[5,0] V. Le Styx, ou les promesses, les conventions et les traités. [5,1] Dans un grand nombre de fables ou de fictions poétiques, il est fait mention de ce serment unique, par lequel les dieux se liaient, lorsqu'ils voulaient faire une promesse irrévocable. En faisant ce serment, ils n'attestaient aucune puissance céleste, et ne juraient par aucun des attributs divins, mais seulement par le Styx ; fleuve des enfers qui, faisant plusieurs révolutions autour du noir empire de Pluton, l'environnait comme une ceinture à plusieurs doubles. Cette formule de serment était toujours employée seule, et on ne la joignait jamais à aucune autre, pour lui donner plus de force et la rendre inviolable; car la peine décernée contre ceux qui la violaient, étant celle que les dieux redoutaient le plus ; savoir, celle d'être exclus du banquet des dieux, pendant un certain nombre d'années, elle formait une sanction suffisante. [5,2] Cette fable paraît avoir pour objet les conventions et les traités des princes ; car on est malheureusement trop fondé à observer, à ce sujet, que ces traités, quelque solennels qu'ils puissent être, et de quelque serment qu'ils soient appuyés, ont si peu de stabilité, qu'on doit plutôt regarder ces serments comme une espèce de cérémonial et de formalité destinée àen imposer au vulgaire, que comme une sûreté et une garantie qui puisse assurer l'exécution de ces traités. Osons dire plus, dans les cas mêmes où les liens de la parenté (qui sont comme la sanction de la nature), et des services mutuels, se joignent à ces serments, le tout paraît à la plupart des princes insuffisant pour balancer leurs ambitieuses prétentions, et pour ne pas céder aux prérogatives licencieuses de la souveraineté. Ce qui est d'autant moins étonnant, qu'il est toujours facile aux princes de pallier, par une infinité de prétextes spécieux, leur cupidité, leur ambition et leur mauvaise foi, attendu qu'ils ne voient au-dessus d'eux aucune puissance à laquelle ils soient forcés de rendre compte de leurs actions. Aussi a-t-on raison de dire que la garantie proprement dite, et la vraie sanction de ces traités, n'est rien moins qu'une puissance céleste, mais la nécessité (la seule qui soit respectée des puissances de ce monde), le danger imminent de leurs états et l'utilité réciproque; car la plus élégante image de la nécessité, c'est le Styx, fleure redoutable que tout mortel doit passer et ne repassera jamais. Ce fut aussi la seule divinité que l'Athénien Iphicrate voulut avoir pour garant d'un traité; et comme cet illustre personnage est le seul qui ait osé dire hautement ce que tant d'autres pensaient secrètement, il ne sera pas inutile de rapporter ici ses propres paroles : voyant les Lacédémoniens imaginer et proposer une infinité de précautions et de sanctions, pour assurer l'exécution d'un traité: "Vous ne pouvez, leur dit-il, ô Lacédémoniens ! vous donner des liens assez forts, et nous donner une sûreté suffisante, qu'en nous faisant voir clairement que vous nous avez mis entre les mains des moyens suffisants pour vous mettre hors d'état de nous nuire, dans le cas même où vous seriez tentés de le faire". Ainsi, soit qu'on ôte aux princes la faculté de nuire, soit qu'ils courent risque de se perdre tout-à-fait en violant leurs traités, soit enfin qu'ils craignent que la diminution de leur territoire, de leurs revenus, du produit de leurs douanes, ou des pensions que leur paient d'autres princes, soit une conséquence de ces infractions ; dans tous ces cas, dis-je, on peut regarder leurs traités comme garantis par une sanction aussi forte que s'ils juraient par le Styx; car alors ils craignent véritablement d'être exclus de la table des dieux, figure que les anciens employaient pour représenter les droits, les honneurs, les avantages et les prérogatives de la souveraineté, telles que l'affluence des biens de toute espéce et le bonheur qui y sont naturellement attachés.