[2,46] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en vingt-deuxième lieu les faits de la carrière ou du cours de l'eau, en empruntant cette expression aux clepsydres des anciens, où l'on versait de l'eau au lieu de sable. Ce sont ceux qui nous donnent la mesure du temps, comme les faits de la verge nous donnent la mesure de l'étendue. Toute action et tout mouvement naturel s'accomplit dans le temps, les uns plus vite, les autres plus lentement, mais en tout cas dans des proportions déterminées et connues de la nature. Ces actions mêmes, qui semblent s'accomplir subitement et en un clin d'oeil (comme on le dit), comportent, si l'on y prend garde, le plus et le moins par rapport au temps. D'abord, nous voyons que les révolutions des corps célestes s'accomplissent en des temps fixes et déterminés; il en est de même du flux et du reflux de la mer. La chute des corps graves vers la terre, l'élévation des corps légers vers le ciel ont une durée déterminée, en raison de la nature des mobiles, et des milieux. Le Mouvement du vaisseau à voiles, la commotion des ani.maux, le trajet des projectiles, ont aussi leur durée fixe et calculable, du moins à les considérer dans leurs caractères généraux. Quant à la chaleur, nous voyons les enfants, pendant l'hiver, se laver les mains dans les flammes sans se brûler. Nous voyons les joueurs de gobelets, par la prestesse et la sûreté de leurs mouvements, renverser un vase plein d'eau ou de vin, et le redresser ensuite, sans qu'il tombe une goutte de liquide; on citerait bien d'autres prodiges de la rapidité. De même, les compressions, les dilatations, les effusions des corps ont lieu, les unes plus vite, les autres plus lentement, suivant la nature du corps et le caractère du mouvement, mais toutes dans une mesure de temps déterminée. On remarque même que plusieurs pièces d'artillerie faisant explosion en même temps, leur détonation étant entendue quelquefois à la distance de trente milles, ceux qui sont moins éloignés en perçoivent le bruit avant ceux qui le sont davantage. Pour le sens de la vue même dont la perception est d'une rapidité extrême, il importe encore que le phénomène à saisir ait une certaine durée; ce qui est démontré par les mouvements qu'on n'aperçoit pas à cause de leur rapidité; comme est le trajet d'une balle, car le vol de la balle est si rapide, que le temps manque pour déterminer sur l'organe de la vue une impression suffisante. Cette observation et d'autres semblables ont fait naître dans notre esprit un soupçon vraiment étrange ; le spectacle d'un ciel serein et parsemé d'étoiles, nous demandions-nous, est-il aperçu par l'homme au moment même où il existe; ne le serait-il pas un peu après ? et dans l'observation des cieux ne faut-il pas distinguer un temps vrai et un temps apparent, comme on distingue déjà en astronomie un lieu vrai et un lieu apparent, en ce qui concerne les parallaxes? Il nous paraissait incroyable que les images ou plutôt les rayons des corps célestes fussent transportés subitement jusqu'à nous à travers des espaces si prodigieux; et nous ne pouvions nous empêcher de présumer qu'un pareil trajet demandait un certain temps pour s'accomplir. Mais ce doute s'est évanoui dans la suite (du moins relativement à une différence un peu importante entre le temps vrai et le temps apparent), quand nous avons réfléchi à l'affaiblissement, au déchet extraordinaire de l'image du corps céleste, arrivant jusqu'à nous, après avoir franchi une telle distance; sachant d'ailleurs que sur terre, les corps sont aperçus instantanément à la distance de soixante milles au moins, pour peu qu'ils soient blanchâtres, comment douter en définitive de la rapidité infinie de la lumière céleste, qui surpasse par son intensité, et, sans aucune proportion, non seulement la plus vive blancheur, mais encore l'éclat de toutes les flammes qui brillent ici-bas ? De plus cette vitesse extraordinaire des corps célestes, qui nous est attestée par le mouvement diurne (vitesse qui a paru à plusieurs hommes doctes tellement incroyable qu'ils ont mieux aimé admettre le mouvement de la terre), nous permet de concevoir plus facilement la rapidité infinie de leurs rayons lumineux, bien que cette rapidité confonde notre imagination. Enfin, ce qui a le plus contribué à nous édifier sur ce point, c'est que s'il y avait un intervalle de temps un peu notable entre la réalité et l'apparence, il pourrait arriver que les images fussent interceptées ou confondues, en beaucoup de circonstances, par les nuages s'élevant dans l'air, et par de semblables perturbations des milieux traversés. Mais en voilà assez sur les mesures absolues des mouvements. Ce n'est pas seulement la mesure absolue des mouvements et des opérations qu'il importe de connaître, c'est encore et bien plus, leur mesure relative; les connaissances de ce nouvel ordre sont d'un très grand usage et ont une foule d'applications. Nous savons que dans l'explosion d'une arme à feu, la lumière est aperçue avant que l'on entende le son; quoique la balle ait nécessairement frappé l'air avant que la flamme située derrière la balle ait pu jaillir : quelle explication peut-on donner au phénomène? Une seule, c'est que le mouvement de la lumière est plus rapide que celui du son. Nous savons aussi que les images visibles arrivent à l'oeil plus rapidement qu'elles ne le quittent; ainsi une corde d'instrument, poussée par le doigt, parait double ou triple à l'observateur, la seconde et la troisième image de la corde parvenant à l'oeil avant que la première l'ait quitté; ainsi l'anneau que l'on fait tourner parait un globe; un flambeau ardent porté rapidement durant la nuit, semble avoir une traînée de feu. C'est sur ce principe de l'inégale vitesse des mouvements que Galilée a fondé son explication du flux et du reflux de la mer; suivant lui, la terre se meut plus vite, la masse des eaux, plus lentement ; il en résulte que les eaux s'accumulent et s'entassent d'abord pour retomber ensuite, comme on le voit dans un bassin agité où l'eau s'élève et s'affaisse alternativement. Mais il a imaginé cette hypothèse, en supposant qu'on lui accorderait, ce qu'on ne peut lui accorder, la réalité du mouvement de la terre, et d'ailleurs en manquant d'informations exactes sur le mouvement alternatif de l'Océan et la durée de ses périodes. Un autre exemple fera comprendre encore mieux et la nature du sujet dont nous parlons en ce moment (les mesures comparatives des mouvements) et principalement son extrême importance ; ce sont les explosions des mines, où l'on voit une petite quantité de poudre renverser, projeter dans l'air à de grandes hauteurs, des masses énormes de terre, des édifices, des constructions de toute nature. Voici la raison de ces prodiges : le mouvement d'expansion de la poudre qui tend à projeter ces masses est incomparablement plus rapide que le mouvement de la pesanteur qui pourrait seul opposer quelque résistance; le premier mouvement a produit son effet avant même que le second se fasse sentir; il s'ensuit donc qu'au premier moment la poudre ne rencontre aucune résistance. Nous voyons aussi que pour lancer un corps au loin, mieux vaut un coup sec et vif qu'un coup très fort; ce qui s'explique par les mêmes raisons. Comment serait-il possible, d'ailleurs, qu'une petite quantité d'esprit animal parvînt à mouvoir d'aussi grandes masses que sont les corps de la baleine et de l'éléphant, si le mouvement de l'esprit, par sa promptitude, ne prévenait la résistance de la masse corporelle, lente à opérer, et ne supprimait à l'avance tout obstacle? Enfin, c'est ici l'un des principaux fondements des expériences magiques, dont nous parlerons bientôt (leur caractère général étant qu'une petite masse de matière en surmonte une beaucoup plus grande et la maîtrise); elles ont lieu parce que de deux mouvements, l'un, par sa rapidité, prévient l'autre et s'achève, avant, que le second produise son effet. Disons, en terminant, que dans toutes les actions naturelles il importe de distinguer les deux temps, en marquant ce qui est d'abord, et ce qui est ensuite. Par exemple, dans l'infusion de rhubarbe, la vertu purgative se manifeste la première, et ensuite le pouvoir astringent; nous avons observé quelque chose de semblable en préparant une infusion de violettes dans le vinaigre ; d'abord, il s'exhale une odeur douce et délicate, ensuite se dégagent les parties terreuses de la fleur, et l'odeur est perdue. C'est pourquoi, si l'on fait infuser des violettes pendant une journée entière, on n'obtient qu'une odeur très faible ; mais, que l'infusion dure un quart d'heure seulement, après lequel on retire les fleurs (l'esprit odorant de la violette est très faible), pour en mettre de nouvelles, en recommençant ainsi l'opération jusqu'à six fois pendant une heure et demie, on obtiendra une infusion exquise ; la violette n'aura pas séjourné dans l'eau plus d'une heure et demie, et cependant l'essence aura un parfum délicieux, ne le cédant en rien à celui de la fleur, et se conservant une année entière. Notez que le parfum n'aura acquis toute sa force qu'un mois après l'infusion faite. Quand on distille les plantes aromatiques, macérées d'abord à l'esprit-de-vin, on voit qu'il s'élève au début un certain phlegme aqueux et sans valeur, ensuite monte une eau plus spiritueuse; enfin, l'eau qui contient la véritable essence des aromates. En étudiant les distillations, on aurait ainsi à recueillir une multitude d'observations, dignes d'intérêt. Mais en voilà assez, pour de simples exemples. [2,47] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en vingt-troisième lieu les faits de quantité, que nous appelons aussi doses de la nature, en empruntant cette expression à la médecine. Ce sont ceux qui mesurent les forces par la quantité des corps, et qui montrent l'influence de la quantité sur le mode de force et d'action. Et d'abord, il est des forces qui ne peuvent subsister que dans un corps d'une quantité cosmique, c'est-à-dire d'une quantité telle, qu'elle soit en harmonie avec la configuration et la composition de l'univers. La terre est stable, les parties sont mobiles et tombent. Le flux et le reflux s'observent dans la mer, et non dans les fleuves, si ce n'est quand la mer y remonte. Toutes les forces ou puissances particulières opèrent suivant la plus ou moins grande quantité des corps. Une grande nappe d'eau ne se corrompt pas facilement ; un peu d'eau se corrompt vite. Le vin et la bière se bonifient beaucoup plus vite dans de petits vases que dans de grands tonneaux. Si l'on met de l'herbe aromatique dans une grande quantité de liquide, on a plutôt une infusion qu'un élixir; si c'est dans une petite quantité, on a plutôt un élixir qu'une infusion. Un bain produit sur le corps un tout autre effet qu'une ondée. Les petites rosées répandues dans l'air ne retombent jamais, elles se dissipent ou se fondent dans la masse atmosphérique. Soufflez sur un diamant, vous verrez cette petite vapeur se dissiper immédiatement, comme un nuage se dissipe à l'impulsion du vent. Le fragment d'un aimant n'attire pas autant de fer que l'aimant entier. Par opposition, il est certaines forces dont la puissance est en raison inversé de la masse des corps où elles s'exercent; un stylet acéré pénètre mieux qu'un stylet émoussé; un diamant taillé en pointe entame le verre; ainsi de vingt autres expériences. Ici il ne faut point s'arrêter à des considérations abstraites et vagues, mais il faut étudier exactement les rapports de la quantité ou masse des corps avec leurs modes d'action. On serait tenté de croire que les rapports de puissance sont en raison directe des rapports de quantité, de sorte que, si une balle de plomb pesant une once tombe en un certain temps, une balle de deux onces devrait tomber deux fois plus vite : ce qui est complétement faux. Il n'y a donc pas égalité entre ces différents rapports; mais ils suivent des lois fort diverses, lois qu'il faut demander à l'observation de la réalité, et non à des vraisemblances ou des conjectures. Enfin, dans toute étude de la nature, il faut rechercher quelle quantité de matière, que l'on peut comparer à une certaine dose, est nécessaire à la production d'un effet donné, et prendre garde d'en employer trop ou trop peu.