[2,21] 21. Après avoir dressé les tables de première comparution, et procédé suivant elles au rejet ou à l'exclusion et à la première vendange, il faut passer aux autres secours de l'intelligence relatifs à l'interprétation de la nature et à l'induction vraie et parfaite. Pour proposer ces divers secours, quand il faudra des tables,-nous prendrons pour sujet le chaud et le froid ; quand il faudra seulement quelques exemples, nous varierons les sujets; car il ne faut ni mettre de la confusion dans les recherches, ni trop mettre la doctrine à l'étroit. Nous parlerons d'abord des frais privilégiés; secondement, des aides de l'induction ; troisièmement, de la rectification de l'induction ; quatrièmement, de l'art de varier les recherches selon la nature du sujet; cinquièmement, des prérogatives des natures, en ce qui touche les recherches et l'ordre à y employer ; sixièmement, des limites des recherches, ou de l'ensemble de toutes les natures dans l'univers ; septièmement, de l'art d'arriver à la pratique, ou de ce qui est relatif aux besoins de l'homme ; huitièmement, des préliminaires des recherches ; et enfin, de l'échelle ascendante et descendante des lois générales. [2,22] 22. Parmi les faits privilégiés, nous placerons en premier lieu les faits solitaires. Les faits solitaires sont ceux qui présentent la nature étudiée dans des sujets tels, qu'ils n'ont rien de commun avec les autres sujets, si ce n'est cette nature même, ou qui, au contraire, ne présentent pas la nature étudiée dans des sujets semblables de tous points aux autres sujets, excepté en cette nature même. II est manifeste que de tels faits ôtent bien des embarras, accélèrent et fortifient l'exclusion, et qu'un petit nombre de ces faits en vaut une foule des autres. Exemple : Supposons que l'on étudie la nature de la couleur, les faits solitaires sont les prismes, les gemmes cristallines, qui non seulement montrent les couleurs dans leur substance, mais encore les projettent au dehors sur une surface donnée; joignons-y les gouttes de rosée, etc. Dans ces expériences, on ne voit rien de commun avec les couleurs fixées sur les fleurs, les gemmes colorées, les métaux, les bois, etc., si ce n'est la couleur même. D'où l'on conclut facilement que la couleur n'est pas autre chose qu'une modification des rayons de lumière; envoyés et reçus, dans les cas de la première espèce, suivant des degrés différents d'incidence; dans ceux de la seconde, suivant les différentes contextures des corps. Ce sont là des faits solitaires quant à la ressemblance. En sens contraire, pour la même recherche, les veines distinctes de blanc et de noir dans les marbres, les variétés de couleur dans les fleurs d'une même espèce, sont aussi des faits solitaires. En effet, les tranches noires et les blanches du même marbre, les parties blanches et les pourpres du même oeillet, sont identiques en tout, excepté la couleur, d'où l'on conclut facilement que la couleur n'intéresse que fort peu lu nature intime du corps, mais qu'elle, dépend d'une certaine disposition des molécules, très accessoire et toute mécanique. Voilà des faits solitaires, quant à la différence. Ainsi nous reconnaissons deux espèces de faits, que nous nominons solitaires, ou sauvages; pour parler ici le langage dés astronomes. [2,23] 23. Parmi les faits privilégiés, nous placerons en second lieu les faits de migration. Ce sont ceux où la nature étudiée marche vers sa production, si elle n'existait pas d'abord, ou vers sa corruption si elle existait. C'est pourquoi, sous l'un et l'autre de leurs aspects, de tels faits sont toujours doubles : ou plutôt, c'est un seul fait en mouvement et en transition, qui s'avance d'une période à une période opposée. De tels faits non seulement accélèrent et fortifient l'exclusion, mais encore poussent et serrent de près, en quelque façon, la connaissance positive et la forme elle-même : car il est nécessaire que la forme soit quelque chose dé revêtu par le corps dans là première de ces migrations, ou d'enlevé et de détruit dans l'autre. Quoique l'exclusion soit partout un pas fait vers la connaissance positive, cependant elle y conduit plus vite et plus directement dans un même sujet que dans plusieurs. La forme (comme on le voit clairement d'après tout ce que nous avons dit); se manifestant en un point, nous livre tous les autres. Plus la migration est simple, plus on doit donner de prix au fait où elle se produit. D'un autre côté, les faits de migration sont d'un grand usage pour la pratique, en ce que, montrant la forme jointe à ce qui la produit ou à ce qui la détruit, ils enseignent clairement la pratique dans de certains cas, d'où l'on peut facilement passer aux autres. Il y a cependant en eux un danger dont il faut se garder : on doit craindre qu'ils ne portent l'esprit à confondre la forme avec, la cause efficiente ; et qu'ils ne le frappent de cette fausse idée ; tandis que la cause efficiente n'est autre chose que le véhicule qui amène la forme. Mais on remédie facilement â cet inconvénient par une exclusion légitimement faite. Il faut ajouter que dans les faits de migration, on doit comprendre non seulement ceux où il y a production et destruction mais encore ceux où il y a accroissement ou diminution, et qui servent bien certainement à la découverte de la forme, comme la définition de la forme donnée plus haut et les tables de degrés le prouvent manifestement. Ainsi le papier, qui est blanc lorsqu'il est sec, quand il est mouillé (perdant l'air et recevant l'eau), devient moins blanc et plus diaphane. Cette expérience est tout à fait analogue à celles que nous avons proposée plus haut. , Donnons l'exemple d'un fait de migration; soit comme sujet d'étude la blancheur. Un fait de migration, quant à la production, se voit dans le verre intact, comparé au verre pulvérisé; ou encore, dans l'eau à l 'état ordinaire, comparée à l'eau que l'agitation a transformée en écume. En effet, le verre intact, et l'eau à l'état ordinaire sont diaphanes, et non pas blancs, tandis que, le verre pulvérisé et l'écume d'eau sont blancs et non pas diaphanes. Il faut donc rechercher qu'elle modification le verre et l'eau ont subie, en vertu de cette migration. Il est évident que le principe constitutif de la blancheur a été introduit dans les deux substances, par la pulvérisation de l'une et l'agitation de l'autre. Or, rien n'est survenu, si ce n'est la séparation violente des parties et l'insertion de l'air. Et ce n'est pas un profit médiocre pour arriver a la théorie de la blancheur, que de connaître ce fait : deux corps diaphanes, à des degrés différents, `tels que l'air et l'eau, l'air et le verre, mêlés ensemble par petites parties, produisent la blancheur, par l'inégale réfraction des rayons de lumière. Mais ici, nous devons donner un exemple du péril et des précautions dont nous avons parlé. L'esprit, faussé par la considération mal réglée des causes efficientes, imaginera bientôt que, pour la production de la blancheur, il faut toujours de l'air, ou pour le moins, des corps diaphanes : idées radicalement fausses, comme le prouvent une foule d'expériences. Bien mieux, on reconnaîtra (en faisant abstraction de l'air et des corps de ce genre), que les substances d'une structure parfaitement uniforme (quant à leurs parties optiques) ont la transparence; les substances inégales, mais à texture simple, ont la blancheur; les inégales, à texture composée, mais régulière, ont toutes les autres couleurs, excepté le noir; et enfin les inégales, à texture composée et irrégulière, sont noires. Tel est notre exemple d'un fait de migration, quant à la production, pour l'étude de la blancheur. Un fait de migration, quant à la destruction, pour la même étude, ce serait l'écume dissoute, ou la neige fondue; car l'eau perd la blancheur et reprend la transparence, quand l'air la quitte et qu'elle se reforme. [2,24] 24. Parmi les faits privilégiés, nous placerons en troisième lieu les faits indicatifs, dont nous avons déjà parlé dans notre première vendange sur la chaleur, et que nous appelons aussi faits éclatants ; affranchis et prédominants. Ce sont ceux qui montrent la nature étudiée, pure et substantielle, dans sa plus haute mesure et le souverain degré de sa puissance, alors qu'elle est affranchie et libre de toutes entraves, ou que du moins, par son énergie, elle domine sur les obstacles, les contient ou les supprime. Comme tout corps reçoit naturellement les formes d'une foule de natures assemblées et combinées, il arrive que l'une gêne, retient, enchaîne et brise l'autre, ce qui jette de l'obscurité sur chacune d'elles. Mais certains sujets se présentent où la nature étudiée éclate par-dessus toutes les autres, soit qu'elle ne trouve point d'obstacles, soit qu'elle les surmonte par sa puissance. Les faits de ce genre sont les plus indicatifs de la forme. Mais, ici encore, il faut se mettre sur ses gardes et réprimer l'entraînement de l'intelligence. Car tout ce qui montre la forme et l'amène devant l'esprit doit exciter notre défiance, et nous faire recourir à une exclusion diligente et sévère. Exemple : Supposant que le sujet des recherches soit la chaleur : un fait indicatif du mouvement d'expansion qui est, comme nous l'avons dit plus haut, le caractère essentiel de la forme de la chaleur, se voit dans le thermomètre à air. Pour la flamme, elle a sans doute un mouvement manifeste d'expansion, mais comme elle s'éteint à tout moment, on n'y peut observer le progrès de l'expansion. Quant à l'eau chaude, à cause de sa facile transformation en vapeur, elle ne nous permet pas d'étudier suffisamment la dilatation du liquide. D'un autre côté, pour le fer ardent et les autres métaux, l'esprit de feu étant empêché et amorti par les parties massives et grossières, qui combattent le mouvement d'extension, il en résulte que la dilatation en est complètement insensible. Mais, au moyen du tube thermométrique, l'expansion de l'air devient manifeste, très facile à saisir; on en voit le progrès, la durée, la continuité. Autre exemple : Soit, comme sujet de recherches, le poids. Un fait indicatif du poids se voit dans le vif-argent. Car il surpasse en poids, et de beaucoup, toutes les autres substances, à l'exception de l'or, auquel il le cède d'assez peu. Mais la pesanteur du vif-argent nous instruit bien plus dans la recherche de ce qui constitue la pesanteur, que ne pourrait faire celle de l'or; parce que l'or est solide et consistant, et par là classé parmi les corps auxquels une grande densité est naturelle; tandis que le vif-argent est liquide, qu'il se gonfle facilement, et que cependant il l'emporte de beaucoup en poids sur le diamant et sur les corps réputés les plus soudés. D'où l'on conclut, que la forme (l'essence) de la pesanteur dépend uniquement de la quantité de matière, et nullement de la contexture et de la solidité. [2,25] 25. Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en quatrième lieu les faits clandestins, que nous appelons aussi faits du crépuscule. Ils sont, comme les opposés des faits indicatifs. Ils présentent la nature étudiée à son degré le plus faible, et comme dans son berceau et ses rudiments, s'essayant et commençant à se produire, mais effacée par une nature contraire qui la domine. Les faits de ce genre sont d'une très grande importance pour la découverte des formes ; de même que les faits indicatifs conduisent facilement aux différences, les faits clandestins conduisent aux genres, c'est-à-dire à ces natures communes dont les natures étudiées ne sont que des limitations. Premier exemple : Supposons que l'on étudie la nature de la consistance ou de la propriété par laquelle un corps a des limites fixes, et dont le contraire est la liquidité ou fluidité. Un fait clandestin c'est l'existence d'un certain degré de consistance, quelque faible qu'elle soit, dans un fluide ; ainsi la bulle d'eau nous présente comme une certaine pellicule, consistante et de forme arrêtée, qui n'a cependant d'autre substance que celle de l'eau. Ainsi les gouttes d'eau, sortant d'un orifice, quand le liquide est en quelque abondance, forment en s'unissant un filet très mince, pour qu'il n'y ait pas solution de continuité dans l'écoulement; mais si l'eau est en petite quantité, on voit s'échapper des gouttes rondes, la forme sphérique étant celle qui garantit, le mieux à l'eau l'espèce de continuité possible dans cette condition. On voit de plus, qu'au moment où cesse le filet et où commence la série des gouttes, il se fait un rejaillissement de bas en haut pour éviter la solution de continuité. Phénomène analogue, pour l'écoulement des métaux fondus, liquides alors, mais moins fluides; ils tombent en gouttes, qui rejaillissent quelquefois et s'attachent ainsi les unes aux autres. On observe quelque chose de semblable dans les miroirs que font les enfants, à l'aide de tuyaux de jonc et de leur salive ; miroirs qui présentent une pellicule d'eau douée de consistance. Un fait bien plus frappant encore, c'est ce que nous voyons dans un autre jeu des enfants, lorsqu'ils prennent de l'eau à laquelle le savon a donné un peu de ténacité; et qu'ils la soufflent à travers un chalumeau, formant ainsi, avec de l'eau, comme un château de bulles ; ces bulles, par l'interposition de l'air, ont acquis de la consistance, à ce point qu'il est possible de les agiter sans rompre leur enchaînement. Mais ici, le fait par excellence, c'est la consistance de l'écume et de la neige, qui nous permet, en quelque façon, de les couper, et cependant l'une et l'autre sont des substances formées d'air et d'eau, qui sont deux fluides. De toutes ces observations on doit conclure que les notions de consistance et de fluidité sont purement des notions vulgaires ; qu'il n'existe là que deux points de vue, relatifs à notre manière de sentir, que dans la réalité, tous les corps ont une tendance à garder leur continuité, à en éviter la solution; que dans les corps homogènes (comme sont les liquides), cette propriété est faible, tandis que, dans les composés d'éléments hétérogènes, elle est forte et puissante; la raison en est que l'intervention d'un principe hétérogène resserre et consolide les corps, au lieu que l'introduction d'une nature homogène les relâche et les dissout. Autre exemple : Sujet de recherches, l'attraction ou la cohésion des corps. Un fait indicatif touchant le principe d'attraction se voit par excellence dans l'action de l'aimant. La nature contraire à celle qui produit l'attraction est celle qui n'.attire pas, surtout quand les substances sont semblables ainsi le fer qui n'attire pas le fer, le plomb, qui n'attire pas le plomb, le bois, l'eau, qui n'attirent ni le bois ni l'eau. Un fait clandestin s'observe dans l'aimant armé du fer, ou plutôt dans le fer au milieu d'un aimant armé. Suivant une loi de la nature, à une certaine distance l'aimant armé n'attire pas le fer avec plus de puissance que l'aimant non armé. Mais si vous approchez le fer jusqu'à ce qu'il touche le fer de l'aimant armé, alors cet aimant soutient une masse de fer bien plus considérable qu'il ne le ferait simple et sans armature; ce qui s'explique par la conformité de substance des deux barres de fer`r ; or, la propriété qui se manifeste ici était pleinement secrète ou clandestine dans le fer, avant qu'il fût j'oint à l'aimant. On voit par là que la forme ou principe constitutif de l'attraction est quelque chose que l'aimant possède à un très haut degré d'énergie ; le fer, par opposition, à un degré très faible, et à l'état latent. On observe ainsi que de petites flèches de bois sans pointes de fer, décochées a l'aide d'arbalètes, pénétraient plus profondément dans le bois (dans les flancs d'un navire, par exemple) que d'autres flèches, en bois également, mais armées de pointes de fer; ce qui a pour cause la conformité de nature de la flèche et du bois percé, et manifeste une propriété du bois, latente avant cette épreuve. De même, bien que l'air n'attire point l'air, et que l'eau n'attire point l'eau, dans les masses ordinaires de ces deux fluides; approchez cependant une bulle d'une autre bulle, celle-ci se dissoudra plus facilement qu'elle ne l'eût fait en l'absence de la première, à cause de l'attraction de l'eau par l'eau, et de l'air par l'air. Les faits de ce genre que nous nommons clandestins, et qui sont d'un usage si remarquable, comme nous l'avons dit, se rencontrent surtout dans les petites parties de la matière, dans les menues parcelles, parce que les grandes masses dans leurs caractères manifestes et dans leurs actions sont d'ordinaire plus conformes aux lois générales ; principe que nous exposerons en son lieu. [2,26] 26. Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en cinquième lieu les faits constitutifs ou en faisceau. Co sont ceux qui constituent une espèce de la nature étudiée, comme forme secondaire. Car, puisque les formes légitimes ou principales (qui sont toujours convertibles avec les natures étudiées) sont profondément cachées et ne se découvrent pas facilement, l'utilité de la science et l'infirmité de l'esprit humain demandent que les formes particulières, qui sont la réunion de certains faisceaux d'expériences (mais non pas de toutes) en une notion commune, ne soient pas négligées, mais qu'on les note avec soin. Tout ce qui met de l'unité dans la nature, quoique d'une façon imparfaite, fraye la route vers la découverte des formes. C'est pourquoi les faits qui sont utiles à cette fin ne doivent pas être méprisés, et méritent de certains privilèges. Mais, en les employant, on doit prendre garde que l'esprit humain, après avoir découvert plusieurs de ces formes particulières, et tiré de là des divisions de la nature étudiée, ne s'y repose définitivement sans poursuivre la découverte légitime de la forme principale; et, s'imaginant que la nature est divisée et multiple dans ses racines mêmes, ne méprise et ne rejette toute unité profonde de nature comme chose vaine et subtile, et de pure abstraction. Soit donné, par exemple, comme sujet d'étude, la mémoire, ou les moyens d'exciter et d'aider la mémoire. Les faits constitutifs sont : l'ordre ou la disposition, qui manifestement aide la mémoire; ensuite, les lieux qui sont d'un grand secours pour l'art de se souvenir; sous ce titre nous comprenons les lieux proprement dits, comme une porte, un angle, une fenêtre, et leurs semblables, puis les personnes familières et connues, puis encore tout ce que l'on voudra faire servir à la même destination (pourvu qu'on le soumette à un ordre fixe), comme des animaux, des plantes, des mots, des lettres, des caractères, des personnages historiques, etc., bien que, dans cette variété d'éléments, les uns soient plus appropriés à leur objet et plus commodes, les autres moins : les lieux de cette sorte aident singulièrement la mémoire, et en portent les puissances bien au delà du degré qu'elle aurait atteint par sa capacité naturelle. De plus, on observe que les vers s'apprennent et se retiennent mieux de mémoire que la prose. Voilà un groupe de trois faits constitutifs, l'ordre, les lieux artificiels, les vers, qui constituent une première espèce de secours pour la mémoire. Appelons cette espèce, la suppression de l'indéfini, ou l'exclusion du vague; en effet, quand on cherche à rappeler un souvenir, si l'on n'a aucune notion préalable, aucun élément précurseur, on cherche, on fait des efforts, l'esprit erre à l'aventure, comme dans l'infini ; que si l'on possède quelque notion préalable, aussitôt le temps se détermine, et l'esprit s'exerce sur un terrain bien circonscrit. Or, dans les trois ordres de faits que nous avons rapportés plus haut, la notion préalable est manifeste et certaine. Dans le premier, il faut quelque élément compris dans un ordre fixe; dans le second, un souvenir en rapport avec quelqu'un de ces lieux déterminés; dans le troisième on est guidé par les lois de la prosodie. Dans les trois cas, l'indéfini est supprimé. D'autres faits constitueront une nouvelle espèce fondée sur ce principe : « tout ce qui donne aux choses intelligibles une expression sensible, est un secours pour la mémoire; » ce principe est encore d'une grande application pour l'art de se souvenir. D'autres faits constitueront une troisième espèce, dont voici le principe : "tout ce qui pénètre dans l'esprit quand nous éprouvons un sentiment vif, comme la crainte, l'admiration, la honte, la joie, se retient facilement" ; cette coïncidence est un secours pour la mémoire. Nouvelle espèce, c'est la quatrième, fondée sur ce principe : "tout ce qui pénètre dans l'esprit pur, libre ou déchargé de toute préoccupation, se grave plus profondément dans la mémoire; » ainsi, les leçons apprises dans l'enfance, ceux de nos travaux qui précèdent immédiatement le sommeil, tout ce qui est nouveau, tout ce qui commence. Autres faits, composant une cinquième espèce : la multitude des circonstances et des prises offertes à la mémoire lui est d'un grand secours; telles sont : les notes détachées, la lecture, la récitation à haute voix. Une sixième et dernière espèce a pour principe que les choses attendues et qui tiennent l'attention en arrêt se retiennent fort bien, et qu'on se souvient à peine de celles qui ne font que passer. Parcourez vingt fois une page, vous ne l'apprendrez pas aussi facilement, que si vous la lisiez dix fois, en essayant, dans les intervalles, de la réciter de mémoire, et regardant le livre quand le souvenir fait défaut. Voilà donc, en résumé, six espèces de secours pour la mémoire, à savoir: la suppression de l'indéfini, l'expression sensible des choses intelligibles, la coïncidence d'un sentiment vif, le dégagement de l'esprit, la multitude des prises, l'attention forte. Autre exemple : Soit donné comme sujet d'étude le sens du goût. Voici des faits constitutifs : ceux que la nature a privés d'odorat ne peuvent reconnaitre au goût une nourriture rance ou pourrie; ils ne reconnaissent pas mieux la présence de l'ail, de l'essence de rose, ou de quelque condiment que ce soit. De même, ceux qui ont les narines bouchées par une cause accidentelle, comme un rhume, ne discernent pas au goût les diverses saveurs que nous venons de dire. De plus, ceux qui souffrent d'un rhume, viennent-ils à se moucher fortement quand ils ont dans la bouche quelque aliment signalé par la bonne ou la mauvaise odeur, au moment même, le sens du goût se réveille et s'exerce. Ces divers faits constitueront cette espèce ou plutôt cette partie de la théorie du goût: le goût, à de certains égards, n est rien autre qu'un odorat intérieur, qui descend des canaux supérieurs de l'odorat dans la bouche et le palais. Au contraire les saveurs salée, douce, âcre, acide, amère, etc., sont aussi bien senties par ceux a qui manque l'odorat que par les autres : d'où l'on doit conclure que le sens est un composé d'un certain odorat intérieur et d'un tact délicat; mais ce n'est pas le lieu maintenant approfondir ce sujet. Soit encore proposé comme exemple le sujet suivant : communication de la qualité sans communication de la `substance. Ln lumière nous offrira une première espèce de communication; la chaleur et l'aimant en présenteront une autre. La communication de la lumière est presque instantanée, elle cesse immédiatement, dès que le foyer lumineux disparaît. Mais la chaleur et la vertu magnétique; après avoir été transmises, ou plutôt développées par un foyer dans un corps, subsistent et demeurent pendant un temps considérable, lorsque le foyer a été retiré. Enfin les faits constitutifs sont très privilégiés, parce qu'ils servent beaucoup aux définitions (particulières surtout) et aux divisions ou distributions des natures; et c'est un mot juste que celui de Platon : "On devrait regarder comme un dieu celui qui saurait bien définir et diviser".