[0] AVERTISSEMENT TOUCHANT UNE GUERRE SAINTE, ÉCRIT EN L'ANNÉE MDCXXII. INTERLOCUTEURS: Eusesius, théologien orthodoxe et modéré. Manlius, militaire. Gamaliel, protestant ardent. Eupolis, politique. Zebedaeus, catholique ardent. Pollion, courtisan. [1] En la maison d'Eupolis, à Paris, se réunirent Eusebius, Zebedaeus, Gamaliel et Martius, tous personnages d'une haute naissance, mais de caractères fort différents. Eupolis lui-même était présent ; et pendant qu'ils conféraient ensemble, Pollion, qui venait de la cour, se présenta au milieu d'eux, et aussitôt qu'il les vit il leur dit avec son esprit plaisant et sa malice ordinaire : Pollion. Vous voilà quatre qui pourriez former un monde bien conditionné; car vous difrez les uns des autres comme les quatre éléments, et pourtant vous vivez en paix comme eux. Quant à Eupolis, il est si modéré et si exempt de passions que nous l'appellerons la cinquième essence (l'éther). Eupolis. Si à nous cinq, Pollion, nous pouvons former le grand monde, vous seul suffiriez pour en faire un petit ; puisqu'en théorie comme en pratique vous rapportez tout à vous-même. Pollion. Et que font ceux qui agissent sur ce principe sans l'avouer? Eupolis. Ils sont moins francs que vous, et n'en sont que plus dangereux. Mais asseyez-vous donc avec nous ; nous parlions des affaires actuelles de la chrétienté, et nous serions bien aises d'avoir là-aessus votre opinion. Pollion. Messieurs, j'ai beaucoup marché ce matin, et il fait bien chaud; il faudra donc que vos discours me chatouillent bien agréablement les oreilles pour que mes yeux restent ouverts. Cependant, si vous me permettez de vous réveiller quand votre conversation s'endormira, je veillerai de mon mieux. Eupolis. Cela nous fera grand plaisir. Seulement je crains que vous ne regardiez tous nos projets que comme de philanthropiques rêveries; car de bonnes intentions, sans le pouvoir de les réaliser, ne sont que des rêves. Enfin, monsieur, quand vous êtes entré, Martius avait su à la fois fixer notre attention et exciter notre intérêt; et cela se trouve à merveille pour secouer votre envie de- dormir, car il débutait comme la trompette qui sonne le boute-selle. Veuillez donc, s'il vous plaît, recommencer, Martius; car votre discours mérite bien d'être entendu deux fois, et je vous assure que la présence de Pollion est loin de nuire à la composition de votre auditoire. Martius. Au moment de votre arrivée, Pollion, je disais franchement à ces messieurs, qu'à mon avis, depuis plus d'un demi-siècle, toutes les entreprises des princes chrétiens étaient marquées an coin de la faiblesse et de la petitesse ; ce sont partout guerres sans motifs, comme les procès que se font de litigieux particuliers, quand ils feraient bien mieux de s'en rapporter à un arbitrage; c'est la chétive conquête d'un village ou d'un petit territoire; on dirait un paysan qui achète un clos ou une pièce de terre pour arrondir sa métairie. Et quand on aurait combattu pour une ville telle que Milan ou Naples, ou pour un territoire comme celui du Portugal ou de la Bohéme, ces guerres ne ressemblent-elles pas à celles que se faisaient les païens d'Athènes, de Sparte ou de Rome, pour assouvir leur ambition et leur intérêt séculier? De tels combats sont-ils dignes de l'épée d'un chrétien? L'Eglise, il est vrai, envoie des missions, et chez les nations barbares et jusque dans les îles les plus éloignées; c'est fort bien; mais ce n'est que "Ecce unus gladius hic". {Luc, XXII, 58} Ce sont les princes et les souverains chrétiens qui manquent à la propagation de la foi par les armes. Notre Seigneur, qui a dit à ses disciples : "Ite et praedicate" (allez et prêchez) a aussi du haut du ciel adressé à Constantin ces grandes paroles : "Hoc signo uinces" (tu vaincras sous l'étendard de la croix). Quel soldat chrétien ne se sentirait pas touché d'une pieuse émulation en voyant les ordres religieux de Jésus, de Saint-Augustin et de Saint-François rendre de si grands services à la foi, et agrandir les limites du monde chrétien, pendant qu'un ordre militaire de Saint-Jacques, ou de Saint-Michel, ou de Saint-George, ne s'occupe qu'à piller, à festoyer, et à observer de vains rites et d'inutiles cérémonies? En vérité, les marchands eux-mêmes porteront témoignage contre les princes et les nobles de l'Europe; car ils ont su se frayer un chemin sur les mers jusqu'aux extrémités du monde; ils envoient assez de vaisseaux et d'équipages espagnols, anglais, hollandais pour faire trembler la Chine; et tout cela pour des perles, des pierres précieuses, des parfums; mais pour les perles du royaume du ciel, pour les diamants de la Jérusalem céleste, pour les parfums du. jardin de l'époux, pas un mât n'a été dressé, pas un pavillon n'a été arboré. Ils ne comptent pour rien de verser le sang chrétien en combattant entre eux; mais pas une goutte de ce sang précieux ne coule pour la cause du Christ. Mais je reviens à mon sujet. Je conviens que depuis cinquante ans, période dont je veux parler, il y a eu trois guerres mémorables, faites aux infidèles par les chrétiens qui ont été les agresseurs; car quand on ne fait que se défendre, on exerce un droit naturel, mais on ne fait pas une oeuvre de piéte. La première fut cette célèbre et heureuse guerre qui se termina par la victoire de Lépante, qui mit dans la bouchede à Ottoman un frein qui la lui déchire encore. Ce fut là surtout l'oeuvre de cet excellent pape, Pie cinq, et je ne sais pourquoi ses successeurs ne l'ont pas canonisé. La seconde fut la noble, mais malheureuse expédition que Sébastien, roi de Portugal, fit seul en Afrique. Mais pourquoi seul? que les autres souverains répondent. La dernière fut la campagne du brave Sigismond, prince de Transylvanie, dont les brillants succès furent interrompus par les chrétiens eux-mêmes, malgré les avis paternels du digne pape Clément VIII. Voilà tout ce que je me rappelle. Pollion. Ah! et que dites-vous donc de l'extirpation des Maures de Valence? .... A cette question soudaine, Martius s'arrêta un peu embarrassé. Gamaliel le prévint en disant : Gamaliel. Je crois que Martius a bien fait de n'en pas parler, car pour moi, je n'ai jamais approuvé cette action ; et il semble que Dieu ne l'ait pas agréée non plus; car le roi sous lequel cet événement s'est passé, et que vous autres catholiques vous appelez un prisme sanctifié et immaculé, mourut dans la fleur de son âge; et l'instigateur de cette vigoureuse mesure, dont la fortune paraissait basée sur un roc, a été renversé et ruiné; et il y en a qui pensent que l'Espagne souffre encore des suites de cette malheureuse affaire; car un grand nombre de ces prétendus Maures, éprouvés par l'exil, sont restés fidèles et bons chrétiens, à cela près qu'ils brûlent de la soif de se venger. Zebedaeus. Ne jugez pas témérairement ce grand acte, Gamaliel; ce fut comme le van du Christ qui a passé sur ce pays pour séparer la paille du bon grain. Pouvez vous montrer que la couronne d'Espagne ait fait avec les infidèles un traité comme celui de Josué avec les Gibéonites, qui permettait à cette race maudite de se multiplier sur la Terre-Sainte? Observez aussi que cette grande action fut accomplie par un édit: il n'y eut point de tumulte; l'épée ne fut pas mise dans les mains du peuple. Eupolis. Je crois que Martius a évité de parler de l'édit de Valence, non parce qu'il en porte un jugement bon ou mauvais, mais parce que cela n'entre pas dans son sujet, qui est la guerre extérieure et non les actes de l'autorité sur les citoyens du pays qui ne peuvent résister. Mais laissons, s'il vous plaît, Martius continuer son discours, car il parle en vérité comme un prédicateur en cuirasse. Martius. Il est vrai, Eupolis, que le but principal de mon discours est la religion et la piété ; mais quand je ne parlerais que comme un homme charnel, mon opinion serait la même ; car pour acquérir aujourd'hui de la grandeur et de la gloire mondaine, il n'y a pas d'entreprise telle qu'une bonne guerre contre les infidèles. Ce que j'avance ici n'est pas une nouveauté, ni le vain projet d'une imagination creuse ; c'est un fait prouvé par des événements récents, qui, peut-être, offraient un peu moins de difficultés. Les Castillans, il n'y a guère qu'un siècle, découvrirent un nouveau monde; ils soumirent et colonisèrent le Mexique, le Pérou, le Chili et autres pays des Indes occidentales. Voyez tous les trésors que cette conquête a versés sur l'Europe ; les impôts sont devenus dix fois, vingt fois plus forts qu'auparavant. Parmi ces richesses, l'or fut, il est vrai, accumulé et caché, mais l'argent devint de jour en jour plus commun. D'ailleurs, quel agrandissement de puissance et de territoire ! C'était la première fois qu'un seul homme doublait la surface du monde, comme on peut bien le dire quand on pense à ce qui existe déjà et à ce qui se fera par la suite quand le reste de ce vaste continent sera habité et colonisé. Et pourtant l'on ne peut pas dire avec vérité que la propagation de la foi chrétienne fut le motif de cette découverte, de cette occupation et de cette colonisation; non ; ce fut l'or et l'argent, le profit et la gloire temporelle : le but principal de la Providence divine n'était que secondaire dans l'intention des hommes ambitieux. On peut en dire autant des fameuses navigations et des conquêtes d'Emmanuel, roi de Portugal, dont les armes commencèrent à cerner l'Afrique et l'Asie et à lui assurer non seulement le commerce des épices, des diamants, du musc et des drogues, mais aussi un pied-à-terre des places fortes dans le lointain Orient. Car là encore ce ne fut point le zèle religieux, mais la soif des richesses et du pouvoir qui lança les vaisseaux. Le résultat de ces deux entreprises est que les deux Indes obéissent maintenant à l'Espagne; le soleil, comme on l'a dit en se servant d'une expression brillante, ne se couche jamais sur ses domaines, mais éclaire toujours l'une ou l'autre de ses provinces. C'est là un des rayons de la gloire espagnole, mais ce n'est pas là la gloire plus stable qui élève la couronne d'Espagne au-dessus de toutes les puissances qui l'ont précédée. Pour conclure, nous voyons que dans les guerres contre les infidèles et les gentils, l'honneur mondain et le profit temporel se trouvent réunis aux avantages spirituels et religieux. Pollion. Avec votre permission, Martius, je prendrai la liberté de vous faire observer que les sauvages sont comme les bêtes des forêts et les oiseaux de l'air, qui sont "ferae naturae" ; ils deviennent la propriété de quiconque s'en empare ; ils appartiennent au premier occupant ; mais il n'en est pas ainsi des peuples civilisés. Martius. Je n'admets point une telle différence entre les créatures raisonnables. L'intérêt général du genre humain peut toujours justifier une guerre ; peu importe le degré de civilisation du peuple qu'on attaque. Je n'admets pas non plus que les peuples du Mexique et du Pérou fussent des brutes aussi sauvages que vous le prétendez, ni qu'il y eût une si grande différence entre eux et la plupart des infidèles qui se trouvent ailleurs. Dans le Pérou, bien que les habitants fussent nus, ce qui tenait à leur climat, et qu'ils eussent plusieurs coutumes fort barbares, le gouvernement des Incas s'était montré humain et civilisateur. Les Incas avaient fait abandonner le culte d'une multitude d'idoles fantastiques et leurs peuples n'adoraient plus que le soleil. Or, je me rappelle que le livre de la sagesse reconnaît plusieurs degrés d'idolâtrie et met l'adoration ridicule des idoles bien au-dessous d'un culte rendu à la création de Dieu. Quelques autres prophètes aussi reconnaissent cette différence dans leur métaphore de la fornication impure avec les bêtes. Les Péruviens sous les Incas avaient des temples magnifiques, des tribunaux réguliers pour rendre la justice; ils étaient soumis et dévoués à leurs rois. Ils se montraient justes et généreux envers leurs ennemis, puisqu'ils leur offraient d'abord les lois péruviennes qui valaient mieux que les leurs, et ne tiraient l'épée que quand ils les refusaient. Il en était de même de la monarchie élective du Mexique. Quant aux hommes de l'Orient, les peuples de Goa, de Calcutta, de Malacca, étaient des gens polis et voluptueux, remarquables par leur frugalité et l'élégance de leurs manières, quoiqu'ils ne le fussent pas par la bravoure. À bien examiner, on trouvera que les Turcs sont plus barbares que les nations dont nous venons de parler : un gouvernement tyrannique teint du sang des empereurs à chaque succession; une foule de vassaux et d'esclaves ; point de seigneurs, point de gentilshommes, point d'hommes libres, point d'héritage, point d'anciennes familles ; des hommes qui sont dépourvus de toutes les affections naturelles, et qui, selon le langage de l'Ecriture sainte, comptent pour rien les désirs des femmes : un peuple sans piété filiale, sans amour paternel, sans morale, qui n'a ni sciences, ni arts, ni belles-lettres, qui sait à peine mesurer un arpent de terre ou une heure du jour; sale et sans goût dans sa manière de vivre et de se loger ; en un mot la honte de la société humaine. Et pourtant cette nation a changé le jardin du monde en un désert ; car on l'a justement observé : la terre qui porte l'empreinte des pieds du cheval d'un musulman ne produit plus de blé. Pollion. Au milieu de toutes vos invectives, Martius, rendez au moins aux Turcs la justice de vous rappeler qu'ils ne sont point idolâtres. Car si, comme vous l'avez dit, il y a une grande différence entre l'homme stupide qui adore l'oeuvre de ses mains et celui qui adore l'oeuvre de Dieu , il y en a une aussi grande entre celui qui s'incline devant la créature et celui qui n'adresse des hommages qu'au Créateur. Les Turcs reconnaissent Dieu le père, créateur du ciel et de la terre, première personne de la Trinité, quoiqu'ils refusent de croire aux deux autres. A cette observation, Martius sembla réfléair, et Zebedaeus prit la parole avec quelque aigreur. Zebedaeus. Prenons garde, Pollion, de tomber sans nous en apercevoir dans l'hérésie de Manuel Comnène, empereur de Grèce, qui affirmait que le Dieu de Mahomet était le vrai Dieu. Cette opinion fut non seulement condamnée par le synode, mais regardée comme une folle impiété; et l'évêque de Thessalonique la lui reprocha en termes si amers et si étranges qu'on ne saurait les répéter. Martius. J'avoue que je pense bien sincèrement que, pour la religion comme pour la gloire, je crois qu'une guerre contre les Turcs vaudrait mieux qu'une entreprise contre tout autre peuple infidèle, païen ou sauvage, présent, passé ou futur, bien qu'un moindre danger ou une plus grande chance de succès puisse nous attirer ailleurs. Mais avant de continuer je serais bien aise de reprendre haleine; c'est pourquoi je propose que l'un de vous, mes seigneurs, prenne la parole. Je le désire d'autant plus que je vois parmi vous de savants interprètes de la loi divine, quoiqu'ils l'expliquent de différentes manières, et que je me défie avec raison de mon propre jugement, d'abord parce que j'en reconnais la faiblesse, ensuite parce que je crains que mon zèle ne m'entraine. Je n'ajouterai donc rien de plus, jusqu'à ce que la légitimité d'une telle guerre ait été prouvée par ceux qui sont plus que moi capables de la défendre sur ce terrain. Eupolis. Je suis bien aise, Martius, de voir dans un militaire tant de modération et d'observer que votre enthousiasme,pour une guerre qui vous échauffe le coeur et qui vous parait sainte, ne vous transporte pas au point d'oublier la question de légitimité ou de la prendre témérairement pour concédée. Et puisque cette conférence prospère si bien, si vos seigneuries me le permettent, je ferai une proposition pour donner à chacun son rôle, à chacun son côté de la question. Tout le monde consentit et Eupolis continua : Je crois qu'il serait convenable que Zebedaeus voulût se charger de discuter cette question : Une guerre pour la propagation de la foi, sans aucun autre motif, est-elle ou n'est-elle pas légitime, et dans quelles circonstances? J'avoue aussi que je voudrais aller plus loin et savoir si cette légitimité est seulement facultative ou si elle est obligatoire pour les princes et les États chrétiens; et s'il plaît à Gamaliel de se charger de cette partie de la controverse, la question de légitimité absolue sera complétement résolue. Restera cependant à la discuter relativement ; c'est-à-dire, en admettant qu'une telle guerre soit légitime ou même obligatoire, n'y a-t-il pas d'autres choses qu'on doive lui préférer? par exemple, l'extirpation des hérésies, la réunion des schismes, ou même la solution des difficultés temporelles , etc. ; et jusqu'à quel point pourrait-on se permettre de la soumettre ou de la mêler à des considérations étrangères? ou doit-elle toujours les dominer et passer devant comme leur étant supérieure? Comme cette discussion sera longue et que Eusebius n'a encore rien dit, s'il plaît a nos seigneuries, nous l'en chargerons; ce sera sa pénitence. Quant à Pollion, qui a un tact si subtil pour distinguer ce qui est solide et réel d'avec ce qui n'a qu'une apparence spéciale et vaine, je pense qu'il ne regarde tous ces projets que comme des impossibilités et des châteaux en Espagne. Nous le prierons donc de vouloir bien battre notre entreprise en brèche avec toutes ses forces. Si par ses lumières il nous en démontre la vanité, nous n'y penserons plus, ou du moins nous la débarrasserons de ce qui est infaisable. Et comme j'avoue que moi-même je ne suis pas de cette opinion, bien que j'aie affaire à forte partie en luttant contre Pollion, je ferai de mon mieux pour prouver que cette entreprise est possible, et pour indiquer les moyens d'écarter ou de vaincre les obstacles qui s'y opposent. Ensuite Martius reprendra son discours démonstratif et déliberatif sur les moyens de lui assurer le succès. Je ne donne ceci que comme un avis; c'est à vos seigneuries à établir un autre ordre de discussion s'il leur plaît. Non seulement on approuva la distribution, mais chacun accepta son rôle. Comme le jour était fort avancé on remit la discussion au lendemain. Pollion dit seulement : Pollion. Vous ne vous trompez pas sur mon compte, Eupolis, car je crois qu'à moins de broyer la chrétienté dans un mortier pour en faire une nouvelle pâte, il n'y a pas moyen de penser à une nouvelle croisade. J'ai toujours été d'opinion que la pierre philosophale et une guerre sacrée n'étaient qu'une billevesée à l'usage des cerveaux fêlés, qui ont une plume dans la tète au lieu de l'avoir sur leur chapeau. Néanmoins je suis courtois, et si tous les cinq vous êtes d'un autre avis, surtout quand vous m'aurez entendu, je serai prêt à certifier avec Hippocrate qu'Athènes a perdu la tête et que Démocrite seul est sensé. Et pour que vous ne me regardiez pas comme un adversaire tout-à-fait irréconciliable, je veux bien d'avance vous donner quelques conseils dans l'intérêt de votre côté de la question. Vous allez tous sans doute discuter des questions bien solennelles ; mais faites d'abord ce que je vais vous dire. Le pape est caduque, son glas sonne déjà. Ayez soin, dès qu'il sera mort, d'en faire choisir un dans la fleur de l'âge, qui n'ait que cinquante ou soixante ans tout au plus. Qu'il s'appelle Urbain, car ce fut un pape de ce nom qui fit précher la première croisade et emboucha la trompette sacrée qui fit prendre les armes pour la terre sainte. Eupolis. Vous parlez bien; mais soyez, je vous en prie, un peu plus sérieux dans cette conférence. Le lendemain, les mêmes personnes se réunirent comme elles en étaient convenues. On s'assit, et Pollion dit en plaisantant que la guerre était déjà commencée, car il n'avait fait toute la nuit que rêver Janissaires, Tartares et Sultans. Ensuite Martius dit : Martius. La distribution des rôles qu'Eupolis a faite hier au soir, et que nous avons tous approuvée, me paraît parfaite, excepté en un point; ce n'est pas la distribution elle-même qui est fautive, c'est seulement l'ordre de la discussion. Car elle est tellement disposée que Pollion et Eupolis auront à débattre la possibilité et l'impossibilité de la guerre avant que je déduise les moyens à employer pour la faire. Or, j'ai souvent observé dans de pareilles délibérations, que la discussion des moyens d'exécution peut changer tout-à-fait une opinion préconçue sur la possibilité, de sorte que telle entreprise qui paraissait d'abord possible a été par le scalpel de la discussion convaincue d'impossibilité, et réciproquement telles aventures que l'on regardait comme impossibles sont devenues très plausibles par l'explication des voies et moyens d'y parvenir, la discussion agissant en ce cas comme la lumière d'un transparent qui nous fait voir sur un tableau des objets que la lumière directe ne nous montrait pas. Je ne dis pas cela pour changer l'ordre que vous avez établi, mais pour que Pollion et Eupolis ne prononcent pas d'une manière trop péremptoire sur la question de possibilité, avant de m'avoir entendu déduire mes moyens d'exécution. Ils pourront d'ailleurs se réserver le droit de répliquer quand une fois ils auront sous les yeux le plan de l'entreprise. Tout le monde applaudit à la sagesse et à la gravité de cette recommandation. Là-dessus Eupolis observa : Eupolis. Puisque Martius revient sur ce qui a été décidé hier au soir, il me sera permis, pour amender ma proposition, de rappeler une omission plus importante qu'un défaut d'ordre. Je pense que nous aurions dû insérer, comme un annexe à la question de légitimité, cettequestion-ci : Jusqu'à quel point faut-il poursuivre la guerre? Sera-ce jusqu'à l'extermination d'un peuple ou jusqu'à le forcer à l'abandon de son territoire? Faudra-t-il imposer par force une nouvelle croyance et châtier l'incrédulité, ou seulement soumettre la contrée et le peuple, afin que l'épée temporelle fraie un chemin à l'épée spirituelle, c'est-à-dire à la persuasion, à l'instruction et à tous les moyens qui s'adressent aux âmes et aux consciences? Peut-être ne faut-il pas faire sur ce sujet un discours à part ; car Zebedaeus, dans sa sagesse, le traitera comme incident à la question de légitimité, qui ne peut être mise en pratique que dans de justes limites et avec des distinctions convenables. Zebedaeus. Vos paroles, Eupolis, sont pour moi un encouragement, car je vois avec plaisir que votre jugement, que j'estime tant, me trace un plan que je me proposais de suivre. Car de même que Martius a fort judicieusement observé que la discussion des possibilités est vaine si l'on n'a pas sous les yeux le projet d'exécution, de même aussi il serait inutile de parler de légitimité sans constater les cas particuliers auxquels elle est applicable. Je vais donc d'abord discuter les circonstances; mais vous me permettrez de n'être pas trop pointilleux dans le classement que je veux en faire, car cela m'entraînerait dans des longueurs inutiles, et nous ne sommes pas ici en comité des arts et méthodes, mais simplement en conférence. Il faut donc premièrement examiner, ainsi qu'Eupolis l'a proposé, s'il est légitime que les princes ou les Etats chrétiens fassent une guerre d'invasion, seulement et simplement pour propager la foi, sans y être portés par aucune autre cause ni par aucun autre motif quel qu'il soit. Secondement, admettant comme prémisses que tel pays était autrefois chrétien et membre de l'Eglise, et que le chandelier d'or y jetait son éclat, quoique depuis il ait été complétement perdu, au point qu'il n'y reste pas un chrétien, est-il alors légitime de faire une guerre pour le rendre à l'Eglise, dont il était autrefois le patrimoine. Troisièmement, étant encore admis comme partie des prémisses qu'il reste encore dans le pays une multitude de chrétiens, est-il permis de faire une guerre pour les délivrer de l'esclavage des infidèles? Quatrièmement, n'est-il pas légitime de faire une guerre pour pacifier et recouvrer les lieux saints qui sont maintenant pollués et profanés, tels que la cité sainte et le saint sépulcre, et autres lieux d'adoration et de dévotion? Cinquièmement, est-il légitime de faire la guerre pour punir les blasphèmes et les impiétés contre la Divinité de notre bienheureux Sauveur, ou pour venger l'effusion du sang chrétien et les cruautés commises envers des chrétiens, quoiqu'il y ait un long temps écoulé depuis ces offenses, prenant en considération que la vengeance céleste n'est point astreinte aux limites du temps, et souvent même attend que la coupe de l'iniquité soit pleine? Sixièmement, il faut considérer, comme Eupolis l'a rappelé tout à l'heure, si une guerre sainte qui, en raison de sa dignité et de sa justice, devrait aller plus loin que toutes les guerres temporelles, peut être poussée jusqu'à l'émigration de tout un peuple, jusqu'à forcer les consciences; ou si nous devons user de modération et nous renfermer dans certaines limites, nous rappelant que nous sommes chrétiens, mais n'oubliant pas que les autres sont hommes. Mais il y a une considération antérieure à toutes celles-là, et même qui les rend inutiles, s'il est question d'une guerre contre les Turcs en particulier. Je n'y aurais assurément pas pensé sans la description un peu vive que Martius nous a faite hier de l'empire des Turcs, et que vous, Pollion, avez appelé une invective, mais que je regarde comme une peinture très exacte. Et plus j'y pense, plus je tne confirme dans l'opinion que la suppression de cet empire serait un motif juste et raisonnable de guerre, même en mettant de côté la cause de la religion. Zébedaeus s'arrêta pour attendre si l'on ferait quelque observation, mais voyant chacun silencieux et attentif, il reprit son discours : Vos seigneuries ne s'attendent pas à m'entendre lire un traité, mais seulement un discours délibératif. Je tâcherai d'être bref. D'abord, je conviens que, puisqu'il faut que la guerre soit juste, la justice de sa cause doit être évidente et à l'abri de toute obscurité, de tout doute. Car toutes les lois s'accordent à exiger que, dans les causes importantes, le témoignage soit clair, complet et incontestable. S'il en est ainsi dans un procès où la vie d'un homme est en question, que sera-ce dans une question de guerre, qui est toujours la sentence de mort d'un si grand nombre d'hommes? Gardons-nous donc bien de faire de notre bienheureux Sauveur un Moloch, une idole paienne, en lui offrant en holocauste le sang des hommes versé dans une guerre injuste. La justice d'une sentence consiste dans le mérite de la cause en elle-même, dans la sanction de la législation et dans les formes de la procédure. Quant aux intentions, je les laisse au tribunal céleste. Je parlerai de ces choses par ordre, et j'examinerai comment et jusqu'à quel point elles s'appliquent au sujet d'une guerre contre les infidèles et particulièrement contre les Turcs, qui sont les ennemis les plus puissants et les plus dangereux de la foi. Je crois, et j'espère prouver, autant que dans un discours si sommaire on peut le faire, qu'une guerre contre les Turcs est justifiable par la loi naturelle, par le droit des gens et par la loi divine, qui est le perfectionnement des deux autres. Quant aux lois civiles écrites des Romains on des autres peuples, ce ne sont que des leviers impuissants pour soulever le poids de cette question. C'est pourquoi je trouve dans mon humble opinion que beaucoup de scoliastes, avec d'excellentes intentions, ne sont pas dans la bonne voie pour approfondir cette question, à moins qu'ils ne possèdent le secret de Naevius, "cotem nouacula scindere", qui fendait des rochers avec son canif. {Valère Maxime, Des faits et des paroles mémorables, I, 4 ; Cfr. Cicéron, De la divination, I, 17} Premièrement, la loi de nature ; le philosophe Aristote en est un assez bon interprète. Il a donné du fil à retordre à bien des hommes avec son ingénieux discours sur le "natura Dominus" et le "natura seruus", dans lequel il affirme positivement que, dès la naissance, il y a des êtres nés pour commander et d'autres pour obéir. Cet oracle a été compris de diverses manières. Il y en a qui n'y ont vu qu'un discours de parade pour flatter les prétentions des Grecs qui voulaient dominer sur les Barbares, prétentions qui furent mieux soutenues par son disciple Alexandre. D'autres ont pensé que ce n'était qu'un lieu commun théorique, indiquant que la nature et le bon sens veulent que les plus dignes commandent aux autres, mais sans pour cela établir un droit. Quant à moi, je ne prends ces paroles ni pour une fanfaronnade, ni pour un vain désir, mais bien pour une vérité dans le sens limité qu'il adopte lui-même ; car il dit que si l'on trouvait entre un homme et un autre autant de différence qu'entre l'homme et la bête, ou qu'entre l'âme et le corps, cette différence revêtirait l'homme supérieur du droit de commandement. Cela semble plutôt un cas d'impossibilité qu'une sentence fausse. Mais avant d'aller plus loin, écartons de notre chemin toute ambiguité et toute équivoque. Dire que le plus capable ou le plus digne a le droit de gouverner, de manière à pouvoir justement soumettre par la force ceux qui sont moins capables ou moins dignes, c'est dire une chose vaine et inutile ; car les hommes ne seront jamais d'accord pour reconnaître unanimement le plus digne. Selon l'ordre de la nature, il ne suffit pas, comme le dit Aristote, de l'intelligence pour gouverner; il faut encore du courage pour défendre son peuple, et surtout de la probité et de l'honnêteté pour s'abstenir de lui faire du mal ; de sorte que cette capacité gouvernementale est une affaire très compliquée. Il y a des hommes et des nations qui excellent sur un point, d'autres sur un autre. C'est pourquoi l'argument que je veux soutenir n'est pas "a maiori", que la nation la plus sage, la plus forte ou la plus juste doive gouverner; mais "a minori", que si une masse d'hommes, que nous l'appelions royaume ou Etat, est tout-à-fait incapable ou indigne de gouverner, il y a juste cause de guerre, et qu'une nation civilisée et polie peut attaquer ce peuple et le soumettre, quand cette oeuvre serait accomplie par un Cyrus ou par un César qui n'étaient chrétiens ni l'un ni l'autre. La seconde équivoque dont il faut nous garder, c'est que je ne parle pas d'un peuple qui serait momentanément sous l'empire d'un tyran , comme le fut Rome sous les Caligula , les Néron ou les Commode ; car une nation doit-elle être punie à cause de ses souffrances? non. Mais c'est quand la constitution même de l'Etat, quand les coutumes fondamentales et les lois du pays, si on peut les appeler des lois, sont contraires à la loi de nature et au droit des gens, c'est alors qu'une guerre est justifiable. Je diviserai la question en trois points. Primo, y a-t-il, peut-il y avoir une nation, une société quelconque contre laquelle il soit légitime de faire la guerre sans provocation de sa part? Seconde, quelles sont les transgressions contre la loi de nature on contre le droit des gens qui peuvent priver une nation du droit de se gouverner elle-même? Et tertio, ces transgressions contre la loi de nature et contre le droit des gens ont-elles été commises par quelque nation contemporaine, et particulièrement par les Turcs? Quant au premier point, je réponds affirmativement que de telles nations ou sociétés ont existé et existent encore. Rien ne prouve mieux la base de cette affirmation que la donation primitive du pouvoir gouvernemental. Etudiez-la bien, surtout l'induction ou la préface. Dieu dit: "Faisons l'homme à notre image, et qu'il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, et sur le bétail, et sur toute la terre", etc. De là François de Victoria et quelques autres ont tiré une admirable conclusion, et ont extrait cet aphorisme divin : "Non fundatur dominium, nisi in imagine Dei", on ne fonde le pouvoir que sur l'image de Dieu. Voilà donc la charte fondamentale. Il nous est aisé maintenant de juger de la forfaiture et de la réhabilitation. Effacez l'image, et le droit disparaît. Mais quelle est cette image et comment peut-elle être effacée? Les pauvres hommes de Lyon et autres fanatiques vous diront que l'image de Dieu c'est l'état de pureté, et que c'est le péché qui l'efface. Mais cela renverserait tout gouvernement. Ni le péché d'Adam, ni la malédiction qu'il s'attira ne le privèrent de son droit de commandement ; seulement les créatures inférieures se révoltèrent ou lui obéirent à contre-coeur. Aussi, faites-y bien attention, quand cette charte fut renouvelée à Noé et à ses fils, ce ne fut pas par les mêmes paroles : "Tu domineras", etc.; mais par celles-ci : "Et que toutes les bêtes de la terre... vous craignent et vous redoutent". Dieu ne renouvelle pas le droit de souveraineté qui était toujours resté le même, mais il le protège contre la résistance. Les meilleurs interprètes pensent que l'image de Dieu c'est la raison naturelle; car si cette raison disparaît tout-à-fait ou en grande partie, le droit de gouvernement est perdu. Si 1 vous étudiez bien les interprètes, vous les verrez quelquefois hésiter sur le fait, jamais sur le droit. Mais je m'étendrai davantage là-dessus en discutant le second point. Comment l'image peut-elle être effacée? Continuons. Le prophète Osée, en la personne de Dieu, dit des Juifs : "Ils ont fait régner, mais non pas de ma part; ils ont établi un gouvernement, et je n'en ai rien su". Passage qui prouve évidemment qu'il y a des gouvernements que Dieu ne reconnaît pas; car, bien qu'ils entrent dans les secrets desseins de sa Providence, il ne les reconnaît pas par sa volonté révélée. Et ceci ne peut pas se dire des tyrans et des mauvais gouverneurs, car ils sont souvent reconnus et établis comme de légitimes souverains; mais il s'agit de la perversité et de la dégradation de la nation elle-même, ce qui est évident en ce que le prophète parle d'un gouvernement "in abstracto", d'une manière abstraite, et non de tel gouverneur en particulier. Quoique les hérétiques dont nous venons de parler aient abusé de ce texte, le soleil n'est pas souillé par une éclipse. Que si l'on voulait abuser aussi des paroles du prophète suivant, qui déclare que cette rejection, ou, pour employer les paroles du texte, cette rescision de leur gouvernement fut le châtiment de leur idolâtrie, en prétendant que par cette raison les gouvernements de toutes les nations idolâtres devraient être renversés, ce qui est évidemment faux, je dirais que la conclusion est mauvaise; car l'idolatrie des Juifs à cette époque et celle des Gentils alors et maintenant, sont des péchés bien différents quand on pense au traité spécial que Dieu avait fait avec eux et aux évidentes manifestations de sa volonte. Cette nullité de gouvernement, ce déni du droit d'Etat chez certaines nations est encore plus clairement exprimé par Moise dans son cantique, quand il fait dire à Dieu : "Vous m'avez offensé avec des dieux qui ne sont point des dieux, et je vous offenserai avec un peuple qui n'est pas un peuple". Tel était sans doute le peuple de Canaan, après que Dieu eut saisi les Israélites de la propriété de la Terre promise. Car ils avaient dès lors perdu leurs droits de propriétaires du sol, quoiqu'ils restassent en plusieurs endroits et qu'ils ne fussent pas encore soumis. Par là nous voyons qu'il y a de soi-disant nations qui ne sont pas des nations en droit, mais seulement des multitudes ou des troupeaux d'hommes. Car de même qu'il y a des individus mis hors la loi et proscrits par les lois civiles de plusieurs pays, de même il y a des nations qui sont mises hors la lot et proscrites par la loi de nature et par le droit des gens, ou bien par le commandement immédiat de Dieu. Et comme il y a des rois "de facto" qui ne le sent pas "de iure", en ce que leur titre est nul, de même aussi il y a des nations qui occupent le territoire "de facto" (de fait), mais qui n'en sont pas propriétaires "de iure" (de droit), parce que leur existence politique est nulle et illégale. Mais appuyons-nous sur des exemples pour fortifier nos arguments. Jamais on n'a douté qu'une nation quelconque pût faire la guerre à des pirates, quand mème elle n'aurait rien à craindre d'eux. Est-ce parce qu'ils n'ont pas "certas sedes", de demeures certaines? Dans la guerre que fit Pompée-le-Grand, et qui fut sa plus grande gloire, les pirates avaient des cités, plusieurs ports et une bonne partie de la Cilicie; les pirates d'aujourd'hui ont une retraite et une demeure à Alger. Les bêtes n'en sont pas moins sauvages parce qu'elles ont des antres. Est-ce parce que le danger est suspendu comme un nuage sur la tête de tous et qu'on ne sait où il éclatera? La raison est bonne, mais ce n'est pas la seule ni celle que l'on allègue ordinairement. Car la raison généralement reçue est que les pirates sont "communes humani generis hostes", les ennemis de tout le genre humain, et que toutes les nations doivent leur courir sus, non pas tant par crainte que parce qu'ils sont mis au ban du genre humain. Car de même qu'il existe certaines coalitions écrites, faites contre l'ennemi commun de certaines nations, il y a aussi une coalition tacite et une confédération générale de tous les hommes contre l'ennemi commun de toute société humaine ; de sorte qu'il n'est besoin d'aucun avis, d'aucune déclaration de guerre; il n'y a pas besoin d'attendre que la nation qui a souffert se plaigne. La loi de nature remplace toutes ces formalités. Il en est de même pour les brigands sur terre, tels qu'il en existe encore dans certains cantons d'Arabie, et tels que plusieurs petits rois de montagnes qui sont près des défilés et des grands chemins. Ce n'est pas seulement aux princes voisins qu'il est permis d'extirper ces pirates ou ces voleurs; si une nation éloignée veut entreprendre de le faire comme une oeuvre méritoire, elle en a certes le droit. C'est ainsi que les Romains entreprirent une guerre lointeine pour rendre la liberté à la Grèce. Je porte le même jugement sur le royaume des Assassins, maintenant détruit, qui était situé sur les bords de Saraca et qui fut quelque temps la terreur de tous les princes du Levant. La loi était que, sur l'ordre de son roi, à qui il fallait obéir en aveugle, le premier sujet devait entreprendre en vrai sicaire d'assassiner un prince ou toute autre personne indiquée. Cette loi ou cette coutume annulait assurément tout le gouvernement qui devait être considéré comme une machine de guerre dressée contre le genre humain et qu'il fallait à tout prix démolir ou incendier. J'en dis encore autant des anabaptistes de Munster, quand même ils ne seraient pas révoltés contre l'Empire et n'auraient commis aucun crime réel contre la société. Une congrégation ou une assemblée de peuples qui prétend que toutes les actions des hommes sont bonnes ou mauvaises, non d'après certaines lois fixes et établies, mais d'après les caprices de leurs esprits ou de leurs passions, n'est pas un peuple, n'est pas une nation ni un gouvernement que Dieu puisse reconnaître ; et toute nation policée peut, si ces hommes ne veulent pas se soumettre, les retrancher de la face de la terre. Maintenant supposons un pays d'Amazones, et l'antiquité nous laisse à douter si un pays où le gouvernement de l'Etat et de la famille, et la milice même seraient entre les mains des femmes, n'est en effet qu'une supposition; je demande si un gouvernement si insensé n'est pas contraire à la première loi de la nature. L'autorité des femmes sur les hommes n'est-elle pas essentiellement nulle et illégale, et ne doit-elle pas être détruite? Je ne parle pas du règne d'une femme, car elle est soutenue par les conseils de ses ministres et par tous les magistrats inférieurs qui sont toujours des hommes, mais de l'organisation d'un Etat où la chose publique, la justice, la famille, tout est administré par les femmes. Eh bien! ce dernier cas diffère cependant des précédents en ce que ceux-ci sont dangereux pour les autres peuples, et que le gouvernement des Amazones n'est qu'une déviation des lois de la nature. Je ne suis pas loin d'affirmer la même chose du gouvernement des Mameloucks et de leurs sultans; là ce sont des esclaves, et seulement des esclaves d'origine inconnue, achetés pour de l'argent, qui règnent sur des hommes libres. Le cas serait encore le même si l'on supposait une nation où les enfants, parvenus à l'âge de majorité, chasseraient leurs pères et leurs mères de leurs propriétés en leur faisant une pension alimentaire; car ces différents cas d'hommes gouvernés par des femmes, de pères gouvernés par leurs enfants, et d'hommes libres gouvernés par des esclaves, sont à peu près semblables et sont tous des renversements de l'ordre naturel et du droit des gens. Pour ce qui est des Indes Occidentales, je m'aperçois, Martius, que vous avez lu Garcilaso de la Vega, métis qui descendait de la race des Incas et qui cherche à tirer le plus grand parti possible des vertus et des moeurs de son pays. A la vérité il y met beaucoup de modération et de plausibilité; cependant vous me persuaderez à peine que ces nations n'ont pas pu être légitimement soumises par n'importe quel peuple qui eût en lui quelques vertus politiques et morales, abstraction faite de la propagation de la foi dont nous parlerons en son lieu. Certes leur nudité, qui était absolue dans beaucoup de provinces, était une grande dégradation, car ce fut par le sentiment de la nudité que se manifesta la conscience du premier péché, et l'hérésie des Adamites fut regardée comme une insulte à la nature. Je ne m'arrêterai pas à cela ni à leur simplicité d'esprit, qui était telle qu'ils s'imaginaient que les chevaux mangeaient le fer de leurs mors, que les lettres parlaient, etc., ni à leurs sortiléges qui leur étaient communs avec presque tous les peuples idolâtres. Mais je dirai que les sacrifices humains qu'ils faisaient, et surtout leur coutume de manger de la chair humaine, étaient de telles abominations qu'il me semble qu'un homme devrait rougir de soutenir qu'un tel peuple ne pouvait pas être légitimement attaqué et soumis par les Espagnols. Son territoire était confisqué par la loi de nature et ses habitants ont dû se soumettre ou s'expatrier. Loin de moi cependant l'intention d'approuver les cruautés qu'on a d'abord exercées sur eux; elles furent bientôt punies, car il n'y a pas un des premiers conquérants qui ne soit mort lui-même d'une mort violente, lui et bien d'autres après lui. Voilà assez d'exemples, à moins que nous n'ajoutions celui d'Hercule, quoique son histoire soit devenue fabuleuse à force d'exagérations. Elle prouve cependant le consentement de tous les siècles et de tous les peuples qui approuvent la destruction et l'extirpation des géants, des monstres et des tyrans étrangers, non seulement comme légitime, mais comme digne de louanges et même d'apothéose, et cela quand même le libérateur serait un étranger qui viendrait du bout du monde. Voyons maintenant par quels arguments nous allons le prouver. Nous tâcherons qu'ils soient plus solides que nombreux, comme il convient dans une telle conférence. Voici mon premier. C'est une grande erreur que de supposer avec quelques esprits étroits : que les nations n'ont pas à s'occuper les unes des autres, à moins qu'il n'y ait entre elles une communauté de souveraineté ou bien une partie d'alliance. Il y a bien d'autres liens que ceux-là qui rattachent les peuples par une tacite confédération ; ainsi, par exemple, celui qui rattache les colonies à la mêre-patrie. C'est quelque chose que d'être "gentes unius labii", car si la confusion des langues fut une séparation, ce doit être un signe d'union que de parler la même langue. Les peuples qui ont les mêmes lois et coutumes fondamentales sont unis par des liens encore plus étroits ; tels étaient les Grecs vis-à-vis des Barbares. La communauté de religion est aussi un lien. Je ne parle pas de ceux qui en ont une mauvaise, puisqu'ils ne sont que "fratres in malo", frères dans le mal. Mais par-dessus tout il y a une parenté indissoluble et un pacte général entre tous les hommes, en témoignage de quoi l'apôtre cite le poète païen qui-dit : "Ipsius enim et genus sumus". {Aratus de Soles, Les Phénomènes} Nous surtout qui sommes chrétiens, nous à qui il a été révélé que tous les hommes sont sortis d'une poignée de terre et que de deux personnes seulement descendent les générations de la terre, nous devons reconnaitre qu'aucune nation ne nous est complétement étrangère, et ne pas nous montrer moins charitables que le personnage du poète comique qui dit : "homo sum, humani nihil a me alienum puto". {Térence, Heauton Timoroumenos, I, 1, 77} Or, s'il existe une ligue tacite et une telle confédération, elle ne doit pas être sans but. Il faut qu'elle ait été instituée contre quelqu'un ou contre quelque chose. Contre quels êtres donc et contre quelles choses? Est-ce contre les bêtes sauvages, ou contre les éléments du feu et de l'eau? non, c'est contre ces masses et ces troupeauxd'hommes dégénérés qui ont abandonné la loi naturelle, dont le pacte fondamental est une monstruosité, et qui peuvent être regardés, d'après les exemples que nous en avons donnés, comme les ennemis communs de toutes les nations et comme une peste et un déshonneur pour le genre humain. Toutes les sociétés ont intérêt à détruire de tels peuples et devraient en avoir la volonté, puisque leurs gouvernements mêmes sont coupables et ne peuvent se châtier eux-mêmes. Je fais encore observer que cette justice sociale ne doit point être mesurée sur les principes des jurisconsultes mais sur "lex proximi, lex charitatis", la loi de la charité pour le prochain, qui comprend le Samaritain aussi bien que le lévite : "Lex filiorum Adae de una massa". C'est sur ces lois primitives que nous basons notre opinion ; les récuser, ce serait, pour parler franchement, se déclarer schismatique contre les lois de la nature. ( Ce morceau n'a pas été achevé. )