[1,0] I. Cassandre, ou de l'excessive liberté dans les discours. [1,1] Cassandre, selon les poètes, fut aimée d'Apollon, et, tout en éludant les desirs de ce dieu, elle ne laissa pas d'entretenir ses espérances, jusqu'à cc qu'elle eût extorqué de lui le don de la divination (la faculté de prédire l'avenir). Mais, sitôt qu'elle fut en possession de ce qu'elle avait voulu obtenir par cette longue dissimulation, elle rejeta toutes ses prières, et le rebuta ouvertement. Le dieu ne pouvant révoquer le don qu'il lui avait fait; mais, indigné d'avoir été joué par cette femme artificieuse, et brûlant du desir de se venger, y joignit une condition qui en fit pour elle un vrai châtiment; car, en lui laissant la faculté de prédire avec justesse, il lui ôta celle de persuader; en sorte que , depuis cette époque, malgré la vérité de ses prédictions, personne n'y ajoutait foi : disgrâce qu'elle éprouva dans une infinité d'occasions , et surtout relativement à la ruine de sa patrie qu'elle avait su prédire, sans que personne eût daigné l'écouter ou la croire. [1,2] Cette fable paraît avoir été imaginée pour montrer l'inutilité des conseils les plus sages, donnés avec une généreuse liberté, mais mal-à-propos et sans les ménagements nécessaires : elle semble désigner ces individus d'un caractère âpre, difficile et opiniâtre, qui ne veulent point se soumettre à Apollon, ou au dieu de l'harmonie, ne prenant ni le ton, ni le mode, ni la mesure des personnes et des choses (qui, dans leurs discours, ne savent régler ni leur ton, ni leur style, sur la disposition des auditeurs), en un mot, qui ne savent point chanter sur un ton pour les oreilles savantes, et sur un autre ton pour les oreilles novices; qui, enfin, semblent ignorer qu'il est un temps pour parler, et un temps pour se taire : car, quoique les gens de ce caractère aient toutes les connaissances et toute l'énergie requises pour donner un conseil salutaire et courageux; cependant, malgré tous leurs talents et tout leur zèle, comme ils manquent de la dextérité nécessaire pour manier les esprits, rarement ils réussissent à persuader ce qu'ils conseillent, et ils ont peu d'aptitude pour les affaires ; ils sont même nuisibles à ceux avec qui ils se lient, et dont ils se font écouter; ils hâtent la ruine de leurs amis, et alors enfin, je veux dire lorsque le mal auquel ils ont eux-mêmes contribué par la raideur et l'âpreté de leur caractère, est consommé et sans remède, ils passent pour des oracles, pour de grands prophêtes, pour des hommes qui ont la vue longue. C'est ce dont on vit un exemple frappant en la personne de Caton d'Utique. Ce Romain prévit que la ruine de sa patrie serait l'effet de deux causes; savoir, d'abord la conspiration de César et de Pompée, puis leur mésintelligence. Son génie élevé vit cette catastrophe longtemps avant l'événement, et sa prédiction fut une espèce d'oracle. Mais cc malheur qu'il sut prévoir de si loin, il ne sut pas le prévenir; il fut même assez imprudent pour y contribuer, et son âpreté hâta la ruine de sa patrie : observation judicieuse qu'a faite Cicéron lui-même, avec cette élégance qui lui était propre. "Caton, disait-il, est un personnage d'un grand sens, cependant il ne laisse pas de nuire quelquefois à la république; il nous parle comme si nous vivions dans la république de Platon, et non dans cette lie (ce marc) de Romulus.