[9,0] IX. Orphée, ou la philosophie. [9,1] Cette fable, dont Orphée est le sujet et qui est assez connue, mais qui n'a pas encore été interprétée avec assez d'exactitude dans toutes ses parties, paraît être l'image de la philosophie, prise en totalité; car tout ce qui concerne ce personnage, vraiment divin, versé dans tous les genres d'harmonie, attirant et subjuguant tout par la douceur de ses accords, s'applique naturellement à la philosophie. En effet, les travaux d'Orphée l'emportent sur ceux d'Hercule, comme les oeuvres de la sagesse, sur celles de la valeur, par l'importance, l'étendue et la durée de leurs effets. [9,2] Orphée, dit cette fable, ne pouvant se consoler de la perte d'une épouse tendrement aimée, qui avait été enlevée par une mort prématurée, et se liant au pouvoir de sa lyre, conçut le hardi dessein de descendre aux enfers, pour supplier les mânes (les divinités du noir séjour) de lui rendre sa compagne, et son espérance ne fut pas trompée. Car, Orphée ayant apaisé les mânes par la suave mélodie de ses chants et de sa lyre, il lui fut permis d'emmener son épouse, mais à condition qu'elle le suivrait par derrière, et qu'avant d'arriver aux limites communes du noir empire et de celui de la lumière, il aurait l'attention de ne pas la regarder. Mais Orphée, vaincu par son amour et son inquiétude, au moment où la condition était près d'être remplie, ayant eu l'imprudence de se retourner, son épouse fut ramenée précipitamment dans les enfers, et il la perdit pour toujours. Dès cet instant, s'abandonnant à la mélancolie, et prenant toutes les femmes en aversion, il se retira dans des lieux solitaires, où ses chants et sa lyre produisant d'aussi puissants effets que dans les enfers, il attira d'abord à lui les animaux de toute espèce, même les plus féroces ; en sorte que, dépouillant leur instinct, perdant leur férocité et leur avidité, le désir de l'accouplement, en un mot, tous leurs appétits naturels, et subjugués par la douce mélodie de ses chants et de sa lyre, ils se rassemblaient autour de lui, comme des spectateurs sur un théâtre, et se tenaient ensemble paisiblement, attentifs seulement à ces sons enchanteurs. Ce ne fut pas tout : tel fut, dans ces lieux, le pouvoir et l'influence de la musique, que les arbres et les pierres mêmes s'ébranlant et se mettant en mouvement, vinrent se poser et se ranger autour de lui dans le plus bel ordre. Il excita par ses brillants succès l'admiration de tous ses contemporains; mais ensuite les femmes de Thrace, pleines de l'esprit du dieu Bacchus, et poussées par une religieuse fureur, accourant dans ces mêmes lieux, embouchèrent leur terrible cornet, dont les sons rauques et éclatants couvrirent ceux de la lyre d'Orphée, et en détruisirent tout l'effet. Alors l'harmonie, qui était l'unique lien de cet ordre admirable et de cette société universelle, étant tout-à-fait troublée, et tous les animaux retournant à leur naturel, ils recommencèrent à se poursuivre et à se combattre les uns les autres, tandis que les arbres et les rochers, abandonnant ces places où ils s'étaient posés avec ordre, se dispersaient également. Enfin, Orphée lui-même fut mis en pièces par ces femmes furieuses, et ses membres furent dispersés dans les champs. L'Hélicon, fleuve consacré aux muses, fut si affligé de cette mort, que, dérobant ses eaux à la lumière, il prit son cours sous terre, et ne reparut que dans d'autres lieux. [9,3] Voici quel paraît être le vrai sens de cette fable : on doit observer d'abord que les chants d' Orphée et les sons de sa lyre ont deux effets et deux buts différents; l'un, d'apaiser les mânes; l'autre, d'attirer les animaux, les arbres, etc., le premier se rapportant visiblement à la philosophie naturelle, et le dernier à la philosophie morale et politique; car le but le plus élevé de la philosophie est de rétablir entièrement les choses corrompues, en les ramenant à leur premier état, ou de les conserver dans leur état actuel, en les préservant de toute dissolution, ou du moins en retardant leur putréfaction, ce qu'on peut regarder comme le premier et le plus faible degré de l'effet à produire. Or, si une telle entreprise n'est pas impossible, il est évident qu'on ne peut l'exécuter que par une judicieuse combinaison des substances et des forces contraires de la nature, habilement tempérées les unes par les autres, combinaison élégamment figurée par les doux accords et la savante harmonie de la lyre d'Orphée. Cependant une telle entreprise étant toute hérissée de difficultés, rarement les tentatives, en ce genre, sont heureuses. La cause de ces mauvais succès n'est autre, selon toute apparence, que la précipitation, la minutieuse exactitude, la pesante assiduité et le désir excessif d'être instruit avant le temps; d'où il arrive que la philosophie, après avoir ainsi manqué le but, affligée avec raison de l'impuissance de ses efforts, se tourne vers les choses humaines, et subjuguant les âmes par la douceur de l'éloquence et par la force de la persuasion, y insinue l'amour de la vertu, de la justice et de la paix, engage les hommes à se réunir, pour ne plus former qu'un seul corps, à subir le joug sacré des lois, à se soumettre à l'autorité d'un gouvernement, à réprimer la violence de leurs passions, à écouter les sages maximes que la philosophie leur enseigne, et à les suivre pour leur propre utilité. Lorsque ces leçons de la philosophie fructifient, des édifices s'élèvent, des villes sont fondées, des champs ensemencés, des arbres plantés ; travaux élégamment figurés par ces arbres et ces pierres qui viennent se poser et se ranger avec ordre autour d' Orphée. C'est encore avec beaucoup de jugement et de méthode que l'inventeur de cette fable suppose que les philosophes ne se sont occupés de la formation ou de la conservation des sociétés humaines, qu'après avoir entrepris de restaurer entièrement ou de rajeunir un corps mortel, et avoir enfin manqué tout-à-fait le but; car c'est une considération plus sérieuse et un sentiment plus profond de l'inévitable nécessité de mourir, qui excite les hommes à aspirer, avec tant d'ardeur, à un autre genre d'éternité, en éternisant leur nom par des actions, des productions ou des services qui laissent un long souvenir ; c'est encore avec fondement que le poète feint qu'Orphée, après avoir, sans retour, perdu son épouse, eut de l'aversion pour les femmes et le mariage; car les douceurs du mariage et les tendres sollicitudes attachées à la paternité, sont autant d'obstacles qui détournent les hommes des hautes entreprises, et les empêchent de rendre à leur patrie ces services mémorables dont nous venons de parler, parce qu'alors, contents de se perpétuer par leur race et leur postérité, ils sont moins jaloux de s'immortaliser par de grandes actions. Cependant, quoique les oeuvres de la sagesse politique tiennent le premier rang parmi les choses humaines, leurs effets ne s'étendent que sur certaines contrées, ils n'ont qu'une durée limitée, et la période, ou leur influence, est circonscrite, une fois révolue, tout s'efface pour jamais; car, après que les empires, soit royaumes, soit républiques, ont fleuri et prospéré pendant un certain temps, la paix y est troublée par des révoltes, des séditions, des guerres : au bruit des armes, les lois se taisent, et les hommes retournant à leurs inclinations dépravées, les champs sont ravagés et les villes renversées; peu de temps après, si ces fureurs sont de quelque durée, les lettres mêmes et la philosophie sont tellement déchirées, qu'il n'en reste plus que quelques fragments, dispersés comme les débris d'un naufrage, et où se trouvent quelques planches, sur lesquelles se sauvent un petit nombre de vérités précieuses, et alors règne l'ignorance avec la barbarie ; l'Hélicon dérobant ses eaux à la lumière, et coulant sous terre ; cependant, en conséquence de la vicissitude naturelle des choses humaines, au bout d'un certain temps, ces eaux se font jour encore à la surface, et y coulent de nouveau, mais dans d'autres lieux, et pour d'autres nations.