[27,0] XXVII. Scylla et Icare, ou la route moyenne (le milieu entre les extrêmes). [27,1] La médiocrité, ou la route moyenne, est ce qu'on approuve et qu'on vante le plus en morale; elle l'est un peu moins en logique, quoiqu'elle n'y soit pas moins utile : elle n'est suspecte qu'en politique, où elle ne doit, en effet, être suivie qu'avec choix, et seulement dans certains cas. Or, les anciens représentaient, en morale, la médiocrité (ou la voie moyenne) par celle qui fut prescrite à Icare; et en logique, par la route moyenne et directe entre Charybde et Scylla: route dont il est si souvent fait mention, à cause de la difficulté qu'on éprouve à la suivre constamment, et des risques que l'on court en s'en écartant à droite ou à gauche. Dédale étant près de traverser les airs avec son fils, pour franchir la mer Egée, lui recommanda de ne voler ni trop haut ni trop bas; car ces ailes n'étant fixées qu'avec de la cire, s'il volait trop haut, il était à craindre que la chaleur du soleil ne la fît fondre; et s'il volait trop bas, la vapeur humide de la mer pouvait rendre cette cire moins adhérente. Mais Icare, avec une audace et une présomption assez ordinaire dans un jeune homme, prit un essor trop élevé et fut précipité dans la mer. [27,2] Le sens de cette fiction est très clair et très connu: elle signifie que la route de la vertu est le droit chemin entre l'excès et le défaut. Mais il n'est pas étonnant que l'excès ait été la cause de la perte d'Icare. En effet, l'excès est le vice propre à la jeunesse; et le défaut, celui de la vieillesse. Cependant, de ces deux fausses routes, Icare avait encore choisi la moins mauvaise, vu que le défaut est avec raison regardé comme le pire des deux extrêmes, l'excès ayant une teinte de magnanimité, et une sorte d'affinité avec les cieux, région vers laquelle il semble s'élever comme les oiseaux; au lieu que le défaut semble ramper comme les serpents. De là ce mot si connu et si judicieux d'Héraclite; "lumière sèche, excellent esprit". En effet, si l'âme, dans son vol, rase trop la terre, elle contracte de l'humidité et perd tout son ressort. Mais aussi, en se portant du côté opposé, il faut le faire avec mesure, afin que cette sécheresse si vantée rende la lumière plus subtile, sans exciter un incendie. Ces vérités que nous venons d'exposer sont toutes connues. Quant à la route moyenne entre Charybde et Scylla, elle se rapporte tout à la fois à l'art de la navigation et à l'art d'être heureux. Si le vaisseau donne dans Scylla, il se brisera contre les rochers ; et s'il tombe dans Charybde, il sera englouti. Le sens et la force de cette parabole, que nous ne faisons ici que toucher en passant (et qui nous jetterait dans des détails infinis, si nous voulions en développer l'explication), est que toute science, dans ses règles et ses principes, doit tenir le juste milieu entre les écueils des distinctions (trop subtiles et trop multipliées) ; et le gouffre des universaux (des idées et des propositions trop générales), car ces deux extrêmes sont devenus fameux par les naufrages multipliés des esprits, des sciences et des arts.