[1,0] Francis Bacon, Nouvel Organum Rédigé en aphorismes. APHORISMES sur l'interprétation de la nature et le règne de l'homme. LIVRE PREMIER. [1,1] I. L'homme, interprète et ministre de la nature, n'étend ses connaissances et son action qu'à mesure qu'il découvre l'ordre naturel des choses, soit par l'observation, soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus. [1,2] II. La main seule et l'entendement abandonné à lui-même n'ont qu'un pouvoir très-limité ; ce sont les instruments, et les autres genres de secours qui font presque tout, secours et instruments non moins nécessaires à l'esprit qu'à la main ; et de même que les instruments de la main excitent ou règlent son mouvement, les instruments de l'esprit l'aident à saisir la vérité ou à éviter l'erreur. [1,3] III. La science et la puissance humaine se correspondent dans tous les points et vont au même but ; c'est l'ignorance où nous sommes de la cause qui nous prive de l'effet ; car on ne peut vaincre la nature qu'en lui obéissant ; et ce qui était principe, effet ou cause dans la théorie, devient règle, but ou moyen dans la pratique. [1,4] IV. Approcher ou écarter les uns des autres les corps naturels, c'est à quoi se réduit toute la puissance de l'homme ; tout le reste, la nature l'opère à l'intérieur et hors de notre vue. [1,5] V. Les seuls hommes qui se mêlent d'étudier la nature, ce sont tout au plus le mécanicien, le mathématicien, le médecin, l'alchimiste et le magicien ; mais tous, du moins jusqu'ici, avec aussi peu de succès que de vraie méthode. [1,6] VI. Il serait insensé, et même contradictoire, de penser que ce qui n'a jamais été exécuté puisse l'être autrement que par des moyens qui n'ont pas encore été tentés. [1,7] VII. Au premier coup d'œil jeté sur les livres, les laboratoires et les ateliers, les productions de l'esprit et de la main de l'homme paraissent innombrables. Mais toute cette variété se réduit à une subtilité recherchée, et à des dérivations de ce qui frappe le plus la vue, et non à de nombreux axiomes. [1,8] VIII. Je dis plus : tous ces moyens imaginés jusqu'ici sont bien plutôt dus au hasard et à la routine, qu'aux sciences et à la méthode. Car ces sciences prétendues, dont nous sommes en possession, ne sont tout au plus que d'ingénieuses combinaisons de choses connues depuis longtemps, et non de nouvelles méthodes d'invention ou des indications de nouveaux moyens. [1,9] IX. Au fond, les sources et les causes de tous les abus qui se sont introduits dans les sciences se réduisent à une seule, à celle-ci : c'est précisément parce qu'on admire et qu'on vante les forces de l'esprit humain qu'on ne pense point à lui procurer de vrais secours. [1,10] X. La subtilité des opérations de la nature surpasse infiniment celle des sens et de l'entendement, en sorte que toutes ces brillantes spéculations et toutes ces explications dont on est si fier ne sont qu'un art d'extravaguer méthodiquement ; et si elles en imposent, c'est que personne encore n'a fait cette remarque. [1,11] XI. Comme les sciences que nous possédons ne contribuent en rien à l'invention des moyens, la logique reçue n'est pas moins inutile à l'invention des sciences. [1,12] XII. Cette logique, dont l'usage n'est qu'un abus, sert beaucoup moins à faciliter la recherche de la vérité, qu'à fixer les erreurs qui ont pour base les notions vulgaires ; elle est plus nuisible qu'utile. [1,13] XIII. Le syllogisme n'est d'aucun usage pour inventer ou vérifier les premiers principes des sciences. Ce serait en vain qu'on voudrait l'employer pour les axiomes moyens ; c'est un instrument trop faible et trop grossier pour pénétrer dans les profondeurs de la nature. Aussi voit-on qu'il peut tout sur les opinions, et rien sur les choses mêmes. [1,14] XIV. Le syllogisme est composé de propositions, les propositions le sont de mots, et les mots sont en quelque manière les étiquettes des choses. Que si les notions mêmes, qui sont comme la base de l'édifice, sont confuses et extraites des choses au hasard, tout ce qu'on bâtit ensuite sur un tel fondement ne peut avoir de solidité. Il ne reste donc d'espérance que dans la véritable induction. [1,15] XV. Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d'action, de passion, et la notion même de l'être. Encore moins peut-on faire fonds sur les notions de densité et de raréfaction, de pesanteur et de légèreté, d'humidité et de sécheresse, de génération et de corruption, d'attraction et de répulsion, d'élément et de matière, de forme, ni sur une infinité d'autres semblables, toutes notions fantastiques et mal déterminées. [1,16] XVI. Les notions des espèces du dernier ordre, comme celles de l'homme, du chien, du pigeon, et les perceptions immédiates des sens, comme celles du chaud, du froid, du blanc, du noir, sont beaucoup moins trompeuses ; encore ces dernières mêmes deviennent-elles souvent confuses et incertaines, par différentes causes, telles que : la nature variable de la matière, l'enchaînement de toutes les parties de la nature, et la prodigieuse complication de tous les sujets. Mais toutes les autres notions dont on a fait usage jusqu'ici sont autant d'erreurs ; aucune n'a été extraite de l'observation et de l'expérience par la méthode convenable. [1,17] XVII. Même licence et même aberration dans la manière de former et d'établir les axiomes, que dans celle d'abstraire les notions ; et l'erreur est dans les propositions mêmes qu'on qualifie ordinairement de principes, et qui toutes sont le produit de l'induction vulgaire ; mais elle est beaucoup plus grande dans les axiomes et les propositions d'ordre inférieur qu'on déduit par le moyen du syllogisme. [1,18] XVIII. Ce qu'on a jusqu'ici inventé dans les sciences est presque entièrement subordonné aux notions vulgaires, ou s'en éloigne bien peu ; mais veut-on pénétrer jusqu'aux parties les plus reculées et les plus secrètes de la nature, il faut extraire de l'observation et former, soit les notions, soit les principes, par une méthode plus exacte et plus certaine ; en un mot, apprendre à mieux diriger tout le travail de l'entendement humain. [1,19] XIX. Il peut y avoir et il y a en effet deux voies ou méthodes pour découvrir la vérité. L'une, partant des sensations et des faits particuliers, s'élance du premier saut jusqu'aux principes les plus généraux ; puis se reposant sur ces principes comme sur autant de vérités inébranlables, elle en déduit les axiomes moyens ou les y rapporte pour les juger ; c'est celle-ci qu'on suit ordinairement. L'autre part aussi des sensations et des faits particuliers ; mais s'élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans franchir aucun degré, elle n'arrive que bien tard aux propositions les plus générales ; cette dernière méthode est la véritable, mais personne ne l'a encore tentée. [1,20] XX. L'entendement abandonné à lui-même suit précisément la même marche que lorsqu'il est dirigé par la dialectique ; car l'esprit humain brûle d'arriver aux principes généraux pour s'y reposer ; puis après s'y être un peu arrêté, il dédaigne l'expérience. Mais la plus grande partie du mal doit être imputée à la dialectique, qui nourrit l'orgueil humain par le vain étalage et le faste des disputes. [1,21] XXI. L'entendement abandonné à lui-même dans un homme judicieux, patient et circonspect, surtout lorsqu'il n'est arrêté par aucune prévention née des opinions reçues, fait quelques pas dans cette autre route qui est la vraie, mais il y avance bien peu ; l'entendement, s'il n'est sans cesse aidé et dirigé, étant sujet a mille inconséquences, est tout à fait incapable par lui-même de pénétrer dans les obscurités de la nature. [1,22] XXII. L'une et l'autre méthode, partant également des sensations et des choses particulières, se reposent dans les plus générales, mais avec cette différence immense que l'une ne fait qu'effleurer l'expérience et y toucher pour ainsi dire en courant, au lieu que l'autre s'y arrête autant qu'il le faut et avec méthode. De plus, la première établit de prime-saut je ne sais quelles généralités abstraites, vagues et inutiles, au lieu que la dernière s'élève par degrés aux principes réels et avoués de la nature. [1,23] XXIII. Ce n'est pas une légère différence que celle qui se trouve entre les fantômes de l'esprit humain et les idées de l'esprit divin, je veux dire entre certaines opinions frivoles et les vraies marques, les vraies caractères empreints dans les créatures, quand on sait les voir telles qu'elles sont. [1,24] XXIV. Il ne faut pas s'imaginer que des principes établis par la simple argumentation puissent être jamais d'un grand usage pour inventer des moyens réels et effectifs, la subtilité de la nature surpassant infiniment celle des arguments ; mais, les principes extraits des faits particuliers avec ordre et avec méthode conduisent aisément à de nouveaux faits particuliers, et c'est ainsi qu'ils rendent les sciences actives. [1,25] XXV. D'où ont découlé les principes sur lesquels on se fonde aujourd'hui ? d'une poignée de petites expériences, d'un fort petit nombre de faits très-familiers, d'observations triviales ; et comme ces principes sont, pour ainsi dire, taillés à la mesure de ces faits, il n'est pas étonnant qu'ils ne puissent conduire à de nouveaux faits. Que si par hasard quelque fait contradictoire, qu'on n'avait pas d'abord aperçu, se présente tout à coup, on sauve le principe à l'aide de quelque frivole distinction, au lieu qu'il aurait fallu corriger d'abord le principe même. [1,26] XXVI. Ce produit de la raison humaine, dont nous faisons usage pour raisonner sur les opérations de la nature, nous l'appelons anticipations de la nature, attendu que ce n'est qu'une production fortuite et prématurée. Mais les autres connaissances que nous tirons des choses observées et analysées avec méthode, nous les appelons interprétations de la nature. [1,27] XXVII. Les anticipations n'ont que trop de force pour extorquer notre assentiment ; car, après tout, si les hommes, étant tous atteints de la même folie, extravaguaient précisément de la même manière, ils pourraient encore s'entendre assez bien. [1,28] XXVIII. Je dis plus ; les anticipations subjuguent plus aisément notre raison que ne le font les interprétations de la nature, les premières n'étant extraites que d'une poignée de cette sorte de faits qu'on rencontre à chaque instant, que l'entendement reconnaît aussitôt et dont l'imagination est déjà pleine ; au lieu que, les interprétations étant formées de notions prises çà et là, extrêmement différentes et fort éloignées, soit les unes des autres, soit des idées communes, ne peuvent aussi promptement frapper notre esprit ; et les opinions qui en résultent, ne se mariant pas aussi aisément aux opinions reçues, semblent étranges, malsonnantes, et sont comme autant d'articles de foi. [1,29] XXIX. Les anticipations et la dialectique sont assez utiles dans les sciences qui ont pour base les opinions et les maximes reçues, vu qu'alors il s'agit plus de subjuguer les esprits que les choses mêmes. [1,30] XXX. Quand tous les esprits de toutes les nations et de tous les siècles, concertant leurs travaux et se transmettant réciproquement leurs découvertes, formeraient une sorte de coalition, les sciences n'en feraient pas de plus grands progrès par le seul moyen des anticipations ; car lorsque les erreurs sont radicales et ont eu lieu dans la première digestion de l'esprit, quelque remède qu'on applique ensuite, et quelque parfaites que puissent être les fonctions ultérieures, elles ne corrigent point le vice contracté dans les premières voies. [1,31] XXXI. En vain se flatterait-on de pouvoir faire de grands progrès dans les sciences, en entassant, en greffant le neuf sur le vieux ; il faut reprendre tout l'édifice par ses fondements, si l'on ne veut tourner perpétuellement dans le même cercle, en avançant tout au plus de quelques pas. [1,32] XXXII. Rendons aux anciens auteurs l'honneur qui leur est dû ; car il ne s'agit pas ici de comparer les esprits ou les talents, mais seulement les méthodes ; et quant à nous, notre dessein n'est pas de prendre ici le rôle de juge, mais seulement celui de guide. [1,33] XXXIII. Disons-le ouvertement ; on ne peut, par le moyen des anticipations, c'est-à-dire des opinions reçues, juger sainement de notre méthode, ni de ce qui a été inventé en la suivant ; car on ne peut exiger que nous nous en rapportions au jugement de ce qui est soi-même appelé en jugement. [1,34] XXXIV. Ce que nous proposons ici n'est même pas trop facile à exposer ; car on ne comprend ce qui est entièrement nouveau que par analogie avec ce qui est déjà connu. [1,35] XXXV. Borgia, parlant de l'expédition des Français en Italie, disait : qu'ils étaient venus la craie en main pour marquer leurs étapes, et non l'épée au poing pour faire une invasion. Il en est de même de notre méthode ; nous voulons qu'elle s'insinue doucement dans les esprits les mieux disposés à la recevoir, et les plus capables de la saisir ; qu'elle s'y fasse jour peu à peu, et sans violence ; car dès que nous ne sommes d'accord ni sur les principes, ni sur les notions, ni même sur la forme des démonstrations, les réfutations ne peuvent plus avoir lieu. [1,36] XXXVI. Reste donc une seule méthode à employer, méthode fort simple ; c'est, quant à nous, de mener les hommes aux faits mêmes, pour leur en faire suivre l'ordre et l'enchaînement ; mais eux, de leur côté, il faut aussi qu'ils s'imposent la loi d'abjurer pour un temps toutes leurs notions, et de se familiariser avec les choses mêmes. [1,37] XXXVII. La méthode des philosophes qui soutenaient le dogme de l'acatalepsie est, dans les commencements, presque parallèle à la nôtre ; mais sur la fin elles s'écartent prodigieusement l'une de l'autre, et elles sont même opposées : car eux, affirmant absolument, et sans restriction, qu'on ne peut rien savoir, ôtent ainsi aux sens et à l'entendement toute autorité ; au lieu que nous, qui disons seulement qu'on ne peut, par la méthode reçue, acquérir de grandes connaissances sur la nature, nous proposons une autre méthode, dont le but est de chercher et de procurer sans cesse des secours aux sens et à l'entendement. [1,38] XXXVIII. Non-seulement les fantômes et les notions fausses qui ont déjà pris pied dans l'entendement humain, et y ont jeté de si profondes racines, obséderont tellement les esprits que la vérité aura peine à s'y faire jour ; mais, le passage une fois ouvert, ils accourront de nouveau dans la restauration des sciences, et feront encore obstacle, si les hommes ne sont bien avertis de s'en défier et de prendre contre eux toutes sortes de précautions. [1,39] XXXIX. Ces fantômes qui obsèdent l'esprit humain, nous avons cru devoir (pour nous faire mieux entendre) les distinguer par les quatre dénominations suivantes : la première espèce, ce sont les fantômes de race ; la seconde, les fantômes de la caverne ; la troisième, les fantômes de la place publique ; la quatrième, les fantômes de théâtre. [1,40] XL. Quoique le plus sur moyen pour bannir à perpétuité tous ces fantômes soit de ne former les notions et les axiomes que d'après les règles de la véritable induction, l'indication de ces fantômes ne laisse pas d'être d'une grande utilité ; car la doctrine qui a pour objet ces fantômes est à l'interprétation de la nature ce que la doctrine qui a pour objet les sophismes est à la dialectique ordinaire. [1,41] XLI. Les fantômes de race ont leur source dans la nature même de l'homme ; c'est un mal inhérent à la race humaine, un vrai mal de famille, car rien n'est plus dénué de fondement que ce principe : « Le sens humain est la mesure de toutes les choses. » Il faut dire au contraire que toutes les perceptions, soit des sens, soit de l'esprit, ne sont que des relations à l'homme, et non des relations à l'univers. L'entendement humain, semblable à un miroir faux, fléchissant les rayons qui jaillissent des objets, et mêlant sa propre nature à celle des choses, gâte, tord, pour ainsi dire, et défigure toutes les images qu'il réfléchit. [1,42] XLII. Les fantômes de la caverne sont ceux de l'homme individuel ; car, outre les aberrations de la nature humaine prise en général, chaque homme a une sorte de caverne, d'antre individuel, qui rompt et corrompt la lumière naturelle, en vertu de différentes causes, telles que : la nature propre et particulière de chaque individu, l'éducation, les conversations, les lectures, les sociétés, l'autorité des personnes qu'on admire et qu'on respecte, enfin la diversité des impressions que peuvent faire les mêmes choses, selon qu'elles rencontrent un esprit préoccupé et déjà vivement affecté par d'autres objets, ou qu'elles trouvent un esprit tranquille et reposé ; en sorte que, rien n'étant plus inégal, plus variable, plus irrégulier que la disposition naturelle de l'esprit humain, considéré dans les divers individus, ses opérations spontanées sont presque entièrement le produit du hasard. Et c'est ce qui a donné lieu à cette observation si juste d'Héraclite : « Les hommes vont cherchant les sciences dans leurs petits mondes particuliers, et non dans le monde universel, c'est-à-dire dans le monde commun à tous. » [1,43] XLIII. Il est aussi des fantômes de convention et de société que nous appelons fantômes de la place publique, et dont la source est la communication qui s'établit entre les différentes familles du genre humain. C'est à ce commerce même, et aux associations de toute espèce, que fait allusion le nom par lequel nous les désignons, car les hommes s'associent par les discours ; et les noms qu'on impose aux différents objets d'échange, on les proportionne à l'intelligence des moindres esprits. De là tant de nomenclatures inexactes, d'expressions impropres qui font obstacle aux opérations de l'esprit : et c'est en vain que les savants, pour prévenir ou lever les équivoques, multiplient les définitions et les explications ; rien de plus insuffisant qu'un tel remède ; quoi qu'ils puissent faire, ces mots font violence à l'entendement, et troublent tout en précipitant les hommes dans de stériles et innombrables disputes. [1,44] XLIV. Il est enfin des fantômes originaires des dogmes dont les diverses philosophies sont composées, et qui, de là, sont venus s'établir dans les esprits. Ces derniers, nous les appelons fantômes de théâtre : car tous ces systèmes de philosophie, qui ont été successivement inventés et adoptés, sont comme autant de pièces de théâtre que les divers philosophes ont mises au jour, et sont venus jouer chacun à leur tour ; pièces qui présentent à nos regards autant de mondes imaginaires et vraiment faits pour la scène. Nous ne parlons pas seulement ici des opinions philosophiques et des sectes qui ont régné autrefois, mais en général de toutes celles qui ont pu ou peuvent encore exister, attendu qu'il est encore assez facile de composer une infinité d'autres pièces du même genre, les erreurs les plus opposées ayant presque toujours des causes semblables. Et, ce que nous disons, il ne faut pas l'entendre seulement des systèmes pris en totalité, mais même d'une infinité de principes et d'axiomes reçus dans les sciences ; principes que la crédulité, en les adoptant sans examen et les transmettant de bouche en bouche, a accrédités. Mais nous allons traiter plus amplement et plus en détail de ces diverses espèces de fantômes, afin d'en garantir plus sûrement l'esprit humain. [1,45] XLV. L'entendement humain, en vertu de sa constitution naturelle, n'est que trop porté à supposer dans les choses plus d'uniformité, d'ordre et de régularité qu'il ne s'y en trouve en effet ; et quoiqu'il y ait dans la nature une infinité de choses extrêmement différentes de toutes les autres, et uniques en leur espèce, il ne laisse pas d'imaginer un parallélisme, des analogies, des correspondances et des rapports qui n'ont aucune réalité. De là cette supposition chimérique que tous les corps célestes décrivent des cercles parfaits, espèce de conte physique qu'on n'a adopté qu'en rejetant tout à fait les lignes spirales et les dragons (aux noms près, qu'on a conservés) ; de là aussi celle du feu élémentaire et de sa forme orbiculaire, laquelle n'a été introduite que pour faire, en quelque manière, la partie carrée (le quadrille) avec les trois autres éléments qui tombent sous le sens. On a été encore plus loin ; on a imaginé je ne sais quelle proportion ou progression décuple, qu'on attribue à ce qu'on appelle les éléments, supposant que leur densité va croissant dans ce rapport, et mille autres rêves de cette espèce. Or, les inconvénients de cette promptitude à faire des suppositions ne se font pas seulement sentir dans les opinions, mais même dans les notions simples et élémentaires ; elle falsifie tout. [1,46] XLVI. L'entendement, une fois familiarisé avec certaines idées qui lui plaisent, soit comme généralement reçues, soit comme agréables en elles-mêmes, s'y attache obstinément ; il ramène tout à ces idées de prédilection ; il veut que tout s'accorde avec elles ; il les fait juge de tout ; et les faits qui contredisent ces opinions favorites ont beau se présenter en foule, ils ne peuvent les ébranler dans son esprit ; ou il n'aperçoit point ces faits, ou il les dédaigne, ou il s'en débarrasse à l'aide de quelques frivoles distinctions, ne souffrant jamais qu'on manque de respect à ces premières maximes qu'il s'est faites. Elles sont pour lui comme sacrées et inviolables ; genre de préjugés qui a les plus pernicieuses conséquences. C'était donc une réponse fort judicieuse que celle de cet ancien qui, voyant suspendus dans un temple des portraits de navigateurs qui, ayant fait un vœu durant la tempête, s'en étaient acquittés après avoir échappé au naufrage, et pressé par cette question de certains dévots : « Hé bien, reconnaissez-vous actuellement qu'il y a des dieux ? » répondit sans hésiter : « À la bonne heure ! mais montrez-nous aussi les portraits de ceux qui, ayant fait un vœu, n'ont pas laissé de périr. » Il en faut dire autant de toutes les opinions ou pratiques superstitieuses, telles que les rêves de l'astrologie judiciaire, les interpretations de songes, les présages, les némésis et autres. Les hommes infatués de ces chimères ont grand soin de remarquer les événements qui cadrent avec la prédiction ; mais quand la prophétie tombe à faux, ce qui arrive le plus souvent, ils ne daignent pas même y faire attention. Ce genre de préjugés serpente et s'insinue encore plus subtilement dans les sciences et la philosophie ; là, ce dont on est une fois engoué tire tout à soi et donne sa teinte à tout le reste, même à ce qui en soi-même a plus de vérité et de solidité. Je dis plus : abstraction faite de cet engouement et de ces puériles préventions, c'est une illusion propre et inhérente à l'esprit humain d'être plus affecté et plus entraîné par les preuves affirmatives que par les négatives, quoique, suivant la raison, il dût se prêter également aux unes et aux autres. On peut même tenir pour certain qu'au contraire, lorsqu'il est question d'établir ou de vérifier un axiome, l'exemple négatif a beaucoup plus de poids. [1,47] XLVII. Ce qui remue le plus fortement l'entendement humain, c'est ce que l'esprit conçoit aisément et qui le frappe aussitôt ; en un mot, ce qui se lie aisément aux idées dont l'imagination est déjà remplie et même enflée. Quant aux autres idées, par l'effet naturel d'une prévention dont il ne s'aperçoit pas lui-même, il les façonne, il les suppose tout à fait semblables à celles dont il a l'esprit obsédé : mais faut-il passer rapidement de ces idées si familières à des faits très-éloignés et très-différents de ceux qu'il connaît, genre de faits qui sont, pour les axiomes, comme l'épreuve du feu ; l'esprit ne se traîne plus qu'avec peine, et ne peut franchir cette grande distance, à moins qu'on ne lui fasse violence à cet égard, et qu'il n'y soit forcé par la plus impérieuse nécessité. [1,48] XLVIII. L'entendement humain ne sait point s'arrêter et semble haïr le repos ; il veut aller toujours en avant, et trop souvent c'est en vain qu'il le veut. Par exemple, on a beau vouloir imaginer les extrémités de l'univers, on n'en peut venir à bout ; et quelques limites qu'on y veuille supposer, on conçoit toujours quelque chose au delà. Il n'est pas plus facile d'imaginer comment l'éternité a pu s'écouler jusqu'à ce jour ; car cette distinction qu'on fait ordinairement d'un infini "a parte ante", et d'un infini "a parte post", est tout à fait insoutenable. De cette double opposition il s'ensuivrait qu'il existe un infini plus grand qu'un autre infini, que l'infini peut s'épuiser, qu'il tend au fini, etc. Telle est aussi la subtile recherche qui a pour objet la divisibilité de certaines lignes à l'infini, recherche qui fait bien sentir à l'esprit sa faiblesse. Mais cette faiblesse se fait sentir d'une manière tout autrement préjudiciable dans la recherche des causes : car, quoique les faits les plus généraux de la nature doivent seulement être constatés, et donnés comme tels, et que la cause en soit insaisissable, néanmoins l'entendement humain, qui ne sait point s'arrêter, demande encore quelque chose de plus connu pour les expliquer ; mais alors, pour avoir voulu aller trop loin, il retombe dans ce qui le touche de trop près, dans les causes finales, qui tiennent infiniment plus à la nature de l'homme qu'à celle de l'univers. C'est de cette source qu'ont découlé tant de préjugés dont la philosophie est infectée ; et c'est également le propre d'un esprit superficiel et peu philosophique de demander la cause des faits les plus généraux, et de ne rien faire pour connaître celle des faits inférieurs et subordonnés à ceux-là. [1,49] L'esprit humain ne reçoit pas avec sincérité la lumière des choses, mais il y mêle sa volonté et ses passions; c'est ainsi qu'il se fait une science à son goût : car la vérité que l'homme reçoit le plus volontiers c'est celle qu'il désire. Il rejette les vérités ditficiles à saisir, à cause de son impatience à atteindre le résultat; les principes qui le restreignent, parce que son espérance y trouve des bornes; les lois les plus hautes de la nature, parce qu'elles gênent ses superstitions ; la lumière de l'expérience, par une arrogance superbe, pour que son intelligence ne paraisse pas s'occuper d' objets méprisables et fugitifs ; les idées extraordinaires, parce qu'élles choquent les opinions vulgaires; enfin, d'innombrables et secrètes passions pénètrent de toutes parts l'esprit et corrompent le jugement. [1,50] Mais la plus grande source d'erreurs et d'embarras pour l'esprit humain se trouve dans la grossièreté, l'imbécillité et les aberrations des sens, qui donnent aux choses qui les frappent plus d'importance qu'à celles dont ils ne sont pas frappés immédiatement, quoique les dernières en aient réellement plus que les autres. L'esprit ne va guère plus loin que l'œil; aussi l'observation de ce qui est invisible est-elle complétement ou à peu près nulle. C'est pourquoi toutes les opérations des esprits dans les corps tangibles nous échappent et demeurent inconnues. Nous ne remarquons pas non plus dans les choses visibles les changements d'état insensibles, que l'on nomme d'ordinaire altérations, et qui sont en effet un transport des parties les plus ténues. Et cependant, si ces opérations et ces changements ne sont connus et mis en lumière, on ne peut rien produire de grand dans la nature en fait d'industrie. D'un autre côté, la nature de l'air et de tous les corps plus légers que l'air (et il y en a beaucoup), nous est presque entièrement inconnue. Les sens par eux-mêmes sont très-bornés et nous trompent souvent, et les instruments ne peuvent leur donner beaucoup d'étendue ni de finesse; mais toute véritable interprétation de la nature repose sur l'examen des faits et sur des expériences préparées et concluantes ; dans cette méthode, les sens jugent de l'expérience seulement, et l'expérience, de la nature et de l'objet à connaître. [1,51] L'esprit humain, de sa nature, est porté aux abstractions, et regarde comme stable ce qui est dans un continuel changement. Il vaut mieux fractionner la nature que l'abstraire; c'est ce qu'a fait l'école de Démocrite, qui a mieux pénétré dans la nature que toutes les autres. Ce qu'il faut considérer, c'est la matière, ses états et ses changements d'état, ses opérations fondamentales, et les lois de l'opération ou du mouvement; quant aux formes, ce sont· des inventions de l'esprit humain, à moins qu'on ne veuille appeler formes ces lois des opérations corporelles. [1,52] Voilà les idoles que nous appelons idoles de la tribu, qui ont leur origine, ou dans la régularité inhérente à l'essence de l'esprit humain, ou dans ses préjugés, ou dans son étroite portée, ou dans son instabilité continuelle, ou dans son commerce avec les passions, ou dans l'imbécillité des sens, ou dans le mode de l'impression que nous recevons des choses. [1,53] Les idoles de la caverne viennent de la constitution d'esprit et de corps particulière à chacun; et aussi de l'éducation, de la coutume, des circonstances. Cette espèce d'erreurs est très nombreuse et variée; cependant nous indiquerons celles dont il faut le plus se garder, et qui ont la plus pernicieuse influence sur l'esprit qu'elles corrompent. [1,54] Les hommes aiment les sciences et les études spéciales, ou parce qu'ils s'en croient les auteurs et inventeurs, ou parce qu'ils y ont consacré beaucoup d'efforts et se sont particulièrement familiarisés avec elles. Lorsque les hommes de cette classe se tournent vers la philosophie et les théories générales, ils les corrompent et les altèrent en conséqupnce de leurs études favorites; c'est ce que l'on voit très-manifestement dans Aristote, qui asservit tellement la philosophie naturelle à sa logique, qu'il fit de la première une science à peu près vaine et une arène de discussions. Les chimistes, avec quelques essais au fourneau, ont construit une philoaophie imaginaire et d'une portée fort restreinte; bien mieux, Gilbert, après avoir observé les propriétés de l'aimant avec une application extrême, se fit sur·le-champ une philosophie en harmonie parfaite avec l'ohjet dont son esprit était possédé. [1,55] La distinction la plus grave et en quelque façon fondamentale à signaler entre les esprits, relativement à la philosophie et aux sciences, c'est que les uns ont plus d'aptitude et d'habileté à remarquer les différences des choses, les autres à remarquer les ressemblances. Les esprits fermes et pénétrants peuvent fixer leur attention et la concentrer sur les différences même les plus subtiles: les esprits élevés et qui raisonnent, saisissent et réunissent les ressemblances même les plus légères et les plus générales des êtr es; l'une et l'autre sorte d'esprit tombe facilement dans l'excès, en saisissant ou des points ou des ombres. [1,56] On trouve certains esprits remplis d'admiration pour tout ce qui est antique, certains autres de passion et d'entraînement pour la nouveauté; bien peu sont faits de telle sorte qu'ils puissent garder une mesure, et ne point aller battre en brèche ce que les anciens ont fondé de bon, ou mépriser ce que les modernes apportent de raisonnable à leur tour. Et ce n'est pas sans un grand dommage pour la philosophie et les sciences, que les esprits se font ainsi les partisans plutôt que les juges de l'antiquité et de la nouveauté; ce n'est pas à l'heureuse condition d'un siècle ou d'un autre, chose variable et périssable, qu'il faut demander la vérité, mais à la lumière de l'expérience et de la nature qui est éternelle. Il faut donc renoncer à ces engouements, et veiller à ce que l'esprit ne reçoive pas d'eux ses convictions. [1,57] L'étude exclusive de la nature et des corps dans leurs éléments, brise en quelque sorte l'intelligence et la met en pièces; l'étude exclusive de la nature et des corps dans leur composition et leur disposition générale, jette l'esprit dans une admiratîon qui l'énerve. C'est ce que l'on voit parfaitelllent en comparant l'école de Leucippe et Démocrite aux autres sectes philosophiques : celle-là se préoccupe tellement des éléments des choses, qu'elle néglige les composés; les autrs demeurent tellement en extase devant les composés, qu' elles ne peuvent pénétrer jusqu'aux éléments; il faut donc faire succéder ces études l'une à l'autre et les cultiver alternativement, pour que l'esprit devienne à la fois pénétrant et étendu, et que l'on puisse éviter les inconvénients que nous avons indiqués, et les idoles qui en proviennent. [1,58] Voilà les soins qu'il faut prendre pour éloigner et dissiper les idoles de la caverne, qui viennent surtout de la prédominance de certains goûts, de l'observation excessive des différences ou des ressemblances, de l'engouement pour certaines époques, enfin, d'une vue trop étendue ou trop partielle des choses. En général, tout esprit, en étudiant la nature, doit se défier de ses tendances et de ses prédilections, et apporter en tout ce qui les touche une réserve extrême, pour conserver a l'intelligence toute sa sincérité et sa pureté. [1,59] Les plus dangereuses de toutes les idoles sont celles du forum, qui viennent à l'esprit de son alliance avec le langage. Les hommes croient que leur raison commande aux mots; mais les mots exercent souvent à leur tour une influence toute-puissante sur l'intelligence, ce qui rend la philosophie et les sciences sophistiques et oiseuses. Le sens des mots est déterminé selon la portée de l'intelligence vulgaire, et le langage coupe la nature par les lignes que cette intelligence aperçoit le plus facilement. Lorsqu'un esprit plus pénétrant ou une observation plus attentive veut transporter ces lignes pour les mettre mieux en harmonie avec la réalité, le langage y fait obstacle; d'où il arrive que de grandes et solennelles controverses d'hommes très doctes dégénèrent souvent en disputes de mots; tandis qu'il vaudrait mieux commencer, suivant la prudente habitude des mathématiciens, par couper court à toute discussion, en définissant rigoureusement les termes. Cependant les définitions pour les choses naturelles et matérielles ne peuvent remédier à ce mal, parce que les définitions se font elles-mêmes avec des mots, et que les mots engendrent les mots; de telle sorte qu'il est nécessaire de recourir aux faits, a leurs séries et à leurs ordres, comme nous le dirons bientôt, lorsque nous en serons venus à la méthode et aux principes suivant lesquels on doit fonder les notions et les lois générales. [1,60] Les idoles qui sont imposées à l'intelligence par le langage, sont de deux espèces : ou ce sont des noms de choses qui n'existent point (car de même qu'il y a des choses qui manquent de noms parce qu'on ne les a pas observées, il y a aussi des noms qui manquent de choses et ne nomment que des rêves de notre imagination), ou des noms de choses qui existent, mais confus et mal définis, et reposant sur une vue de la nature beaucoup trop prompte et incomplète. De la première espèce sont les expressions suivantes : "fortune, premier mobile, orbes planétaires, élément du feu", et autres fictions de cette sorte, dont la racine est dans de fausses et vaines théories. Cette espèce d'idoles est celle que l'on détruit le plus facilement, parce qu'on peut les anéantir en gardant pour les théories un éloignement constant et ferme. Mais l'autre espèce, formée par une abstraction inhabile et vicieuse, enlace bien plus solidement notre esprit où elle a de profondes racines. Choisissons pour exemple cette expression, l'humide, et voyons quel rapport existe ·entre les divers objets · qu'elle signifie : nous trouverons que cette expression est le signe confus de diverses actions qui n'ont point de rapport véritable et ne peuvent se réduire à une seule. Car nous entendons par là, et ce qui en soi est indéterminé et n'a point de consistance ; et ce qui se répand facilement. autour d'un· autre corps; et ce qui cède facilement de tous côtés; et ce qui se divise et se disperse facilement; et ce qui s'unit et se rassemble facilement; et ce qui facilement coule et se met en mouvement; et ce qui adhère facilement à un autre corps et l'humecte; et ce qui facilement fond et se réduit en liquide, lorsqu'il a pris une forme solide. C'est pourquoi, lorsqu'on en vient à appliquer cette expression, si vous la prenez dans un sens, la flamme est humide; dans un autre, l'air n'est pas humide; dans un troisième, la menue poussière est humide; dans un autre encore, le verre est humide; en sorte que l'on reconnalt facilement que cette notion a été empruntée à l'eau et aux liqueurs communes et vulgaires, précipitamment et sans aucune précaution pour en vérifier la justesse. Dans les mots, il y a certains degrés d'imperfection et d'erreur. e genre le moins imparfait de tous est celui des noms qui désignent quelque substance déterminée, surtout parmi les espèces inférieures, et dont l'existence est bien établie (car nous avons de la "craie", de la "boue", une bonne notion; de la "terre", une mauvaise); une classe plus imparfaite est celle des noms d'actions,· comme "engendrer; corrompre, altérer"; la plus imparfaite de toutes est celle des noms de qualités (à l'exception des objets immédiats de nos sensations), comme le "grave", le "doux", le "léger", le "dense", etc. Cependant, parmi toutes ces classes diverses, il est impossible qu'il ne se trouve pas des notions un peu meilleures que les autres, selon l'étendue de l'expérience qui a frappé les sens. [1,61] Quant aux idoles du théâtre, elles ne sont pas innées en nous, ou introduites furtivement dans l'esprit; mais ce sont les fables des systèmes et les mauvaises méthodes de démonstration qui nous les imposent. Essayer et entreprendre de les réfuter, ce serait ne pas être conséquent à ce que nous avons déjà exposé. Comme nous ne sommes d'accord ni sur les principes, ni sur le mode de démonstration, toute argumentation est impossible. C'est une bonne fortune que de ne rien ôter à la gloire des anciens. Et nous n'attaquons en rien leur mérite, puisque ce n'est ici absolument qu'une question de méthode. Comme dit le proverbe: le boiteux qui est sur le bon chemin, arrive avant le coureur qui n'y est pas. Il est même très évident que lorsqu'on court hors de la bonne route, plus on est habile et prompt, plus on dévie. Telle est notre méthode de découvertes scienlifiques, qu'elle ne laisse pas beaucoup à la pénétration et à la vigueur des esprits, mais rend toutes les intelligences à peu près égales. Tout de même que, pour tracer une ligne droite ou décrire un cercle parfait, la fermeté de la main et l'exercice jouent un grand rô!e, si l'on ne se sert que de la main, mais sont de médiocre ou de nulle importance, si l'on emploie la règle ou le compas; ainsi fait notre méthode. Mais quoiqu'il ne serve de rien de réfuter chaque système en particulier, il faut cependant dire un mot des sectes en général et de ces sortes de théorie, des signes auxquels on peut les juger et qui les condamnent, et toucher quelque chose des causes d'un si grand insuccès et d'un accord si long et si général dans l'erreur, pour faciliter l'accès à la vérité, et pour que l'esprit humain se purifie· plus volontiers et bannisse les idoles. [1,62] Les idoles du théàtre, ou des systèmes, sont nombreuses, peuvent l'être plus encore, et le seront peut-être un jour; car si pendant beaucoup de siècles les esprits n'avaient pas été absorbés par la religion et la théologie; si les gouvernements, et surtout les monarchies, n'étaient pas ennemis de ces sortes de nouveautés, même de pure spéculation, à tel point que les hommes ne , peuvent s'y appliquer qu' à leurs risques et périls, n'en retirant aucun fruit, mais au contraire exposés par là même au mépris et à la haine, on aurait vu naître, sans aucun doute, bien d'autres sectes de philosophie, semblables à celles qui fleurirent autrefois dans la Grèce avec une grande variété. De même que sur les phénomènes de l'espace éthéré on peut élever plusieurs thèmes célestes; de même, et bien plus encore, sur les phénomènes de la philosophie, on peut construire des théories diverses, et les pièces de ce théâtre ont encore ce caractère commun avec celles des poètes, de présenter les faits dans des narrations mieux ordonnées et plus élégantes que les narrations véridiques de l'histoire, et de les offrir tels qu'on les ferait à plaisir. En général ces systèmes donnent à la philosophie pour base ou quelques faits auxquels ils demandent trop, ou beaucoup de faits auxquels ils demandent trop peu, en sorte que, d'un côté comme de l'autre, la philosophie repose sur une base beaucoup trop étroite d'expérience et d'histoire naturelle, et ne conclut que d'après des données légitimement trop restreintes. Les rationalistes s'emparent de diverses expériences les plus vulgaires, qu'i ls ne constatent point avec scrupule, et n'examinent pas avec beaucoup de soin, et mettent tout le reste dans la méditation et les évolutions de l'esprit. Il est une autre espèce de philosophes, qui, versés exclusivement dans un petit nombre d'expériences où leur esprit s'absorbe, osent tirer de là une philosophie entière, ramenant tout de vive force et d'une étrange manière à leur explication favorite. Il en est une troisième espèce, qui introduisent dans la philosophie la théologie et les traditions, au nom de la foi et de l'autorité; quelques-uns parmi eux ont poussé la folie jusqu'à demander la science aux invocations des esprits et des génies. Ainsi toutes les fausses philosophies se ramènent à trois classes : la sophistique, l'empirique et la superstitieuse. [1,63] Un exemple très manifeste du premier genre, se voit dans Aristote, qui a corrompu la philosophie naturelle par sa dialectique; construit le monde avec ses catégories; attribuè à l'âme humaine, cette noble substan ce, une nature exprimée par des termes de seconde intention ; tranché la question du "dense" et du "rare", qui donnent au corps de plus ou moins grandes dimensions en étendue, par la pauvre distinction de la puissance et de l'acte ; donné à chaque corps un mouvement unique et particulier, et affirmé que lorsqu'un corps participe à un second mouvement, c'est du dehors que celui-ci lui vient; et imposé à la nature une infinité d'autres lois arbitraires; toujours plus occupé de mettre dans ses réponses un arrangement logique; et de donner à l'esprit quelque chose de positif dans les termes, que de pénétrer dans la réalité; ce dont on est surtout frappé en com parant sa philosophie avec les autres systèmes en honneur chez les Grecs. En effet, les homéoméries d'Anaxagore, les atomes de Leucippe et Démocrite, le ciel et la terre de Parménide, la haine et l'amitié d'Empédocle, la résolution des corps dans l'élément indifferent du feu; et leur retour à l'état de densité d'Héraclite, sentent leur philosophie naturelle, et ont un certain goùt d'expérience et de réalité; tandis que la physique d'Aristote ne contient, la plupart du temps; rien de plus que les termes de sa dialectique; et c'est encore cette dialectique qu'il a refaite plus lard sous le nom plus solennel de métaphysique, où les termes devaient, selon lui, disparaître entièrement devant la réalité. Et que personne ne se récrie, en songeant que ses livres sur les animaux, les problèmes et d'autres traités encore, sont pleins de faits. Il avait commencé par établir des principes généraux, sans consulter l'expérience et fonder légitimement sur elle les principes; et, après avoir décrété à sa guise les lois de la nature, il fit de l'expérience l'esclave violentée de son système; de telle sorte qu'à ce titre il mérite plus de reproches encore que ses sectateurs modernes (les philosophes scolastiques), qui ont négligé complétement l'expérience. [1,64] Mais la philosophie empirique a mis au monde des opinions bien plus étranges et monstrueuses que la philosophie sophistique et rationaliste; parce qu'elle n'avait plus son fondement dans la lumière des notions vulgaires (lumière faible et superficielle, il est vrai, mais en quelque façon universelle et d'une portée fort étendue), mais dans les limites étroites et obscures d'un petit nombre d'expériences. C'est pourquoi une semblable philosophie, aux yeux de ceux qui passent leur vie à faire de ces sortes d'expériences, et qui en ont l'imagination pour ainsi dire infestée, parait vraisemblable et presque certaine; aux yeux des autres, inadmissible et vaine. Nous en trouvons un exemple remarquable dans les systèmes des chimistes; mais à l'époque où nous sommes, on n'en trouverait pas ailleurs, si ce n'est peut-être dans la philosophie de Gilbert. Toutefois il n'en est pas moins très important de se mettre en garde contre de tels systèmes; car nous prévoyons et augurons déja que si l'esprit humain, excité par nos conseils, se tourne sérieusement vers l'expérience, en disant adieu aux doctrines sophistiques, alors, par sa précipitation, son entraînement prématuré, et le saut; ou plutôt le vol par où il s'élèvera aux lois générales et aux principes des choses, il y aura pour lui un péril constant de tomber dans ces sortes de systèmes: et nous devons, dès maintenant, aller au-devant de ce danger. [1,65] Mais la philosophie corrompue par la superstition et envahie par la théologie, voilà le pire de tous les fléaux, et le plus redoutable pour les systèmès entiers ou pour leurs diverses parties. L'esprit humain n'est pas moins accessible aux impressions de l'imagination qu'à celles des notions vulgaires. La philosophie sophistique est batailleuse, enlace l'esprit dans ses piéges; mais cette autre philosophie, toute gonflée d'imagination, et qui ressemble à la poésie, flatte davantage l'esprit. Il y a en eflet, chez l'homme, une certaine ambition d'intelligence, aussi bien que de volonté; surtout chez les esprits élevés. On trouve dans la Grèce des exemples éclatants de· ce genre de philosophie, particulièrement dans Pythagore, où la superstition est des plus lourdes et grossières; dans Platon et son école, où elle est à la fois plus relevée et plus dangereuse. On retrouve encore la superstition dans certaines parties des autres philosophies, où se sont introduites les formes abstraites, les causes finales et les causes premières ; et où le plus souvent sont omises les causes moyennes, et ainsi du reste. On ne saurait trop se mettre en garde contre un tel péril; car la pire chose au monde, c'est l'apothéose des erreurs, et l'on doit considérer comme le premier fléau de l'esprit, l'autorité sacrée donnée à de vaines fictions. Quelques modernes sont tombés dans ce défaut avec une telle légèreté, qu'ils ont essayé de fonder la philosophie naturelle sur le premier chapitre Genèse, le livre de Job, et autres traités de l'Écriture sainte, interrogeant la mort au milieu de la vie. Il faut d'autant plus réprimer ces folles tentatives, que du mélange impur des choses divines et humaines, il sort non seulement une philosophie chimérique, mais encore une religion hérétique. C'est donc un précepte des plus salutaires, de contenir l'intempérance de son esprit, en ne donnant à la foi que ce qui est matière de foi. [1,66] Nous venons de parler des mauvaises autorités des philosophies, qui sont fondées ou sur les notions vulgaires, ou sur un petit nombre d'expériences, ou sur la superstition. Mais il faut dire aussi quelques mots de la fausse direction que prend d'ordinaire la contemplation de l'esprit, surtout dans la philosophie naturelle. L'esprit humain prend de fausses idées en voyant ce qui se pratique dans les arts mécaniques où les corps sont le plus souvent transformés par composition et séparation, et s'imagine qu'il se passe quelque chose de semblable dans les opérations de la nature. C'est de là qu'est venue la fiction des éléments et de leur concours pour composer les corps naturels. D'un autre côté, lorsque l'homme contemple le libre jeu de la nature, il rencontre bientôt les espèces des choses, des animaux, des plantes, des minéraux; et de là, il vient facilement à penser qu'il y a dans la nature, des formes primordiales des choses, qu'elle s'efforce de réaliser dans ses œuvres; et que la variété des individus vient des obstacles que rencontre la nature dans son travail, de ses aberrations, ou du conflit des diverses espèces et d'une sorte de fusion des unes dans les autres. La première idée nous a valu les qualités premières élémentaires; la seconde, les propriétés occultes et les vertus spécifiques; l'une et l'autre reviennent à un ordre de vaines spéculations, où l'esprit se repose, croyant juger d'un seul trait les choses, et qui le détournent des connaissances solides. Mais les médecins s'appliquent avec bien plus de fruit aux qualités secondes des choses et aux opérations dérivées, comme "attirer, répousser, amoindrir, épaissir·, dilater, ressèrrer, résoudre, hâter"; et autres semblables; et s'ils ne corrompaient par ces deux notions générales des qualités élémentaires et des vertus spécifiques, toutes celles-ci qui sont bien faites, en ramenant les qualités secondes aux qualités premières et à leurs mélanges subtils et incommensurables, ou en négligeant de les poursuivre jusqu'aux qualités tierces et quatrièmes, mais en brisant mal à propos la contemplation, ils tireraient, certes, de leurs idées, un parti bien meilleur encore. Et ce n'est pas seulement dans les opérations des substances médicinales qu'il faut chercher de telles vertus; toutes les opérations des corps naturels doivent en offrir, sinon d'identiques, au moins de semblables. Mais un inconvénient bien plus grand encore, vient de ce que l'on contemple et recherche les principes passifs des choses, desquels sortent les faits, et non les principes actifs par lesquels les faits s'accomplissent. Les premiers, en effet, sont bons pour les discours; les seconds, pour les opérations. Ces distinctions vulgaires du mouvement reçues dans la philosophie naturelle, en "génération, corruption; augmentation, diminution, altération, et transport", ne sont d'aucune utilité: Car voici tout ce qu'elles signifient: si un corps, sans éprouver d'autre altération, change de lieu, c'est là un transport; si, conservant son lieu et son espèce, il change de qualité, c'est une altération; si, de ce changement, il résulte que la masse et la quantité du corps ne soit plus la même, c'est un mouvement d'augmentation ou de diminution; s'il est changé au point de perdre son espèce et sa substance pour en prendre une autre, c'est une génération et une corruption. Mlais ce sont là des considérations tout à fait vulgaires et qui ne pénètrent nullement dans la nature ; ce sont les mesures et les périodes seulement , non pas les espèces du mouvement. Elles nous font bien entendre le jusqu'où, mais non le comment ni de quelle source: Elles ne nous disent rien des attractions secrètes ou du mouvement insensible des parties; mais lorsque le mouvement prësente aux sens, d'une façon grossière, le corps dans des conditions autres qu'auparavant, c'est là qu' elles vont établir leur division. Lorsque les philosophes veulent parler des causes des mouvements et les diviser d'aprè s leurs causes , ils présentent, avec une négligence extrême, pour toute distinction, celle du mouvement naturel et violent; distinction tout à fait vulga re, car le mouvement violent n'est en réalité qu''un mouvement nature l, par lequel un agent extérieur met, par son opération , un corps dans un aut re éta t qu' auparavant. Mais, négligeant ces distinctions, si l'on observe, par exemple, qu' il y a dans les corps un principe d'attraction mutuelle, en telle façon qu' ils ne souffrent point que la continuité de la nature soit rompue et déchirée, et que le vide s'y produise; ou si l'on dit qu' il y a dans les corps une tendance à recouvrer leurs dimensions ou étendue naturelles, en sorte que si on les comprime ou on les étend en deçà ou au delà, sur-le-champ ils s'efforceront de rentrer dans leur première sphère, et de reprendre leur primitive extension ; ou si l'on dit qu'il y a dans les corps une tendance à s'agréger aux masses de nature semblable, les corps denses tendant vers l'orbe de la terre, les corps légers et rares vers l'orbe céleste; ces distinctions et d'autres semblables seront les véritables genres physiques des mouvements. Les autres au contraire sont purement logiques et scolastiques, comme cette comparaison entre les deux espèces le prouve manifestement. Ce n'est pas aussi un moindre inconvénient que de ne s'occuper, dans les philosophies, qu'à rechercher et déterminer les premiers principes, et en quelque façon les extrémités les plu s reculées de la nature ; tandis que toute l'utilité et les ressources, pour les opérations, consistent dans la connaissance des causes intermédiaires. Il résulte de ce défaut, que les hommes ne cessent d'abstraire la nature, jusqu' à ce qu' ils soient parvenus à la matière potentielle et informe; et d'un autre côté ne cessent de la couper jusqu'à ce qu' ils rencontrent l'atome ; et quand bien même ces résultats seraient vrais, ils ne pourraient servir beaucoup à augmenter les richesses de l'homme. [1,67] Il faut aus si mettre l'esprit en garde contre les excès des philosophies, en ce qui touche le fondement de la certitude et les règles du doute; car de tels excès semblent consolider et en quelque façon perpétuer les idoles, en rendant contre elles tuute agression impossible. Il y a un double excès : l'un, de ceux qui prononcent facilement et rendent les sciences dogmatiques et magistrales; l'autre, de ceux qui ont introduit l'acatalepsie et un examen indéfini et sans terme. Le premier abaisse l'intelligence, le second l'énerve. Car, la philosophie d'Aristote, après avoir, à la façon des Ottomans qui égorgent leurs frères, anéanti par d'impitoyables réfutations toutes les autres philosophies, établit des dogmes sur toutes choses, et posa ensuite arbitrairement des questions qui reçurent leurs réponses, pour que tout fût certain et déterminé, usage qui, depuis, s'est toujours conservé dans cette école. L'école de Platon, de son côté, a introduit l'acatalepsie, d'abord en se jouant et par ironie, en haine des anciens sophistes, Protagoras, Hippias et les autres, qui ne craignaient rien tant que de paraître douter de quelque chose. Mais la nouvelle académie a fait de l'acatalepsie un dogme, et s'y est tenue comme à la vraie méthode; avec plus de raison sans doute que ceux qui se donnaient la licence de prononcer sur tout; car les académiciens disaient qu'ils ne faisaient pas de l'examen une chose dérisoire, comme Pyrrhon et les sceptiques, mais qu'ils savaient bien ce qu'il faut suivre comme proqable, quoiqu'ils ne pussent rien regarder comme vrai. Cependant, lorsque l'esprit humain a désespéré une seule fois de découvrir la vérité, tout languit dès lors, et les hommes se laissent plus volontiers entraîner à de douces et aimables discussions, et à parcourir en pensée la nature qu'ils effleurent, qu'ils ne se maintiennent dans les rudes labeurs de la véritable méthode. Mais, comme nous l'avons dit dès le principe, et ce à quoi nous travaillons sans cesse, il ne faut pas ôter aux sens et à l'esprit de l'homme, si faibles par eux-mêmes, leur autorité naturelle, mais leur fournir des secours. [1,68] Nous avons parlé de chacune des espèces d'idoles et de leur vain éclat; il faut, par une résolution ferme et solennelle, les proscrire toutes, en délivrer et en purger définitivemert l'esprit humain, de telle sorte qu'il n'y ait point d'autre accès au royaume de l'homme, qui est fondé sur !es sciences, qu'il n'y en a au royaume des cieux, dans lequel il n'est donné à personne d'entrer, si ce n'est sous la figure d'un enfant. [1,69] Mais les mauvaises démonstrations sont comme les soutiens et les défenseurs des idoles, et celles que nous possédons dans les dialectiques n'ont guère d'autre effet que de soumettre complétement le mon de aux pensées de l'homme, et les pensées aux mots. Mais, par une secrète puissance, les démonstrations sont la philosophie et la science elles-mêmes. Telles elles sont bien ou mal établies; telles naissent en conséquence les philosophies et toutes les théories. Celles dont nous nous servons, maintenant dans tout le travail par lequel nous tirons de l'expérience et des faits des conclusions, sont vicieuses et insuffisantes. Ce travail se compose de quatre parties, et offre tout autant d'imperfections. Premièrement, les impressions des sens elles-mêmes sont vicieuses, car les sens errent et font défaut. Il est nécessaire de rectifier leurs errements, et de suppléer leur défaut. Deuxièmement, les notions sont mal tirées des impressions des sens, elles sont mal définies et confuses, tandis qu'il faut les bien déterminer et définir. Troisièmement, c'est une mauvaise induction que celle qui tire les principes des sciences d'une simple énumération, sans faire les exclusions et les solutions ou les séparations de nature nécessaires. Enfin cette méthode de découverte et de démonstration, qui commence par établir les principes les plus généraux, pour leur soumettre ensuite et leur conformer les lois secondaires, est la mère de toutes les erreurs et le fléau des sciences. Mais nous parlerons avec plus de détails de tout ce que nous ne faisons que toucher en passant, lorsqu'après avoir achevé de purger et purifier l'esprit humain, nous exposerons la véritable méthode pour interpréter la nature. [1,70] La meilleure démonstration est, sans comparaison, l'expérience, pourvu qu'elle s'en tienne strictement aux observations mêmes. Car si on étend une observation à d'autres faits que l'on croit semblables, à moins d'employer ici beaucoup de prudence et d'ordre, on se trompe nécèssairement. D'ailleurs, le mode actuel d'expérience est aveugle· et insensé. Les hommes, errant au hasard, sans rout certaine; ne prenant conseil que des circonstances fortuites, rencontrent successivement une foule de faits, sans que leur esprit profite beaucoup; parfois ils sont enchantés, parfois troublés et perdus, et ils trouvent toujours à chercher plus loin. Presque toujours on fait les expériences avec légèreté et comme si l'on se jouait; on varie un peu les·observations déjà recueillies, et si tout ne vient pas à souhait, on méprise l'expérience. et l'on renonce à ses tentatives. Ceux qui s'appliquent aux expériences plus sérieusement, avec plus de constance et de labeur, consument tous leurs efforts dans un ordre unique d'observations, comme Gilbert, pour l'aimant, les chimistes, pour l'or. Agir ainsi, c'est être à la fois très inexpérimenté et très-court de vue. Car personne ne· recherche avec succès la nature de la chose dans la chose elle-même; mais les recherches doivent s'étendre à des objets plus généraux. . Ceux qui parviennent à fonder une certaine science et des dogmes sur leurs expériences, se hâtent d'arriver, par un zèle intempestif et prématuré, à la pratique : non seulement pour l'utilité et le profit qu'ils tirent de cette pratique, mais pour saisir, dans une opération nouvelle, un gage certain de l'utilité de leurs autres recherches ; et aussi pour se pouvoir vanter aux yeux des hommes, et leur donner une meilleure idée du sujet favori de leurs occupations. Il arrive par là que, semblables à Atalante, ils s'écartent de leur route pour cueillir la pomme d'or, et que cependant ils interrompent leur course et laissent échapper la victoire de leurs mains. Mais dans la véritable carrière de l'expérience, et dans l'ordre suivant lequel on doit en tirer des opérations nouvelles, il faut prendre.pour modèles l'ordre et la prudence divine. Dieu, le premier jour, créa seulement la lumière, et consacra à cette œuvre un jour entier, pendant lequel il ne fit aucun ouvrage matériel. Pareillement, en toute recherche, il faut d'abord découvrir les causes et les principes véritables, chercher des expériences lumineuses, et non point fructueuses. Les lois générales, bien découvertes et bien établies, ne fournissent pas une opération isolée, mais une pratique abondante, et entraînent après elle les œuvres par troupes. Mais nous parlerons plus tard des voies de l'expérience, qui ne sont pas moins obstruées et empêchées que celles du jugement; dans ce moment, nous n'avons voulu parler que de l'expérience vulgaire, comme d'un mauvais mode de démonstration. L'ordre des choses demande que nous disions maintenant quelques mots des signes (mentionnés ci-devant) auxquels on reconnaît que les philosophies et les systèmes en usage ne valent rien, et des causes d'un fait au premier abord si merveilleux et incroyable. La connaissance des signes dispose l'esprit à reconnaître la vérité, et l'explication des causes détruit le miracle apparent; et ce sont là deux raisons bien puissantes pour faciliter et rendre plus douces la proscription des idoles et leur expulsion de l'esprit humain. [1,71] Les sciences que nous avons nous viennent presque entièrement des Grecs. Ce que les Romains, les Arabes et les modernes y ont ajouté n'est ni considérable, ni de grande importance; et quelle que soit la valeur de ces additions, elles n'en ont pas moins pour base les inventions des Grecs. Mais la sagesse des Grecs était toute d'enseignement, et se nourrissait dans les discussions ; ce qui est le genre de philosophie le plus opposé à la recherche de la vérité. C'est pourquoi ce nom de sophistes, que ceux, qui voulurent être considérés comme des philosophes, rejetèrent par mépris sur les anciens rhéteurs, Gorgias, Protagoras, Hippias, Polus, convient à la famille entière, Platon, Aristote, Zénon, Épicure, Théophraste et à leurs successeurs, Chrysippe, Carnéade et les autres. La seule différence entre eux, c'est que les premiers couraient le monde et faisaient en quelque sorte le commerce, parcourant les diverses cités, étalant leur sagesse et demandant un salaire; les autres, au contraire, avec plus de solennité et de générosité, demeuraient à poste fixe, ouvraient des écoles, et enseignaient gratuilement leur philosophie. Mais les uns comme les autres, quoique différant sous les autres rapports, étaient des professeurs, faisaient de la philosophie un sujet de discussions, créaient et défendaient des sectes et des hérésies philosophiques, de façon à ce que l'on pût adresser à toutes leurs doctrines l'épigramme assez juste de Denys sur Platon : "Ce sont là des discours de vieillards oisifs à des jeunes gens sans expérience.» Mais les premiers philosophes de la Grèce, Empédocle, Anaxagore, Leucippe, Démocrite, Parménide, Héraclite, Xénophane, Philolaüs et les autres (nous omettons Pythagore, comme livré à la superstition), n'ont pas, à ce que nous sachions, ouvert d'écoles; mais ils s'appliquaient à la recherche de la vérité avec moins de bruit, avec plus de sévérité et de simplicité, c'est-à-dire avec moins d'affectation et d'ostentation. C'est pourquoi ils y réussirent mieux, à notre avis; mais à la suite des temps, leur œuvre fut détruite par ces œuvres plus légères qui répondent mieux à la portée du vulgaire et plaisent davantage à ses goûts; le temps, comme un fleuve, entraînant jusqu'à nous dans son cours tout ce qui est léger et gonflé, et submergeant tout ce qui est de consistance et solide. Et cependant ces esprits solides ont eux-mêmes payé leur tribut au défaut de leur pays; eux aussi étaient sollicités par l'ambition et la vanité de faire secte et de recueillir les honneurs de la célébrité. Il faut désespérer de la recherche de la vérité, lorsqu'elle se laisse aller à de telles misères ; il ne faut non plus jamais oublier ce jugement, ou plutôt cette prophétie d'un prêtre égyptien sur les Grecs : "Ils seront toujours des enfants qui n'auront jamais ni l'antiquité de la science, ni la science de l'antiquité." Et certainement ils ont bien le propre des enfants, toujours prêts à bavarder, et incapables d'engendrer ; car leur science est toute dans les mots, et stérile d'œuvres. C'est pourquoi l'origine de notre philosophie et le caractère du peuple d'où elle est sortie, ne sont pas de bons signes en sa faveur. [1,72] Le temps et l'âge où cette philosophie est née, ne sont pas de meilleurs signes pour elle que la nature du pays et du peuple qui l'ont produite. A cette époque on n'avait qu'une connaissance fort restreinte et superficielle des temps et du monde, ce qui est d'un extrême inconvénient, surtout pour ceux qui mettent tout dans l'expérience. Une histoire qui remontait à peine a mille années, et qui ne méritait pas le nom d'histoire; des fables et de vagues traditions d'antiquité, voilà tout ce qu'ils avaient. Ils ne connaissaient qu'une très petite partie des pays et des régions du monde; ils appelaient tous les peuples du nord indistinctement Scythes, tous ceux de l'occident Celtes; ne connaissaient rien en Afrique au delà des frontières de l'Éthiopie les plus rapprochées; en Asie, au delà du Gange; encore bien moins les provinces du nouveau monde, pas même par ouï-dire, et moins encore par quelque bruit incertain et qui eût de la consistance ; déclaraient inhabitables beaucoup de climats et de zones, où vivent et respirent une infinité de peuples. On vantait alors comme quelque chose de très remarquable les voyages de Démocrite, Platon, Pythagore, qui certainement ne s'étendaient pas loin et méritent plutôt le nom de promenades. De nos jours, au contraire, la plus grande partie du nouveau monde et toutes les régions extrêmes de l'ancien sont connues; et le nombre des observations s'est accru dans une proportion infinie. C'est pourquoi, si l'on veut, à la façon des astrologues, chercher des signes dans les temps de leur naissance, on ne trouvera rien de bien favorable pour ces philosophies. [1,73] Il n'y a pas de signe plus certain et plus considérable que celui qu'on demande aux résultats. Les inventions utiles sont comme des garants et des cautions de la vérité des philosophies. Eh bien! de toutes ces philosophies grecques et des sciences spéciales qui en sont les corollaires; pourrait-on montrer que soit venue, pendant tant de siècles; une seule expérience qui ait concouru à améliorer et à soulager la condition humaine, et que l'on puisse rapporter certainement aux spéculations et aux dogmes de la philosophie? Celse avoue avec ingénuité et sagesse que l'on fit d'abord des expériences en médecine, et que les hommes· élevèrent ensuite des systèmes sur ces expériences, en recherchèrent et en assignèrent les causes, et que les choses ne se passèrent point dans un ordre inverse; l'esprit débutant par la philosophie et la connaissance des causes; tirant de là et créant des expériences. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que les Égyptiens, qui attribuaient la divinité aux inventeurs des arts, aient consacré plus d'animaux que d'hommes; car les animaux, par leur instinct naturel, ont fait beaucoup de découvertes; tandis que les hommes, de leurs discours et de leurs conclusions rationnelles, en ont tiré peu ou point. Les chimistes ont obtenu quelques résultats; mais ils les doivent plutôt à des circonstances fortuites, et aux transformations des expériences, comme les mécaniciens, qu'à un art déterminé et une théorie régulièrement appliquée; car la théorie qu'ils ont imaginée est plutôt faite pour troubler l'expérience que pour la seconder. Ceux qui s'occupent de magie naturelle, comme on la nomme, ont fait aussi quelques découvertes, mais de médiocre importance, et qui ressemblent un peu à des impostures. Ainsi donc, de même que c'est un précepte en religion de prouver sa foi par des œuvres; dans la philosophie, à laquelle ce précepte s'applique parfaitement, il faut juger la doctrine par ses fruits, et déclarer vaine celle qui est stérile; et cela à plus forte raison encore, si, au lieu des fruits de la vigne et de l'olivier, la philosophie produit les ronces et les épines des discussions et des querelles. [1,74] Il faut aussi demander des signes aux progrès des philosophies et des sciences. Car tout ce qui a des fondements dans la nature croit et se développe; tout ce qui n'est fondé que sur l'opinion, a des variations, mais non pas de croissance. C'est pourquoi, si toutes ces doctrines, qui ressemblent à des plantes déracinées, avaient au contraire pris leurs racines et puisé leur sève dans la nature, elles n'auraient pas présenté le spectacle qu'elles offrent depuis tantôt deux mille ans, que les seiences, arrêtées dans leur marche, en demeurent à peu près au même point, et n'ont fait aucun progrès mémorable, à telles enseignes qu'elles ont surtout fleuri· avec leurs premiers fondateurs, et n'ont fait que décliner depuis lors. Dans les arts mécaniques qui ont pour fondement la nature et la lumière de l'expérience, nous voyons arriver tout le contraire;· ces arts, tant qu'ils répondent aux goûts des hommes, animés d'un certain souffle, croissent et fleurissent sans cesse, grossiers d'abord, habiles ensuite, délicats enfin, mais toujours en progrès. [1,75] Il est encore un autre signe à recueillir, si toutefois le nom de signe convient à ce que l'on doit plutôt regarder comme un témoignage, et même comme le plus solide de tous les témoignages: nous voulons dire le propre aveu des auteurs, que l'on suit universellement aujourd'hui. Car ces mêmes hommes qui prononcent avec tant d'assurance sur la nature des choses, lorsque par intervalles ils rentrent en eux-mêmes, s'échappent en plaintes sur la subtilité de la nature, l'obscurité des faits et l'infirmité de l'esprit humain. Si ces plaintes étaient au moins sincères, elles pourraient détourner ceux qui sont plus timides d'entreprendre de nouvelles recherches, et exciter à de nouveaux progrès les esprits plus entreprenants et plus audacieux. Mais pour eux ce n'est pas assez de faire ces aveux de leur impuissance; tout ce qu'ils n'ont point connu ou entrepris, eux ou leurs maltres, ils le rejettent hors des limites du possible, le déclarent, comme autorisés de règles infaillibles, impossible à connaître ou à faire, s'armant avec un orgueil et une jalousie extrêmes, de la faiblesse de leurs découvertes pour calomnier la nature et désespérer tous les esprits. C'est ainsi que se forma la nouvelle Académie qui professa l'acatalepsie, et condamna l'esprit humain à des ténèbres éternelles. Ainsi s'accrédita l'opinion que les formes des choses ou leurs vraies différences, qui sont en réalité les lois de l'acte pur, ne peuvent être découvertes, et dépassent la portée de l'homme. De là cette opinion dans la philosophie pratique, que la chaleur du soleil et celle du feu diffèrent du tout au tout, afin sans doute que les hommes ne pensent pas qu'ils pourraient, par le secours du feu, produire et créer quelque chose de semblable à ce qui se passe dans la nature; et celle-ci, que la composition seulement est l'œuvre de l'homme, la combinaison l'œuvre exclusive de la nature; afin sans doute que les hommes n'espèrent point engendrer par art les corps naturels ou les transformer. Nous espérons donc qu'à ce signe les hommes se laisseront facilement persuader de ne point commettre leurs fortunes et leurs labeurs avec des systèmes, non seulement désespérés, mais encore voués au désespoir. [1,76] Un signe qu'il ne faut pas omettre non plus, c'est la discorde extrême qui a régné naguère entre les philosophes, et la multiplicité des écoles elles-mêmes, ce qui prouve suffisamment que l'esprit n'avait pas une route bien sûre pour s'élever de l'expérience aux lois, puisqu'une matière unique de philosophie (à savoir, la nature elle-même), fut tournée et exploitée de tant de manières diverses, aussi arbitraires qu'erronées. Et quoique de notre temps les dissentiments et les variétés de dogmes soient en général éteints, en ce qui touche les premiers principes et le corps même de la philosophie, cependant il reste, sur des points particuliers de doctrine, une multitude innombrable de questions et de controverses; d'où l'on peut facilement juger qu'il n'y a rien de certain ni de juste dans les philosophies elles-mêmes et dans les modes de démonstration. [1,77] Quant à l'idée généralement répandue, que la philosophie d'Aristote a rallié les esprits à elle, puisqu'après son apparition les systèmes antérieurs disparurent, et que, depuis lors, on n'en vit naître aucun qui lui fût préférable, de telle sorte qu'elle semble si bien et si solidement établie, qu'elle ait conquis à la fois le passé et l'avenir : d'abord, en ce qui touche la disparition des anciens systèmes, après la publication des ouvrages d'Aristote, l'opinion est fausse; les livres des anciens philosophes demeurèrent longtemps après jusqu'à l'époque de Cicéron, et pendant les siècles suivants; mais dans la suite des temps, lorsque l'empire romain fut inondé de barbares, et que la science humaine y fut comme submergée, alors seulement les philosophies d'Aristote et de Platon, comme des tablettes de matière plus légère, furent sauvées sur les flots des âges. En ce qui touche le consentement donné à cette doctrine, à y regarder de bien près, l'opinion commune est encore une erreur. Le véritable consentement est celui qui vient de l'accord des jugements portés avec liberté et après examen. Mais la grande majorité de ceux qui ont donné les mains à la philosophie d'Aristote, s'y sont engagés par préjugés et sur la foi d'autrui; ils ont suivi et ont fait nombre plutôt qu'ils n'ont consenti; Que si c'eût été là un consentement véritable et général, tant s'en faudrait qu'il fallût le tenir pour une solide et légitime autorité, qu'on devrait bien plutôt en tirer une forte présomption pour le parti opposé. Le pire augure est celui que donne le consentement général dans les matières intellectuelles, à l'exception cependant des affaires divines et politiques, où le nombre des suffrages fait loi. Rien ne plaît à la multitude que ce qui frappe l'imagination ou asservit l'esprit aux notions vulgaires, comme nous l'avons dit plus haut. On peut très bien emprunter à la morale, pour l'appliquer à la philosophie, ce mot de Phocion : «Les hommes doivent s'examiner sur-le-champ pour savoir en quoi ils ont failli ou péché, lorsque la multitude les approuve et les applaudit.» Il n'y a pas de signe plus défavorable que celui-là. Ainsi donc nous avons montré ·que tous les signes que l'on peut recueillir sur la vérité et la justesse des philosophies et des sciences actuellement en honneur, soit dans leurs origines, soit dans leurs résultats, soit dans leurs progrès, soit dans les aveux de leurs auteurs; soit dans les suffrages qtii leur sont acquis, sont tous pour elles d'un mauvais augure. [1,78] Il faut en venir maintenant aux causes mêmes des erreurs; et de leur longue domination sur les esprits; ces causes sont si nombreuses et si fortes, qu'on ne s'étonnera plus que les vérités proposées par nous aujourd'hui aient échappé jusqu'ici à l'intelligence humaine, et que l'on admirera plutôt qu'elles soient entrées enfin dans la tête d'un mortel; et sé soient offertes à sa pensée; ce qui, selon nous, est plutôt du bonheur que le fait de l'excellence même de l'esprit, et doit être considéré comme le fruit du temps, bien plus que comme le fruit du talent d'un homme. D'abord, ce grand nombre de siècles doit être, dès qù'on y réfléchit, singulièrement réduit; car de ces vingt-cinq siècles qui renferment à peu près toute l'histoire et les travaux de l'esprit huinain, à peine peut-on en distinguer six où fleurirent les sciences, et où elles trouvèrent les temps favorables à leurs progrès. Les âges, comme les contrées, ont leurs déserts et leurs landes. On ne peut compter que trois révolutions et trois périodes dans l'histoire des sciences : la première, chez les Grecs; la seconde, chez les Romains; et la dernière, chez nous, nations occidentales de l'Europe; et chacune d'elles embrasse à peine deux siècles. Dans le moyen âge, la moisson des sciences ne fut ni abondande ni belle. Il n'y a aucun motif pour faire mention des Arabes ou des scolastiques, qui pendant celte époque chargèrent les sciences de nombreux traités, sans en augmenter le poids. Ainsi donc la première cause d'un si mince progrès dans les sciences, doit être légitimement rapportée aux limites étroites des temps qui furent favorables à leur culture. [1,79] En second lieu se présente une cause qui certainement a entre toutes une gravité extrême, à savoir, que pendant ces époques mêmes où fleurirent avec plus ou moins d'éclat les intelligences et les lettres, la philosophie naturelle ait toujours occupé le moindre rang parmi les occupations des hommes. Et cependant on doit la regarder comme la mère commune de toutes les sciences. Tous les arts et les sciences, arrachés de cette souche commune, peuvent être raffinés et recevoir quelqùes applications utiles; mais ils ne prennent aucune croissance. Cependant il est manifeste qu'après l'établissement et le développement de la religion chrétienne, l'immense majorité des esprits éminents se tourna vers la théologie, que cette étude obtint dès lors les plus magnifiques encouragements et les secours les plus abondants, et qu'elle remplit presque seule cette troisième période de l'histoire intellectuelle dans l'Europe occidentale; d'autant plus qu'à peu près à la même époque, les lettres commencèrent à fleurir, et les controverses religieuses à se produire en foule. Dans l'âge précédent, pendant la seconde période, ou l'époque romaine, les méditations et l'effort des philosophes se portèrent entièrement sur la philosophie morale, qui était la théologie des païens; les plus grands esprits de ces temps se livrèrent presque tous aux affaires de l'État, à cause de la grandeur de l'empire romain, qui réclamait les soins d'un grand nombre d'hommes. Quant à l'epoque où la philosophie naturelle· parut en grand honneur chez les Grecs, elle fut très éphémère; car, dans les premiers temps, les sept sages, comme on les nommait, s'appliquèrent tous, à l'exception de Thalès, à la morale et aux affaires civiles; et dans les derniers, après que Socrate eut ramené la philosophie du ciel sur la terre, la philosophie morale prit encore un plus grand crédit, et détourna les esprits des études naturelles. Mais cette période elle-même, où les recherches naturelles furent en honneur, fut corrompue par les contradictions et par la manie des systèmes, qui la rendirent vaine. Ainsi, puisque. pendant ces trois périodes la philosophie naturelle fut on ne peut plus négligée ou empêchée, il n'est point étonnant que les hommes, occupés à tout autre chose, n'y aient pas fait de progrès. [1,80] Ajoutez à cela que, parmi les hommes mêmes qui ont cultivé la philosophie naturelle, il ne s'en est presque jamais rencontré, surtout dans ces derniers temps, qui y aient apporté un esprit net et dégagé de vues ultérieures; à moins qu'on ne cite par hasard quelque moine dans sa cellule, ou quelque noble dans son manoir; mais, en général, la philosophie naturelle servit de passage et comme de pont à d'autres objets. Et ainsi cette mère commune de toutes les sciences fut réduite, avec une indignité étrange, aux fonctions d'une servante, pour aider lès opérations de la médecine ou des mathématiques,· et pour donner aux esprits des jeunes gens qui n'ont pas encore de maturité, une préparation, et comme une première teinture qui les rendit propres à aborder plus tard d'autres études avec plus de facilité et de succès. Que cependant personne n'espère un grand progrès dans les sciences (surtout dans leur partie pratique), tant que la philosophie naturelle ne se répandra point dans les sciences particulières, et que les sciences particulières à leur tour ne se ramèneront point à la philosophie naturelle. C'est cette cause qui explique pourquoi l'astronomie, l'optique, la musique, la plupart des arts mécaniques, la médecine elle-même, et ce qui paraîtra plus étonnant, la philosophie morale et civile, ainsi que les sciences logiques, n'ont presque aucune profondeur, et sont toutes répandues sur la superficie et les variétés apparentes de la nature; car ces sciences particulières, après qu'on eut établi leur division, et constitué chacune d'elles, ne furent plus nourries par la philosophie naturelle, qui seule, en remontant aux sources et à l'intelligence véritable des mouvements, des rayons, des sons, de la contexture et de la constitution intime des corps, des affections et des perceptions intellectuelles, eût pu leur donner de nouvelles forces et un accroissement solide. Il n'y a donc rien d'étonnant que les sciences ne profitent pas, quand elles sont séparées de leurs racines. [1,81] Francis Bacon, Nouvel Organum Rédigé en aphorismes. APHORISMES sur l'interprétation de la nature et le règne de l'homme. LIVRE PREMIER. Nous rencontrons encore une autre cause importante et puissante du peu d'avancement des sciences. La voici : c'est qu'il est impossible de bien s'avancer dans une carrière, lorsque le but n'est pas bien fixé et déterminé. Il n'est pour les sciences d'autre but véritable et légitime que de doter la vie humaine de découvertes et de ressources nouvelles. Mais le plus grand nombre n'entend pas les choses ainsi, et n'a pour règle que l'amour du lucre et le pédantisme; à moins qu'il ne se rencontre parfois un artisan d'un génie entreprenant et amoureux de la gloire, qui poursuive quelque découverte; ce qui, d'ordinaire, ne se peut faire sans un grand sacrifice de ses propres deniers. Mais, le plus souvent, tant s'en faut que les hommes se proposent d'augmenter le nombre des connaissances et des inventions, qu'ils ne prennent, au contraire, dans le nombre actuel que ce dont ils ont besoin pour professer, pour gagner de l'argent ou de la réputation, ou pour faire tout autre profit de ce genre. Si, parmi une-si grande multitude d'esprits, on en rencontre quelqu'un qui cultive avec sincérité la science pour elle-même, on trouvera qu'il se met plus en peine de connaître les différentes doctrines et les systèmes, que de rechercher la vérité suivant les règles rigoureuses de la vraie méthode. Et encore, si l'on rencontre quelque esprit qui poursuit plus opiniâtrement la vérité, on verra que la vérité qu'il recherche est celle qui puisse satisfaire son intelligence et sa pensée, en lui rendant compte de tous les faits qui sont déjà connus, et non pas celle qui donne pour gage d'elle-même de nouvelles découvertes et montre sa lumière dans de nouvelles lois générales. Ainsi donc, si personne n'a encore bien déterminé le but des sciences, il n'est pas étonnant que tous se soient trompés dans les recherches subordonnées à ce but. [1,82] La fin dernière et le but des sciences ont donc été mal établis par les hommes; mais quand même ils eussent été bien établis, la méthode employée était erronée et impraticable. Et lorsqu'on y réfléchit, on est frappé de stupeur, en voyant que personne n'ait pris à coeur et ne se soit même occupé d'ouvrir à l'esprit humain une route sûre, partant de l'observation et d'une expérience réglée et bien fondée; mais que tout ait été abandonné aux ténèbres de la tradition, aux tourbillons de l'argumentation, aux flots incertains du hasard et d'une expérience sans règle et sans suite. Que l'on examine avec impartialité et application quelle est la méthode que les hommes ont employée d'ordinaire dans leurs recherches et leurs découvertes, et l'on remarquera d'abord un mode de découverte bien simple et bien dépourvu d'art, qui est très familier à tous les esprits. Ce mode consiste, lorsque l'on entreprend une recherche, à s'enquérir d'abord de tout ce que les autres ont dit sur le sujet, à y joindre ensuite ses propres méditations, en agitant, et tourmentant beaucoup son esprit, et l'invoquant en quelque sorte pour qu'il nous rende des oracles; procédé qui est tout à fait sans valeur, et a pour unique fondement les opinions. Tel autre emploie, pour faire ses découvertes, la dialectique, dont le nom seul a quelque rapport avec la méthode qu'il s'agit de mettre en oeuvre. En effet, l'invention, où aboutit la dialectique, n'est pas celle des principes et des lois générales d'ou l'on peut tirer les arts, mais celle des principes qui sont conformes à l'esprit des arts existants. Quant aux esprits plus curieux et importuns, qui se créent une tâche plus difficile et interrogent la dialectique sur la valeur même des principes et des axiomes dont ils lui demandent la preuve, elle les renvoie, par une réponse bien connue, à la foi et comme au respect religieux qu'il faut accorder à chacun des arts dans sa sphère. Reste l'observation pure des faits que l'on nomme "rencontres", lorsqu'ils se présentent d'eux-mêmes, et "expériences", lorsqu'on les a cherchés. Ce genre d'expérience n'est autre chose qu'un faisceau rompu, comme on dit, et que ces tâtonnements par lesquels un homme cherche dans l'obscurité à trouver son chemin, tandis qu'il serait beaucoup plus facile et plus prudent pour lui d'attendre le jour, ou d'allumer un flambeau et de poursuivre ensuite sa route à la lumière. La véritable méthode expérimentale, au contraire, allume d'abord le flambeau, ensuite à la lumière du flambeau elle montre la route, en commençant par une expérience bien réglée et approfondie, qui ne sort point de ses limites, et où ne se glisse point l'erreur; en tirant de cette expérience des lois générales, et réciproquement de ces lois générales bien établies, des expériences nouvelles; car le Verbe de Dieu n'a point opéré dans l'univers sans ordre et sans mesure: Que les hommes cessent donc de s'étonner qu'ils n'aient point fourni la carrière des sciences, puis qu'ils ont dévié de la vraie route, négligeant et abandonnant entièrement l'expérience, ou s'y embarrassant comme dans un labyrinthe, et y tournant sans cesse sur eux-mêmes, tandis que la vraie méthode conduit l'esprit par une route certaine, à travers les forêts de l'expérience, aux champs ouverts et éclairés des principes. [1,83] Ce mal a été singulièrement développé par une opinion ou un préjugé fort ancien, mais plein d'arrogance et de péril, qui consiste en ce que la majesté de l'esprit humain est abaissée, s'il se renferme longtemps dans l'expérience et l'étude des faits que les sens perçoivent dans le monde matériel; en ce que surtout ces faits ne se découvrent qu'avec labeur, n'offrent à l'esprit qu'un vil sujet de méditation, sont très-difficiles à exprimer, ne servent qu'aux métiers qu'on dédaigne, se présentent en nombre infini, et donnent peu de prise à l'intelligence par leur subtilité naturelle. Tout revient donc à ce point, que jusqu'ici la vraie route a non seulement été abandonnée, mais encore interdite et fermée; l'expérience méprisée, ou pour le moins mal dirigée, quand elle ne fut pas négligée rempiétement. [1,84] Ce qui arrêta encore le progrès des sciences, c'est que les hommes furent retenus, comme fascinés, par leur respect aveugle pour l'antiquité, par l'aûtorité de ceux que l'on regarda comme de grands philosophes; et enfin par l'entraînement général des suffrages. Nous avons déjà parlé de ce commun accord des esprits. L'opinion que les hommes ont de l'antiquité est faite avec beaucoup de négligence, et ne s'accorde guère avec l'expression même d'antiquité. La vieillesse et l'ancienneté du monde doivent être considérées comme l'antiquité véritable; et c'est à notre temps qu'elles conviennent, bien plutôt qu'à l'âge de jeunesse auquel les anciens assistèrent. Cet âge, à l'égard du nôtre, est l'ancien et le plus vieux; à l'égard du monde, le nouveau et le plus jeune. Or, en même sorte que nous attendons une plus ample connaissance des choses humaines et un jugement plus mûr d'un vieillard que d'un jeune homme, à cause de son expérience, du nombre et de la variété des choses qu'il a vues, entendues et pensées; de même, il est juste d'attendre de notre temps (s'il connaissait ses forces, et s'il voulait les éprouver et s'en servir) de beaucoup plus grandes choses que des temps anciens; car il est le vieillard du monde, et il se trouve riche d'une infinité d'observations et d'expériences. Il faut tenir compte aussi des navigations de long cours, et des grands voyages si fréquents dans ces derniers siecles, et qui ont de beaucoup étendu la connaissance de la nature, et produit des découvertes d'ou peut sortir une nouvelle lumière pour la philosophie. Bien plus, ce serait une honte pour les hommes, si après que de nouveaux espaces du globe matériel, c'est-à-dire des terres, des mers et des cieux ont été découverts et mis en lumière de notre temps, le globe intellectuel restait enfermé dans ses anciennes et étroites limitès. . Quant à ce qui touche les auteurs, c'est une souveraine pusillanimité que de leur accorder infiniment, et de dénier ses droits à l'auteur des auteurs, et par là même au principe de toute autorité, le temps. On dit, avec beaucoup de justesse que la vérité est fille du temps et non de l'autorité. II ne faut donc pas s'étonner, si cette fascination qu'exercent l'antiquité, les auteurs et le consentement général, a paralysé le génie de l'homme, au peint que, comme une victime de sortiléges, il ne put lier commerce avec les choses elles-mêmes. . [1,85] Ce n'est pas seulement l'admiration pour l'antiquité, les auteurs et l'accord des esprits, qui ont contraint l'industrie humaine à se reposer dans les découvertes déjà faites, mais encore l'admiration pour les inventions elles-mêmes, qui depuis longtemps déjà étaient acquises en certain nombre au genre humain. Certes, celui qui se mettra devant les yeux toute cette variété d'objets et ce luxe brillant que les arts'mécaniques ont créés et déployés pour orner la vie de l'homme, inclinera plutôt à admirer l'opulence qu'à reconnaître la pauvreté humaine; sans remarquer que les observations premières de l'homme et les opérations de la nature (qui sont comme l'àme et le premier moteur de toute cette création des arts), ne sont ni nombreuses, ni demandées aux profondeurs de la nature, et que l'honneur du reste revient à la patience, au mouvement délicat et bien réglé de la main et des instruments. C'est, par exemple, une chose délicate, et qui témoigne de beaucoup de soin, que la fabrication des horloges, qui semblent imiter les mouvements célestes par ceux de leurs roues, et les pulsations organiques par leurs battements successifs et réglés; et pourtant, c'est un art qui repose tout entier sur une ou deux lois naturelles. D'un autre côté, si l'on examine les finesses des arts libéraux, ou celles des arts mécaniques dans la préparation des substances naturelles, ou toutes autres de ce genre, comme la découverte des mouvements célestes dans l'astronomie, des accords dans la musique, des lettres de l'alphabet (qui ne sont pas encore usitées en Chine), dans la grammaire; ou bien, dans les arts mécaniques, les oeuvres de-Bacchus et de Cérès, c'est-à-dire la préparation du vin et de la bière, des pâtes de toutes sortes, des mets exquis, des liqueurs distillées, et autres inventions de ce genre; et si l'on songe en même temps combien de siècles il a fallu pour que ces arts, tous anciens (à l'exception de la distillation), en vinssent au point où ils sont aujourd'hui, sur combien peu d'observations et de principes naturels ils reposent, comme nous l'avons déjà dit pour les horloges; et encore, avec quelle facilité ils ont pu être inventés, dans des circonstaances propices et par des traits de lumière frappant tout à coup les esprits; on s'affranchira bientôt de toute admiration, et l'on déplorera le malheur des hommes, de n'avoir retiré de tant de siècles qu'un tribut si chétif de découvertes. Et cependant ces découvertes elles-mêmes, dont nous avons fait mention, sont plus anciennes que la philosophie ét que les arts de l'esprit; de façon qu'à dire le vrai; lorsque les sciences rationnelles et dogmatiques commencèrent, on cessa de faire des découvertes utiles. Si l'on se transporte des ateliers dans les bibliothèques, et que l'on admire d'abord l'immense variété de livres qu'elles contiennent, lorsqu'on examinera attentivement le sujet et le contenu de ces livres, on tombera dans un étonnement tout opposé; et après s'être assuré qué les répétitions ne finissent pas; et que les auteurs font et disent toujours les mêmes choses; on cessera d'admirer la variété des écrits; et l'on déclarera que c'est une merveille que des sujets si restreints et si pauvres aient seuls jusqu'ici occupé et absorbé les esprits. Si l'on veut ensuite jeter un coup d'oeil sur des études réputées plus curieuses que sensées, et que l'on pénètre un peu dans les secrets des alchimistes et des magiciens, on ne saura peut-être si l'on doit plutôt rire que pleurer sur de telles folies. L'alchimiste entretient un espoir éternel, et lorsque l'événement trompe son attente, il en accuse ses propres errements; il se dit qu'il n'a pas assez bien compris les formules de l'art et des auteurs; il se plonge dans la tradition, et recueille avidement les demi-mots qui se disent bas à l'oreille; ou bien il pense que quelque chose a été de travers dans ses opérations, qui doivent être minutieusement réglées, et il recommence ses expériences à l'infini : et cependant, lorsqu'au milieu des chances de l'expérience, il rencontre quelque fait d'un aspect nouveau ou d'une utilité qu'on ne peut contester, son esprit se repaît de cette espèce de gage, il le vante et l'exalte; et il poursuit, tout animé d'espoir. On ne peut cependant nier que les alchimistes aient fait beaucoup de découvertes et rendu de véritables services aux hommes; mais on peut assez bien leur appliquer cet apologue du vieillard qui lègue à ses enfants un trésor enfoui dans une vigne, en feignant de ne savoir dans quel endroit au juste; les enfants, de s'employer de tous leurs bras à remuer la vigne; l'or ne parait point, mais de ce travail naît une riche vendange. Les partisans de la magie naturelle; qui expliquent tout par les sympathies et les antipathies de la nature, ont attribué aux choses, par des conjectures oiseuses et faites avec une négligence extrême, des vertus et des opérations merveilleuses; et s'ils ont enrichi la pratique de quelques oeuvres, ces nouveautés sont de telle sorte, qu'on peut les admirer, mais non s'en servir. Quant à la magie surnaturelle (si toutefois elle mérite qu'on en parle), ce que nous devons surtout remarquer en elle, c'est qu'il n'y a qu'un cercle d'objets bien déterminé dans lequel les arts surnaturels et superstitieux; dans tous les temps et chez tous les peuples, et les religions elles-mêmes, aient pu s'exercer et déployer leurs prestiges: Nous pouvons donc n'en point tenir compte: Remarquons cependant qu'il n'y a rien d'étonnant que l'opinion d'une richesse imaginaire ait été la cause d'une misère réelle. [1,86] L'admiration des hommes pour les arts et les doctrines, assez simple par elle-même et presque puérile, s'est accrue par l'artifice et les ruses de ceux qui ont fondé et propagé les sciences. Ils nous les donnent si ambitieusement et avec tant d'affectation; ils nous les mettent devant les yeux tellement habillées et faisant si belle figure, qu'on les croirait parfaites de tous points et complètement achevées. A voir leur marche et leurs divisions; elles semblent renfermer et comprendre tout ce que peut comporter leur sujet. Et quoique ces divisions soient bien pauvrement remplies, et que ces titres reposent sur des boîtes vides, cependant, pour l'intelligence vulgaire, elles ont la forme et la teneur de sciences achévées et complètes. Mais ceux qui les premiers, et dans les temps les plus anciens, recherchaient la vérité de meilleure foi et avec plus de bonheur, avaient coutume de renfermer les pensées qu'ils avaient recueillies dans leur contemplation de la nature en aphorismes ou brèves sentences, éparses, et que ne liait aucune méthode; et ils ne feignaient ni ne faisaient profession d'avoir embrassé la vérité tout entière. Mais de la manière dont on agit maintenant; il n'est pas étonnant que les hommes ne cherchent rien au delà de ce qu'on leur donne comme des ouvrages parfaits et absolument accomplis. [1,87] Les doctrines anciennes ont vu s'accroître leur considératione et leur autorité par la vanité et la légèreté de ceux qui proposèrent des nouveautés, surtout dans la partie active et pratique de la philosophie naturelle. Car le monde n'a point manqué de charlatans et de fous, qui, en partie par crédulité, en partie par imposture, ont accablé le genre humain de toutes sortes de promesses et de miracles : prolongation de la vie, venue tardive de la vieillesse, soulagement des maux, redressement des défauts naturels, prestiges des sens, suspension et excitation des appétits, illumination et exaltation des facultés intellectuelles, transformation des substances, multiplication des mouvements, redoublement de leur puissance à volonté, impressions et altérations de l'air, conduite et direction des influences célestes, divination de l'avenir, reproduction du passé, révélation des mystères, et bien d'autres de même sorte. Quelqu'un a dit de ces beaux faiseurs de promesses, sans se tromper beaucoup, à notre avis : qu'il y a en philosophie autant de différence entre de telles chimères et les vraies doctrines; qu'il y en a en histoire entre les hauts faits de Jules César et d'Alexandre le Grand, et les hauts faits d'Amadis des Gaules ou d'Arthur de Bretagne. On trouve que ces illustres capitaines ont fait en réalité de plus grandes choses qu'on n'en attribue à ces héros imaginaires, mais par des moyens moins fabuleux et qui ne tiennent pas tant du prodige. Cependant il ne serait pas juste de refuser de croire à ce qu'il y a de vrai dans l'histoire, parce que des fables viennent souvent l'altérer et la corrompre. Toutefois il n'y a rien d'étonnant que les imposteurs qui ont essayé de telles tentatives, aient porté un grave préjudice aux nouveaux efforts philosophiques (à ceux surtout qui promettent de porter des fruits), à ce point que l'excès de leur forfanterie et le dégoût qu'elle a causé ont ôté d'avance toute grandeur aux entreprises de ce genre. [1,88] Mais les sciences ont eu bien plus à souffrir encore de la pusillanimité, comme de l'humilité et de la bassesse des idées que l'esprit humain s'est rendues favorites. Et pourtant (ce qu'il y a de plus déplorable), cette pusillanimité ne s'est pas rencontrée sans arrogance et sans dédain. D'abord, c'est un artifice familier à tous les arts que de calomnier la nature au nom de leur faiblesse, et de faire d'une impossibilité qui leur est propre, une impossibilité naturelle. Il est certain que l'art ne peut être condamné, si c'est lui qui juge. La philosophie qui règne maintenant, nourrit pareillement dans son sein certains principes qui ne vont à rien moins, si l'on n'y prend garde, qu'à persuader aux hommes que l'on ne doit rien attendre des arts et de l'industrie, de véritablement difficile, et par où la nature soit soumise et hardiment domptée, comme nous l'avons déjà remarqué à propos de l'hétérogénéité de la chaleur du feu et du soleil, et de la combinaison des corps. A les bien juger, toutes ces idées reviennent à circonscrire injustement la puissance humaine, à produire un désespoir faux et imaginaire, qui, non seulement détruise tout bon augure, mais encore enlève à l'industrie de l'homme tous ses aiguillons et tous ses ressorts, et coupe à l'expérience ses ailes ; tandis que ceux qui propagent ces idées sont inquiets seulement de donner à leur art une réputation de perfection, s'efforçant de recueillir une gloire aussi vaine que coupable, dont le fondement est ce préjugé, que tout ce qui jusqu'à ce jour n'a pas été découvert et compris, ne pourra jamais être découvert ni compris par l'homme. Mais si par hasard un esprit veut s'appliquer à l'étude de la réalité et faire quelque découverte nouvelle, il se propose pour but unique de poursuivre et de mettre au jour une seule découverte, et rien de plus; comme, par exemple, la nature de l'aimant, le flux et le reflux de la mer, le thème céleste, et autres sujets de ce genre, qui semblent avoir quelque chose de mystérieux, et dont jusqu'ici l'on s'est occupé avec peu de succès; tandis qu'il est fort inhabile à étudier la nature d'une chose dans cette chose seule, puisque la même nature qui parait ici dérobée et secrète, ailleurs est manifeste et presque palpable; dans le premier cas, elle excite l'admiration; dans le second, on ne la remarque même pas; comme on peut le voir pour la consistance, à laquelle on ne fait aucune attention dans le bois ou dans la pierre, et que l'on se contente d'appeler solidité, sans se demander pourquoi il n'y a pas là séparation ou solution de continuité; mais cette même consistance parait très ingénieuse et très subtile dans les bulles d'eau qui se moulent dans de certaines petites pellicules artistement gonfiées en forme demi-sphérique, de façon à ne présenter, pendant un court instant aucune solution de continuité. Et certainement, toutes ces natures qui passent pour secrètes, sont, dans d'autres objets, manifestes et soumises à la loi commune; et on ne les saisira jamais ainsi si les hommes concentrent toutes leurs expériences et leurs méditations sur les premiers objets. Généralement et vulgairement on regarde dans les arts mécaniques comme des inventions nouvelles un raffinement habile des anciennes inventions, un tour plus élégant qu'on leur donne, leur réunion ou leur combinaison; l'art de les mieux accommoder aux usages, de les produire dans des proportions de volume ou de masse plus considérables ou plus restreintes que de coutume, et tous les autres changements de cette espèce. Il n'est donc pas étonnant que les inventions nobles et dignes du genre humain n'aient pas vu le jour, lorsque les hommes étaient satisfaits et charmés d'efforts aussi maigres et puérils ; lorsqu'ils pensaient même avoir poursuivi et atteint par là quelque chose de vraiment grand. [1,89] Nous devons dire aussi que la philosophie naturelle a rencontré dans tous les temps un adversaire terrible dans la superstition et dans lin zèle religieux, aveugle et immodéré. Nous voyons chez les Grecs ceux qui dévoilèrent les premiers aux hommes étonnés les causes naturelles de la foudre et des tempêtes accusés, pour cette révélation, d'impiété envers les dieux et plus tard excommuniés, sans beaucoup plus de raison; par quelques-uns des anciens Pères de l'Église, ceux qui prouvaient, par des démonstrations évidentes qu'aucun homme de bon sens ne voudrait aujourd'hui révoquer en doute, que la terre est ronde, et que, par conséquent, il existe des antipodes. Bien plus, au point où en sont maintenant les choses; les théologiens scolastiques, par leurs sommes et leurs méthodes, ont rendu très difficile et périlleux de parler de la nature; car, en rédigeant en corps de doctrine et sous forme de traités complets toute la théologie; ce qui était certainement de leur ressort, ils ont fait plus, et ont mêlé au corps de la religion, beaucoup plus qu'il ne convenait, la philosophie épineuse et contentieuse d'Aristote. A la même fin reviennent, quoique d'une autre façon, les travaux de ceux qui n'ont pas craint de déduire la vérité chrétienne des principes, et de la confirmer par l'autorité des philosophes, célébrant avec beaucoup de pompe et de solennité, comme légitime, ce mariage de la foi et de la raison; et flattant les esprits par cette agréable variété, mais aussi mêlant les choses divines aux choses humaines, sans qu'il y eût la moindre parité entre leurs valeurs. Mais dans ces sortes de combinaisons de la philosophie avec la théologie, ne sont compris que les dogmes philosophiques actuellement admis; quant aux nouvelles théories, quelque supériorité qu'elles puissent présenter, leur ârrêt est prononcé à l'avance. Enfin; vous trouverez l'ineptie de certains théologiens aller à ce point qu'ils interdisent à peu près toute philosophie, quelque châtiée qu'elle soit. Les uns craignent tout simplement qu'une étude de la nature trop approfondie n'entraîne l'homme au delà dés limites de modération qui lui sont prescrites; torturant les paroles de la sainte Écriture, prononcées contre ceux qui veulent pénétrer dans les mystères divins, pour les appliquer aux secrets de la nature, dont la recherche n'est nullement interdite. D'autres pensent, avec plus de finesse; que si les lois de la nature sont ignorées, il sera bien plus facile de rapporter chacun des événements à la puissance et à la verge de Dieu, ce qui , selon eux, est du plus grand intérêt pour la religion ; et ça n'est là rien autre chose que de vouloir servir Dieu par le mensonge. D'autres craignent que, par la contagion de l'exemple, les mouvements et les révolutions philosophiques ne se communiquent à la religion, et n'y déterminent ; par contre-coup, des bouleversements. D'autres semblent redouter que par l'étude de la nature on n'arrive à quelque découverte qui renverse ou au moins ébranle la religion, surtout dans l'esprit des ignorants. Mais ces deux dernières craintes nous semblent témoigner d'une sagesse bien terrestre, comme si ceux qui les ont conçues se défiaient; au fond de leur esprit et dans leurs secrètes pensées; de la solidité de la religion et de l'empire de la foi sur la raison et redoutaient en conséquence quelque péril pour elles de la recherche de la vérité dans l'ordre naturel. Mais, à bien voir, la philosophie naturelle est, après la parole de Dieu, le remède le plus certain contre la superstition, et en même temps le plus ferme soutien de la foi: C'est à bon droit qu'on la donne à la religion comme la plus fidèle des servantes, puisque l'une manifeste la volonté dé Dieu, et l'autre sa puissance. C'est un mot excellent que celui-ci : "Vous errez, en ne connaissant ni les écritures ni la puissance de Diéu", oü sont jointes et unies, par unlien indispensable, l'information de la volonté et la méditation sur la puissance. Cependant il ne faut pas s'étonner si les progrès de la philosophie naturelle ont été arrêtés, lorsque la religion, qui a tant de pouvoir sur l'esprit des hommes, a été tournée et emportée contre elle pais lé zèle ignorant et maladroit de quelques-uns. . [1,90] D'un autre côté, dans les usages et les statuts des écoles, des académies. des colléges et autres établissements semblables, destinés à être le siége des hommes doctes et le foyer de la science, on trouve que tout est contraire aux progrès des sciences. Les lectures et les exercices y sont tellement disposés, qu'il ne peut entrer facilement dans un esprit de penser ou d'étudier quoi que ce soit en dehors des habitudes. Si l'un ou l'autre entreprend d'user de la liberté de son jugement, c'est une tâche solitaire qu'il se crée; car il ne peut retirer aucun secours de la société de ses collègues. S'il aborde ces difficultés, il éprouvera qu'un tel zèle et une telle magnanimité sont des obstacles sérieux au progrès de sa carrière. Car les études, dans ces établissements, sont renfermées dans les écrits de certains auteurs comme dans une prison. Si quelqu'un vient à exprimer une opinion différente de la leur, on lui court sus sur-le-champ comme à un brouillon et à un sectateur de nouveautés. Mais il y a une grande différence entre le monde politique et le monde scientifique; ce dernier n'est pas mis comme l'autre en péril par un nouveau mouvement ou de nouvelles lumières. Dans un État, un changement, même en mieux, est redouté à cause des troubles qu'il entraîne; car la force des États est dans l'autorité, l'accord des esprits, la réputation qu'ils se sont faite, l'opinion de leur puissance, et non dans des démonstrations. Dans les sciences et les arts, au contraire, comme dans les mines de métaux, tout doit retentir du bruit des nouveaux travaux et des progrès ultérieurs. Voilà ce qui est conforme à la saine raison, mais on est loin de s'y rendre dans la pratique; et le gouvernement des doctrines, et cette police des sciences dont nous parlions en ont durement arrêté les progrès. [1,91] Et quand bien même on cesserait de voir d'un oeil défavorable les nouvelles tentatives de l'esprit, ce serait encore un assez grand obstacle à l'avancement des sciences, que de laisser les efforts de ce genre sans récompense. La culture des sciences et le prix de cette culture ne sont pas dans les mêmes mains; ce sont les grands esprits qui font avancer les sciences, mais le prix et la récompense de leurs travaux se trouvent dans la main du peuple et des princes, qui, sauf de très rares exceptions, sont médiocrement instruits. Les progrès de ce genre, non seulement manquent de récompenses et ne sont pas rémunérés par les hommes, mais le suffrage du public aussi leur fait défaut; ils sont en effet au-dessus de la portée de l'immense majorité des hommes, et le vent des opinions populaires les renverse et les anéantit facilement. Il n'y a donc rien d'étonnant que ce qui n'était pas en honneur n'ait pas prospéré. [1,92] Mais de tous les obstacles à l'avancement des sciences et aux conquêtes à faire dans leur domaine, le plus grand est le désespoir des hommes et la présomption d'impossibilité. Les hommes prudents et sévères apportent, dans ces sortes de choses, beaucoup de défiance, songeant toujours à l'obscurité de la nature, à la brièveté de la vie, aux erreurs des sens, à l'infirmité du jugement, aux difficultés de l'expérience, et à tous les embarras de cette espèce. C'est pourquoi ils pensent qu'à travers les révolutions des temps et des divers âges du monde, les sciences ont des flux et reflux; qu'à certaines époques, elles avancent et fleurissent; à d'autres, déclinent et languissent; de façon cependant que, parvenues à un certain degré et à un certain état, il leur soit impossible d'aller plus avant. Si quelqu'un vient à espérer ou à promettre davantage, ils pensent que c'est là le fruit d'un esprit qui n'a pas encore de maturité et n'est pas maître de lui; et que, dans des entreprises de ce genre, les commencements sont brillants, la suite pénible, et la fin pleine de confusion. Or, comme cette manière de voir devient facilement celle des hommes graves et des bons esprits, il faut que nous nous assurions bien que la séduction d'une entreprise excellente et admirable ne relâche ni n'altère ici la sévérité de notre jugement, et que nous examinions scrupuleusement quelles espérances luisent en effet pour nous, et de quel côté elles se montrent; rejetons donc toute espérance dont le fondement soit léger, discutons et pesons celles qui semblent avoir le plus de solidité. Bien plus, appelons à nos conseils la prudence politique qui se défie de ce qu'elle n'a pas encore vu, et augure toujours un peu mal des affaires humaines. — Nous allons donc parler de nos espérances; car nous ne sommes point des charlatans, nous ne voulons point faire violence ni tendre d'embûches aux esprits, mais conduire les hommes par la main et de leur plein gré. Et quoique, pour donner aux hommes une ferme espérance, le moyen le plus puissant soit certainement de les conduire, comme nous le ferons plus tard, en présence des faits, surtout tels qu'ils se trouveront disposés et ordonnés dans nos tables de découvertes (ce qui concerne la seconde, mais bien plus encore la quatrième partie de notre instauration), puisqué là, ce ne sont plus des espérances, mais en quelque sorte la réalité elle-même; cependant, pour faire tout avec ordre et douceur; nous allons poursuivre la tâche que nous avons entreprise de préparer les esprits : faire connaître nos espérances n'entre pas pour peu dans cette préparation. Car, sans elles, tout ce que nous avons dit est plutôt de nature à affliger les hommes (en leur faisant prendre en pitié toutes les sciences dans leur état présent; et en redoublant en eux le sentiment et la connaissance de leur malheureuse condition), qu'à éveiller leur zèle et les exciter à faire des expériences. Il faut donc découvrir et proposer nos conjectures, qui rendent probable tout ce que nous espérons de cette entreprise nouvelle; comme autrefois Colomb, avant son admirable traversée de la mer Atlantique, fit connaître les raisons qui lui persuadaient que l'on pouvait découvrir des terres et des continents nouveaux au delà de ceux que l'on connaissait déjà ; ses raisons furent d'abord méprisées; mais plus tard l'expérience les confirma; et elles devinrent la source et l'origine des plus grandes choses. [1,93] C'est par Dieu que nous devons commencer; car cette entreprise, à cause des biens excellents qu'elle renferme, est rnanifestement inspirée de Dieu; qui est l'auteur de tout bien et le père des lumières. Dans les ouvrages divins, les plus petits commencements arrivent certainement à leur fin. Et ce que l'on dit des chosés spirituelles, que le royaume de Dieu arrive sans qu'on s'aperçoive, peut se vérifier dans tous les grands ouvrages de la Providence : l'événement y coule tranquillement sans bruit et sans éclat; et l'oeuvre est consommée avant que les hommes y aient songé ou l'aient remarquée. Nous devons rappeler aussi la prophétie de Daniel sur les derniers temps du monde: "Beaucoup passeront au delà, et la science se multipliera"; par où il entend et signifie manifestement qu'il est dans les destins, c'est-à-dire dans les plans de la Providence, que le parcours entier du monde, qui par tant de navigations lointaines paraît déjà accompli, ou du moins en pleine exécution, et l'avancement des sciences se rencontrent dans le même âge. [1,94] Vient ensuite le motif le plus puissant de tous, pour fonder nos espérances, qui se tire des erreurs du temps passé, et des méthodes essayées jusqu'ici. Quelqu'un a renfermé dans ce peu de mots une critique excellente de la mauvaise administràtion d'un État : "Ce qui est la condamnation du passé doit être la source de notre espérance pour l'avenir. Si vous aviez fait parfaitement votre devoir, et que cependant les affaires publiques n'en fussent pas en meilleur état, il ne serait plus possible d'espérer pour elles un avenir meilleur; mais comme les affaires ne sont pas aujourd'hui en mauvais état par la force même des choses, mais par vos fautes, on peut espérer que; revenus de vos erreurs, et vos esprits corrigés, elles prendront une tournure bien plus heureus". Tout pareillement, si les hommes; pendant tant de siècles, avaient suivi la vraie méthode de découvertes et de culture scientifique, sans faire plus de progrès ; ce serait très certainement une opinion audacieuse et téméraire que d'espérer une amélioration inconnue jusqu'ici. Mais si l'on s'est trompé de route, et si les hommes ont consumé leurs peines dans unè direction qui ne pouvait les conduire à rien, il s'ensuit que ce n'est pas dans les choses elles-mêmes, sur lesquelles ne s'étend pas notre pouvoir, que se trouve la difficulté, mais dans l'esprit humain et dans la manière dont on l'a exercé ; ce à quoi l'on peut remédier certainement. Ce sera donc une chose excellente que de montrer ces errements ; car autant d'obstacles ils auront créés dans le passé; autant de motifs d'espérance on devra concevoir pour l'avenir. Et quoique nous en ayons déjà touché quelque chose, dans ce que nous avons dit plus haut, cependant il nous a paru utile de les expliquer ici brièvement en termes nus et simples. [1,95] Les sciences ont été traitées ou par les empiriques ou par les dogmatiques. Les empiriques, semblables aux fourmis, ne savent qu'amasser et user ; les rationalistes, semblables aux araignées, font des toiles qu'ils tirent d'eux-mêmes; le procédé de l'abeille tient le milieu entre ces deux : elle recueille ses matériaux sur les fleurs des jardins et des champs, mais elle les transforme et les distille par une vertu qui lui est propre : c'est l'image du véritable travail de la philosophie, qui ne se fie pas aux seules forces de l'esprit humain et n'y prend même pas son principal appui; qui ne se contente pas non plus de déposer dans la mémoire, sans y rien changer; des matériaux recueillis dans l'histoire naturelle et les arts mécaniques, mais les porte jusque dans l'esprit modifiés et transformés. C'est pourquoi il y a tout à espérer d'une alliance intime et sacrée de ces deux facultés expérimentale ét rationnelle; alliance qui ne s'est pas encore rencontrée. [1,96] Jusqu'ici, la philosophie naturelle ne s'est jamais trouvée pure, mais toujours infestée et corrompue : dans l'école d'Aristote, par la logique ; dans l'école de Platon, par la théologie naturelle; dans le néo-platonisme de Proclus et des autres, par les mathématiques qui doivent terminer la philosophie naturelle et non l'engendrer et la produire. Mais on doit espérer beaucoup mieux d'une philosophie naturelle, pure et sans mélange. [1,97] Personne jusqu'ici ne s'est rencontré avec un esprit assez ferme et rigoureux, pour déterminer et s'imposer de ruiner complétement en lui toutes les théories et les notions communes, et d'appliquer de nouveau à l'étude des faits son intelligence purifiée et nette. C'est pourquoi la raison humaine, telle qu'elle est maintenant, est un amas de notions incohérentes, où le crédit d'autrui, le hasard et les idées puériles que nous nous sommes faites dans notre enfance, jouent le principal rôle. Si un homme d'un âge mûr, jouissant de tous ses sens, et d'un esprit purifié, s'applique de nouveau à l'expérience et à l'étude des faits, on doit bien augurer de son entreprise. Et c'est où nous osons nous promettre la fortune d'Alexandre le Grand ; et qu'on ne nous accuse pas de vanité, avant d'avoir entendu la fin, qui est faite pour ôter toute vanité. Il est vrai qu'Eschine parla ainsi d'Alexandre et de ses hauts faits : "Pour nous, nous ne vivons pas une vie mortelle, mais nous sommes nés pour que la postérité raconte de nous des merveilles." Comme s'il eut vu dans les actions d'Alexandre des miracles. Mais dans les âges suivants, Tite Live a frappé plus juste, en disant d'Alexandre quelque chose de semblable à ceci : « Ce n'est qu'un heureux audacieux qui a su mépriser les fantômes. » Et notre opinion est que dans les âges à venir on portera de nous le jugement "que nous n'avons rien fait d'extraordinaire, mais seulement réduit à leur juste valeur des choses dont on se faisait une idée exagérée." Mais cependant, comme nous l'avons déjà dit, il n'y a d'espoir que dans une régénération des sciences, qui les fasse sortir de l'expérience suivant des lois fixes, et leur donne ainsi un fondement nouveau; ce à quoi, de l'aveu universel , je pense, personne n'a encore travaillé ni songé. [1,98] Mais l'expérience, à laquelle il faut décidément recourir, n'a donné jusqu'ici à la philosophie que des fondements très faibles ou nuls : on n'a pas encore recherché et amassé une forêt de faits et de matériaux dont le nombre, le genre et la certitude fussent en aucune façon suffisants et capables d'éclairer et de guider l'esprit. Mais les hommes doctes, négligents et faciles à la fois, ont recueilli comme des rumeurs de l'expérience, en ont reçu les échos et les bruits pour établir ou confirmer leur philosophie, et ont cependant donné à ces vains témoignages tout le poids d'une autorité légitime; et, semblable à un royaume ou à tout autre État qui gouvernerait ses conseils et ses affaires, non d'après les lettres et les rapports de ses envoyés ou de messagers dignes de, foi, mais d'après les rumeurs publiques et les bruits de carrefour, la philosophie a été gouvernée, en ce qui touche l'expérience, avec une négligence aussi blâmable. Notre histoire naturelle ne recherche rien suivant les véritables règles, ne vérifie, ne compte, ne pèse, ne mesure rien. Mais tout ce qui est indéterminé et vague dans l'observation, devient inexact et faux dans la loi générale. Si l'on s'étonne de ce que nous disons, et si nos plaintes paraissent injustes à ceux qui savent qu'Aristote, un si grand homme et aidé des trésors d'un si grand roi, a écrit sur les animaux une histoire à laquelle il a donné beaucoup de soins, et que bien d'autres, avec plus de soins encore, quoique avec moins de bruit, ont beaucoup ajouté à cette histoire; que d'autres encore ont écrit des histoires et des descriptions nombreuses de plantes, de métaux et de fossiles ; ceux-là certainement n'ont pas suffisamment entendu et compris ce dont il s'agit ici. Autre chose est une histoire naturelle faite pour elle-même, autre chose une histoire naturelle recueillie pour donner à l'esprit les lumières selon lesquelles la philosophie doit être légitimement fondée. Ces deux histoires naturelles, qui diffèrent sous tant d'autres rapports, diffèrent surtont en ce que la première contient seulement la variété des espèces naturelles, et non les expériences fondamentales des arts mécaniques. En effet, de même que dans un État, la portée de chaque esprit, et le génie particulier de son caractère et de ses secrets penchants se montre mieux dans une époque de troubles que dans toute autre; de même, les secrets de la nature se manifestent mieux sous le fer et le feu des arts, que dans le cours tranquille de ses - opérations accoutumées. Ainsi donc il faudra bien espérer de la philosophie naturelle, alors que l'histoire naturelle, qui en est la base et le fondement, suivra une meilleure méthode; mais auparavant tout espoir serait-vain. [1,99] D'un autre côté, parmi les expériences relatives aux arts mécaniques, nous trouvons une véritable disette de celles qui sont le plus propres à conduire l'esprit aux lois générales. Le mécanicien qui ne se met nullement en peine de rechercher la vérité, ne donne son attention et ne met la main qu'à ce qui peut faciliter son opération. Mais on ne pourra concevoir une espérance bien fondée du progrès ultérieur des sciences; que lorsque l'on recevra et l'on rassemblera dans l'histoire naturelle une foule d'expériences qui ne sont par elles-mêmes d'aucune utilité pratique, mais qui ont une grande importance pour la découverte des causes et des lois générales; expériences que nous appelons lumineuses, pour les distinguer des fructueuses; et qui ont cette admirable vertu de ne jamais tromper ni décevoir. Comme leur emploi n'est pas de produire quelque opération, mais de révéler une cause naturelle, quel que soit l'événement, il répond toujours également bien à nos désirs, puisqu'il donne une solution à la question. [1,100] Non seulement il faut rechercher et recueillir un plus grand nombre d'expériences, et d'un autre genre, qu'on ne l'a fait jusqu'aujourd'hui ; mais encore il faut employer une méthode toute différente; et suivre un autre ordre et une autre disposition dans l'enchaînement et la gradation des expériences. Une expérience vague et qui n'a d'autre but qu'elle-même, comme nous l'avons déjà dit est un pur tâtonnement, plutôt fait pour étouffer que pour éclairer l'esprit de l'homme; mais, lorsque l'expérience suivra des règles certaines, et s'avancera graduellement dans un ordre méthodique, alors on pourra espérer mieux des sciènces. [1,101] Francis Bacon, Nouvel Organum Rédigé en aphorismes. APHORISMES sur l'interprétation de la nature et le règne de l'homme. LIVRE PREMIER. Lorsque les matériaux de l'histoire naturelle et d'une expérience telle que la réclame l'oeuvre véritable de l'intelligence ou l'oeuvre philosophique, seront recueillis et sous la main, il ne faut pas croire qu'il suffise alors à l'esprit d'opérer sur ces matériaux avec ses seules forces et l'unique secours de la mémoire pas plus qu'on ne pourrait espérer retenir et posséder de mémoire la série entière de quelque éphéméride. Or, jusqu'ici on a beaucoup plus médité qu'écrit pour faire des découvertes; et personne encore n'a expérimenté, la plume à la main ; or, toute bonne découverte doit sortir d'une préparation écrite. Lorsque cet usage se sera répandu, on pourra alors espérer mieux l'expérience, gravée enfin par la plume. [1,102] Et de plus, comme le nombre, et j'ai presque dit l'armée des faits, est immense et dispersé au point de confondre et d'éparpiller l'intelligence, il ne faut rien espérer de bon des escarmouches, des mouvements légers et des reconnaissances poussées à droite et à gauche par l'esprit, à moins qu'elles n'aiènt leur plan et ne soient coordonnées dans des tables de découvertes toutes spéciales, bien disposées et en quelque façon vivantes où viennent se réunir toutes les expériences relatives au sujet de recherches, et que l'esprit ne prenne son point d'appui dans ces tables bien ordonnées qui préparent son travail. [1,103] Mais, après avoir mis sous ses yeux un nombre suffisant de faits méthodiquement enchaînés et groupés, il ne faut pas passer sur-le-champ à la recherche et à la découverte de nouveaux faits ou des opérations de l'art; ou du moins, si l'on y passe, il ne faut pas y reposer l'esprit. Nous ne nions pas que lorsque les expériences de tous les arts seront réunies dans un seul corps, et offertes ainsi à la pensée et au jugement d'un seul homme, on ne puisse, en appliquant les expériences d'un art aux autres arts, faire beaucoup de nouvelles découvertes, utiles à la condition et au bien-être des hommes, par le secours de cette seule expérience que nous appelons écrite, mais cependant on doit espérer de cette expérience beaucoup moins que de la nouvelle lumière des lois générales; tirées légitimement de ces faits, suivant une méthode certaine, et qui indiquent et désignent à leur tour une foule de faits nouveaux. La vraie route n'est pas un chemin uni, elle monte et descend; elle monte d'abord aux lois générales; et descend ensuite à la pratique. [1,104] Cependant il ne faut pas permettre que l'intelligence saute et s'envole des faits aux lois les plus élevées et les plus générales, telles que les principes de la nature et des arts, comme on les nomme, et, leur donnant une autôrité incontestable, établisse d'après elles les lois secondaires; ce que l'on a toujours fait jusqu'ici, l'esprit humain y étant porté par un entraînement naturel et de plus y étant formé et habitué depuis longtemps par l'usage dès démonstrations toutes syllogistiques. Mais il faudra bien espérer des sciences, lorsque l'esprit montera, par la véritable échelle et par des degrés continus et sans solution, des faits aux lois les moins élevées, ensuite aux lois moyennes, en s'élevant de plus en plus jusqu'à ce qu'il atteigne enfin les plus générales de toutes. Car les lois les moins élevées ne diffèrent pas beaucoup de la simple expérience ; mais ces principes suprêmes et très généraux que la raison emploie maintenant, sont fondés, sur les notions, abstraits, et n'ont rien de solide. Les lois intermédiaires, au contraire, sont les principes vrais, solides et en quelque sorte vivants, sur lesquels reposent toutes les affaires et les fortunes humaines ; au-dessus d'eux enfin sont les principes suprêmes, mais constitués de telle façon qu'ils ne soient pas abstraits, et que les principes intermédiaires les déterminent. Ce ne sont pas des ailes qu'il faut attacher à l'esprit humain, mais plutôt du plomb et des poids, pour l'arrêter dans son emportement et son vol. C'est ce qu'on n'a pas fait jusqu'ici, mais lorsqu'on le fera, on pourra espérer mieux des sciences. [1,105] Pour établir les lois générales, il faut chercher une autre forme d'induction que celle que l'on a employée jusqu'ici , et qui ne serve pas à découvrir et à constituer seulement les principes, comme on les nomme, mais encore les lois les moins générales, les intermédiaires, et toutes en un mot. L'induction, qui procède par une simple énumération, est une chose puérile, qui aboutit à une conclusion précaire, qu'une expérience contradictoire peut ruiner, et qui prononce le plus souvent sur un nombre de faits trop restreint, et sur ceux seulement qui se présentent d'eux-mêmes à l'observation. Mais l'induction, qui sera utile pour la découverte et la démonstration des sciences et des arts, doit séparer la nature par des rejets et des exclusions légitimes ; et, après avoir repoussé tous les faits qu'il convient, conclure en vertu de ceux qu'elle admet; ce que personne n'a encore fait ni essayé si ce n'est pourtant Platon , qui se sert quelquefois de cette forme d'induction, pour en tirer ses définitions et ses idées. Mais, pour constituer complétement et légitimement cette induction ou démonstration, il faut lui appliquer une foule de règles, qui ne sont jamais venues à l'esprit d'aucun homme ; de façon qu'il faut s'en occuper beaucoup plus qu'on ne s'est jamais occupé du syllogisme ; et l'on doit se servir de cette induction, non-seulement pour découvrir les lois de la nature, mais encore pour déterminer les notions. Et certes, une immense espérance repose sur cette induction. [1,106] En établissant des lois générales au moyen de cette induction, il faut examiner attentivement si la loi générale que l'on établit n'embrasse que les faits d'où on l'a tirée, et n'excède pas leur mesure, ou si elle les excède et a une plus grande portée; que si elle a une plus grande portée, il faut examiner si elle confirme son étendue par l'indication de nouveaux faits qui puissent lui servir de caution, pour éviter à la fois de nous immobiliser dans les connaissances déjà acquises, ou de saisir dans un embrassement trop large des ombres et des formes abstraites, et non des objets solides et qui aient une réalité matérielle. Et, lorsque l'on suivra ces règles, alors enfin pourra briller une espérance légitime. [1,107] Nous devons rappeler ici ce que nous avons dit plus haut de l'extension qu'il faut donner à la philosophie naturelle, et de la nécessité de ramener à elle toutes les sciences particulières, pour qu'il n'y ait point isolement et scission dans les sciences ; car sans cela on ne peut espérer grand progrès. [1,108] Jusqu'ici nous avons montré comment, en repoussant ou en corrigeant les erreurs du passé, on ôte à l'esprit tout motif de désespérer, et l'on fait naître en lui l'espoir. Il faut voir maintenant si l'espérance ne peut pas nous venir d'autres côtés encore. Nous sommes d'abord frappé de cette idée : que si tant de découvertes utiles ont été faites par hasard ou par rencontre, lorsque les hommes ne les cherchaient pas et pensaient à tout autre chose, personne ne peut douter que nécessairement il ne doive s'en faire beaucoup plus, lorsque les hommes les rechercheront et s'en occuperont, et cela avec ordre et méthode, et non pas en courant et en voltigeant. Car, bien qu'il puisse arriver une ou deux fois qu'un homme rencontre par hasard ce qu'un autre, malgré son art et ses efforts, n'a pu découvrir, cependant, sans aucun doute, le contraire doit faire loi générale. Ainsi donc, on doit attendre des inventions plus nombreuses, meilleures et plus fréquentes, de la raison, des efforts de l'art et d'esprits bien dirigés qui les poursuivent, que du hasard, de l'instinct des animaux, et de sources semblables d'où sont venues jusqu'aujourd'hui toutes les découvertes. [1,109] Ce qui doit encore nous donner de l'espérance, c'est que la plus grande partie des découvertes faites jusqu'aujourd'hui sont de telle sorte, qu'avant leur invention, il ne serait venu à l'esprit de personne qu'un pùt y songer sérieusement, mais qu'on les eût plutôt méprisées comme tout à fait impossibles. Les hommes ont coutume, sur les choses nouvelles, de faire les devins, à l'exemple des anciens, et d'après les fantaisies d'une imagination formée et corrompue par eux ; mais rien de plus faux que ce genre de divination, parce qu'un grand nombre de choses que l'on va chercher aux sources de la nature, en coulent par des conduits jusqu'alors ignorés. Si quelqu'un, par exemple, avant l'invention des canons, les eût décrits par leurs effets, en disant : on vient d'inventer une machine capable d'ébranler et de renverser de loin les murs et les fortifications les plus redoutables, les hommes auraient tout aussitôt pensé à multiplier et à combiner de mille manières dans leur esprit les forces des machines de guerre, au moyen de poids et de roues, d'impulsions et de chocs; mais qui d'entre eux eût songé au vent de feu qui se répand et souffle avec tant de promptitude et de violence, et quelle imagination s'en serait préoccupée? On n'en avait sous les yeux aucun exemple, si ce n'est peut-être dans les tremblements de terre et la foudre, d'où les esprits se seraient aussitôt détournés, comme de grandes actions de la nature qu'il n'appartient pas à l'homme d'imiter. De même, si avant la découverte de la soie, quelqu'un eût parlé d'un fil pour la fabrication des vêtements et des meubles, qui surpasse de beaucoup le fil de lin et la laine en finesse et en solidité à la fois, tout comme en éclat et en douceur, les hommes eussent pensé que l'on voulait parler de quelque plante orientale, ou du poil le plus délicat de quelque animal, ou des plumes et du duvet de certains oiseaux; mais bien certainement aucun ne se fût mis dans l'esprit qu'il s'agissait de l'ouvrage d'un petit ver, et d'un ouvrage si abondant, qui se renouvelle et se reproduit tous les ans. Si quelqu'un par hasard eût parlé d'un ver, on se serait moqué de lui comme d'un rêveur, et d'un champion de toiles d'araignée d'un nouveau genre. Tout pareillement, si avant l'invention de la boussole, quelqu'un eût dit qu'on avait inventé un instrument avec lequel on s'orientait facilement et l'on relevait exactement les points du ciel, les hommes aussitôt eussent mis leur imagination en mouvement pour se figurer de cent manières diverses un perfectionnement apporté aux instruments astronomiques; mais que l'on pût découvrir un indicateur mobile qui correspondit si parfaitement aux points célestes, et qui, loin d'être lui-même dans le ciel, se composât d'une pierre ou d'un métal, voilà ce que tout le monde eût déclaré incroyable. Voilà cependant des découvertes, d'autres du même genre, qui pendant tant de siècles ont été refusées à l'esprit humain, et qui enfin ne sont pas venues de la philosophie, comme les arts logiques, mais de l'occasion et du hasard ; et elles sont bien, comme nous le disions, d'une telle espèce, qu'elles n'offrent absolument aucun rapport avec tout ce qui était connu antérieurement, et qu'aucun signe avant-coureur ne pouvait mettre l'esprit sur leur trace. Il y a donc tout lieu d'espérer que la nature nous cache encore une foule de secrets d'un excellent usage, qui n'ont aucune parenté et aucune similitude avec ceux qu'elle nous a dévoilés, et qui sont en dehors de tous les sentiers battus de notre imagination, qui cependant n'ont pas encore été découverts, mais qui, sans aucun doute, se révéleront quelque jour d'eux-mêmes à travers le long circuit des âges, comme se sont révélés les premiers; mais que l'on peut saisir promptement, immédiatement et tous ensemble, par la méthode que nous proposons maintenant. [1,110] Il est des inventions d'une autre sorte qui prouvent que le genre humain peut avoir sous sa main des découvertes de grande importance, qu'il ne remarquera et ne soupçonnera pas même. Les découvertes de la poudre à canon, de la soie, de la boussole, du sucre, du papier et autres semblables, paraissent reposer sur la connaissance de quelques qualités secrètes de la nature; mais certainement l'art de l'imprimerie n'a rien de mystérieux et qui ne puisse venir à l'esprit de tout le monde. Et néanmoins les hommes ne remarquant pas que les moules des lettres se disposent, il est vrai, avec plus de difficulté que les lettres elles-mêmes ne se tracent à la main, mais que les moules une fois disposés, peuvent servir à un nombre infini d'impressions, tandis que les lettres tracées à la main ne servent qu'à un seul manuscrit ; ou peut-être ne songeant pas que l'on peut épaissir l'encre au point qu'elle teigne et ne coule plus, surtout quand les lettres sont renversées, et que l'impression se fait de bas en haut; les hommes, disons-nous, ont été privés. pendant tant de siècles de cette magnifique invention, qui rend de si grands services à la propagation des sciences. Le sort de l'intelligence humaine, dans cette carrière de découvertes, est d'être si legère et si mal réglée, que d'abord elle se défie d'elle-même, et que bientôt après elle se méprise. Il lui semble d'abord qu'il est incroyable qu'on puisse faire une telle découverte; puis, lorsqu'elle est faite, il lui semble derechef qu'il est incroyable qu'elle ait pu se dérober si longtemps aux hommes. Et certainement c'est un beau sujet d'espérances que de penser qu'il reste encore un grand nombre de découvertes à faire, que l'on peut attendre non-seulement de procédés inconnus à mettre en lumière, mais encore du transport, de la combinaison et de l'application des procédés connus, au moyen de l'expérience écrite dont nous avons parlé. [1,111] Voici encore un autre motif d'espérer : que l'on calcule les dépenses infinies d'esprit, de temps et d'argent que font les hommes pour des objets et des études d'un usage et d'un prix bien inférieurs, et l'on verra que s'ils en appliquaient seulement une partie à une oeuvre solide et sensée, il n'est point de difficulté dont ils ne vinssent à bout. Nous présentons cette observation, parce que nous avouons complètement qu'une collection d'expériences pour l'histoire naturelle, comme nous l'entendons et telle qu'elle doit être, est un grand ouvrage, et en quelque façon royal, et qui demande beaucoup de travaux et de dépenses. [1,112] Que cependant personne ne s'effraye de la multitude des faits, qui doit plutôt nourrir notre espérance. Les phénomènes particuliers des arts et de la nature, sont comme des bataillons, en regard des conceptions de l'esprit, éloignées et privées de la lumière des faits. Et d'ailleurs cette voie a une issue certaine, et à laquelle on touche presque; l'autre, au contraire, n'a aucune issue et se replie indéfiniment sur elle-même. Les hommes jusqu'ici ont fait de bien courtes haltes dans l'expérience, et c'est à peine s'ils l'ont effleurée ; mais, en revanche, ils ont perdu un temps infini en méditations et en fictions intellectuelles. Mais si nous avions près de nous quelqu'un qui pût répondre à toutes les questions sur les phénomènes naturels, avant peu d'années toutes les causes seraient découvertes et les sciences achevées. [1,113] Nous pensons aussi que notre propre exemple peut être pour les hommes un sujet de légitime espérance; et ce n'est point pour nous vanter que nous le disons, mais parce qu'il est utile de le dire. Que ceux à qui manquerait la confiance jettent les yeux sur moi, qui suis engagé dans les affaires plus qu'homme de mon époque, dont la santé n'est pas très solide et me perd ainsi beaucoup de temps, qui, d'ailleurs, entré le premier dans cette carrière nouvelle, ne marche sur les traces de personne, et n'ai absolument aucun compagnon de mon entreprise; et qui cependant, ayant abordé résolument la vraie méthode et soumis mon esprit à l'expérience, ai rendu, à ce que je pense, certains services effectifs ; et qu'ils jugent tout ce que l'on doit attendre d'hommes riches de loisirs, de l'association des travaux, de la suite des temps, après les gages que nous avons nous-même donnés; surtout dans une route qui n'est pas seulement accessible aux esprits isolés, comme la méthode rationnelle, mais où les travaux et les labeurs des hommes, surtout en ce qui concerne le recueil des expériences, peuvent parfaitement être divisés, et ensuite réunis. Les hommes viendront enfin à connaître leurs forces, lorsqu'ils ne recommenceront pas tous la même oeuvre, mais lorsqu'ils se partageront entre eux une tàche commune. [1,114] Enfin, quand bien même de ce nouveau continent ne soufflerait qu'un vent d'espérance faible et presque insensible, cependant nous affirmons qu'à tout prix il faut tenter l'épreuve, à moins que nous ne nous sentions un coeur bien abject. Ne point tenter l'entreprise, c'est courir un bien autre péril que de ne point y réussir; dans le premier cas, c'est un bien immense que nous risquons; dans le second, quelques peines seulement. Mais, de ce que nous avons dit, et même de ce que nous n'avons pas dit, il résulte manifestement que nous avons assez d'espérances légitimes pour engager non seulement un homme de coeur à tenter l'entreprise, mais aussi un homme prudent et sage à y croire. [1,115] Nous en avons assez dit pour mettre un terme au désespoir, l'un des obstacles les plus puissants qui s'opposent au progrès des sciences et l'arrêtent. Nous avons aussi parlé complètement des signes et des causes des erreurs, de l'inertie et de l'ignorance qui se sont généralement répandues; où il faut remarquer que les plus subtiles de ces causes, celles que le vulgaire ne peut ni observer, ni juger, doivent ètre rapportées à ce que nous avons dit des idoles de l'esprit humain. Et ici doit se terminer la partie destructive de notre instauration, qui se compose de trois critiques : critique de la raison humaine pure et abandonnée à elle-même, critique des démonstrations, et critique des théories, ou des philosophies et doctrines reçues aujourd'hui. Notre critique a été ce qu'elle pouvait être, fondée sur les signes et l'évidence des causes; car toute autre critique nous était interdite, puisque nous pensons autrement que nos adversaires sur la valeur des principes et le mode de démonstration. Il est donc temps d'en venir enfin à l'art et aux règles de l'interprétation de la nature; mais auparavant, il nous reste encore quelque chose à dire. Comme nous nous sommes proposé, dans ce premier livre des aphorismes, de préparer les esprits tant à comprendre qu'à recevoir ce qui doit suivre, maintenant que le sol est débarrassé et que la place est entièrement nette, il nous reste à mettre l'esprit dans une bonne disposition, et à le rendre favorable aux principes que nous voulons lui proposer. Une entreprise nouvelle rencontre des obstacles, non seulement dans l'établissement solide des anciennes doctrines, mais encore dans l'opinion anticipée et l'idée fausse que l'on se fait d'elle. Nous devons donc nous efforcer de donner, de la doctrine que nous proposons, une opinion juste et bonne, mais provisoire, et qui dure jusqu'au moment où la réalité elle-même sera mise devant les yeux. [1,116] Nous devons d'abord prier les hommes de ne point penser que notre intention soit de fonder quelque secte en philosophie, à la manière des anciens Grecs, ou de quelques modernes, comme Télésio (1509-1588), Patricius (1529-1597), Sévérinus (Boèce; vers 470-525); ce n'est point là notre but, et nous ne pensons pas qu'il importe beaucoup aux affaires humaines que l'on sache quelles sont les opinions abstraites d'un esprit sur la nature et les principes des choses; et il n'est pas douteux, quant aux systèmes de cette sorte, qu'on n'en puisse faire revivre beaucoup d'anciens, et créer beaucoup de nouveaux ; tout comme on peut imaginer plusieurs thèmes célestes, qui cadrent assez bien avec les phénomènes, et diffèrent tous entre eux. Mais nous n'avons aucun souci de toutes ces choses soumises à l'opinion, et en même temps fort inutiles. Notre but, au contraire, est d'essayer si nous pouvons donner à la puissance et à la grandeur de l'homme des fondements plus solides et en étendre le domaine. Et quoique nous soyons parvenu de côtés et d'autres, et dans des sujets spéciaux, à des résultats plus vrais, plus certains (à notre sens du moins), et en même temps plus utiles que ceux qui ont cours maintenant parmi les hommes, et que nous devions rassembler ces résultats dans la cinquième partie de notre instauration, cependant nous ne proposons aucune théorie universelle et complète. Il ne nous semble pas que le temps d'une telle théorie soit encore arrivé. Bien plus, nous n'espérons point que notre vie se prolongera assez pour mettre la dernière main à la sixième partie de notre instauration, destinée à la philosophie fondée sur la légitime interprétation de la nature; mais ce sera assez pour nous d'arriver à des résultats sages et utiles dans la sphère intermédiaire, de répandre dans la postérité quelques pures semences de vérité, et de ne point faire défaut à l'entrée de cette ère de grandes choses. [1,117] Mais de même que nous ne voulons pas fonder de secte nous ne promettons pas de gratifier les hommes d'inventions nouvelles. On pourrait cependant nous dire que nous, qui parlons si souvent des oeuvres et y rapportons tout, nous devrions bien en présenter quelques-unes pour gages. Mais notre méthode et notre esprit (nous l'avons souvent déclaré avec beaucoup de netteté, et il est à propos de le répéter encore) ne consistent point à tirer les oeuvres des oeuvres, ou Ies expériences des expériences; comme font les empiriques, mais à tirer des oeuvres et des expériences les causes et les lois générales, et réciproquement des causes et des lois générales des oeuvres et dès expériences nouvelles. Et quoique dans nos tables de découvertes, qui composent la quatrième partie de l'instauration, et dans les faits particuliers choisis pour exemples et présentés dans la seconde, et encore dans nos observations sur l'histoire, décrite dans la troisième partie de l'ouvrage, tout homme, d'une perspicacité et d'une habileté médiocres, pourra trouver d'importantes inventions indiquées et désignées partout ; nous avouons toutefois ingénument que l'histoire naturelle que les livres et nos propres expériences nous ont fournie jusqu'ici, n'est ni assez abondante ni assez certaine pour servir et satisfaire à une légitime interprétation de la nature. C'est pourquoi, si quelqu'un se sent plus enclin et plus propre aux arts mécaniques, et se trouve assez de sagacité pour dépister les inventions à la simple vue de l'expérience, nous lui permettons et lui abandonnons la tâche de recueillir, comme en passant, dans notre histoire naturelle et dans nos tables, une foule de faits, et de leur donner une application pratique, la vraie méthode portant ainsi avant terme des intérêts provisoires: Pour nous qui voyons plus haut, nous déplorons tout le temps que perd l'esprit à recueillir de cette sorte des fruits anticipés, comme les globes dorés d'Atalante. Nous n'avons point envie d'étaler avec une joie puérile des pommes d'or; mais tout est pour nous dans le triomphe de l'art sur la nature: nous ne nous hâtons point de recueillir de simple mousse ou une moisson en herbe, mais nous la laissons mûrir pour la récolter. [1,118] On pourra aussi sans aucun doute remarquer, en parcourant notre histoire naturelle et nos tables de découvertes, quelques expériences peu certaines ou même entièrement fausses, et en conséquence on pensera peut-être que nos découvertes reposent sur des fondements et des principes faux ou douteux. Mais il n'en est rien; car il est nécessaire que de pareilles imperfections se glissent au début. C'est comme lorsque, dans l'écriture ou l'impression, une lettre ou deux par hasard sont mal formées ou mal placées; le lecteur d'ordinaire ne s'en trouve pas fort embarrassé, car la vue d'elle-même corrige facilement ces fautes. Que l'on se mette donc dans l'esprit que des expériences fausses peuvent avoir cours dans l'histoire naturelle, dont bientôt les bannira facilement la découverte des causes et des principes. Cependant il est vrai que, si l'histoire naturelle et les expériences étaient remplies d'erreurs nombreuses, répétées, poursuivies, aucune force d'esprit, aucune ressource de l'art ne pourrait y remédier et restituer la vérité. Ainsi donc, si dans notre histoire naturelle, qui a été rassemblée et vérifiée avec tant de soin, de sévérité et presque de religion, il se trouve quelques faits erronés ou controuvés, que ne doit-on pas dire de l'histoire naturelle vulgaire, qui, au prix de la nôtre, s'est montrée si négligente et si facile, ou de la philosophie et des sciences élevées sur de tels sables (ou plutôt sur de tels sirtes) ? Que personne donc ne s'émeuve de ce que nous avons dit. [1,119] On rencontrera aussi dans notre histoire naturelle beaucoup de choses, ou de peu d'importance et vulgaires, ou viles et illibérales, ou trop subtiles et de pure spéculation, et à peu près de nulle application, toutes choses qui pourront rebuter et aliéner l'esprit. Quant aux sujets qui paraitront vulgaires, nous ferons observer que d'ordinaire on ne fait rien autre chose que de rapporter et d'accommoder les causes des phénomènes rares aux faits qui se produisent fréquemment, et qu'on ne recherche jamais les causes des événements fréquents, et qu'on les admet comme des faits accordés et reçus. Ainsi, l'on ne recherche pas les causes de la pesanteur, de la rotation des astres, de la chaleur, du froid, de la lumière, de la dureté, de la mollesse, de la rareté, de la densité, de la liquidité, de la consistance, de l'animation, de l'inanimation, de la similitude, de la dissemblance, et enfin de l'organisation; mais, admettant tous ces faits comme manifestes et évidents par eux-mêmes, on raisonne et l'on discute sur les autres phénomènes qui ne sont ni si familiers ni si fréquents. Pour nous qui sommes certain qu'on ne peut porter aucun jugement sur les phénomènes rares et extraordinaires, et encore moins mettre au jour des faits nouveaux, si l'on ne connaît les causes des phénomènes vulgaires, et si l'on n'a légitimement découvert et approfondi les causes des causes, nous sommes nécessairement conduit à recevoir dans notre histoire les faits les plus vulgaires. D'ailleurs, nous ne connaissons pas de plus grand obstacle au progrès de la philosophie, que cette habitude de ne point remarquer et étudier attentivement les choses qui sont familières et fréquentes, de les noter en passant et de n'en point rechercher les causes : la vraie méthode demande que l'on s'occupe tout autant d'approfondir les faits connus que de rechercher les faits inconnus. [1,120] Quant à l'utilité et à la bassesse des choses, pour lesquelles il faut demander grâce d'avance, nous déclarons que leur place est aussi bien marquée dans l'histoire naturelle que celle des choses les plus magnifiques et les plus précieuses. L'histoire naturelle n'en est aucunement souillée; la lumière du soleil entre également dans les,palais et dans les cloaques, sans se souiller jamais. Nous n'élevons pas un capitole et ne dédions pas quelque pyramide à l'orgueil humain, mais nous fondons dans l'intelligence humaine un temple saint à l'image du monde. Nous suivons notre modèle. Tout ce qui est digne de l'existence est digne de la science, qui est l'image de l'existence. Les choses viles existent aussi bien que les choses magnifiques. Bien plus, de même que parfois des odeurs exquises émanent de certaines substances putrides, comme le musc et la civette; ainsi, de faits vils et repoussants sortent quelquefois la plus pure lumière et la plus belle connaissance. Mais en voilà trop sur ce sujet, car ce genre de dédain n'appartient qu'aux enfants et aux femmes. [1,121] Mais voici une prévention qu'il faut examiner avec beaucoup plus de soin; l'esprit vulgaire, et même les intelligences plus relevées, qui ne sortent pas du cercle habituel de l'expérience, pourront trouver dans notre histoire beaucoup de choses trop recherchées et qui ne paraîtront satisfaire qu'une curiosité vaine. C'est pourquoi nous avons dit et nous répétons avant tout sur ce sujet, qu'au début de notre entreprise et pendant un temps, nous ne recherchons que les expériences lumineuses et non lès fructueuses; à l'exemple de la création divine, qui, nous I'avons déjà dit souvent, ne produisit le premier jour que la lumière, et lui consacra un jour entier, où elle ne mêla à cette oeuvre pure absolument aucun ouvrage matériel. Si quelqu'un pense donc que des expériences de cette sorte ne sont d'aucun usage, il en juge absolument comme il ferait de la lumière, en déclarant qu'elle ne sert à rien, parce qu'elle n'a rien de solide ni de matériel. Au vrai, il faut dire que la connaissance des natures simples, bien approfondie et définie, est comme la lumière; qui donne accès dans le secret sanctuaire des oeuvres, renferme en sa puissance et entraîne après soi toutes les troupes et les bataillons des nouvelles découvertes, et les sources des principes les plus élevés, et cependant par elle--même n'est pas d'un grand usage: Les lettres de l'alphabet, prises isolément, ne signifient rien et ne sont d'aucun usage et cependant elles entrent comme matière première dans la composition et l'arrangement de tout discours. Les semences qui ont tant de valeur en germe, n'ont aucun usage par elles-mêmes, si ce n'est lorsqu'elles se développent: Et les rayons dispersés de la lumière, s'ils ne tiennent à se réunir, ne peuvent répandre leurs bienfaits. Si l'on s'offense de certaines subtilités spécùlatives, que dira-t-on des scolastiques qui ont fait une part immense aux subtilités? Mais leurs subtilités étaient toutes dans les mots ou du moins dans les notions vulgaires, ce qui reviènt au même et non dans les choses et dans la naturè elles n'avaient aucune utilité ni dans leur origine, ni dans leurs conséquences; ce n'étaient pas des subtilités, inutiles pour le moment, mais devant porter dans la suite des fruits infinis, comme sont celles dont lnous parlons. Que les hommes tiennent pour certain que toute la subtilité des discussions et des conceptions de l'esprit, lorsqu'on l'emploie après la découverte dés principes, est tardive et vient après coup et que le véritable temps de la subtilité est celui où l'on examine les titres de l'expérience; et où l'on en tire les lois générales; l'autre subtilité enveloppe la nature et l'embrasse mais elle ne la saisit ni ne la subjugue; et rien n'est plus vrai que d'appliquer à la nature ce que l'on dit ordinairement de l'occasion ou de la fortune : elle est chevelue par devant et chauve par derrière. Entln, nous devons dire du mépris dans l'histoire naturelle pour les choses vùlgaires ou viles, ou trop subtiles, et inutiles au début, ce que disait cette femme, et qui doit nous tenir lieu d'oracle, à un prince {Philippe de Macédoine} tout enflé de sa grandeur; qui rejetait sa demande, comme indigne de la majesté d'un monarque et trop au-dessous de lui : "cesse donc d'être roi" ; car il est très certain qu'on ne peut obtenir èt exercer l'empire sur la nature, si l'on méprise de telles choses comme trop petites et viles. [1,122] Voici encore une autre prévention : on dira qu'il est bien extraordinaire et bien dur que nous renversions ainsi toutes les sciences et tous les auteurs à la fois, et cela sans appeler à notre aide quelqu'un des anciens qui nous serve de rempart, mais par nos seules et uniquès forces. Nous savons que, si nous avions voulu agir avec moins de bonne foi, nous aurions pu retrouver ce que nous proposons aujourd'hui, ou dans les siècles anciens avant l'époque des Grecs, lorsque florissaient mais sans bruit, les sciences naturelles surtout, qui n'avaient pas encore été envahies par les trompettes et les flûtes des Grecs; ou bien, par parties au moins, dans quelques-uns des Grecs eux-mêmes, et tirer de là de l'autorité et de l'honneur, comme font les hommes nouveaux qui se façonnent une noblesse à la faveur d'une généalogie qui les fait descendre de quelque race antique. Pour nous, fort de l'évidence de nos principes, nous rejetons toute feinte et toute imposture et nous ne pensons pas que notre entreprise soit plus intéressée à ce que ces nouvelles découvertes aient été autrefois connues des anciens, et se soient éteintes et renouvelées ainsi à travers les événements et les âges du monde que ne le sont les hommes à savoir si le nouveau monde est l'ancienne île Atlantide et a été connu des anciens, ou s'il a été récemment découvert pour la première fois. Les découvertes doivent être demandées à la lumière de la nature, et non aux ténèbres de l'antiquité. Quant à l'ensemble de la critique, il est très certain que, pour celui qui examine sérieusement la chose, il y a plus de raison et de modestie à agir ainsi d'un seul coup qu'à ruiner partiellement les anciennes autorités. Si les erreurs n'avaient pas eu leurs racines dans les notions premières, il eût été impossible que certaines découvertes heureuses n'eussent pas remédié au mal. Mais comme tout reposa sur des erreurs fondamentales, et que les hommes négligèrent plutôt et passèrent sous silence la nature et la réalité qu'ils ne portèrent un faux jugement sur elles; il n'est point étonnant qu'ils ne vinrent pas à bout de ce dont ils n'avaient nul souci, n'arrivèrent pas au but qu'ils ne s'étaient point marqué, et ne parvinrent pas au terme d'une route où ils n'étaient pas entrés, ou dont ils s'étaient écartés. Parle-t-on de notre présomption? Certes, si quelqu'un se vante de pouvoir, par la fermeté de sa main et la sûreté de son coup d'oeil, tracer une ligne plus droite et un cercle plus parfait que personne au monde, il y a là comparaison de talents ; mais si quelqu'un affirme qu'il peut, avec le secours de la règle et du compas, tracer une ligne plus droite et un cercle plus parfait qu'aucun autre par la seule habileté de l'oeil ou de la main, assûrément on ne le taxera pas de forfanterie. Ce que nous disons ici ne s'applique pas seulement à ce premier effort par lequel nous ouvrons la carrière, mais encore aux travaux de tous ceux qui nous y suivront. Notre méthode de découvertes rend à peu prés tous les esprits égaux, et ne laisse pas grand'chose à leur excellence naturelle, puisqu'elle veut que tout s'accomplisse par des règles et des démonstrations très arretées. C'est pourquoi, comme nous l'avons dit souvent, dans notre oeuvre il y a plus de bonheur que de talent : elle est plutôt le fruit du temps que de notre esprit. Il y a en effet du hasard tout aussi bien dans les pensées de l'homme que dans ses actions et ses oeuvres. [1,123] Nous pouvons dire de nous ce que certain autre {l'orateur Philocrate} disait par plaisanterie : "Il ne peut se faire qu'on ait la même manière de voir, quand on boit les uns du vin et les autres de l'eau". C'est un mot qui tranche parfaitement la difficulté. Les autres hommes, tant anciens que nouveaux, ont bu dans les sciences une liqueur toute crue, comme de l'eau, découlant spontanément de l'intelligence, ou que l'on pompait par les roues de la dialectique d'une sorte de puits; pour nous, nous buvons et nous versons une liqueur tirée d'une infinité de raisins, tous mûrs et bien à point, recùeillis sur des grappes de toutes sortes, foulés ensuite au pressoir, rassis et clarifiés dans les cuves. II n'y a donc rien d'étonnant, si nous ne pouvons nous entendre avec les autres. [1,124] On pourra prétendre encore que nous n'avons point fixé aux sciences le but le meilleur et le plus vrai, nous renvoyant ainsi une critique que nous adressons aux autres doctrines. On dira que la contemplation de la vérité a plus de dignité et de noblesse que toute l'utilité et la grandeur des opérations de l'industrie; que ce long et soucieux séjour dans l'expérience et la matière, et le flot de phénomènes qui se pressent, cloue en quelque façon l'esprit à la terre, ou plutôt le plonge dans un tartare de confusion et de perturbation, l'éloigne et le prive de la sévérité et de la tranquillité de la sagesse abstraite, qui est un état bien plus divin. Nous donnons les mains à cette façon de penser, et nous poursuivons avant et par-dessus tout ce beau fruit qu'elle vante. Nous voulons graver dans l'intelligence humaine une fidèle image du monde tel qu'il se trouve, et non tel que la raison de chacun peut l'inventer. Or, pour arriver là, il n'est d'autre moyen que de faire du monde une dissection et une anatomie très exactes. Pour ces manières de mondes et ces singes de créations que l'imagination humaine a ineptement édifiés dans les philosophies, il faut souffler dessus sans pitié. Que les hommes sachent bien, comme nous l'avons dit plus haut, quelle différence il y a entre les idoles de l'esprit humain et les idées de l'entendement divin. Les unes ne sont que des abstractions arbitraires, les autres sont les vraies empreintes du Créateur sur ses créatures, empreintes gravées et parfaites en la matière par des lignes véritables et exquises. C'est pourquoi les choses sont ici, dans leur nue réalité, la vérité et l'utilité mêmes, et les inventions doivent être plus estimées comme gages de la vérité, que comme bienfaitrices de la vie. [1,125] On nous objectera peut-étre encore que nous faisons à peu près ce qu'on a déjà fait, et que les anciens ont suivi la même méthode que nous. Et certains esprits pourront imaginer qu'il est vraisemblable qu'après tant de mouvement et d'efforts, nous aboutirons enfin à quelqu'un des systèmes que vit fleurir la Grèce; car, dira-t-on, les anciens, au début de leurs méditations, rassemblaient un grand nombre de faits et d'exemples, en dressaient des tables, et les classaient en ordre et par chapitres, puis ils tiraient de là leurs philosophies et leurs arts, ne se prononçant qu'après information, et répandant dans leurs écrits des exemples pour prouver leurs assertions et éclaircir leurs idées; mais ils pensaient qu'il eût été superflu et fatigant de produire tous les faits observés et de mettre au jour les recueils entiers qu'ils en avaient composés; ils ont fait ce qui se pratique d'ordinaire lorsqu'on élève un édifice : après l'avoir achevé, on retire les machines et les échelles. Et certainement il n'est pas nécessaire de croire qu'ils aient suivi un autre procédé. Mais à moins que l'on n'ait complétement oublié ce que nous avons dit plus haut, on répondra facilement à cette objection; ou plutôt à ce scrupule. Nous reconnaissons nous-même chez les anciens, et l'on trouve dans leurs livres une méthode de recherches et d'invention. Mais cette méthode consistait à s'envoler de certains exemples et de quelques faits (auxquels on joignait les notions communes; et probablement quelques- tines des opinions reçues, le plus en faveur) aux conclusions les plus générales et aux premiers principes des sciences, et à tirer de ces principes élevés au rang d'axiomes incontestables, les vérités secondaires et les inférieures par une série de déductions; et ces notions, ainsi acquises, constituaient leurs arts. Si on leur proposait des faits nouveaux ou des exemples en contradiction avec leurs dogmes, ils les ramenaient avec habileté à la loi générale par des distinctions ou par des interprétations, ou bien ils les repoussaient tout simplement par des exceptions; d'un autre côté, ils accommodaient laborieusement et opiniâtrement à leurs principes les causes des faits qui ne leur présenaient pas les mêmes embarras. Mais cette histoire naturelle et cette expérience n'étaient point ce qu'elles devaient être, il s'en fallait, certes, de beaucoup; et s'envoler ainsi subitement aux principes les plus généraux perdit tout. [1,126] On nous dira encore qu'en défendant à l'esprit de juger et d'établir des principes certains, avant d'être parvenu légitimement par les degrés intermédiaires aux lois les plus générales, nous engageons l'intelligence à suspendre tout jugement ; et nous allons directement à l'acatalepsie. Nous n'avons en vue ni ne proposons l'acatalepsie, mais l'eucatalepsie; nous n'ôtons point aux sens leur autorité, nous leur donnons des secours; nous ne méprisons point l'intelligence, nous la règlons. En tout cas ; il vaut mieux savoir ce qu'il faut, et croire que nous n'avons pas la toute-science; que de croire que nous avons la toute-science, en ne sachant rien de ce qu'il faut. [1,127] Voici encore plutôt un doute qu'une objection : on nous demandera si nous ne parlons que de la philosophie naturelle, ou si nous voulons encore appliquer notre méthode aux autres sciences, logiques, morales, politiques. Il est certain que nous avons en vue toutes ces sciences à la fois, et de même que la logique vulgaire, où règne le syllogisme, ne s'adresse pas seulement aux sciences naturelles, mais à toutes sans exception, notre méthode, qui procède par induction, a aussi une portée universelle. Nous composons aussi bien une histoire et dressons des tables de découvertes de la colère, de la crainte, du respect et des autres sentiments, ou d'exemples d'affaires civiles, ou des opérations mentales de la mémoire, de la composition et de la division, du jugement et autres semblables, que du chaud et du froid, de la lumière, de la végétation et autres phénomènes du même ordre. Toutefois, comme notre méthode d'interprétation, après que les matériaux ont été rassemblés et mis en ordre dans l'histoire, n'a pas seulement égard aux opérations et à l'exercice de l'intelligence (ainsi que la logique vulgaire ), mais encore à la nature des choses, nous règlons l'esprit de façon qu'il puisse aborder l'étude de cette nature avec des procédés parfaits de tous points. C'est pourquoi , dans notre doctrine de l'interprétation, nous faisons entrer un grand nombre de préceptes, qui conforment à beaucoup d'égards la méthode de découverte à la manière d'être et aux conditions du sujet qui fait l'objet de nos recherches. [1,128] Mais on ne pourra pas même mettre en doute si notre intention est de détruire et anéantir la philosophie, les arts et les sciences actuellement en usage; car, tout au contraire, nous souscrivons volontiers à leur usage, à leur culture et à leurs honneurs; nous ne nous opposons d'aucune manière à ce qu'elles alimentent les discussions, servent aux discours d'ornement, soient professées dans les chaires, prêtent à la vie civile la brièveté et la commodité de leur tour, et, en un mot, aient cours parmi les hommes comme une monnaie reçue par un consentement général. Bien mieux, nous déclarons ouvertement que celles que nous voulons introduire ne seront pas très propres à ces divers usages, car elles ne pourront, d'aucune sorte, être mises à la portée du vulgaire, si ce n'est cependant par leurs effets et leurs conséquences pratiques. Quant à la sincérité de notre affection et de notre bonne volonté pour les sciences reçues, nos écrits déjà publiés, surtout notre livre sur l'Avancement des sciences, en font foi. Nous ne ferons donc pas de nouveaux discours pour en donner la preuve ; mais nous répéterons constamment, qu'avec les méthodes actuelles il n'y a pas de grands progrès possibles dans la théorie des sciences, et que l'on ne peut obtenir une large moisson de conséquences pratiques. [1,129] ll ne nous reste plus qu'à dire quelques mots de l'excellence du but que nous nous proposons. Placé plus haut, cet éloge eût ressemblé à un beau rêve; mais maintenant que l'on connaît le fondement de notre espérance, et que nous avons dissipé tous les préjugés contraires, il aura peut-être plus d'autorité. Si nous avions amené à terme notre entreprise, et accompli l'oeuvre jusqu'au bout, sans appeler les autres hommes à partager nos travaux et à nous prêter leur secours, nous n'aurions pas essayé un tel éloge, de crainte qu'on ne le prit pour le panégyrique de notre propre mérite; mais puisqu'il faut provoquer les efforts de son semblables, exciter leur ardeur et enflammer leur zèle, il est très à propos de remettre devant leurs yeux le prix élevé promis à ces efforts. En premier lieu, il nous semble que, parmi les actions humaines, la plus belle sans comparaison, c'est de doter le monde de grandes découvertes, et c'est ainsi qu'en ont jugé les siècles anciens : ils décernaient les honneurs divins aux inventeurs; à ceux au contraire qui s'étaient signalés au service de l'État, tels que les fondateurs de villes et d'empires, législateurs, libérateurs de la patrie assiégée de maux cruels, vainqueurs des tyrans, et autres semblables, ils n'accordaient que le titre et les prérogatives de héros. Et, si l'on fait une juste comparaison de ces deux sortes de mérites, on applaudira au jugement des anciens âges; car le bienfait des découvertes s'etend à tout le genre humain, les services civils à un seul pays seulement; ceux-ci ne durent qu'un temps, les autres sont éternels. Le plus souvent les États n'avancent qu'au milieu des troubles et par de violentes secousses; mais les découvertes répandent leurs bienfaits sans nuire à personne et sans coûter de larmes. Les découvertes sont comme des créations nouvelles, elles imitent les oeuvres divines, comme l'a bien dit le poète : "La première dans les temps anciens, Athènes la célèbre donna aux malheureux mortels les fruits qui se multiplient, récréa la vie et sanctionna les lois". (Lucrèce, De la nature des choses, VI, vers 1-3) Et il est digne de remarque que Salomon, comblé de tous les biens, puissance, richesses, magntficence des oeuvres, armée, serviteurs, flotte, renommée, admiration sans réserve, n'en ait choisi aucun pour se glorifier, mais ait déclaré : que la gloire de Dieu est de dérober ses secrets; la gloire du roi de les découvrir. D'un autre côté, que l'on songe à la différence qu'il y a entre la condition de l'homme dans un des royaumes les plus civilisés de I'Europe, et la même condition dans une des régions les plus incultes et barbares du nouveau monde; cette différence est telle, que l'on peut dire à juste titre que l'homme est un dieu pour l'homme, non seulement à cause des services et des bienfaits qu'il peut lui rendre, mais par la comparaison de leurs diverses conditions. Et cette diversité, ce n'est pas le sol, ce n'est pas le ciel qui l'établit, ce sont les arts. Il faut aussi remarquer la puissance, la vertu et les conséquences des découvertes ; elles n'apparaissent nulle part plus manifestement que dans ces trois inventions, inconnues aux anciens et dont les origines, quoique récentes, sont obscures et sans gloire : l'imprimerie, la poudre à canon et la boussole, qui ont changé la face du monde, la première dans les lettres, la seconde dans l'art de la guerre, la troisième dans celui de la navigation ; d'où sont venus des changements tellement innombrables, que jamais empire, secte ou étoile ne pourra se vanter d'avoir exercé sur les choses humaines autant d'influence que ces inventions mécaniques. Ensuite, nous distinguerons trois espèces et comme trois degrés d'ambition : la première espèce est celle des hommes qui veulent accroître leur pouvoir dans leur pays : c'est la plus vulgaire et la plus basse; la seconde, celle des hommes qui s'efforcent d'accroître la puissance et l'empire de leur pays sur le genre humain : celle-ci a plus de dignité et n'en porte pas moins tous les caractères d'une passion; mais ceux qui s'efforcent de fonder et d'étendre l'empire du genre humain lui-même sur la nature entière ont une ambition (si toutefois on peut lui donner ce nom) incomparablement plus sage et plus relevée que les autres. Mais l'empire de l'homme sur les choses a son unique fondement dans les arts et les sciences, car on ne commande à la nature qu'en lui obéissant. Disons encore que, si l'utilité d'une découverte particulière a tellement frappé les hommes qu'ils aient vu plus qu'un homme dans celui qui pouvait ainsi étendre un seul bienfait à tout le genre humain, combien plus relevé ne paraîtra-t-il pas de faire une découverte qui, à elle seule, donne la clef de toutes les autres? Et cependant, pour dire toute la vérité, de même que nous avons de grandes obligations à la lumière, qui nous permet d'aller d'un lieu à l'autre, de pratiquer les arts, de lire, de nous reconnaître mutuellement, et que néanmoins la pure contemplatien de la lumière elle-méme a plus d'excellence et de beauté que ses usages si multipliés , ainsi bien certainement la pure contemplation des choses dans leur réalité, et dégagée de toute superstition, imposture, erreur ou confusion , renferme en soi plus de dignité que tout le fruit des découvertes. En dernier lieu, si l'on objecte que les sciences et les arts donnent souvent des armes aux mauvais desseins et aux mauvaises passions, personne ne s'en mettra fort en peine. On en peut dire autant de tous les biens du monde : le talent, le courage, les forces, la beauté, les richesses, la lumière elle-méme et les autres. Que le genre humain recouvre son empire sur la nature, qui lui appartient de don divin, et qu'il retrouve sa puissance, la droite raison et une saine religion en sauront bien régler l'usage. [1,130] Il est temps, enfin, que nous expliquions l'art d'interpréter la nature. Quoique nous'pensions avoir renfermé en cette méthode des préceptes très utiles et très vrais, nous sommes loin cependant, de lui attribuer une nécessité absolue (à ce point que l'on ne puisse rien sans elle), ou même une entière perfection. Notre opinion est que si les hommes avaient sous la main une histoire exacte de la nature et de l'expérience, et qu'ils en fissent l'aliment de leurs pensées; et que d'ailleurs ils pussent s'imposer la double obligation de dépouiller les opinions reçues et les notions vulgaires, et s'abstenir pour un temps d'élever leur esprit aux premiers principes et aux lois qui en approchent le plus, il se pourrait que par la propre force de leur intelligence, et sans autre art, ils rencontrassent le vrai procédé de l'interprétation. Car l'interprétation est l'oeuvre vraie et naturelle de l'intelligence, après que l'on a retiré tous les obstacles qui arrêtent sa marche; mais cependant, au-moyen de nos préceptes, le travail de l'esprit aura beaucoup plus de facilité et de solidité. Nous sommes aussi bien loin d'affirmer qu'on ne puisse rien ajouter à ces préceptes; mais tout au contraire, nous qui mettons la force de l'intelligence, non pas dans sa vertu propre, mais dans son commerce avec la réalité, nous devons déclarer que l'art des découvertes peut se dévélopper avec les découvertes elles-mêmes.