guère que l'odorat et les odeurs, et ne sert pas beaucoup à notre but.Voilà ce que nous avions à dire sur les divers moyens de rendre sensible ce qui est insensible. Quelquefois, cependant, les objets insensibles pour l'homme frappent les sens de quelque autre animal, sens plus fins et pénétrants, sous un certain rapport, que ceux de l'homme. C'est ainsi que le chien perçoit certaines odeurs; le chat, les oiseaux de nuit, et d'autres animaux qui voient dans les ténèbres, perçoivent une lumière latente dans l'air, lors même qu'il n'est pas éclairé du dehors. Car c'est une juste remarque de Télésio, qu'il y a dans l'air une certaine lumière originale, quoique très faible et échappant presque entièrement à la vue des hommes et de la plupart des animaux; parce que ceux à qui elle est sensible voient de nuit, ce qui n'est pas croyable qu'ils puissent faire sans lumière ou par une lumière intérieure. Il faut bien remarquer que nous traitons ici de l'insuffisance des sens et des remèdes à cette insuffisance. Car les erreurs des sens proprement dites doivent être renvoyées aux recherches particulières sur les sens et leurs objets, à l'exception de cette grande erreur des sens, par laquelle ils voient les principaux traits de la nature sous un jour relatif à l'homme, et non au point de vue de la vérité absolue, erreur qui ne peut être corrigée que par la raison et l'ensemble de la philosophie. [2,41] 41. Parmi les faits privilégiés nous placerons en dix-huitième lieu les faits de la route, que nous appelons aussi faits itinéraires et articulés. Ce sont ceux qui montrent les mouvements graduellement continués de la nature. C'est un genre de faits plutôt inobservé qu'inaperçu; car les hommes sont à cet égard d'une négligence étonnante : ils observent la nature en courant et à intervalles, lorsque les corps sont achevés et complets, et non dans le travail de leur élaboration. Cependant celui qui veut connaitre les secrets et le talent de quelque.ouvrier habile, ne désire pas seulement voir d'abord les matériaux rudes et grossiers, et ensuite l'ouvrage achevé, mais encore et surtout être présent, lorsque l'ouvrier opère et élabore ses matériaux. C'est la même méthode qu'il faut suivre pour étudier la nature. Par exemple, veut-on étudier la végétation des plantes, il faut la suivre depuis le moment où la graine est semée (ce que l'on peut faire sans difficulté, en tirant la semence de terre tous les jours, aujourd'hui une graine semée de la veille, demain une graine semée depuis deux jours, et ainsi-de suite), épiant l'heure où elle commence à se gonfler et à se remplir, en quelque sorte, d'esprit; observant comme elle rompt son enveloppe, projette ses fibres, en se portant elle-même de bas en haut, à moins que le sol ne lui oppose trop de résistance; comme ses fibres sont projetées, les unes en bas, ce sont les futures racines; les autres en haut, ce sont les futures branches, qui parfois s'étendent horizontalement, si la terre est dans ce sens plus facile à percer; et ainsi en poursuivant, à travers toutes les phases de la végétation. Même méthode pour étudier l'éclosion des oeufs; on peut suivre facilement les progrès de vivification et d'organisation, observer ce qui s'engendre du jaune, ce que devient le blanc, et ainsi de suite, jusqu'à parfait accomplissement. Même méthode pour observer, la production des animaux que la putréfaction engendre. Quant aux animaux d'espèce supérieure, il faudrait extraire le foetus du sein de la mère, et notre humanité répugne à un procédé de cette sorte ; qu'on se résigne donc à compter sur les hasards des avortements, sur ceux de la chasse, et autres semblables. Il faut donc, en tout sujet, faire la garde autour de la nature, qui se laisse bien mieux saisir la nuit que le jour. On peut dire que les observations de ce genre sont nocturnes, car elles percent les ténèbres, à l'aide d'une lumière qui est à la fois très petite et perpétuelle. On doit pratiquer encore la même méthode dans l'étude des substances inanimées; c'est ce que nous avons fait nous-même, en observant les diverses dilatations des liquides sous l'action du feu. Le mode de dilatation varie, en effet, suivant les liquides, eau, vin, vinaigre, opium; les différences en sont plus frappantes pour quelques-uns, comme le lait, l'huile et autres encore. Il est très facile de les constater en faisant bouillir les liquides sur un feu léger, et dans un vase de verre dont la transparence permet de tout observer. Mais nous nous bornons à toucher ce sujet, en passant; nous devons le traiter exactement et longuement; lorsque nous en serons venu à la découverte du progrès latent; d'ailleurs il est bon de ne pas oublier que maintenant nous sommes loin de traiter les sujets, et que nous nous bornons seulement à donner des exemples. [2,42] 42. Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en dix-neuvième lieu les faits de supplément ou de substitution, que nous appelons aussi faits de refuge. Ce sont ceux qui nous instruisent, lorsque les sens ne peuvent plus aucunement nous servir, et auxquels par conséquent nous avons recours, lorsque les expériences directes nous manquent. Cette substitution peut se faire de deux manières, ou par gradation, ou par analogie. Par exemple, on ne connatt aucun milieu qui empèche complétement l'action de l'aimant sur le fer ; aucun : ni l'or, ni l'argent, ni la pierre, ni le verre, ni le bois, ni l'eau, ni l'huile, ni le drap, ni les substances fibreuses, ni la flamme. Cependant, au moyen d'une investigation exacte, on découvrirait peut-être quelque milieu, dont l'interposition affaiblirait l'action de l'aimant plus que ne ferait aucun autre; ce qui, permettrait d'établir une table de degrés. On observerait, par exemple, qu'à distance égale l'action de l'aimant est moins énergique en traversant l'or qu'en traversant l'air; à travers l'argent chauffé au rouge qu'à travers le même métal à la température ordinaire, et ainsi pour les autres milieux. Ces expériences, nous ne les avons pas faites, mais il nous suffit de les proposer comme exemples. De même, nous ne connaissons aucun corps qui, approché du feu, ne contracte de la chaleur; mais l'air s'échauffe beaucoup plus vite que la pierre. Voilà ce que nous entendons par faits de substitution de la première espèce, c'est-à-dire par gradation. La substitution par analogie est utile, mais moins sûre; c'est pourquoi il faut l'employer avec prudence. Elle consiste à rendre sensible ce qui est caché, non pas au moyen des opérations visibles du corps insensible, mais par l'examen de quelque corps sensible approchant. Par exemple, se propose-t-on de connaître le mélange des principes spiritueux, qui sont des corps insensibles? On peut croire qu'il y a de l'analogie entre les diverses matières et les aliments de chacune d'elles. L'aliment de la flamme, c'est l'huile ou tout autre corps gras; celui de l'air, c'est l'eau et les substances aqueuses : car les flammes se multiplient au-dessus des exhalaisons de l'huile, l'air au-dessus de la vapeur d'eau. Observons donc les mélanges d'eau et d'huile, qui sont manifestes aux sens, tandis que les mélanges de flamme et d'air nous échappent. Nous voyons que l'eau et l'huile, versées ensemble et agitées, se mêlent très imparfaitement; mais que, dans les herbes, le rang, et toutes les parties des animaux, leur mélange est intime et accompli. Il peut en être de même pour le mélange de ces deux principes spiritueux, l'air et la flamme, qui, par une simple juxtaposition des molécules, ne se mêlent qu'imparfaitement, mais semblent intimement combinées dans les esprits des animaux et des plantes; une preuve en serait que l'esprit animal se nourrit à la fois des deux espèces de matières humides, les aqueuses et les huileuses, qui en sont comme les aliments. Veut-on étudier, non plus la parfaite combinaison des principes spiritueux, mais seulement leurs mélanges mécaniques; veut-on traiter ces questions : les natures spiritueuses s'incorporent-elles facilement les unes aux autres? ou plutôt, pour choisir un exemple, y a-t-il des exhalaisons, des vents, ou autres corps de ce genre qui ne se mêlent pas à l'air atmosphérique, mais qui y demeurent seulement suspendus et flottants, sous forme de gouttes, de globules, et sont plutôt brisés et réduits par l'air que reçus en lui et incorporés à sa substance? C'est là ce que l'obsérvation ne pourrait saisir dans l'air et dans les vapeurs semblables, à cause de la subtilité de ces corps; mais ce dont il serait facile d'apercevoir quelque image dans certains liquides, comme le vif-argent, l'eau, l'huile, dans l'air lui-même, non pas en masse, mais brisé et s'élevant par globules à travers l'eau; dans la fumée un peu épaisse; enfin, dans la poussière soulevée et que l'air tient en suspens : dans toutes ces expériences, on ne voit point d'incorporation. Un tel procédé de substitution serait assez exact, si l'on s'était d'abord assuré qu'il y a entre les esprits les mêmes sympathies et les mêmes répulsions qu'entre les liquides; alors on pourrait, sans manquer à la méthode, substituer aux esprits invisibles les liquides visibles, pour conclure par analogie de ceux-ci à ceux-là. Quant à ce que nous avons dit de ces faits de supplément, qu'il faut leur demander des lumières et recourir à eux, lorsque les expériences directes nous manquent, nous devons ajouter que ces faits sont encore d'un grand usage, lors même que nous possédons des expériences directes et qu'ils fortifient singulièrement. l'autorité de celles-ci. Mais nous en parlerons avec plus de détails, lorsque nous en viendrons à traiter des secours de l'induction. [2,43] 43. Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en vingtième lieu les faits qui tranchent, que nous appelons aussi faits stimulants, mais pour une autre raison. Nous les appelons stimulants, . parce qu'ils stimulent l'intelligence ; tranchants, parce qu'ils tranchent en quelque façon la nature; c'est pourquoi nous les nommons aussi quelquefois faits de Démocrite. Ce sont ceux qui nous avertissent des propriétés et des phénomènes les plus extraordinaires de la nature, pour éveiller l'esprit, exciter son attention et l'engager à observer et à étudier. Exemples de faits stimulants: Quelques gouttes d'encre suffisent pour tracer tant de lettres et même tant de lignes ; Un peu d'argent, doré à la surface, peut fournir un fil d'une longueur étonnante et doré dans toute son étendue; Un de ces insectes, à peu près invisibles, qui se logent dans la peau, a cependant en lui-même un esprit animal, une organisation, mille parties diverses; Un peu de safran suffit pour teindre un tonneau d'eau; Un grain de civette ou de tout autre aromate suffit pour parfumer une quantité d'air comparativement énorme; Une très petite quantité de matière brûlée produit un très grand nuage de fumée; Les plus légères différences de sons, comme celle des sons articulés, sont transmises par l'air en tous sens, passent à travers les fissures et les pores les plus réduits du bois et de l'eau, sont répercutées avec une promptitude et une précision merveilleuse ; La lumière et la couleur, franchissant de si grands espaces avec une telle rapidité, traversent ensuite les masses compactes du verre, de l'eau, y font paraître une multitude d'images d'une finesse exquise, y subissent cependant une foule de réflexions et. de réfractions; L'aimant opère à travers les milieux de tout genre, même les plus compactes; Enfin, ce qu'il y a de plus admirable, toutes ces opérations s'effectuant à travers un même milieu, l'air atmosphérique, aucune d'elles ne fait obstacle sensible à une autre ; au même moment, à travers la même région aérienne, se transmettent une multitude d'images, de sons articulés, d'odeurs différentes, celles de la violette et de la rose, par exemple; la chaleur et le froid, les influences magnétiques; transmissions innombrables et simultanées, dont aucune ne fait obstacle à une autre, comme si chacune d'elles avait ses routes particulières, ses passages propres-et distincts, leur évitant à toutes des rencontres et des chocs. Nous rapprochons ordinairement avec avantage des faits qui tranchent les faits que nous appelons limites de la dissection: ainsi, dans les exemples que nous avons cités; une action d'un certain genre ne trouble ni ne contrarie une action d'un autre genre, tandis que dans un même genre, une action surmonte et détruit l'autre; la lumière du soleil fait évanouir l'éclat du ver luisant; le bruit du canon, celui de la voix; une forte odeur, une plus douce; une chaleur intense, une moins élevée; une lame de fer, interposée entre l'aimant et le fer, amortit l'effet de l'aimant. Mais il sera toujours plus à propos de parler de ces faits lorsque nous traiterons des. secours de l'induction. [2,44] 44. Voilà ce que nous avions à dire des faits qui aident les sens; ils sont surtout utiles pour la partie théorique : car c'est dans les données des sens que la saine théorie a ses racines. Mais la fin dernière de tout l'ouvrage est dans la pratique; on débute par l'une pour aboutir à l'autre. C'est pourquoi viennent maintenant les faits les plus utiles pour la pratique. Il y en a sept espèces, qui se divisent en deux ordres; nous les appelons tous d'un nom commun faits pratiques: Les opérations pratiques peuvent avoir un double inconvénient, c'est pourquoi les faits pratiques doivent offrir un double avantage. Une opération peut être ou décevante ou onéreuse. Une opération est décevante (principalement quand on a étudié avec soin les diverses natures), parce que les forces et les actions des corps ont été mal déterminées et mesurées. Les forces, et les actions des corps sont circonscrites et mesurées; ou par l'espace, ou par le temps; ou par des rapports de quantité; ou par la supériorité d'une puissance sur les autres; et, si ces quatre conditions ne sont exactement et diligemment calculées, les sciences pourront offrir de belles spéculations, mais, à coup sûr, elles seront stériles. Nous appelons d'un seul nom les quatre espèces de faits relatifs à ces conditions, faits mathématiques ou faits de mesure. La pratique devient onéreuse, soit à cause de certains travaux inutiles, soit à cause de la multiplicité des instruments ou de la quantité de matière requise pour l'opération. C'est pourquoi, l'on doit faire beaucoup de cas des faits qui dirigent l'opération vers les fins les plus utiles aux hommes, et de ceux qui enseignent à faire économie d'instruments et de matière première. Nous nommons d'un nom commun ces trois espèces de faits, faits propices et bienveillants. Nous parlerons de chacune de ces sept espèces de faits en particulier, et avec eux nous mettrons fin à cette partie de notre ouvrage sur les prérogatives; et les privilèges des faits. [2,45] 45. Parmi les faits privilégiés, nous placerons en vingt-et-unième lieu, les faits de la verge ou du rayon, que nous appelons aussi faits de transport ou de non-ultra. Les puissances et les mouvements des choses opèrent et s'exécutent dans des espaces, non pas indéfinis et fortuits, mais fixes et déterminés; et il est fort important, pour la pratique, d'observer et de noter ces conditions précises dans chacune des natures étudiées, non seulement pour qu'elle n'échoue point dans chacune de ces rencontres, mais encore pour qu'elle soit plus puissante et plus riche. Car souvent il est donné à l'homme d'augmenter la portée des forces naturelles et de rapprocher les distances, comme font les instruments d'optique. Il est des puissances en grand nombre qui n'opèrent que par un contact manifeste, comme on le voit dans le choc des corps, la force d'impulsion ne s'exerçant que si le moteur touche le mobile; les remèdes que l'on applique au dehors, comme les onguents, les emplâtres, n'ont d'efficacité qu'à la condition du contact. Enfin, les objets des deux sens du tact et du goût, ne font leur impression qu'en touchant nos organes. Il est d'autres puissances qui opèrent à distance, mais à de très petites distances. Ces puissances n'ont été jusqu'ici observées qu'en petit nombre; elles sont en réalité beaucoup plus nombreuses qu'on ne le soupçonne vulgairement. Pour choisir un exemple parmi les phénomènes bien connus, c'est ainsi que le succin et le jais attirent les pailles; que les bulles approchées se dissolvent mutuellement; que certaines substances purgatives nous tirent les humeurs du cerveau, et autres faits semblables. La vertu magnétique par laquelle le fer et l'aimant, ou deux aimants se portent l'un vers l'autre, opère dans une certaine sphère d'une étendue médiocre; mais si il existe une vertu magnétique exercée par la terre elle-même (ayant sans doute son foyer à l'intérieur du globe), par exemple sur une aiguille de fer qu'elle polarise, une telle puissance opère certainement à une grande distance. De plus, s'il existe une vertu magnétique qui opère par une sorte d'affinité entre le globe de la terre et les graves, ou entre le globe de la lune et les eaux de la mer (ce que semblent démontrer les phénomènes constants du flux et reflux), ou entre la voûte étoilée et les planètes (dont cette hypothèse expliquerait l'apogée), toutes ces vertus opèrent évidemment à une très grande distance. On a de plus l'expérience de certaines matières qui prennent feu à de grandes distances, comme on le rapporte de la naphte de Babylone. La chaleur, on le sait, se communique à de grandes distances; il en est de même du froid, comme l'éprouvent les habitants des côtes au Canada; car les masses de glace qui se détachent des régions polaires, et flottent vers l'Amérique à travers la mer du Nord et l'Atlantique, se font sentir et répandent le froid de très loin. Les odeurs aussi (bien qu'elles ne se produisent qu'avec des effluves corporels), agissent à des distances considérables, comme nous le rapportent les navigateurs qui longent les côtes de la Floride ou certains rivages d'Espagne, où il y a des forêts entières de citronniers, d'orangers, et d'autres arbres odoriférants, ou des champs de romarin, de marjolaine, et d'autres plantes semblables. Enfin, la lumière et le son produisent leurs effets à de très grandes distances. Mais toutes ces puissances, qu'elles opèrent à de faibles ou à de grandes distances, opèrent certainement à des distances déterminées et connues de la nature, et leur sphère d'action a une limite fixe; laquelle est en raison composée de la masse ou de-la quantité des corps, de la force ou de la faiblesse des puissances, des facilités ou des obstacles apportés par les milieux, toutes choses dont on doit tenir un compte fort exact. Il faut même mesurer jusqu'aux mouvements violents (ainsi qu'on les nomme), comme sont ceux des flèches, des projectiles, des roues et autres choses semblables, car ils ont, eux aussi, des limites déterminées. Contrairement aux puissances qui agissent au contact et non à distance, il en est d'autres qui agissent à distance et non au contact, et qui, mieux encore, ont une action plus faible à une plus petite distance, plus forte à une distance plus grande. Le fait de la vision s'opère mal au contact; il faut, pour bien voir, quelque distance et un milieu. Cependant un homme digne de foi nous dit un jour, qu'au moment où on l'avait opéré de la cataracte (opération qui consiste à introduire une petite aiguille d'argent sous la première membrane, à repousser ensuite dans un coin de l'oeil la petite peau qui forme obstacle à la vision), il avait vu très distinctement l'aiguille se mouvoir sur la pupille. Quand même ce fait serait vrai, il n'en est pas moins certain que les corps un peu considérables ne sont vus bien distinctement qu'à la pointe du cône formé par les rayons émanant des différents points de l'objet, et par conséquent à une certaine distance. Nous savons de plus que les vieillards voient mieux les objets éloignés que proches. Quant aux projectiles, le coup qu'ils frappent est plus fort à une assez grande distance. Voilà des observations qu'il faut recueillir avec soin, quand on étudie l'effet des mouvements et les actions à distance. Il est un autre genre de mesures de mouvements qu'il ne faut pas négliger : ce sont celles des mouvements non plus progressifs, mais sphériques, qui étendent les corps dans une plus grande sphère, ou les resserrent dans une plus étroite. Il faut rechercher, en étudiant la mesure des mouvements, quelle contraction et quelle extension les corps (suivant leurs diverses natures) peuvent facilement subir, et à quelle limite ils commencent à réagir, jusqu'au degré extrème qu'ils ne souffriraient pas de passer. C'est ainsi qu'une vessie gonflée d'air peut être comprimée et souffre cette compression de l'air qu'elle renferme, jusqu'à de certaines limites; si on les excède, l'air résiste et rompt la vessie. Nous avons fait, pour établir ce principe, une expérience plus délicate et plus concluante. Nous nous sommes servis d'une petite cloche de métal, très- mince et très légère, telle que sont ordinairement nos salière s. Cette cloche fut plongée dans un bassin d'eau de manière à porter avec elle jusqu'au fond du bassin l'air qu'elle contenait dans sa concavité. On.avait d'abord placé une balle au fond même du bassin, où devait étre descendue la cloche. Nous fîmes, dans ces conditions, deux expériences fort différentes: quand la balle était petite en comparaison de la concavité de la cloche, l'air se resserrait dans l'espace laissé libre, il se contractait seulement et ne sortait pas de la cloche ; quand la balle était plus grosse, et que l'espace manquait à l'air, alors sous cette compression trop forte, il soulevait la cloche d'un côté ou de l'autre, et s'élevait sous forme de bulles. Pour mettre en évidence l'expansion de l'air, comme nous avions démontré sa compression, nous imaginâmes l'expérience que voici : nous prîmes un oeuf en verre, percé d'un petit trou à l'une des extrémités; une partie de l'air fut extraite par ce trou, au moyen de la succion, et tout aussitôt le trou fermé avec le doigt; l'oeuf ensuite plongé dans l'eau, et le doigt retiré, l'air, qui était demeuré dans l'oeuf, et qui, en conséquence de la succion, s'était notablement dilaté, éprouvant dès lors une tendance à reprendre son premier volume (si l'oeuf eût été placé dans l'atmosphère, et non pas dans l'eau, une certaine quantité de l'air extérieur serait entrée avec un sifflement), l'eau pénétra dans le verre autant qu'il le fallut pour. que cet air dilaté reprît son premier volume. Il est donc certain que les corps d'une très faible densité, comme l'air, peuvent subir une contraction assez sensible ; tandis que les corps plus denses, comme l'eau, se contractent beaucoup plus difficilement, et dans une proportion bien moindre. Quelle est au juste cette dernière contraction, c'est ce que nous avons recherché, en faisant l'expérience suivante. Nous fîmes préparer un globe de plomb creux, de la contenance d'environ deux pintes, et de parois assez épaisses pour qu'on pût le soumettre à une action très énergique. Ce globe fut rempli d'eau, au moyen d'une ouverture qu'on avait pratiquée; cette ouverture fut ensuite fermée avec du plomb fondu, qui se souda très exactement au reste du métal. L'eau ainsi enfermée, nous aplatîmes le globe de deux côtés, en le frappant avec un gros marteau; comprimant ainsi l'eau, de toute nécessité, puisque la forme sphérique est celle qui, toutes choses égales d'ailleurs, a le plus de capacité. Lorsque le marteau ne produisit plus d'effet, à cause de la résistance de l'eau à une pression plus forte, le globe fut soumis à une presse très puissante, jusqu'à ce qu'enfin l'eau, ne pouvant supporter une compression plus forte, s'échappa à travers les parois de métal sous la forme d'une rosée fine. En dernier lieu, nous déterminâmes par le calcul la diminution de volume que l'intérieur du globe avait subie, et nous sûmes ainsi quelle avait été la compression de l'eau; mais pour la comprimer de cette faible quantité, quelle violence n'avait-il pas fallu lui faire ! Les corps plus compactes, les solides, les matières sèches, comme les pierres, les bois, les métaux, ne subissent qu'une compression, ou une extension moindre encore et presque imperceptible ; on les voit se soustraire à la violence qui leur est faite, soit en se brisant, soit en se portant en avant, soit par des accidents d'une autre nature. Nous en avons assez d'exemples dans les pièces de bois, dans les lames de métaux courbés avec effort, dans les horloges qui se meuvent au moyen d'une pièce de métal repliée sur elle-même, dans les projectiles, dans les travaux de nos forges, et dans une multitude d'autres expériences. Tous les changements de volume doivent être observés attentivement, mesurés exactement par le physicien ; qu'il en obtienne, s'il le peut, la mesure mathématique; à défaut, qu'il ait recours du moins aux estimations ou aux comparaisons. [2,46] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en vingt-deuxième lieu les faits de la carrière ou du cours de l'eau, en empruntant cette expression aux clepsydres des anciens, où l'on versait de l'eau au lieu de sable. Ce sont ceux qui nous donnent la mesure du temps, comme les faits de la verge nous donnent la mesure de l'étendue. Toute action et tout mouvement naturel s'accomplit dans le temps, les uns plus vite, les autres plus lentement, mais en tout cas dans des proportions déterminées et connues de la nature. Ces actions mêmes, qui semblent s'accomplir subitement et en un clin d'oeil (comme on le dit), comportent, si l'on y prend garde, le plus et le moins par rapport au temps. D'abord, nous voyons que les révolutions des corps célestes s'accomplissent en des temps fixes et déterminés; il en est de même du flux et du reflux de la mer. La chute des corps graves vers la terre, l'élévation des corps légers vers le ciel ont une durée déterminée, en raison de la nature des mobiles, et des milieux. Le Mouvement du vaisseau à voiles, la commotion des ani.maux, le trajet des projectiles, ont aussi leur durée fixe et calculable, du moins à les considérer dans leurs caractères généraux. Quant à la chaleur, nous voyons les enfants, pendant l'hiver, se laver les mains dans les flammes sans se brûler. Nous voyons les joueurs de gobelets, par la prestesse et la sûreté de leurs mouvements, renverser un vase plein d'eau ou de vin, et le redresser ensuite, sans qu'il tombe une goutte de liquide; on citerait bien d'autres prodiges de la rapidité. De même, les compressions, les dilatations, les effusions des corps ont lieu, les unes plus vite, les autres plus lentement, suivant la nature du corps et le caractère du mouvement, mais toutes dans une mesure de temps déterminée. On remarque même que plusieurs pièces d'artillerie faisant explosion en même temps, leur détonation étant entendue quelquefois à la distance de trente milles, ceux qui sont moins éloignés en perçoivent le bruit avant ceux qui le sont davantage. Pour le sens de la vue même dont la perception est d'une rapidité extrême, il importe encore que le phénomène à saisir ait une certaine durée; ce qui est démontré par les mouvements qu'on n'aperçoit pas à cause de leur rapidité; comme est le trajet d'une balle, car le vol de la balle est si rapide, que le temps manque pour déterminer sur l'organe de la vue une impression suffisante. Cette observation et d'autres semblables ont fait naître dans notre esprit un soupçon vraiment étrange ; le spectacle d'un ciel serein et parsemé d'étoiles, nous demandions-nous, est-il aperçu par l'homme au moment même où il existe; ne le serait-il pas un peu après ? et dans l'observation des cieux ne faut-il pas distinguer un temps vrai et un temps apparent, comme on distingue déjà en astronomie un lieu vrai et un lieu apparent, en ce qui concerne les parallaxes? Il nous paraissait incroyable que les images ou plutôt les rayons des corps célestes fussent transportés subitement jusqu'à nous à travers des espaces si prodigieux; et nous ne pouvions nous empêcher de présumer qu'un pareil trajet demandait un certain temps pour s'accomplir. Mais ce doute s'est évanoui dans la suite (du moins relativement à une différence un peu importante entre le temps vrai et le temps apparent), quand nous avons réfléchi à l'affaiblissement, au déchet extraordinaire de l'image du corps céleste, arrivant jusqu'à nous, après avoir franchi une telle distance; sachant d'ailleurs que sur terre, les corps sont aperçus instantanément à la distance de soixante milles au moins, pour peu qu'ils soient blanchâtres, comment douter en définitive de la rapidité infinie de la lumière céleste, qui surpasse par son intensité, et, sans aucune proportion, non seulement la plus vive blancheur, mais encore l'éclat de toutes les flammes qui brillent ici-bas ? De plus cette vitesse extraordinaire des corps célestes, qui nous est attestée par le mouvement diurne (vitesse qui a paru à plusieurs hommes doctes tellement incroyable qu'ils ont mieux aimé admettre le mouvement de la terre), nous permet de concevoir plus facilement la rapidité infinie de leurs rayons lumineux, bien que cette rapidité confonde notre imagination. Enfin, ce qui a le plus contribué à nous édifier sur ce point, c'est que s'il y avait un intervalle de temps un peu notable entre la réalité et l'apparence, il pourrait arriver que les images fussent interceptées ou confondues, en beaucoup de circonstances, par les nuages s'élevant dans l'air, et par de semblables perturbations des milieux traversés. Mais en voilà assez sur les mesures absolues des mouvements. Ce n'est pas seulement la mesure absolue des mouvements et des opérations qu'il importe de connaître, c'est encore et bien plus, leur mesure relative; les connaissances de ce nouvel ordre sont d'un très grand usage et ont une foule d'applications. Nous savons que dans l'explosion d'une arme à feu, la lumière est aperçue avant que l'on entende le son; quoique la balle ait nécessairement frappé l'air avant que la flamme située derrière la balle ait pu jaillir : quelle explication peut-on donner au phénomène? Une seule, c'est que le mouvement de la lumière est plus rapide que celui du son. Nous savons aussi que les images visibles arrivent à l'oeil plus rapidement qu'elles ne le quittent; ainsi une corde d'instrument, poussée par le doigt, parait double ou triple à l'observateur, la seconde et la troisième image de la corde parvenant à l'oeil avant que la première l'ait quitté; ainsi l'anneau que l'on fait tourner parait un globe; un flambeau ardent porté rapidement durant la nuit, semble avoir une traînée de feu. C'est sur ce principe de l'inégale vitesse des mouvements que Galilée a fondé son explication du flux et du reflux de la mer; suivant lui, la terre se meut plus vite, la masse des eaux, plus lentement ; il en résulte que les eaux s'accumulent et s'entassent d'abord pour retomber ensuite, comme on le voit dans un bassin agité où l'eau s'élève et s'affaisse alternativement. Mais il a imaginé cette hypothèse, en supposant qu'on lui accorderait, ce qu'on ne peut lui accorder, la réalité du mouvement de la terre, et d'ailleurs en manquant d'informations exactes sur le mouvement alternatif de l'Océan et la durée de ses périodes. Un autre exemple fera comprendre encore mieux et la nature du sujet dont nous parlons en ce moment (les mesures comparatives des mouvements) et principalement son extrême importance ; ce sont les explosions des mines, où l'on voit une petite quantité de poudre renverser, projeter dans l'air à de grandes hauteurs, des masses énormes de terre, des édifices, des constructions de toute nature. Voici la raison de ces prodiges : le mouvement d'expansion de la poudre qui tend à projeter ces masses est incomparablement plus rapide que le mouvement de la pesanteur qui pourrait seul opposer quelque résistance; le premier mouvement a produit son effet avant même que le second se fasse sentir; il s'ensuit donc qu'au premier moment la poudre ne rencontre aucune résistance. Nous voyons aussi que pour lancer un corps au loin, mieux vaut un coup sec et vif qu'un coup très fort; ce qui s'explique par les mêmes raisons. Comment serait-il possible, d'ailleurs, qu'une petite quantité d'esprit animal parvînt à mouvoir d'aussi grandes masses que sont les corps de la baleine et de l'éléphant, si le mouvement de l'esprit, par sa promptitude, ne prévenait la résistance de la masse corporelle, lente à opérer, et ne supprimait à l'avance tout obstacle? Enfin, c'est ici l'un des principaux fondements des expériences magiques, dont nous parlerons bientôt (leur caractère général étant qu'une petite masse de matière en surmonte une beaucoup plus grande et la maîtrise); elles ont lieu parce que de deux mouvements, l'un, par sa rapidité, prévient l'autre et s'achève, avant, que le second produise son effet. Disons, en terminant, que dans toutes les actions naturelles il importe de distinguer les deux temps, en marquant ce qui est d'abord, et ce qui est ensuite. Par exemple, dans l'infusion de rhubarbe, la vertu purgative se manifeste la première, et ensuite le pouvoir astringent; nous avons observé quelque chose de semblable en préparant une infusion de violettes dans le vinaigre ; d'abord, il s'exhale une odeur douce et délicate, ensuite se dégagent les parties terreuses de la fleur, et l'odeur est perdue. C'est pourquoi, si l'on fait infuser des violettes pendant une journée entière, on n'obtient qu'une odeur très faible ; mais, que l'infusion dure un quart d'heure seulement, après lequel on retire les fleurs (l'esprit odorant de la violette est très faible), pour en mettre de nouvelles, en recommençant ainsi l'opération jusqu'à six fois pendant une heure et demie, on obtiendra une infusion exquise ; la violette n'aura pas séjourné dans l'eau plus d'une heure et demie, et cependant l'essence aura un parfum délicieux, ne le cédant en rien à celui de la fleur, et se conservant une année entière. Notez que le parfum n'aura acquis toute sa force qu'un mois après l'infusion faite. Quand on distille les plantes aromatiques, macérées d'abord à l'esprit-de-vin, on voit qu'il s'élève au début un certain phlegme aqueux et sans valeur, ensuite monte une eau plus spiritueuse; enfin, l'eau qui contient la véritable essence des aromates. En étudiant les distillations, on aurait ainsi à recueillir une multitude d'observations, dignes d'intérêt. Mais en voilà assez, pour de simples exemples. [2,47] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en vingt-troisième lieu les faits de quantité, que nous appelons aussi doses de la nature, en empruntant cette expression à la médecine. Ce sont ceux qui mesurent les forces par la quantité des corps, et qui montrent l'influence de la quantité sur le mode de force et d'action. Et d'abord, il est des forces qui ne peuvent subsister que dans un corps d'une quantité cosmique, c'est-à-dire d'une quantité telle, qu'elle soit en harmonie avec la configuration et la composition de l'univers. La terre est stable, les parties sont mobiles et tombent. Le flux et le reflux s'observent dans la mer, et non dans les fleuves, si ce n'est quand la mer y remonte. Toutes les forces ou puissances particulières opèrent suivant la plus ou moins grande quantité des corps. Une grande nappe d'eau ne se corrompt pas facilement ; un peu d'eau se corrompt vite. Le vin et la bière se bonifient beaucoup plus vite dans de petits vases que dans de grands tonneaux. Si l'on met de l'herbe aromatique dans une grande quantité de liquide, on a plutôt une infusion qu'un élixir; si c'est dans une petite quantité, on a plutôt un élixir qu'une infusion. Un bain produit sur le corps un tout autre effet qu'une ondée. Les petites rosées répandues dans l'air ne retombent jamais, elles se dissipent ou se fondent dans la masse atmosphérique. Soufflez sur un diamant, vous verrez cette petite vapeur se dissiper immédiatement, comme un nuage se dissipe à l'impulsion du vent. Le fragment d'un aimant n'attire pas autant de fer que l'aimant entier. Par opposition, il est certaines forces dont la puissance est en raison inversé de la masse des corps où elles s'exercent; un stylet acéré pénètre mieux qu'un stylet émoussé; un diamant taillé en pointe entame le verre; ainsi de vingt autres expériences. Ici il ne faut point s'arrêter à des considérations abstraites et vagues, mais il faut étudier exactement les rapports de la quantité ou masse des corps avec leurs modes d'action. On serait tenté de croire que les rapports de puissance sont en raison directe des rapports de quantité, de sorte que, si une balle de plomb pesant une once tombe en un certain temps, une balle de deux onces devrait tomber deux fois plus vite : ce qui est complétement faux. Il n'y a donc pas égalité entre ces différents rapports; mais ils suivent des lois fort diverses, lois qu'il faut demander à l'observation de la réalité, et non à des vraisemblances ou des conjectures. Enfin, dans toute étude de la nature, il faut rechercher quelle quantité de matière, que l'on peut comparer à une certaine dose, est nécessaire à la production d'un effet donné, et prendre garde d'en employer trop ou trop peu. [2,48a] Parmi les faits privilégiés, nous placerons en vingt-quatrième lieu les faits de la lutte, que nous nommons aussi faits de prédominance. Ce sont ceux qui nous montrent la prédominance ou l'infériorité des forces les unes à l'égard des autres, et nous font connattre celles qui l'emportent et celles qui succombent. Les mouvements et les efforts des corps sont composés, décomposés et compliqués, tout comme les corps eux-mêmes. Nous proposerons d'abord les diverses espèces de mouvements ou de vertus actives pour rendre plus claire la comparaison de leurs puissances, et par là la nature et l'explication des faits de la lutte ou de prédominance. Premier mouvement; celui de résistance (antitypiae), qui appartient à chacune des parties de la matière, et en vertu duquel il est impossible de l'anéantir. Ainsi, nul incendie, nulle pression, nulle violence, nulle durée, nulle ancienneté ne peut réduire à rien une partie de la matière, quelque petite qu'elle soit, ne peut l'empêcher d'être quelque chose, et d'occuper un certain lieu, de se dérober à la nécessité qui la presse, en changeant ou de forme ou de place, et même, si le changement est impossible, en demeurant comme elle est. En un mot, quelque puissance que ce soit ne réduira jamais une molécule à n'être rien, ou nulle part. . C'est à ce mouvement qu'il faut rapporter cet axiome de l'école (qui désigne et définit les choses plutôt par leurs effets et leurs inconvénients que par les principes intimes:) "deux corps ne peuvent être ensemble dans un même lieu"; elle le désigne encore, en disant qu'il empêche que les dimensions se pénètrent. Inutile de proposer des exemples de résistance, puisqu'elle appartient à tous les corps. 2° Mouvement de liaison et de continuité (nexus), par lequel les corps se lient et s'enchaînent les uns aux autres, de telle sorte que le contact des parties de la matière ne peut être rompu en aucun point ; c'est ce que l'école appelle l'horreur du vide ("ne detur uacuum"). C'est ainsi que l'eau s'élève par la succion ou par les pompes; la chair à l'aide des ventouses; c'est ainsi que l'on voit dans un vase percé par le bas, l'eau demeurer immobile, et ne s'écouler qu'alors qu'on ouvre le vase par le haut, pour donner accès à l'air; on pourrait citer une infinité d'expériences semblables. - 3° Mouvement de réaction (libertatis), par lequel les corps, comprimés ou dilatés et tendus reviennent à leurs premières dimensions. Il y en a aussi des exemples à l'infini. On voit réagir l'eau comprimée, par le poisson qui nage; l'air, par l'oiseau qui vole; l'eau encore, par les coups des rameurs; l'air, par les ondulations des vents; les lames de métal dans les horloges. Un exemple curieux de réaction de l'air comprimé se voit dans les petites sarbacanes qui servent de jouet aux enfants; ils creusent un morceau d'aune ou de quelque autre bois assez doux; ils y font pénétrer, par les deux extrémités, une sorte de bourre, qui n'est autre qu'une racine pleine de suc; ensuite ils poussent à l'aide d'un piston la bourré d'une extrémité contre celle de l'autre; bientôt la seconde bourre s'échappe avec bruit, sous la pression de l'air, avant que la première, chassée par le piston, soit arrivée jusqu'à elle. Quant à la réaction inverse (contre l'expansion subie), on en voit des exemples, dans l'air qui reste à l'intérieur d'un oeuf de verre après la succion, dans les cordes, le cuir, les étoffes, qui reviennent à leur première étendue après une tension, à moins cependant que la longue durée de la tension ne les ait habitués à leurs dimensions nouvelles. L'école, pour distinguer ce mouvement, l'attribue à la forme de l'élément ("ex forma elementi"), ce qui est l'indice d'une pauvre physique; puisqu'un tel mouvement appartient non seulement à l'air, à l'eau, au feu, mais encore à tout ce qui a quelque consistance, comme le bois, le fer, le plomb, le drap, les membranes, etc.; tous ces corps ont leurs dimensions déterminées, et ne subissent pas facilement une extension un peu sensible. Le mouvement de réaction ayant lieu à tout instant, et produisant des effets à l'infini, n'importe beaucoup de le bien connaître et de le distinguer sûrement. Il y a des physiciens qui le confondent, par une inadvertance étonnante, avec les deux premiers mouvements, de résistance et de continuité, assimilant la réaction à la pression, au mouvement de résistance; la réaction à la tension, à celui de continuité : comme si les corps comprimés se dilataient, pour qu'il n'y ait pas pénétration des dimensions; comme si les corps tendus se resserraient, pour qu'il n'y ait pas de vide. Mais, si l'air se comprimait jusqu'au point d'acquérir la densité de l'eau, le bois, jusqu'à la densité de la pierre, il ne serait pas question pour les dimensions de se pénétrer; et cependant l'air et le bois subiraient une compression bien autrement forte que celle où la réduisent dans l'ordre actuel des choses nos plus puissants moyens; de même, si l'eau se dilatait jusqu'à n'avoir plus que la densité de l'air, ou la pierre celle du bois, il ne.serait pas question de vide; et cependant l'eau et la pierre auraient subi une extension bien supérieure à celle qu'elles comportent maintenant. Ainsi donc le mouvement de réaction ne peut se confondre avec les deux premiers, si ce n'est peut-être quand la compression et la tension sont parvenues à leurs limites. Ordinairement, les réactions se produisent bien en deçà des limites, et ne sont autre chose que la tendance des corps à se maintenir dans leurs dimensions naturelles (ou, si l'on aime mieux, dans leurs formes propres), et à ne pas s'en écarter subitement; tout écart, pour être durable, devant s'opérer par des voies douces et de manière à ce que les substances s'y prêtent d'elles-mêmes. Ce qu'il y a de très important à ce sujet, à cause des conséquences nombreuses du principe, c'est de bien inculquer dans l'esprit dss hommes, que le mouvement violent (auquel nous donnons le nom de mécanique, et que Démocrite, le dernier des philosophes dans la théorie des mouvements élémentaires, appelle mouvement de percussion) n'est autre chose que notre mouvement de réaction, du moins cette première espèce de réaction : dirigée contre la pression. En effet, voulons-nous pousser un corps, ou le lancer dans l'air, le mouvement n'aura pas lieu, si les parties touchées du mobile n'éprouvent d'abord une pression extraordinaire par le fait du moteur. Les parties se poussent les unes les autres, et le corps entier est emporté d'un mouvement, général, non seulement de progression mais de rotation; car c'est, ainsi seulement que les diverses molécules du mobile peuvent se soustraire à la contrainte, ou du moins la supporter plus aisément. Mais en voilà assez sur ce troisième mouvement. 4° Mouvement opposé au, précédent, et qui porte les corps à prendre des dimensions nouvelles (hyles). Par le mouvement de réaction les corps répugnent à changer de volume, à prendre de nouvelles dimensions, soit en se dilatant, soin en, se contractant (changements divers auxquels un même principe fait obstacle); ils y résistent, ils luttent, et s'efforcent de toute leur puissance, quand la modification est subie, à reprendre leurs dimensions premières. Au contraire, par ce nouveau mouvement, ils tendent à changer de dimensions, de sphère; non seulement cette tendance est naturelle et spontanée, quelquefois elle se déclare avec une énergie extrême, comme dans la poudre à canon. Les instruments d'un tel mouvement, non pas les seuls, mais les plus puissants, et ceux qui agissent dans le plus grand nombre de circonstances,, sont la chaleur et le froid. Exemple: l'air, dilaté par une simple tension, comme dans un oeuf de verre, après la succion, tend avec effort à reprendre son premier volume; faites-le chauffer, il tend au contraire à se dilater, il semble aspirer à une plus grande sphère, il s'y porte spontanément, comme s'il était destiné à cette nouvelle forme (pour employer le langage consacré) ; après une dilatation sensible, il ne tend pas à revenir à son premier volume, à moins qu'on ne l'y invite en le refroidissant; mais sous l'influence du froid, ce n'est pas un mouvement de réaction, c'est un second changement qui succède à un premier. De même l'eau soumise à la compression réagit; de toute sa force elle cherche à reprendre son premier volume. Survient-il un froid intense et prolongé; elle se transforme spontanément, elle se congèle; et si le froid continue toujours sans interruption, l'eau se change en cristal, ou en quelque matière semblable, et ne revient plus à son premier état. 5° Mouvement de continuité ("continuationis"). Ce n'est pas le mouvement de liaison ("nexus") par lequel deux corps s'attachent et s'unissent, mais celui de la continuité des parties dans une seule et même substance déterminée. Il est très certain que tous les corps répugnent à la solution de continuité, les uns plus, les autres moins, mais tous jusqu'à un certain point. Pour les corps durs (comme le verre, l'acier), la résistance à toute solution de continuité est très énergique; pour les liquides, où il semble que ce mouvement soit étouffé et même anéanti, on reconnaît cependant qu'il n'est pas absolument nul, qu'il y existe à un très faible degré, et qu'il se manifeste dans un assez grand nombre d'expériences ; par exemple, on peut l'observer dans les bulles, dans la forme sphérique de leurs gouttes, dans le filet délié de l'eau qui tombe des gouttières, dans la viscosité des corps gluants, etc. Cette répugnance des corps se manifeste surtout, lorsqu'on veut opérer sur leurs menus fragments. Par exemple, dans un mortier, lorsqu'on a broyé le corps jusqu'à un certain point, le pilon ne produit plus d'effet ; l'eau ne pénètre pas dans les fentes trop petites; l'air lui-même, malgré la subtilité singulière de sa nature, ne s'insinue pas du premier coup dans les pores des vases très solides; on ne l'y voit pénétrer qu'à la longue. 6° Mouvement, que nous appellerons mouvement de lucre ou d'indigence. Celui par lequel un corps, placé entre des substances hétérogènes et en quelque sorte ennemies, s'il trouve moyen d'éviter ces substances, et de s'unir à d'autres qui ont pour lui plus d'affinité (alors même que les dernières n'auraient cette affinité qu'à un degré médiocre), saisit immédiatement ces dernières, témoignant pour elles une préférence non équivoque ; un tel corps, dans ces circonstances, semble faire un profit (un lucre), et attester le besoin ou l'indigence qu'il avait de la matière saisie. Par exemple, l'or, ou tout autre métal réduit en feuille, n'aime pas à être plongé dans l'air ; en conséquence, s'il rencontre un corps tangible et solide (comme le doigt, du papier, etc.), il y adhère subitement, et ne s'en laisse pas facilement séparer. Le papier, le drap, les autres tissus, ne s'accommodent pas bien de l'air qui s'est insinué dans leurs pores; aussi, dès que l'occasion se présente, ils absorbent l'eau ou tout autre liquide, et expulsent l'air. Par la même raison le sucre, ou une éponge plongés en partie dans l'eau ou le vin, mais dépassant de beaucoup en hauteur le niveau du vase, absorbent peu à peu le liquide, et le font monter insensiblement jusqu'à leur sommet. La connaissance de ce mouvement fournit d'excellents procédés pour les décompositions et les dissolutions. Mettant à part les substances corrosives et les eaux-fortes, qui se frayent violemment un passage ; il suffit de chercher une matière qui ait plus d'affinité pour le corps à séparer, que celui-ci n'en a pour un troisième corps auquel il est actuellement et forcément réuni; à la seule présence de cette matière, le phénomène aura lieu, le corps à séparer s'unissant à ce qui l'attire, pour rejeter ce qui lui répugne. Ce n'est pas seulement au moyen du contact que s'opère le mouvement de lucre; car les phénomènes électriques (au sujet desquels Gilbert et d'autres après lui, ont inventé tant de chimères) ont tout simplement pour cause, la tendance de certain corps excité par un léger frottement, s'accommodant mal de l'air, et s'attachant à quelque matière tangible, s'il en est à proximité. 7° Mouvement par lequel les corps se portent vers les grandes masses de substance semblable nous le nommons mouvement d'agrégation majeure ("congregationis maioris") : ainsi les graves se portent vers la terre, les corps légers vers le ciel. L'école le nommait mouvement naturel; pourquoi? par des raisons très superficielles ou parce qu'on ne voit rien de frappant au dehors qui le produise (ce qui donnait à penser qu'il est inné aux corps) ; ou parce qu'il est perpétuel; ce qui n'a rien d'étonnant, puisque le ciel et la terre sont toujours là, tandis que les causes de la plupart des autres mouvements sont tantôt présentes, tantôt absentes. Voyant donc que ce mouvement est sans interruption, et qu'on peut le constater partout et toujours quand les autres cessent, l'école a jugé bon de le déclarer naturel et perpétuel, nommant les autres accidentels. La vérité est que ce mouvement a pour caractères, la faiblesse et la lenteur; et que (hors des masses énormes), il le cède aux autres mouvements, dès que ceux-ci se produisent. Et, quoiqu'il ait préoccupé à peu près seul, au détriment des autres, la pensée des hommes, on doit avouer qu'il est fort peu connu, et qu'une foule d'erreurs ont cours à son sujet. 8° Mouvement d'agrégation mineure ("congregationis minoris"), par lequel les parties homogènes d'un corps se séparent des hétérogènes, et se réunissent; par lequel aussi, des corps entiers se saisissent et s'embrassent en raison de leur similitude de nature, et souvent même, à travers une distance, s'attirent, s'approchent, s'assemblent. C'est ainsi que, dans le lait, la crème s'élève et surnage au bout d'un certain temps; que, dans le vin, la lie et le tartre se déposent. Ces phénomènes n'ont pas pour cause la légèreté ou la pesanteur, miais bien réellement la tendance des parties homogènes à se rejoindre et à s'agglomérer. Ce mouvement diffère du précédent (le mouvement d'indigence) en deux points : l'un, c'est que dans le mouvement d'indigence l'action principale vient de la répugnance des natures contraires et ennemies; tandis qu'ici (pourvu qu'il n'existe pas de lien, ni d'obstacle) les parties se réunissent, uniquement en vertu de leur convenance, et sans qu'il y ait besoin du stimulant d'une nature ennemie; l'autre, c'est qu'ici l'union des parties est plus étroite, comble si leur mutuelle convenance, étant toute spontanée, les unissait plus intimement. Par le mouvement d'indigence, les corps évitent quelque substance ennemie, et s'assemblent même sans affinité bien déclarée; par le mouvement dont nous parlons maintenant, les substances s'unissent, enchaînées par le lien d'une étroite ressemblance, et des éléments distincts se réduisent à une véritable unité. Ce mouvement a son effet dans tous les corps oomposés ; il se manifesterait facilement dans chacun d'eux; s'il n'était comprimé et empêché par les autres tendances des corps, et par des lois qui vont jusqu'à rompre la plus intime union. [2,48b] Ce mouvement rencontre un triple obstacle : la torpeur des corps; le frein que leur imposent d'autres corps plus puissants, des mouvements étrangers et différents. a : Torpeur des corps. Il est certain que les corps tangibles ont tous un certain degré de ce qu'on peut nommer paresse, et qu'ils répugnent au mouvement local ; il est certain qu'à moins d'une excitation, ils se tiendront dans l'état où ils sont, plutôt que de se mettre d'eux-rnêmes en meilleur état. Cette torpeur est combattue par trois moyens: ou par la chaleur, ou par l'action prépondérante de quelque corps en lien d'affinité, ou par une impulsion vive et puissante. En premier lieu, quant au secours que fournit la chaleur, c'est de là que vient ce principe : "la chaleur est ce qui sépare les parties hétérogènes, et unit les homogènes"; espèce de définition péripatéticienne dont Gilbert s'est moqué avec raison, disant que c'est comme si l'on définissait l'homme "ce qui sème du blé, et plante des vignes". C'est, en réalité, définir la chose par ses effets, et encore par certains effets tout spéciaux. Il y a plus : les effets spéciaux ici ne viennent pas directement de la puissance du calorique; la chaleur ne les produit que par accident (on le voit bien à ce fait que le froid en fait tout autant, comme nous le dirons plus tard) ; leur cause véritable c'est la tendance des parties homogènes à s'unir, tendance favorisée seulement par la chaleur qui dissipe cette torpeur, premier obstacle au mouvement dont nous parlons. Quant au secours que l'on tire de la force prépondérante d'un corps analogue, on le voit à merveille dans l'aimant armé, qui développe dans le fer le pouvoir de soutenir le fer, en raison de leur nature identique, après avoir secoué la torpeur du fer par la vertu magnétique. Enfin, quant au secours que fournit une vive impulsion, on peut l'observer dans les flèches de bois, dont la pointe est simplement de bois, et qui pénètrent plus profondément dans un arbre que si leur pointe était de fer, à cause de la similitude de substance; les flèches, par la rapidité de leur mouvement, rompant la torpeur de l'arbre. Nous avons déjà cité ces deux expériences dans notre aphorisme sur les faits clandestins. b : Frein qu'imposent à un corps d'autres coups plus puissants. Nous en voyons des exemples dans la décomposition du sang et des urines par le froid. Tant que ces substances sont pénétrées d'un esprit subtil, qui domine et maîtrise toutes leurs diverses parties, il n'est pas possible aux molécules homogènes de se réunir; mais lorsque cet esprit s'est évaporé, ou qu'il a été suffoqué par le froid, alors les parties homogènes délivrées de son frein se réunissent suivant leur tendance naturelle. C'est là ce qui explique pourquoi les corps qui contiennent un esprit âcre, comme les sels, par exemple, se conservent et ne se décomposent pas; le frein de cet esprit, dominant et impérieux, les maintenant sans cesse: -- Mouvements étrangers et différents. Exemple : l'agitation des corps, qui en empêche la putréfaction. Le principe de toute putréfaction, c'est l'agglomération des parties,homogènes ; de là viennent ces deux phénomènes, corruption de l'ancienne forme, génération d'une ferme nouvelle. La putréfaction, qui prépare les voies à la génération de la forme nouvelle, est précédée de la destruction de l'ancienne forme; et cette destruction n'est autre chose que l'agrégation des parties homogènes. Si le mouvement d'agrégation ne rencontre aucun obstacle, alors il s'ensuit tout simplement une décomposition ; si les obstacles se présentent, le phénomène tourne à la putréfaction qui n'est que le rudiment d'une génération nouvelle. Que si la substance est agitée fréquemment (ce dont il s'agit en ce moment), alors le mouvement d'agrégation (qui est faible, délicat, et ne s'opère qu'à l'abri des perturbations extérieures), s'embarrasse et cesse, comme nous le voyons dans une foule d'expériences : ainsi, l'eau sans cesse agitée ou l'eau courante ne contracte jamais de putréfaction; les vents empêchent l'air de devenir pestilentiel; les grains se conservent mieux dans nos greniers, quand on les agite et les retourne; en un mot, tout ce qui est agité par une impulsion extérieure, ne contracte pas facilement de putréfaction à l'intérieur. N'oublions pas ce genre de réunion des parties, d'où proviennent l'endurcissement et le desséchement. Lorsque l'esprit ou les parties humides converties en esprit, se sont exhalées d'un corps assez poreux (comme le bois, les os, les membranes, et autres semblables), alors les parties plus épaisses, par un redoublement d'effort, se rapprochent et se joignent, d'où résultent l'endurcissement et le desséchement. Suivant nous, la vraie cause de ce phénomène n'est pas tant le mouvement de continuité (l'horreur du vide), que le mouvement d'affinité et d'union naturelle dont nous parlons en ce moment. Il existe aussi, disons-nous, une attraction à distance; c'est un sujet assez rare d'observation; et cependant, moins rare qu'on ne le croit communément. Exemple: une bulle qui dissout une autre bulle; les purgatifs qui, par l'analogie de substance, tirent les humeurs; les cordes d'instruments différents, qui se mettent d'elles-mêmes à l'unisson ; et bien d'autres de ce genre. Nous estimons qu'il y a une vertu de cet ordre dans les esprits animaux ; mais elle est jusqu'ici complétement inconnue; du moins est-elle manifeste dans l'aimant et le fer aimanté. Mais pour parler des mouvements magnétiques, il faut nécessairement les distinguer en plusieurs espèces. Il y a, en effet, quatre vertus magnétiques, fort distinctes, et quatre espères d'opérations qu'il ne faut pas confondre, comme a fait jusqu'ici le vulgaire, saisi d'admiration et d'éblouissement: 1° mouvement d'attraction de l'aimant pour l'aimant, du fer pour l'aimant; du fer aimanté pour le fer; 2° mouvement qui résulte de la polarité et de la déclinaison magnétique; 3° mouvement de pénétration à travers l'or, le verre, la pierre, toutes les substances, en un mot; 4° mouvement par lequel l'aimant communique sa vertu au fer, sans le concours d'une substance interposée. En ce moment, nous ne parlons que de la première espèce de mouvements, c'est-à-dire de l'attraction. Il existe aussi une attraction fort remarquable du vif-argent et de l'or; on voit l'or attirer le vif-argent, même quand celui-ci est mêlé avec un onguent; et les ouvriers qui se trouvent ordinairement exposés aux vapeurs du vif-argent ont coutume de tenir dans la bouche un morceau d'or pour recueillir ces émanations, qui, sans cette précaution, envahiraient leur crâne et leurs os; après quelque temps de service, ce morceau d'or blanchit. Nous terminons ici ce que 'nous avions à dire du mouvement d'agrégation mineure. 9° Mouvement magnétique, qui, appartenant à la classe des mouvements d'agrégation mineure, mais opérant quelquefois à de grandes distances et sur des masses considérables, mérite à ce titre une investigation spéciale, surtout quand il ne commence pas par un contact, comme la plupart des autres mouvements; ne se termine pas non plus à un contact, comme le font tous les mouvements d'agrégation, et se borne à élever les corps ou à les enfler, sans rien produire de plus. S'il est vrai que la lune élève les eaux, et que sous son influence la nature voit se gonfler les masses humides ; si le ciel étoilé élève les planètes jusqu'à leur apogée ; si le soleil enchaîne les astres de Vénus et de Mercure, et ne leur permet pas de s'éloigner au delà d'une certaine distance; il semble bien que ces mouvements n'appartiennent ni à l'espèce de l'agrégration majeure, ni à celle de l'agrégation mineure, mais que, tendant à une agrégation moyenne et imparfaite, ils doivent constituer une espèce à part. 10° Mouvement opposé à celui de l'agrégation mineure, nous le nommons mouvement de fuite ("fugae"); c'est par lui que les corps fuient les substances qui leur répugnent, et, réciproquement, les mettent en fuite, qu'ils s'en séparent et refusent de se mêler avec elles. Quoique ce mouvement paraisse, dans certaines circonstances, n'exister que par accident, ou par conséquence, et se réduire ainsi au mouvement d'agrégation mineure, les parties homogènes ne peuvent s'unir qu'après avoir quitté et repoussé les hétérogènes; cependant, la vérité est que ce mouvement de fuite a une existence propre, et doit constituer une espèce distincte, parce que, dans un grand nombre de cas, le fait dominant, c'est la tendance à fuir et non pas la tendance à s'unir. On voit ce mouvement très manifeste dans les excrétions des animaux; on le voit aussi dans les répugnances de quelques sens, principalement de l'odorat et du goût. Une odeur fétide est repoussée tellement par l'odorat, qu'un mouvement d'expulsion se déclare par sympathie à l'orifice de l'estomac; une saveur amère et rebutante est repoussée tellement par le palais ou le gosier, que toute la tête est saisie d'un ébranlement, qui est le signe de l'aversion portée au comble. Ce ne sont pas là les seuls exemples du mouvement de fuite. On peut l'observer dans certaines antipéristases, comme celle de la région moyenne de l'air dont le froid habituel ne paraît être qu'une réjection de la nature essentielle du froid, repoussée de la région céleste; ainsi parait-il que les grandes chaleurs et les foyers ardents de certains lieux souterrains ne sont que des réjections de la chaleur surabondante, qui brûle l'intérieur du globe. La chaleur et le froid, quand ils sont en petite mesure, se détruisent mutuellement; mais quand ils sont en grande quantité, et en ce qu'on pourrait appeler armées réglées, ils se livrent bataille, et s'excluent l'un l'autre de leurs positions. On dit que le cinnamome et les autres substances odoriférantes, quand on les place près des latrines et des autres lieux fétides, gardent plus longtemps leur odeur, parce qu'ils répugnent à l'exhaler et à la confondre avec les émanations fétides. Le mercure, dont les molécules tendent à l'agglomération, en est empéché par la salive de l'homme, par la graisse de porc, par la térébenthine et autres matières analogues; plongez-y du mercure, la répugnance qu'il éprouve pour les natures hétérogènes devient pour lui le fait dominant, et l'on voit son mouvement de fuite pour ces milieux l'emporter sur la tendance de ses parties à s'unir; c'est ce que l'on appelle mortification du mercure. Vous observez que l'eau et l'huile ne se mêlent pas; ce n'est pas tant à cause de leurs densités différentes, que de leur répugnance mutuelle ; car l'esprit-de-vin, qui est plus léger que l'huile, se mêle fort bien avec l'eau. Où le mouvement de fuite se manifeste le mieux, c'est dans le nitre et dans les autres substances crues de cette espèce, qui ont horreur de la flamme, comme la poudre à canon, le vif-argent, et même l'or. Quant au mouvement par lequel le fer fuit l'un des pôles de l'aimant, Gilbert a fort bien vu que ce n'est pas un mouvement de fuite, à proprement parler, mais un effet de la conformité et de la tendance à prendre la situation respective la plus convenable. [2,48c] 11° Mouvement d'assimilation ou de multiplication de soi-même, ou encore de génération simple. Nous nommons génération simple, non pas celle des corps entiers, comme dans les familles végétales ou animales, mais celle des corps similaires. En vertu de ce mouvement, les corps convertissent en leur propre nature et substance d'autres corps, avec lesquels ils ont de l'affinité, ou qui du moins sont bien disposés et préparés à cette transformation. Ainsi la flamme se multiplie au moyen des exhalaisons et des corps huileux, et engendre de nouvelles flammes ; ainsi l'air se multiplie au moyen de l'eau et des corps aqueux et engendre de nouvel air ; l'esprit végétal ou animal se multiplie au moyen des petites parties, tant des corps huileux que des corps aqueux, qui sont ses aliments, et engendre de nouvel esprit ; les parties solides des plantes et des animaux, comme la feuille, la fleur, la chair, l'os, et autres de même genre, se multiplient au moyen du suc des aliments quelles s'assimilent, réparent ainsi leurs pertes, et augmentent leur substance. Car personne ne s'avisera d'extravaguer avec Paracelse, qui (la tête perdue par ses distillations) voulait que la nutrition s'opérât par voie de simple séparation, et que le pain, par exemple, recélât des yeux, des nez, des cerveaux, des foies ; les sucs de la terre, des racines,, des feuilles, des fleurs. Comme un artiste extrait d'une masse informe de pierre ou de bois, en détachant et rejetant le superflu, feuilles, fleurs, yeux, nez, pieds, mains, et autres membres; ainsi, disait-il, l'Archée, cet artiste intérieur, extrait des aliments, par voie de séparation et de réjection, chacun des membres, chacune des pièces de l'organisme. Laissons ces folies, et reconnaissons ce principe parfaitement établi, que chacune des parties, similaires ou organiques, dans les végétaux et les animaux, attire d'abord avec une certaine préférence les sucs des aliments qui lui sont homogènes, ou du moins analogues, se les assimile ensuite et les convertit en sa propre substance. Cette assimilation ou génération simple n'a pas lieu seulement pour les corps animés; les inanimés participent aussi à ce double mouvement, comme nous l'avons dit au sujet de la flamme et de l'air. Il y a plus; l'esprit mort qui est enfermé dans tous les corps tangibles, travaille perpétuellement à absorber les parties pesantes et à les convertir en nouvel esprit, qui ensuite s'exhale; ainsi s'explique la diminution de poids et le desséchement, comme nous l'avons dit ailleurs. En traitant de l'assimilation, il ne faut pas négliger cette espèce d'accrétion, que l'on distingue ordinairement de l'assimilation, et dont voici des exemples : la terre qui se durcit entre les cailloux et se change en une matière semblable à la pierre; l'écaille des dents qui devient une substance aussi dure que les dents elle-mêmes, etc. Suivant nous, tous les corps ont une tendance à s'assimiler d'autres corps, non moins qu'à s'unir à leurs homogènes; mais cette tendance à l'assimilation est empêchée tout comme l'autre, bien que ce soit par des obstacles différents. Quels sont ces obstacles? par quels moyens peut-on les lever? questions du plus haut intérét, parce que de leur solution dépend l'art d'écarter ou de restaurer la vieillesse. Notons encore que, par tous les mouvements exposés jusqu'ici, les corps tendent seulement à leur conservation, par celui-ci ils tendent à leur propagation. 2° Mouvement d'excitation, qui parait appartenir à l'espèce précédente (mouvement d'assimilation), et que, pour ce motif, nous confondons quelquefois, sous un même titre, avec le précédent. Par celui-ci comme par l'autre, le corps tend à s'étendre, à se communiquer, à se transmettre, à se multiplier; l'un et l'autre produisent à peu près les mêmes effets, mais le mode d'opérer et les sujets d'application sont différents. Le mouvement d'assimilation procède avec empire et puissance; il contraint la substance assimilée à prendre la nature de la substance assimilante. Le mouvement d'excitation, au contraire, procède par insinuation et presque à la dérobée; il invite et dispose le corps excité à prendre la nature de l'excitant. Le mouvement d'assimilation multiplie et transforme les corps et les substances; ainsi s'augmente la quantité de flamme, d'air, d'esprit, de chair; le mouvement d'excitation accroit et développe les puissances seulement : il en résulte plus de calorique, plus de magnétisme, plus de force putréfiante. Où ce mouvement se montre surtout, c'est dans les opérations de la chaleur et du froid. Si la chaleur se multiplie dans l'échauffement, ce n'est pas que la chaleur du foyer se transmette, à proprement parler; c'est que l'excitation des parties du corps échauffé détermine en lui cette espèce de mouvement qui constitue la chaleur, comme nous l'avons exposé dans notre première vendange sur la nature de la chaleur. C'est pourquoi la chaleur se développe beaucoup plus lentement et plus difficilement dans la pierre ou le métal que dans l'air, les parties de ces premières substances étant beaucoup moins disposées et moins propres au mouvement constitutif de la chaleur. Il est même vraisemblable qu'à l'intérieur de la terre, dans ses entrailles, il y a des substances qui répugnent complétement à s'échauffer, parce qu'en raison de leur extrême densité, elles sont dépourvues de cet esprit à l'aide duquel le mouvement d'excitation commence le plus ordinairement. De même, l'aimant détermine dans le fer la vertu magnétique, non pas en perdant une partie de sa vertu propre, mais en provoquant dans le fer des dispositions et des opérations conformes aux siennes, et cela par excitation. De même, le levain, la levure, la présure, certains poisons, produisent leurs effets dans la pâte, la bière, le fromage, le corps humain, non pas tant par le développement de puissance de l'excitant que par la prédisposition et la facile excitation de la substance travaillée. 13° Mouvement d'impression: il appartient aussi à l'ordre des mouvements d'assimilation ; c'est le plus subtil de tous ceux par lesquels la nature tend à se répandre. Nous avons cru devoir en faire une espèce à part à cause de la différence insigne qui le distingue des deux premiers. Le mouvement de simple assimilation transforme les corps, de telle sorte que, si l'on éloigne le premier moteur, tous les effets suivants n'en seront en rien modifiés. Il est facile de voir que, ni la première inflammation, ni la première vaporisation n'ont d'influence directe sur la flamme ou sur la vapeur produites ultérieurement dans la série des transformations suécessives. De même, le mouvement d'excitation dure, lorsque le premier moteur est éloigné, pendant un temps considérable; un corps échauffé garde sa chaleur loin du foyer; le fer aimanté garde sa vertu magnétique loin de l'aimant; ainsi en est-il de la pâte par rapport au levain. Mais le mouvement d'impression, quoique la nature par son moyen se communique et se répande, semble être toujours dans la dépendance du premier moteur. Otez ce moteur, vous supprimez le mouvement; aussi doit-on le considérer comme instantané, ou, tout au mieux, comme étant de durée fort courte. En conséquence, nous appelons les mouvements d'assimilation et d'excitation mouvements de la génération de Jupiter, parce que l'effet demeure, et le mouvement d'impression mouvement de la génération de Saturne parce que l'effet produit est tout aussitôt absorbé et dévoré. Où l'observation le découvre-t-elle? en trois choses : dans les rayons de lumière, la transmission des sons, et la communication magnétique. Otez la lumière, aussitôt disparaissent les couleurs et toutes les images. Faites cesser la percussion et la première vibration sonore qui en résulte, presque aussitôt le son est anéanti; quoique le son soit agité par le vent dans le milieu atmosphérique comme s'il flottait sur les ondes; cependant il importe de remarquer que le son lui-même ne dure pas autant que le résonnement. Quand on frappe sur une cloche, le son paraît se prolonger pendant un certain temps par là nous sommes induits à croire que le son, pendant tout ce temps, nage en quelque sorte et demeure dans l'air; ce qui est une erreur très grave. Le résonnement qui dure n'est pas un seul et même son, mais une série de sons successifs; ce qui le prouve, c'est la faculté d'étouffer le son en forçant tout à coup la cloche au repos; arrètez-en le mouvement, saisissez-là avec force, le son périt, notre oreille ne saisit plus rien. Il en est de même pour les cordes: après la première impulsion donnée à une corde, touchez-la du doigt si l'instrument est une lyre, touchez-la avec une plume si c'est une épinette, aussitôt le résonnement cessera. Pareillement, si vous ôtez l'aimant, le fer tombe. Il est vrai que les effets de la lune sur les eaux de la mer, et de la terre sur les corps graves ont de la durée; mais c'est que l'on ne peut ôter ni la lune ni le globe terrestre; si l'expérience négative, à ce double égard, était possible, la même loi se vérifierait. 14° Mouvement de configuration ou de situation par lequel les corps tendent, non plus, à se réunir ou à se séparer, mais à prendre les uns par rapport aux autres une certaine situation, et; à former dans l'ensemble des positions une certaine configuration. C'est un mouvement dont les opérations sont bien secrètes et sur lequel on ne sait presque rien jusqu'ici. En certains cas, il parait inexplicable, bien qu'en réalité, suivant nous, il n'en soit pas ainsi. Par exemple, demande-t-on pourquoi le ciel tourne plutôt d'orient en occident que d'occident en orient? pourquoi il tourne sur un axe dont les pôles sont situés dans telle ou telle région du ciel plutôt qu'en toute autre : il semble que ce soient des questiens déraisonnables, et qu'en ces matières il faille s'en tenir à l'expérience, se bornant à constater les choses telles qu'elles sont. Assurément, il y a dans la nature un certain nombre de faits élémentaires dont il est vain de rechercher les causes; mais ceux dont nous parlons maintenant n'appartiennent pas à cette catégorie. Ils ont pour cause, pensons-nous, une certaine harmonie ou corrélation des parties du monde sur laquelle les observations nous font actuellement défaut. Peut-on admettre, au lieu du mouvement des cieux, le mouvement de la terre d'occident en orient? Les mêmes questions se représentent : pourquoi la direction de ce mouvement ? pourquoi tels pôles et non pas tels autres? La polarité de l'aimant, la déclinaison magnétique appartiennent aussi à l'ordre de questions que nous soulevons. On remarque aussi, dans les corps naturels et artificiels, surtout dans ceux qui sont solides et non fluides, une certaine disposition des parties, une configuration, une direction des fibres que l'on doit s'appliquer à bien connaître si l'on veut, faire un bon usage de ces corps et en tirer tout le parti possible. Quant aux ondulations des liquides soumis à quelque pression, ondulations qui leur servent tant que la pression dure, à distribuer entre leurs diverses parties le fardeau de la contrainte pour le supporter plus aisément, nous les avons rapportées avec plus de justesse à cette sorte de tendance nommée mouvement de liberté. 15° Mouvement de transit, ou mouvement à travers les passages ("pertransitionis, secundum meatus"), par lequel les actions et les effets des corps traversent plus ou moins facilement le milieu qui les favorise ou qui leur fait obstacle. Tel milieu convient à la lumière, tel autre au son, tel autre à la chaleur et au froid, tel autre au magnétisme, et ainsi pour toutes les puissances naturelles et leurs opérations. 16° Mouvement royal ou gouvernemental par lequel certaines parties, du corps, prédominantes et maîtresses, tiennent les autres sous le frein, les domptent, les subjuguent, les ordonnent, les forcent à s'unir, se séparer, se mouvoir, s'arrèter, se disposer, non suivant les tendances de chacune, mais suivant les convenances générales et le bien propre de cette partie dominante ; c'est donc une sorte de pouvoir royal et de gouvernement que cette partie dominante exerce sur tout le reste du corps. Le mouvement dont nous parlons appartient par excellence à l'esprit animal qui règle et dirige les mouvements de toutes les parties, aussi longtemps qu'il conserve sa vigueur. On le reconnaît aussi à un degré inférieur dans les différentes matières, comme nous l'avons dit du sang et des urines, qui ne se décomposent pas, tant que l'esprit dans lequel les diverses parties sont mêlées et maintenues n'est pas ou exhalé ou suffoqué. Ce mouvement, d'ailleurs, n'est pas propre aux esprits seulement, bien que dans la plupart des corps les esprits dominent à cause de la rapidité de leurs mouvements et de leur facile pénétration. Toutefois, dans les corps plus denses qui ne sont pas remplis d'un esprit vif et puissant (comme est l'esprit du vif-argent, du vitriol), la domination appartient plutôt aux parties grossières, et, par cette raison, si l'on ne parvient par quelque progrès de notre industrie à vaincre cette domination, il faut désespérer de faire jamais subir une transformation aux corps de cette espèce. Qu'on ne nous accuse pas cependant de perdre de vue notre sujet présent; notre travail actuel sur les mouvements n'ayant d'autre but que de mettre en lumière leurs prédominances au moyen des faits de la lutte, on pourrait nous reprocher de classer parmi les autres mouvements celui de prédominance. Mais en faisant connaitre le mouvement royal, nous ne traitons pas de la prédominance des mouvements et des forces, nous parlons seulement de la prédominance de certaines parties sur le reste des corps. Et c'est cette prédominance qui constitue notre seizième espèce de mouvement. [2,48d] 17° Mouvement de rotation spontanée par lequel les corps qui aiment à se mouvoir et qui sont dans une bonne position jouissent en quelque sorte d'eux-mêmes, suivent leur propre trace et non pas d'autre, et semblent ne rechercher que leur propre embrassement. Trois états différents conviennent aux corps: où ils se meuvent sans terme, ou ils sont en repos, ou ils sont en mouvement vers un terme; et quand le terme est atteint, suivant leur nature, ils tournent sur eux-mêmes ou ils entrent en repos. Ceux qui sont bien placés et qui aiment à se mouvoir se meuvent circulairement d'un mouvement qui n'aura pas de fin; ceux qui sont bien placés et qui répugnent au mouvement se tiennent en repos; ceux qui ne sont pas bien placés se meuvent en ligne droite (qui est la direction la plus courte) pour rejoindre la masse de leurs homogènes et s'y unir. Quant au mouvement de rotation, il admet neuf différences caractéristiques : a. La 1ière, celle du centre autour duquel les corps se meuvent ; b. La 2e, celle des pôles sur lesquels ils tournent ; c. La 3e, celle de la circonférence ou de la grandeur de leur orbite, proportionnée à leur éloignement du centre; , d. La 4e, celle de la rapidité du mouvement, de la promptitude, ou de la lenteur de la rotation; e. La 5e, celle de la direction du mouvement; par exemple, les corps se meuvent d'orient en occident, d'occident en orient; f. La 6e, celle de la différence qui existe entre l'orbite et le cercle parfait, les courbes décrites admettant des écarts plus ou moins considérables relativement au centre; g. La 7e, celle de la différence qui existe entre l'orbite et le cercle parfait, les courbes décrites admettant des écarts plus ou moins considérables relativement aux pôles; h. La 8°, celle de la situation et de l'éloignement des écarts de l'orbite, relativement les uns aux autres; i. La 9° et dernière, celle des variations des pôles quand ils sont mobiles. Celle-ci n'intéresse la rotation que dans le cas où la variation des pôles a lieu circulairement. Le mouvement de rotation est considéré, suivant une opinion aussi générale qu'ancienne, comme le mouvement propre des corps célestes. Cependant un certain nombre d'astronomes, anciens et modernes, combattent très vivement cette opinion et attribuent la rotation au globe terrestre. Il serait peut-être beaucoup plus judicieux de combattre la théorie reçue en recherchant si le mouvement des corps célestes (supposez que la terre soit en effet immobile, et de plus que le point touché par nous en ce moment ne soit pas hors de controverse) ne se communique pas, d'abord aux confins du ciel et de la terre, et, mieux encore, à l'air et à l'Océan. Quant au mouvement de rotation que l'on observe dans les projectiles, comme flèches, dards, balles et autres semblables, ce n'est en réalité qu'une forme du mouvement de liberté. 18° Mouvement de trépidation. A l'entendre comme les astronomes, nous sommes peu disposé à l'admettre; mais pour un observateur scrupuleux de toutes les tendances de la nature, ce mouvement ne saurait être révoqué en doute, et nous devons lui donner une place à part. Il est comme la manifestation d'une captivité éternelle. Quand un corps n'est pas parfaitement placé eu égard à sa nature, et cependant qu'il n'est pas dans une situation décidément mauvaise, il s'agite continuellement; il ne peut garder un repos véritable; il n'aime pas sa position, mais il n'ose pas en sortir. On observe ce mouvement dans le coeur et dans le pouls des animaux; on le verrait assurément dans tous les corps dont la situation n'est précisément ni bonne ni mauvaise, qui essayent de sortir de gêne, mais sont repoussés et trahissent leur embarras par une trépidation continuelle. 19° Nous mettons au dix-neuvième et dernier rang une tendance à laquelle le nom de mouvement s'applique assez mal, bien qu'en réalité ce soit un mouvement incontestable; nous le nommons inertie, horreur pour le mouvement ("motum decubitus siue exhorrentia motus"). C'est ainsi que la terre se tient immobile ; ses extrémités se portant vers son milieu, non pas vers un centre imaginaire, mais vers le noyau d'une immense agrégation. Cest ainsi que toutes les agglomérations considérables répugnent au mouvement et n'ont qu'une tendance, celle d'échapper au changement, quoiqu'une infinité de causes les sollicitent et les provoquent au mouvement; cependant (autant qu'elles le peuvent), elles demeurent immuables. Quand elles sont contraintes au mouvement, elles se comportent de façon à reprendre aussitôt et leur premier état et le repos, en évitant de se mouvoir davantage. C'est pourquoi elles se montrent si agiles et se meuvent avec tant de rapidité; on voit que le moindre délai leur coûterait, et qu'il leur faut en finir. Nous ne pouvons observer les mouvements de cette espèce, que très imparfaitement et partiellement, car, auprès de nous, à la surface du globe, à cause de l'influence et de la chaleur continuelle des corps célestes, aucun corps tangible n'est à son maximum de condensation, et d'ailleurs ils sont tous pénétrés de quelque esprit. Nous avons ainsi dénombré et défini les diverses espèces ou les caractères essentiels des mouvements, des puissances actives, des tendances qui sont le plus généralement réparties; et, dans cet expose rapide, nous avons esquissé une partie du grand tableau de la nature. Nous admettons volontiers que notre analyse ne soit pas complète, ou que les traits de notre esquisse ne soient pas exactement conformes à la vérité des choses, ou qu'il soit possible de réduire toutes ces espèces à un plus petit nombre, pourvu toutefois qu'on ne veuille pas faire ici de divisions abstraites à la manière de l'école; que l'on ne dise pas, par exemple: les corps tendent, ou à leur conservation, ou à leur augmentation, ou à leur propagation, ou à la libre jouissance de leur état; que l'on ne dise pas, autre exemple : les mouvements des choses tendent à la conservation et au bien, soit de l'univers, comme les mouvements de résistance et de liaison; soit des grandes masses, comme les mouvements d'agrégation majeure, de rotation, d'horreur pour le changement; soit des formes spéciales; et ainsi du reste. Toutes ces divisions sont justes, assurément; mais elles ne sortent pas des entrailles mêmes de l'expérience; elles ne reproduisent pas fidèlement les traits de la nature; elles ne sont donc que spéculatives, et, à ce titre, médiocrement utiles. On en peut faire quelque usage cependant quand il s'agit, comme en ce moment pour nous, d'apprécier les prédominances des forces, et de chercher dans le domaine de l'observation les faits de la lutte. Parmi les mouvements que nous avons définis, il en est d'absolument irrésistibles; quelques-uns relativement aux autres, ont plus de puissance, ils empêchent, surmontent, gouvernent ; ceux-ci ont plus de portée; ceux-là plus de promptitude; d'autres ont le privilége d'animer, de fortifier, d'accroître, d'accélérer. Le mouvement de résistance est invincible, il a la force du diamant. Faut-il en dire autant du mouvement de liaison? c'est ce que nous ne voudrions pas encore décider, car nous ne savons pas certainement si le vide existe, ou n'existe pas, soit en zone de quelque étendue, soit disséminé dans les corps. Ce que nous savons, c'est que la raison alléguée par Leucippe et Démocrite pour l'existence du vide est radicalement fausse. Ils disaient que, sans le vide, les mêmes corps ne pourraient occuper tour à tour des espaces plus grands et plus petits. Or, la différence de volume s'explique fort bien dans la supposition de plis, naturels à la matière, qui tour à tour se ploie et se déploie dans l'espace sans qu'ils soit besoin de vide. On peut affirmer qu'il n'y à pas dans l'air deux mille fois plus de vide que dans l'eau (telle serait la proportion, si l'on adoptait leur principe). Une foule de preuves établissent ce que nous disons ici; qu'il nous suffise de mentionner la puissance de certaines substances aériformes. qui, selon Démocrite, devraient nager dans le vide, disséminées en menue poussière. . Les autres mouvements obtiennent et perdent tour à tour la prédominance, en raison de l'énergie du moteur; de la quantité de la masse, de l'impulsion, de la vitesse, des obstacles ou des facilités qu'ils rencontrent. Par exemple, un aimant armé attire et,tient, suspendu un morceau de fer soixante fois plus pesant, et dans cette mesure le mouvement d'agrégation mineure, remporte sur celui d'agrégation majeure; mais, cette mesure passée, le fer tombe. Un levier de telle force soulève une masse de tel poids; jusque-là le mouvement de liberté l'emporte sur celui d'agrégation majeure; passé ce poids, la mesure tombe. Un cuir, tendu jusqu'à certain point ne se rompt pas; jusque-là le mouvement de continuité l'emporte sur celui de tension; au delà de ce point, le cuir se rompt, et le mouvement de continuité a le dessous. L'eau coule per une fente de telle largeur; jusque-là le mouvement d'agrégation majeure l'emporte sur celui de continuité; supposez-vous la fente plus étroite, les rôles sont renversés; le mouvement de continuité l'emporte. Mettez dans une arme à feu de la poudre de soufre seulement, enflammez cette poudre, la balle ne sera pas chassée; ici le mouvement d'agrégation majeure l'emporte sur la tendance à se dilater ("motus hyles"). Mais dans la poudre à canon cette dernière tendance du soufre devient prépondérante, avec le secours d'une tendance semblable et du mouvement de fuite dans le nitre. Ainsi de même dans mille autres expériences. On doit voir, par ces exemples, avec quel soin il importe de rechercher en tous sujets les faits de la lutte, qui nous manifestent la prédominance des forces, et de calculer exactement les proportions suivant lesquelles les divers mouvements obtiennent et perdent tour à tour cette prédominance. Il ne faut pas examiner avec un moindre soin la manière dont les mouvements succombent; il faut savoir s'ils tombent et s'anéantissent, ou s'ils continuent à lutter sous le joug qu'ils subissent. La loi générale, c'est que dans la nature, autour de nous, il n'existe point de repos véritable, ni dans les composés, ni dans leurs parties; le Mouvement n'est jamais qu'apparent. Cette apparence est causée, ou par l'équilibre, ou par la prédominance des mouvements : par l'équilibre, comme dans les balances dont les plateaux s'arrêtent quand les poids sont égaux; par la prédominance, comme dans un vase percé par le bas, où l'eau reste en repos et demeure sans tomber, à cause de la prédominance du mouvement de liaison. Que l'on n'oublie pas, dans ce dernier cas, de rechercher, comme nous l'avons dit, jusqu'à quel point lutte le mouvement vaincu. Un lutteur terrassé et retenu par son vainqueur, bras et jambes empêchés, enchaîné, si l'on veut; ne peut-il tenter par toutes ses forces de se relever? Il échoue, ses efforts sont vains, cependant il n'en déploie pas moins toute son énergie. Pour résoudre le problème; et savoir si, en effet, dans les cas de prédominance, le mouvement vaincu est anéanti, ou si la lutte continue, bien qu'on ne l'aperçoive pas, il faudrait observer non pas les antagonismes, qui sont ordinairement secrets, mais les concours de forces où peut-être on verrait la nature se découvrir. Par exemple, que l'on expérimente avec une arme à feu; que l'on observe, après en avoir déterminé la portée, si le coup frappant au but est plus fort quand on tire de bas en haut (le but placé sur une éminence), alors, que le mouvement est unique, ou quand on tire de haut en bas (le but dans un fond), alors que la pesanteur concoure avec l'impulsion du projectile. Il faut encore recueillir avec soin les principes généraux que l'expérience nous découvre au sujet des prédominances. En voici des exemples : Plus le bien poursuivi est général, plus le mouvement est fort; ainsi, le mouvement de liaison qui intéresse le monde entier, est plus fort que le mouvement de pesanteur, qui intéresse seulement une partie du monde, l'ordre des corps denses. Les tendances relatives aux avantages particuliers ne prévalent pas sur les tendances qui vont au bien général, si ce n'est dans les petites quantités. Plût à Dieu que ces deux principes fussent observés dans les sociétés humaines comme ils le sont dans le monde matériel ! [2,49] Parmi les faits privilégiés, nous placerons en vingt-cinquième lieu les faits significatifs, qui indiquent et désignent les choses utiles à l'homme. Car le pouvoir et le savoir par eux-mêmes donnent à l'homme la grandeur et non le bonheur. C'est pourquoi, il faut recueillir dans l'universalité des choses ce qui peut le mieux servir aux besoins de la vie. Mais il sera plus à propos de parler de ces faits, lorsque nous traiterons des applications pratiques. D'ailleurs, nous laissons, dans le travail même de l'interprétation sur chacun des sujets, une place pour le feuillet humain ou le feuillet des désirs; car des demandes et des voeux bien faits sont une partie de la science. [2,50a] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en vingt-sixième lieu les faits polychrestes. Ce sont ceux qui ont une application variée et se rencontrent souvent; ils sont par là d'un grand secours dans les opérations et les démonstrations. Il sera plus à propos de parler des instruments et des inventions, lorsque nous traiterons des applications pratiques et des divers modes d'expérimentation. D'ailleurs, ceux qui sont connus et mis en usage seront décrits dans les histoires particulières de chacun des arts. Nous présenterons seulement à leur sujet quelques considérations générales qui serviront à mettre en lumière les faits polychrestes. L'homme opère sur les corps naturels de sept manières (sans compter le rapprochement et la séparation des corps simples), à savoir : par l'exclusion des obstacles qui causent quelque trouble ou empêchement, par la compression, l'extension, l'agitation et toutes actions semblables, par le froid et le chaud, par le séjour du corps en un lieu convenable, par un frein et une règle donnés au mouvement, par les sympathies, ou bien enfin par l'alternation habile et sage, et la série et succession de tous ces moyens, ou au moins de quelques-uns d'entre eux. 1° Exclusion, des obstacles qui causent quelque trouble ou empêchement. L'air commun, qui est partout présent et s'insinue de toutes parts, et avec l'air les rayons lumineux, troublent beaucoup nos opérations. Tous les moyens qui peuvent servir à leur exclusion, seront, à bon droit, considérés comme polychrestes. Parmi ces moyens, il faut compter la matière et l'épaisseur des vases où l'on met les substances préparées pour quelque opération; et de plus, tous les procédés inventés pour boucher exactement les vases. De ces procédés, les uns ferment solidement l'entrée; c'est ce que les chimistes nomment enduit de sagesse ("lutum sapientiae"); les autres consistent à défendre les substances du contact extérieur, au moyen de quelque liquide ; par exemple, on verse un peu d'huile sur le vin ou sur les sucs extraits de certaines plantes; l'huile s'étend à la surface, constitue une sorte de couvercle, et préserve parfaitement du contact de l'air. Il y a des poudres qui rendent des services semblables; quoique toutes les poudres contiennent de l'air mêlé à leurs grains, cependant elles défendent assez bien un corps des attaques de l'air atmosphérique; c'est ainsi que l'on conserve des raisins, des fruits, en les mettant dans le sable ou la farine. La cire, le miel, la poix, et toutes les substances de ce genre, deviennent, par leur ténacité, des obturateurs excellents, et ferment le passage, soit à l'air, soit aux rayons lumineux. Nous avons fait quelques expériences de cette nature, en plongeant un vase et certaines substances directement dans le vif-argent, qui est de beauconp le plus dense de tous les corps dont on peut faire un bain. Les cavernes, les souterrains sont aussi d'un grand usage pour empécher l'action de la lumière et celle de l'air libre, si souvent perfide; on s'en sert dans l'Allemagne du nord comme de greniers naturels. Un autre moyen, pour se défendre de la lumière et de l'air, c'est de tenir les corps au fond de l'eau. On me rapportait le fait curieux de certaines bouteilles de vin descendues au fond d'un puits pour y rafraîchir, oubliées et laissées là pendant plusieurs années, et retirées du puits à la fin : non seulement ce vin n'avait perdu ni son bouquet ni sa force, mais on le trouva bien supérieur à ce qu'il était avant l'épreuve, sans doute à cause d'une combinaison plus parfaite de ses principes. S'il était nécessaire de plonger les corps au fond de l'eau, par exemple, au fond de la mer on d'un fleuve , sans qu'ils fussent exposés au contact du liquide, ni, enfermés dans des vases clos, mais seulement entourés d'air, il faudrait employer un appareil ingénieux, dont on s'est servi quelquefois pour opérer, au milieu des eaux, sur les vaisseaux submergés ; avec cet appareil le plongeur peut rester longtemps sous l'eau, et respirer suffisamment à intervalles. En voici la description.: un tonneau de métal descendait régulièrement, d'abord jusqu'à la surface de l'eau, ensuite jusqu'au fond de la mer, y emportant tout l'air qu'il contenait; là, il reposait sur trois pieds, un peu-moins hauts que la taille ordinaire de l'homme, de sorte que le plongeur pût, quand la respiration venait, à lui manquer, introduire sa tête dans le tonneau, y respirer à l'aise, et reprendre ensuite son travail. On nous dit maintenant que l'on vient d'inventer un autre appareil, adapté à une espèce de barque, capable de porter plusieurs hommes sous l'eau, à une certaine distance. Quoi, qu'il en soit, il est facile de suspendre à l'intérieur du tonneau que nous venons d'indiquer, des corps de tous genres; c'est pour ce motif que nous avons parlé de l'appareil à plongeur. Les moyens employés pour fermer exactement les vases ont encore une autre utilité; ils empêchent l'esprit du corps sur lequel on opère de s'exhaler. Il faut que le physicien soit certain des quantités sur lesquelles il opère, il importe beaucoup qu'à son insu rien ne s'échappe et ne s'exhale. On voit se produire de profondes altérations dans les corps, lorsque notre industrie empêche la déperdition ou l'évaporation d'aucune partie; la nature de son côté n'admettant pas l'anéantissement, les changements les plus graves ont nécessairement lieu. A ce sujet, une erreur grave s'est accréditée (si ce n'était une erreur, il faudrait désespérer de conserver jamais sans aucune déperdition les substances expérimentées) : on dit que l'esprit des corps et l'air dilaté par l'élévation de la chaleur ne peuvent être tenus captifs dans quelque vase que ce soit, et qu'ils s'échappent à travers les pores les plus subtils des matières employées. Ce qui a donné lieu à cette erreur, c'est l'expérience bien connue d'un vase renversé sur une nappe d'eau, et contenant une lumière ou du papier allumé; on constate que l'eau s'élève dans le vase, à peu près comme la chair s'élève au moyen des ventouses qu'on a chauffées à la flamme. On s'imagine que, dans l'une et l'autre expériences; l'air dilaté par la chaleur s'échappe en partie, et que la quantité de matière étant diminuée dans le vase, l'eau occupe la place vacante, la chair pareillement, à cause de l'horreur du vide; et cependant rien n'est plus faux. Ce qui est diminué, ce n'est pas la quantité, c'est le volume de l'air; car le mouvement de l'eau ou de la chair ne commence pas avant que la flamme soit éteinte, et par conséquent l'air refroidi; aussi les médecins, pour que les ventouses produisent plus d'effet, ont-ils soin de les entourer d'éponges imbibées d'eau froide. Il n'y a donc pas sujet de craindre que l'air et les esprits s'échappent si facilement. Sans doute les corps les plus solides ont leurs pores ; mais l'air et l'esprit ne se laissent pas ainsi commodément réduire en parties d'une extréme ténuité; et ne voit-on pas l'eau elle-même refuser de couler travers une fente très étroite? [2,50b] 2° Compression, extension, agitation et toutes actions semblables. Remarquons avant tout, quels compression et les autres moyens violents de ce genre ont une efficacité extraordinaire pour déterminer le mouvement local et autres semblables, comme on le voit dans les opérations mécaniques, les projectiles, etc., et aussi pour détruire le corps organique et annuler les vertus qui se manifestent surtout dans le mouvement. La vie, la flamme, le feu s'anéantissent ou s'étouffent par la compression; nulle machine ne résiste à la compression; on détruit ainsi toute propriété qui dépend d'un arrangement et d'une harmonie de parties un peu grossières, comme la couleur (on connaît la différence de couleur de la fleur sur pied et de la même fleur écrasée, de l'ambre en morceaux et de l'ambre pulvérisé), ou la saveur (comparez le goût d'une poire verte et d'une poire toute semblable, écrasée et foulée, vous sentirez comme la saveur de la seconde est plus douce). Mais s'agit-il d'opérer dans des corps composés de parties semblables quelques modifications ou transformations importantes, les moyens violents n'ont plus d'efficacité ; la raison en est que les corps acquièrent, avec ces procédés, un nouveau degré de consistance qui n'est pas stable et permanent, mais éphémère et transitoire, et qu'ils s'efforcent à reprendre leur premier volume en s'affranchissant de la contrainte. Cependant il serait bon de faire sur ce sujet des expériences plus exactes, afin de savoir si la condensation d'une substance composée de parties vraiment similaires (comme l'air, l'eau, l'huile, et autres de même nature), ou même la raréfaction d'un tel corps, produite par des moyens violents, ne pourraient pas devenir stables et permanentes, ce corps prenant ainsi comme une nouvelle nature; on essayerait de résoudre ces questions, d'abord en observant les seuls effets du temps, ensuite en faisant concourir les auxiliaires de toute nature. C'est ce que nous aurions fait nous-même aisément, si la pensée, nous en était venue, lorsque nous soumîmes l'eau à une si forte compression (comme nous l'avons expliqué plus haut), avant que le liquide s'échappât. Il nous eut suffi de laisser péndant quelques jours la sphère de métal dans l'état où le marteau et la presse l'avaient réduite, et d'en extraire l'eau ensuite; l'expérience nous eût appris immédiatement si l'eau occupait; à la sortie du globe; le même volume qu'avant toute condensation. Si elle ne l'eût pas occupé à l'instant même, ou du moins fort peu après, noms en aurions conclu que le changement de densité peut devenir permanent; au cas contraire, il eût été prouvé que le corps reprend aussitôt que possible sa première densité, et que la condensation n'est que transitoire. On pouvait faire, au même point de vue, des observations sur l'air dilaté dans l'oeuf de verre. Après une forte succion, il eût fallu boucher l'oeuf subitement et bien exactement, garder l'oeuf ainsi bouché pendant quelques jours, et observer ensuite si, au moment où l'on eût débouché l'oeuf, l'air se fût précipité avec un sifflement, ou si l'eau fût entrée dans le verre en aussi grande quantité qu'au premier jour, lorsque commençait l'épreuve du temps sur la stabilité possible de la dilatation de l'air. Il est probable que cette stabilité se fût démontrée; tout au moins le sujet mérite-t-il qu'on fasse l'expérience; car nous voyons dans les corps dont les parties ne sont pas exactement similaires, le temps produire de tels effets : un bâton, courbé pendant quelque temps, ne se redresse plus. Et certes, il ne faudrait pas attribuer ce phénomène à la déperdition du bois, puisque le fer lui-même reste fléchi (à condition sans doute d'une épreuve beaucoup plus longue), et l'on sait que ce métal ne perd rien de sa substance. Si le temps ne suffit pas à produire l'effet en question, il faut, non pas quitter la partie, mais employer des moyens auxiliaires. C'est en effet un grand bénéfice pour l'homme de savoir imposer aux corps, par des moyens violents, des états fixes et constants. Avec de tels procédés, on réduirait peut-être l'air en eau à force de condensations, et l'on verrait naître bien d'autres merveilles.. L'homme est le maître des moyens violents beaucoup plus que des autres. [2,50c] 3° Le froid et le chaud. La troisième espèce de moyens consiste dans l'emploi de ce grand instrument de la nature et de l'art tout ensemble, agent universel qui se nomme d'un double nom : la chaleur et le froid. Mais la puissance de l'homme semble être sur ce terrain tout à fait boiteuse. Nous disposons de la chaleur du feu, qui est sans comparaison supérieure à celle des rayons solaires (au degré où celle-ci nous parvient), et à la chaleur animale; mais le froid nous fait défaut; si ce n'est le froid qui vient de l'hiver, celui que l'on éprouve dans les cavernes, et enfin celui que l'on crée avec des appareils remplis de'neige ou de glace. Que sont ces degrés de froid? à peine comparables aux degrés de chaleur des rayons solaires, en plein midi, dans la zone torride; ajoutons, si l'on veut, d'une chaleur augmentée par la réverbération des montagnes et des murailles. A ce point, la chaleur, comme le froid, est endurée par les animaux pendant un temps, mais son intensité n'est rien auprès de celle d'une fournaise ardente, ou d'un froid équivalent, s'il y 'en a. C'est pourquoi, autour de nous, toutes choses tendent. à la raréfaction, au desséchement, à la consomption; presque aucune à l'état contraire, à moins que nous ne mettions en œuvre des combinaisons et une méthode qu'on peut appeler bâtardes. On doit donc rechercher avec grand soin tout ce qui peut être considéré comme réfrigérant. Voici les principaux moyens que nous connaissons jusqu'ici pour refroidir les corps: a. Nous les exposons sur des monuments élèvés quand il gèle fort; b. Nous les descendons dans les lieux souterrains; c. Nous les enterrons de neige et de glace , en les plaçant dans de certaines cavités (les glacières) ; disposées à cet effet; d. Nous les plongeons au fond des puits; e. Nous les mettons dans un bain de vif-argent ou de substances semblables; f. Nous les mettons dans les eaux pétrifiantes ; g. Nous les enfouissons dans la terre. On dit que c'est le moyen employé par les Chinois pour la fabrication de la porcelaine : les matières qu'ils destinent à cette fabrication demeurent enfouies pendant quarante ou cinquante ans, et se transmettent en héritage comme une espèce de minerai artificiel. On pourrait encore citer quelques autres procédés. Observez attentivement les condensations produites naturellement par le froid; quand leurs causes seront bien connues, on pourra opérer de semblables condensations dans les arts. Étudiez l'humidité qui sort du marbre et de la pierre; l'espèce de rosée qui se dépose à l'intérieur sur les vitres, quand vient le matin, après une nuit de gelée; les vapeurs qui se condensent sous terre, se réduisent en eau, et entretiennent certaines sources; et plusieurs autres phénomènes de ce genre. Outre les réfrigérants qui se manifestent à notre tact, il en est d'autres qui recèlent le froid en puissance, et qui ont aussi la propriété de condenser. Ceux-ci n'opèrent que sur le corps des animaux; leur vertu semble s'arrêter là. On en peut citer beaucoup au nombre des médicaments et des emplâtres. Les uns condensent les chairs et les parties tangibles : tels sont les astringents; les autres, condensent les esprits : tels sont, en première ligne, les soporifiques. On distingue même deux espèces de soporifiques : les uns opèrent en apaisant les mouvements, les autres en chassant les esprits. La violette, la rose sèche, la laitue, et autres substances analogues, toutes bénignes ou réputées telles; agissant par leurs vapeurs salutaires et modérément rafraîchissantes, invitent les esprits à s'unir, et font succéder le calme à leur agitation redoutable. L'eau de rose, approchée des narines pendant les défaillances, force les esprits trop relâchés à se concentrer; elle devient pour eux comme un foyer. Les opiats, au contraire, et tout ce qui leur ressemble, dissipent les esprits par leur vertu âcre et dissolvante; dès qu'on les applique à un de nos membres, les esprits le quittent et n'y reviennent pas sans peine; lorsqu'on les emploie à l'intérieur, leurs vapeurs montent à la tête, mettent en fuite de toutes parts les esprits contenus dans les ventricules du cerveau : ces esprits n'ayant pas où se réfugier, se réunissent forcément et se condensent, quelquefois au point d'être suffoqués et de s'éteindre. Au contraire, emploie-t-on les opiats à dose modérée, en vertu de la condensation que détermine la réunion des esprits, ils ont l'effet indirect de fortifier les esprits, de les rendre plus énergiques, et de réprimer en même temps leurs mouvements désordonnés et dangereux. Ils sont ainsi d'un secours fort appréciable pour la guérison des maladies et la prolongation de la vie. On doit rechercher aussi quelles préparations disposent les corps à se refroidir plus facilement: on a remarqué, par exemple, que l'eau un peu tiède gèle plus facilement que l'eau froide. Et d'ailleurs, puisque la nature est tellement avare du froid, il faut imiter les pharmaciens qui, manquant de la substance demandée, livrent en place un substituant, tantôt le bois pour le baume d'aloès, tantôt la casse pour le cinnamome. Que l'on recherche donc avec soin s'il n'existe pas des substituants du froid; si l'on ne peut produire, à l'aide de certains procédés, des condensations artificielles, faisant ainsi l'oeuvre propre du froid en son absence. Jusqu'ici, nous connaissons quatre moyens de produire la condensation artificielle. Le premier consiste à presser brusquement les corps; ce qui ne peut guère déterminer une condensation durable, parce que la matière réagit, mais rend à l'industrie, quand il le faut, des services réels. Le second moyen consiste à procurer la contraction des parties grossières après l'évaporation ou le dégagement des parties plus ténues. C'est ce que l'on observe dans les corps durcis au feu, dans la trempe réitérée des métaux, et autres phénomènes semblables. Le troisième détermine la réunion des parties homogènes, de celles qui sont les plus solides dans le corps, et qui antérieurement étaient séparées et mêlées aux moins solides. C'est ainsi que le mercure se contracte quand il revient de la forme de sublimé à la forme ordinaire du vif-argent. C'est ainsi que se contractent tous les métaux que l'on traite en les purifiant de leurs scories. Le quatrième opère en vertu des affinités, certaines substances ayant une vertu secrète pour en condenser d'autres; ces affinités jusqu'ici nous sont peu connues; ce qui n'est pas étonnant, car avant la découverte des formes et des textures intimes, on ne peut espérer presque rien de la recherche des affinités. Quant aux corps animés, on connaît en assez grand nombre des médicaments qui, employés soit à l'intérieur, soit à l'extérieur, opèrent la condensation, sans doute en vertu des secrètes affinités dont nous parlions. Pour les corps inanimés, au contraire, rien de plus rare que des effets de ce genre. On dit cependant (les récits et les écrits des voyageurs s'accordent en ce point) qu'il existe dans certaine île, une des Canaries ou des Açores, un arbre duquel l'eau distille continuellement, et en quantité suffisante pour que les habitants aient là une véritable ressource. Paracelse prétend que l'herbe appelée rosée du soleil se couvre de rosée en plein- midi, lorsque les autres herbes se dessèchent: Pour nous, cependant, nous n'ajoutons foi ni à l'une ni à l'autre de ces deux relations; quoiqu'il faille accorder que des phénomènes de ce genre seraient du plus haut intérêt s'ils avaient un fondement dans la réalité. En ce qui touche ces rosées à saveur de miel et comparables à la manne, qui recouvrent les feuilles de chêne au mois de mai; nous ne pensons pas devoir les attribuer soit à une affinité particulière, soit à une propriété de la feuille de chêne; suivant nous, la rosée en question tombe sur tous les arbres; elle se maintient sur le chêne seulement, parce que les feuilles de cet arbre ont un tissu lisse et compacte, et non spongieux comme la plupart des autres. Quant à la chaleur, les moyens de la produire abondent; mais nous les connaissons imparfaitement, nous n'avons pas fait de leur emploi une étude sérieuse; ajoutons que la science nous manque souvent au point même où elle serait le plus utile, quoi qu'en disent certains charlatans. En effet, l'on observe et l'on constate assez bien les effets d'une chaleur intense; mais on néglige et on ignore ceux d'une chaleur douce, qui est beaucoup plus dans les voies de la nature. Nous voyons; sous l'empire de ces vulcains si fameux, les esprits des corps s'exalter à outrance, comme dans les eaux-fortes et certaines autres préparations chimiques; les parties solides s'endurcir, et après l'évaporation des principes volatils, on voit souvent les liquides se figer; les parties homogènes se séparent; les corps hétérogènes s'assemblent et se mêlent grossièrement; enfin, et c'est le plus grave, la structure des composés et les textures les plus délicates sont confondues et détruites. Voilà pour la chaleur intense. Mais il eût été non moins important d'observer et d'éprouver la chaleur douce dans ses opérations, qui nous permettraient de former des composés plus délicats, à la texture plus fine et plus savante; imitant ainsi la nature, et particulièrement le soleil; comme nous l'avons indiqué déjà dans notre aphorisme sur les faits d'alliance. La nature opère, en agissant sur des parties beaucoup plus petites, et par des procédés beaucoup plus délicats et variés que ne sont ceux du feu employé comme on l'a fait jusqu'ici. Que si l'on parvenait, au moyen de la chaleur bien ménagée et des puissances artificielles, à imiter la nature dans la production de ses oeuvres, à en varier et fortifier les créations, alors, certes, on aurait accru l'empire de l'homme : ajoutons qu'il faudrait , en toutes ces opérations, aller plus vite que la nature. La rouille du fer ne se forme que très lentement, tandis qu'un moment suffit pour transformer ce métal en safran de Mars; mêmes observations sur le vert-de-gris et la céruse; sur le cristal naturel et le verre que nous fabriquons; sur la pierre et la brique, etc. Cependant recueillons avec soin ce que les observations attentives et les expériences ingénieuses peuvent nous apprendre sur les diverses chaleurs et sur leurs effets comparés. Instruisons-nous sur la chaleur et les effets : Des corps célestes, de leurs rayons directs, réfléchis, réfractés, concentrés dans les miroirs ardents; De la foudre, de la flamme, du feu de charbon; Du feu de tous les combustibles; Du feu libre, renfermé, mis à l'étroit ou ruisselant, modifié suivant les appareils où nous le produisons et l'entretenons; Du feu excité par le soufflet, et du feu tranquille; Du feu agissant à de plus ou moins grandes distances; Du feu agissant à travers différents milieux; Des foyers humides, comme du bain-marie, du fumier des animaux, soit à l'extérieur, soit à l'intérieur, du foin renfermé; Des foyers secs, comme la cendre, la chaux, le sable échauffé; En un mot, de toute nature, de tous genres et à tous les degrés. Ce que nous devons principalement étudier, et tenter ensuite d'imiter, ce sont les opérations et les effets de la chaleur qui s'approche et s'éloigne graduellement, régulièrement, périodiquement, et qui agit à des distances et pendant des délais fixes et déterminés. Cette variété ordonnée est vraiment filledu ciel et mère de toute génération; quant à la chaleur violente, précipitée, ou agissant par sauts, n'en attendez rien de grand. Les végétaux vous en font foi; et encore, les matrices des animaux, où la chaleur est sujette à de grandes variations, causées par le mouvement, le sommeil, les aliments, les passions; enfin, les matrices mêmes de la terre, où se forment les métaux et les fossiles, ne sont pas exemptes d'importantes variations de chaleur : ce qui nous découvre bien l'impéritie de certains alchimistes, appartenant à l'école dite réformée, qui croyaient accomplir le grand oeuvre avec la chaleur toujours uniforme de leur lampe ou de tout autre foyer. En voilà assez sur les opérations et les effets de la chaleur. Il n'est pas opportun d'approfondir un tel sujet, tant que les formes vraies et les textures intimes des corps n'ont pas été recherchées, pénétrées, mises en lumière. C'est quandon a acquis la connaissance des principes que le moment est venu de chercher et d'approprier les instruments. [2,50d] 4° Le séjour du corps en un lieu convenable. Ce quatrième moyen consiste principalément dans l'efficacité du temps, qui est tout ensemble l'économe et lé dépensier de la nature. Pour que le temps agisse, il faut abandonner le corps à lui-même pendant un délai suffisant, et cependant le tenir à l'abri de toute influence extérieure; car les mouvements intérieurs s'exécutent et font leur effet quand les mouvements du dehors ont cessé. Les procédés du temps. sont beaucoup plus subtils que ceux du feu : ainsi, l'on ne parviendrait jamais au moyen du feu à clarifier le vin, comme y parviennent le repos et le temps; les cendres n'ont pas la finesse de la poudre qui provient de la décrépitude; les mélanges ou combinaisons que l'on opère subitement à l'aide du feu le cèdent de beaucoup à ce que le temps produit de lui-même. Il est vrai que le feu, ou même une chaleur un peu intense, détruit les propriétés ou caractères que les substances contractent sous l'action du temps, comme la putréfaction, par exemple. Notons aussi que les mouvements des corps étroitement enfermés ont quelque chose de violent; cette captivité fait obstacle à la spontanéité des mouvements naturels. En conséquénce, on voit l'action du temps, dans un vase ouvert, déterminer partout la séparation; dans un vase bien clos, les combinaisons; dans un vase imparfaitement clos, où l'air pénètre un peu, la putréfaction. Il importe donc d'observer en tous lieux, avec soin, l'action et les effets du temps. [2,50e] 5° Un frein et une règle donnés aux mouvements. Ce moyen n'est pas le moins puissant; il consiste en ce qu'un corps placé à la rencontre d'un autre, empêche, repousse, admet, dirige les mouvements de ce dernier. Le plus souvent, c'est de la forme et de la situation du vase que ce procédé dépend. Un vase de figure conique et placé droit favorise la condensation des vapeurs; on le voit dans les alambics; renversez-vous le cône, vous favorisez la défécation; comme on le voit pour le sucre, dans les raffineries. Pour certaines opérations, il faut que le vase ait des sinuosités, qu'il aille tour à tour en se rétrécissant et s'élargissant. Toute espèce de filtration révient à ce procédé général; le filtre, laissant passer une partie des éléments du corps qu'il contient, et retenant les autres. La filtration et les autres opérations de même nature ne s'effectuent pas toujours à l'extérieur, mais quelquefois aussi à l'intérieur des corps : on jette de petites pierres dans l'eau pour y ramasser le limon ; on clarifie les sirops avec le blanc d'oeuf, auquel s'attachent les parties grossières qui sont ensuite facilement rejetées. C'est par le frein donné aux mouvements que Télésio expliquait, en naturaliste fort ignorant et irréfléchi, les formes des animaux, sans doute à cause des sillons et des poçhes qu'on observe dans les matrices; mais il eût fallu nous montrer de semblables inégalités dans les coques des oeufs, où nous n'apercevons rien de semblable. Mais il faut considérer comme variantes du cinquième moyen les procédés de moulage de toute espèce. [2,50f] 6° Les sympathies et les répulsions. La plupart des opérations de cette nature nous échappent, ensevelies qu'elles sont au plus profond des êtres. Quant aux propriétés occultes et spécifiques, dont on parle tant, et même à cette foule de sympathies et d'antipathies en renom, elles ne sont, pour la majeure partie, que des inventions d'une philosophie corrompue. On ne peut découvrir les vraies sympathies, qui sont les affinités, avant de posséder la science des formes et des textures diverses, observées dans leurs éléments. Car les affinités ne sont que les relations symétriques des formes et des structures. Toutefois, les affinités les plus générales ne sont pas aussi secrètes que les autres ; c'est donc par elles que l'on doit commencer. La première division à en faire se fonde sur cette observation, que certains corps ayant même structure, difèrent beaucoup de densité; certains, autres, au contraire, ayant même densité, diffèrent par la structure. Les chimistes, dans leur triade de principes, remarquent avec justesse que le soufre et le mercure sont répandus en quelque façon dans l'univers entier; mais ils sont loin de rencontrer aussi juste en traitant du sel, et l'on voit bien que leur théorie est faite ici uniquement pour ramener à ce principe les corps terreux, secs, et les fixes. En ce qui concerne les deux premiers, on ne peut méconnaître qu'ils nous offrent tous deux des exemples d'affinités naturelles, aussi générales que possible. En effet, le soufre a de l'affinité pour l'huile, les exhalaisons des corps gras, la flamme, et peut-être la substance des étoiles; le mercure a de l'affinité pour l'eau, les vapeurs aqueuses, l'air, et peut-être l'éther pur, qui remplit tous les espaces entre les corps célestes. Cependant ces composés géminés , et ces deux grandes familles de corps (à les considérer chacune dans son ordre) diffèrent extrêmement par la quantité de matière et la densité, mais se ressemblent beaucoup par la composition même, comme l'expérience nous en donne mille preuves. Les métaux, au contraire, se ressemblent beaucoup par la quantité de matière et la densité (surtout si on les compare aux êtres organisés), mais diffèrent singulièrement par la structure. Il faut en dire autant des diverses espèces de végétaux et d'animaux qui diffèrent, à peu près à l'infini, par la structure, mais sont tous compris, relativement à la densité, entre deux degrés de l'échelle assez rapprochés. Immédiatement après cette double affinité, qui nous paraît au premier rang pour la généralité, nous devons placer celle qui existe entre les principaux corps et leurs foyers ou leurs aliments. Que l'on recherche donc vers quel climat, dans quel terrain, à quelle profondeur s'engendre chacun des métaux; que l'on fasse les mêmes observations pour les pierres précieuses, celles que l'on extrait des roches comme celles que les mines contiennent; pour les plantes aussi, les arbres, arbrisseaux, herbes, on doit observer quel sol leur convient, quels engrais leur profitent le mieux, soit fumiers de tout genre, soit craie, sable marin, cendres, etc., et quelle convenance existe entre chaque espèce d'engrais et chaque nature de terrain. La greffe des arbres et des plantes, la méthode à suivre pour la bien pratiquer, le succès à obtenir dans ce genre d'opération, etc., voilà des choses encore qui dépendent des affinités. Dans cet ordre, on a fait récemment des expériences fort intéressantes qu'il serait bon de répéter et de varier : on a pratiqué la greffe sur les arbres des forêts, ce que l'on s'était borné jusqu'alors à faire sur les arbres des jardins; on a obtenu pour résultat des feuilles plus larges, plus épaisses, des glands plus forts, un ombrage plus touffu. Par la même méthode, il faut savoir quels aliments conviennent le mieux à chaque espèce d'animaux, et joindre dans cette étude les expériences négatives aux positives. Par exemple, les animaux carnivores ne peuvent se mettre au régime de l'herbe; aussi l'ordre des Feuillants, après expérience faite, se réduisit-il à presque rien, la nature humaine protestant contre son régime intolérable; et cependant la volonté a plus de pouvoir sur nos corps qu'elle n'en a sur aucune autre organisation dans le règne animal; il faut encore observer, dans le même esprit, les matières putrides d'où naissent diverses espèces de petits animaux. Ainsi donc, les affinités des corps principaux pour leurs subordonnés (on peut donner ces titres aux divers principes que nous avons mentionnés) y sont assez manifestes. On aperçoit encore facilement les corrélations des sens et de leurs objets. Observer avec soin, saisir et analyser avec précision les affinités manifestes, c'est répandre déjà une assez vive lumière sur celles que la nature nous cache. Tout le sujet des affinités et des répulsions, ou, si l'on veut, des amitiés et des hostilités (pour ne plus employer les expressions de sympathie et d'antipathie, auxquelles sont attachées tant, d'idées superstitieuses et vaines), a été jusqu'ici traité avec une rare imperfection ; à peine rencontrons-nous quelques faits certains, au milieu d'inexactitudes sans nombre et de fables qui défigurent tout. On voit que la vigne et le chou, plantés l'une auprès de l'autre, ne viennent pas bien ; faut-il en conclure qu'il y a de la répulsion entre eux? Non pas. Tout s'explique par la nature de ces deux végétaux, qui ont besoin de beaucoup de sucs, les enlèvent avidement à la terre, et se font ainsi une concurrence funeste. On voit que le bluet et le coquelicot poussent en abondance dans les champs de blé, et presque jamais on ne les aperçoit ailleurs; faut-il en conclure qu'il y a affinité et amitié entre ces fleurs et le blé? Non pas; on soutiendrait avec plus de raison que les fleurs en question et le blé sont de natures contraires, parce que ces plantes délicates se nourrissent des sucs, que le grain abandonne ou rejette ; de telle sorti qu'ensemencer une terre de blé, c'est la préparer à produire coquelicots et bluets. Voilà cependant de fausses inductions qui ont eu cours et qu'il faut détruire; il en existe malheureusement une foule de ce genre. Quant aux fables, ce qu'elles méritent, c'est une guerre d'extermination. Il ne resterait donc, après une revue critique, qu'un petit nombre de phénomènes certains et d'affinités bien constatées, comme celle de l'aimant et du fer, de l'or et du vif-argent, et quelques autres. Parmi le grand nombre d'expériences que les chimistes ont faites sur les métaux, on trouverait encore certains effets d'affinité précieux à connaître. Mais la majorité des connaissances acquises nous est fournie par la pratique médicale; il existe assurément des remèdes de diverses sortes, qui, par leurs propriétés occultes et spécifiques (comme on les nomme), semblent appropriés à certains organes, à certaines humeurs, à certaines maladies, quelquefois même à telle constitution individuelle. On ne doit pas non plus négliger les corrélations des mouvements et des phases de la lune, avec certaines dispositions ou accidents des corps inférieurs; ces corrélations existent; l'expérience de l'agriculteur, du marin, du médecin, ne permet pas d'en douter. Soumettez à un contrôle sévère les données d'une telle expérience, et la science possédera sur ce sujet des documents certains. Plus il est difficile et rare de pénétrer les secrets de la nature, dans cet ordre de dispositions, plus il importe d'être vigilant, attentif à la saisir, de recueillir les relations dignes de foi, pourvu qu'on ne se laisse pas entraîner légèrement à croire sans contrôle, et que l'esprit, toujours sur ses gardes, n'admette les faits qu'à bon escient. Reste un genre de corrélations qui, eu égard au procédé de l'opérateur, semble ne rien tenir de l'art, mais dont-il nous est donné de faire grand usage ; pour cette raison, on doit le placer au rang des faits polychrestes et l'étudier fort attentivement : c'est l'union et la combinaison, facile ou difficile, des diverses substances par voie de mélange ou de simple juxtaposition. Il est des substances qui se mêlent et se combinent facilement; d'autres, au contraire, difficilement et mal : ainsi les poudres s'incorporent volontiers avec l'eau; la chaux et les cendres avec l'huile, etc. Étudions encore les faits de propension ou de répugnance des corps, non plus au point de vue des mélanges, mais relativement à la distribution des parties; sachons comment elles s'ordonnent et dans quelle situation respective elles s'établissent enfin après le mélange ; sachons en dernier lieu quelles parties deviennent prédominantes quand les mélanges sont opérés. [2,50g] 7° Alternation habile et sage, série et succession de tous les moyens précédents, ou du moins de quelques-uns d'entre eux. Quant à ce dernier procédé, il n'est pas opportun d'en proposer, des exemples avant d'avoir approfondi chacun des six premiers. Ce qu'il y a de plus important ici, et pour la théorie et pour la pratique, c'est la détermination de la série, l'ordre et la liaison des éléments alternatifs, et leur appropriation à chacun des effets que l'on veut produire. Malheureusement, les hommes ne se livrent pas volontiers aux recherches et aux opérations de cette nature; une extrême impatience les en détourne bientôt; et cependant on peut dire que c'est là le fil du labyrinthe; refuser de le suivre, c'est se rendre absolument incapable de grandes choses. Mais en voilà assez pour des exemples de faits polychrestes. [2,51] Parmi les faits privilégiés, nous placerons en vingt-septième et dernier lieu les faits magiques. Nous appelons ainsi ceux qui présentent une matière ou une cause efficiente, petite et faible en comparaison de la grandeur de l'ouvrage et de l'effet qui en résulte; de telle façon que, quand même ils seraient vulgaires, ils ne paraîtraient pas moins être des miracles, les uns au premier regard, les autres après une observation attentive. La nature en produit peu de son jeu naturel, mais on verra plus tard, après la découverte des formes, des progrès et des constitutions intimes, ce qu'elle pourra faire, lorsqu'on l'aura remuée dans ses profondeurs. Il y a, trois. espèces de ces faits magiques 1° Dans les uns, une certaine nature se multiplie elle-même; exemples: le feu, les poisons que l'on nomme spécifiques, les mouvements communiqués et renforcés par un engrenage de roues; 2° Dans les phénomènes de la seconde espèce, une certaine puissance est excitée et provoquée par un corps dans un autre; exemples : l'aimant qui magnétise une multitude d'aiguilles, sans rien perdre de sa vertu propre; le levain et toutes les matières analogues. 3° Dans les phénomènes de la troisième espèce, les effets merveilleux sont produits par l'énergie et surtout la promptitude d'un mouvement qui en prévient un autre, comme nous l'avons expliqué de la pendre à canon, de l'artillerie, des mines. De ces trois procédés, les deux premiers exigent la connaissauce des affinités, le troisième, celle de la mesure des mouvements. Existe-t-il en réalité un moyen de transformer les corps en opérant sur leurs plus petites parties (dans leurs dernières molécules), et de changer leur texture la plus délicate, en leur en imposant une autre? Rien jusqu'ici ne nous permet de répondre affirmativement à cette grande question. Si l'homme acquérait jamais un tel pouvoir, il effectuerait toutes les transformations possibles; et l'on verrait notre industrie produire en peu de temps ce que la nature n'accomplit qu'en suivant mille détours et au bout d'une longue période. Jusqu'ici une telle espérance ne serait que présomption; or; ce même amour de la vérité qui, sur un terrain solide et parmi les notions certaines, nous fait aspirer à tout ce qu'il y a de plus haut et de plus grand; nous inspire une aversion profonde et constante pour les présomptions et les idées chimériques, et nous excite à les combattre, à les détruire, autant qu'il est en notre pouvoir. - [2,52] Voilà ce que nous avions à dire des prérogatives et priviléges des faits. Nous devons cependant avertir que, dans cet Organum, c'est de la logique que nous faisons et non de la philosophie. Mais, comme notre logique instruit l'esprit et lui enseigne à ne point se payer des vaines abstractions qu'il crée (comme l'y pousse la logique vulgaire), mais à pénétrer dans la réalité des choses, à découvrir les puissances des corps, leurs actes et leurs lois déterminées dans la matière, en sorte que la vraie science ne reproduise pas seulement la nature de l'intelligence, mais aussi celle des choses, il ne faut pas s'étonner si, pour en éclaircir les préceptes, nous l'avons remplie d'exemples empruntés à des observations et à des expériences naturelles. Il y a donc, comme le prouve tout ce qui précède, vingt-sept espèces de faits privilégiés, qui sont les faits solitaires, les faits de migration , les faits indicatifs , les faits clandestins, les faits constitutifs, les faits conformes, les faits exceptionnels, les faits de déviation, les faits limitrophes, les faits de puissance, les faits de concomitance et hostiles, les faits adjonctifs, les faits d'alliance, les faits de la croix, les faits de divorce, les faits de la porte, les faits de citation, les faits de la route, les faits de supplément, les faits de dissection; les faits de la verge, les faits de la carrière, les doses de la nature, les faits de la lutte, les faits significatifs , les faits polychrestes, les faits magiques. L'usage de ces faits, par où ils l'emportent sur les faits vulgaires, est relatif ou à la théorie, ou à la pratique, ou à toutes deux simultanément. En ce qui touche la partie théorique, ces faits donnent des secours, soit aux sens, soit à l'intelligence : aux sens, comme les cinq faits de la larnpe, à l'intelligence, en faisant connaître promptement ce qui n'est pas la forme, comme les faits solitaires; ou en préparant et en pressant la connaissance positive de la forme, comme les faits de migration, les faits indicatifs, ceux de concomitance et les faits adjonctifs, ou en élevant l'esprit, et en le conduisant aux genres et aux natures communes, et cela immédiatement, comme les faits clandestins, exceptionnels et d'alliance; ou au degré le plus proche, comme les faits constitutifs; ou au degré le plus bas, comme les faits conformes, ou en dégageant l'esprit du faux pli que lui donnent les habitudes, comme les faits de déviation; ou, en le conduisant à la forme générale, ou composition de l'univers, comme les faits limitrophes; ou en le mettant en garde contre les causes et les formes mensongères, comme les faits de la croix et de divorce. En ce qui touche la pratique, les faits privilégiés indiquent les opérations, ou les mesurent, ou les rendent moins onéreuses. Ils les indiquent, en montrant par où il faut commencer pour ne point refaire ce qui est déjà fait, comme les faits de puissance, ou à quel but il faut tendre, si l'on en a le pouvoir, comme les faits significatifs; ils les mesurent, comme les quatre sortes de faits mathématiques; ils les rendent moins onéreuses, comme les faits polychrestes et magiques. En, outre, parmi ces vingt-sept espèces de faits, il en est plusieurs, comme nous l'àvons dit plus haut, à propos de quelquesunes, dont il faut faire un recueil dès le commencement, sans attendre les recherches particulières sur chacune des natures. De ce genre sont les faits conformes, exceptionnels, de déviation, limitrophes, de puissance, de la porte, significatifs, polychrestes, magiques; car tous ces faits servent à l'intelligence et aux sens, ou les rectifient ou préparent les opérations d'une manière générale. Il faut au contraire recueillir les autres, lorsqu'on dresse les tables de comparution pour le travail de l'interprétation relatif à quelque nature particulière; car ces faits ont de tels privilèges et une telle importance, qu'ils sont comme l'âme des faits vulgaires de comparution, et, comme nous l'avons dit en commençant, quelques-uns d'eux en valent une multitude des autres. C'est pourquoi, lorsque nous dressons les tables , il les faut rechercher avec un soin extrème, et les recueillir dans les tables. Il nous faudra encore parler de ces faits dans la suite, mais nous devions dès l'abord en traiter et les expliquer. Maintenant, nous devons en venir aux auxiliaires et aux rectifications de l'induction, puis ensuite, aux natures concrètes, aux progrès latents, aux constitutions cachées et à tous les autres sujets que nous avons proposés dans le vingt et unième aphorisme, pour que nous puissions enfin (comme des curateurs probes et fidèles) confier aux hommes leur fortune, après que leur intelligence aura été émancipée et sera en quelque façon devenue majeure; d'où résultera nécessairement une amélioration de la condition humaine et un accroissement de son pouvoir sur la nature. L'homme, par sa chute, a perdu son état d'innocence et son empire sur les créatures; mais l'une ét l'autre perte peut se réparer en partie dans cette vie, la première par la religion et la foi, la seconde par les arts et les sciences. La malédiction portée contre l'homme ne lui a pas rendu la créature complétement et irrévocablement rebelle; mais au nom même de cet arrêt : "Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front"; elle est contrainte par les travaux variés de l'homme (non certes par des discussions ou de vaines cérémonies magiques), à lui fournir son pain de quelque façon, c'est-à-dire à satisfaire les divers besoins de la vie. ·