[6] On trouve même dans les Livres Saints quelque description de l'état où était l'univers avant les ouvrages des six jours ; on y voit une mention formelle et distincte de la terre et de l'eau, qui sont des noms de formes; mais il y est dit que la terre était encore dans un état de confusion. Cependant si la fable que nous expliquons personnifie Cupidon, d'un autre côté elle le représente comme nu. Ainsi, immédiatement après l'erreur de ceux qui supposent qu'une matière abstraite est le vrai principe de toutes choses, on doit placer celles des philosophes qui prétendent qu'elle n'est pas dépouillée de toute qualité semblable à celle des corps composés, en observant toutefois que l'erreur des derniers est diamétralement opposée àcelle des premiers. Mais ces considérations appartiennent proprement au sujet que nous commençons à traiter. Nous avons déjà fait quelques observations de ce genre en parlant de la méthode qu'on doit suivre dans une recherche sur la matière première; il reste à voir, parmi les philosophes qui prétendent que cette matière première est revêtue d'une forme quelconque, quels sont ceux qui lui ont attribué une forme native et nue, et ceux qui ont supposé que cette forme lui venait d'ailleurs et lui avait été donnée. Nous connaissons quatre opinions différentes sur ce point, opinions avancées et soutenues par quatre sectes de philosophes. [7] Ceux de la première classe prétendent qu'il n'existe qu'un seul principe de toutes choses et que la diversité des êtres dépend de la nature variable de ce principe. Ceux de la seconde classe, qui attribuent aussi l'origine de toutes choses à un seul principe, supposent que la diversité des êtres dépend des différentes dimensions, figures et situations de ce principe matériel et unique (des différentes proportions, combinaisons et situations respectives de ces éléments d'une seule espèce). Ceux de la troisième classe, qui supposent plusieurs principes, pensent que la diversité des êtres dépend de la proportion, de la combinaison et de l'action réciproque ne ces principes de différentes espèces. Enfin, ceux de la quatrième classe supposent une infinité, ou du moins un grand nombre de principes, mais doués de qualités spécifiquement et originellement différentes. Ces derniers n'ont pas besoin de nouvelles suppositions pour expliquer la diversité des êtres, attendu qu'ils supposent cette diversité dans les principes mêmes et rompent l'unité de la nature dès le commencement. La seconde classe est la seule qui nous paraisse représenter Cupidon tel qu'il est, je veux dire nu et pour ainsi dire dans sa nudité native. La première le représente comme couvert d'un voile, la troisième comme vêtu d'une tunique de plusieurs couleurs, et la quatrième comme enveloppé dans un manteau, et, en quelque manière, comme masqué. Nous allons faire quelques observations sur chacun de ces systèmes, afin d'indiquer avec plus de précision le vrai sens de cette fable. On doit observer, en premier lieu, que, parmi les philosophes qui n'ont admis qu'un seul principe de toutes choses, on n'en trouve aucun qui ait attribué cette fonction à la terre; la considération de sa tendance au repos, de son peu d'activité, de son inertie naturelle, de sa nature passive, qui la rend susceptible de l'action des corps célestes, du feu, etc., empêchait qu'ils n'en eussent cette idée. Cependant les sages des premiers siècles plaçaient la terre immédiatement après le chaos, supposant qu'elle fut d'abord la mère, puis l'épouse du ciel, mariage d'où provinrent tous les êtres. Mais on ne doit pas croire pour cela qu'ils regardassent la terre comme le principe de l'essence (de l'existence), mais seulement comme le principe et l'origine de la structure, de l'ordre et du système de l'univers. Ainsi, nous renverrons l'explication de ce point au lieu où nous expliquerons la fable du ciel et où nous traiterons des origines, recherche qui doit succéder à celle des principes. [8] Mais Thalès regardait l'eau comme le principe de toutes choses; car il voyait que la plus grande partie de la matière était dans l'état d'humeur, surtout dans celui d'humeur aqueuse; que, pour être conséquent, on devait regarder comme le vrai principe de toutes choses ce dans quoi (l'espèce de matière où) résident le plus souvent les forces ou les énergies de tous les êtres, mais surtout les éléments des générations et des restaurations (des recompositions). Il considérait de plus que la semence des animaux est humide; que les graines, les semences, les amandes, etc., des végétaux sont tendres et molles tant qu'elles ont la faculté de végéter et conservent leur fécondité; que les métaux peuvent aussi devenir fluides et coulants; qu'on peut les regarder comme des sucs concrets de la terre ou plutôt comme des espèces d'eaux minérales; que la terre elle-même n'est féconde et ne recouvre sa fécondité qu'autant qu'elle est arrosée par les pluies, les fleuves, etc. ; que la terre et le limon semblent n'être autre chose que des sédiments dé l'eau ; que l'air est, le produit de l'expiration (de l'évaporation) de l'eau, et semble n'être qu'une eau dilatée; que le feu lui-même ne peut être excité, se nourrir et subsister que par le moyen d'une humeur; que cette humeur grasse et onctueuse dont se nourrissent et vivent en quelque manière la flamme et le feu n'est qu'une espèce d'eau mûrie et qui a subi une concoction suffisante. Il considérait encore que la substance de l'eau est répandue dans l'univers entier comme un aliment commun; que la terre est environnée de l'Océan ; qu'une quantité immense d'eaux d'où dérivent les fontaines et les fleuves (semblable au sang qui coule dans les veines et les artères d'un animal) arrose la surface et l'intérieur de la terre; que dans la région supérieure se trouvent d'immenses amas d'eaux qu'on peut regarder comme autant de réservoirs qui fournissent aux eaux inférieures et à l'Océan de quoi réparer leurs pertes. Il pensait même que les feux célestes pompant ces eaux et ces vapeurs s'en nourrissaient, attendu qu'ils ne pouvaient subsister sans aliment ni le tirer d'ailleurs; que la figure naturelle de l'eau, je veux dire celle des gouttes de ce liquide, qui est ronde et sphérique, est semblable à celle de l'univers. Il considérait enfin qu'on observe dans l'air et dans la flamme des ontdulations semblables à celles de l'eau; que ce dernier fluide est très mobile, son mouvement toutefois n'étant ni trop lent ni trop rapide; et que dans cet élément s'engendre une infinité de poissons ou d'autres animaux analogues. [9] Mais Anaximène regardait l'air comme le principe unique de toutes choses, sentiment qui parait très fondé, si, dans la détermination du principe de toutes choses, on doit avoir égard à la masse et au volume; car c'est l'air qui occupe les plus grands espaces dans l'univers. En effet, à moins qu'on ne suppose le vide séparé et occupant de grands espaces ou qu'on n'adopte le préjugé en quelque manière superstitieux qui porte à croire que les corps et les espaces célestes diffèrent spéciliquement et essentiellement des corps et des espaces terrestres, toute cette partie de l'espace compris entre le globe terrestre et les limites les plus reculées du ciel, dans laquelle on ne voit ni astres ni météores, paraît être remplie d'une substance aérienne. Or, le globe terrestre n'est qu'un point en comparaison de cet espace immense; et cette partie même des espaces célestes qui est occupée par les étoiles est extrêmenuement petite par rapport au tout ; car, dans la partie de cet espace, qui est la plus voisine de nous, les étoiles paraissent fort écartées les unes des autres et comme dispersées, et quoique dans la région la plus éloignée elles soient innombrables, cependant, si l'on considère l'immensité des espaces que ces étoiles laissent entre elles, elles paraîtront elles-mêmes n'y être que des points presque imperceptibles; en sorte que tous ces corps semblent nager et se perdre dans cet air comme dans un vaste océan. Il y a aussi une grande quantité d'air et d'esprit (de substance aériforme et pneumatique) renfermée dans les eaux et dans les cavités du globe terrestre ; substances auxquelles ces eaux doivent leur fluidité et leur écoulement ; quelquefois même elles dilatent, gonflent et soulèvent la terre et les eaux. Or, non seulement la terre est poreuse, mais elle est sujette à des tremblements et à des secousses qui sont des indices manifestes de cet air qui s'y trouve renfermé. S'il est vrai que les principes doivent être d'une nature qui tienne le milieu entre les extrêmes (condition sans laquelle ils ne pourraient produire une si grande diversité dans les êtres dont ils sont les éléments), l'air, qui est le seul fluide où se trouve cette condition, doit donc être regardé comme le vrai .principe de toutes choses. En effet, l'air est en quelque manière le lien commun de tous les corps, non seulement parce qu'il se trouve en tous lieux et remplit sur-le-champ tout espace laissé vide, mais surtout par la raison même qu'il est d'une nature moyenne et comme indifférente ; car c'est ce fluide qui transmet le plus aisément la lumière et les ombres, ainsi que les différentes espèces ou nuances de couleurs; toutes choses dont il est comme le véhicule, transmettant également les sons harmoniques et, ce qui est encore plus étonnant, les plus légères impressions et les différences les plus délicates des sons articulés, ainsi que celles des odeurs; et non seulement les différences qui distinguent et caractérisent les odeurs suaves ou fétides, fortes ou faibles, pénétrantes ou non pénétrantes, mais même les différences propres et spécifiques de la rose, de la violette, etc.; les transmettant, dis-je, sans les confondre. De plus l'air se prête en quelque manière indistinctement et avec une sorte d'indifférence à la transmission de ces qualités si puissantes et si connues sous les noms de chaud et de froid, d'humidité et de sécheresse. C'est aussi dans ce fluide que les vapeurs aqueuses, les exhalaisons onctueuses, les esprits salins et les fumées des métaux demeurent suspendus et se meuvent suivant une infinité de directions différentes. C'est encore par l'intermède de l'air que les émanations de la région céleste, les corrélations harmoniques et les oppositions (les forces attractives et répulsives) agissent secrètement et sans y trouver d'obstacle. En sorte que l'air est comme un second chaos où les semences (les principes) de toutes choses se portent en tous sens et agissent. ou font effort pour agir. Enfin, si l'on doit qualifier de principes les substances où réside une force générale et vivifiante, comme c'est principalement dans l'air qu'on observe une telle force, c'est à ce fluide plus qu'à tout autre qu'on doit attribuer la fonction de principe; conséquence qui paraît d'autant plus conforme à l'opinion commune, que dans l'usage on emploie indistinctement et l'on prend souvent l'un pour l'autre ces trois mots : air, esprit et âme. Et ce n'est pas tout-à-fait sans fondement qu'on les confond ainsi ; car, si la respiration n'a pas lieu dans les rudiments (ou ébauches) de vivification, tels que les embryons et les veufs, du moins elle est inséparablement unie à toute vivification un peu avancée; les poissons même, lorsque la surface de l'eau vient à se glacer, sont bientôt suffoqués. Le feu s'éteint promptement lorsqu'il n'est pas environné d'un air qui puisse l'animer; il semble n'être qu'une sorte d'air frotté et embrasé par une violente irritation; au contraire l'eau semble n'ètre qu'un air coagulé. L'air transpire et s'exhale continuellement du sein de la terre, et il parait que la substance terrestre pour prendre la forme de ce fluide n'a pas besoin de passer par l'état aqueux. [10] Héraclite, philosophe plus pénétrant et plus profond que ceux dont nous venons de parler, mais dont l'hypothèse parait moins vraisemblable, regardait le feu comme le principe de toutes choses; car, selon lui, pour découvrir et déterminer les vrais principes des choses, il fallait chercher, non une nature moyenne, qui par cela même est ordinairement variable et corruptible, mais une nature parfaite et supérieure à toutes les autres, qui fut le terme de la corruption et de l'altération. Or, il voyait que c'était dans les corps solides et d'une certaine consistance qu'on observait le plus de variétés et de variations, car les corps de cette espèce peuvent s'organiser et devenir des espèces de machines, où la seule différence, par rapport à la configuration, peut produire les plus grandes variations à tout autre égard, comme on le voit dans les animaux et dans les plantes ; et même si l'on observe avec un peu d'attention les corps solides et non organiqùes, on y aperçoit aussi de très grandes différences. En effet, quelle diversité ne règne-t-il pas entre les parties mêmes des animaux, qualifiées ordinairement de similaires, telles que le cerveau, les trois humeurs et le blanc de l'oeil, les os, les membranes, les cartilages, les nerfs, les veines, la chair, la graisse, la moelle, le sang, le sperme, les esprits animaux, le chyle, etc., ainsi qu'entre les parties des végétaux, telles que la racine, l'écorce, la tige, la feuille, la fleur, la semence. Les fossiles ne sont certainement pas organiques; cependant on ne laisse pas d'y observer de très grandes différences d'espèce à espèce dans un même genre, et d'individu à individu dans une même espèce. Ainsi la consistance et la solidité paraissent être la base la plus ample et la plus large de cette inépuisable variété que nous admirons dans la nature, au lieu que les liquides ne sont pas susceptibles d'organisation; car on ne trouve dans la nature entière aucun animal ni aucune plante dont la substance soit entièrement fluide. La nature de la liquidité ou de la fluidité est donc incompatible avec cette diversité dont nous parlons et l'exclut absolument. Cependant ces mêmes liquides peuvent encore différer les uns des autres jusqu'à un certain point, comme le prouvent les caractères propres et particuliers qui servent à distinguer les différentes espèces de corps fusibles, de sucs naturels et de liqueurs provenues des distillations. Mais dans l'air et les substances aériformes, les limites de cette variété sont plus resserrées, et il y règne une sorte d'uniformité générale; car on n'y trouve ni les couleurs, ni les saveurs qui servent à distinguer les unes des autres certaines liqueurs, mais on y trouve celles des odeurs; différences toutefois qui s'évanouissent aisément et qui ne sont pas inhérentes à ce fluide; en sorte que plus les corps approchent de la nature ignée, plus on y voit décroitre la diversité; et lorsque enfin on est parvenu à la nature du feu, du feu, dis-je, rectifié et très pur, toute organisation et toute propriété spécifique disparaissent, et alors la nature semble se réunir en un seul point comme au sommet d'une pyramide, et être parvenue au sommet de l'action qui lui est propre. Aussi voit-on qu'Héraclite désigne par le nom de paix l'inflammation ou l'ignition, parce qu'elle ramène la nature à l'unité ou à l'uniformité; et par celui de guerre la génération, parce qu'elle produit la diversité; et pour expliquer jusqu'à un certain point cette loi en vertu de laquelle la nature va et revient sans cesse de la variété à l'unité et de l'unité à la variété par une sorte de flux et reflux perpétuel, il prétend que le feu se condense et se raréfie alternativement, de manière toutefois que cette raréfaction, tendant à l'état d'ignition, est la marche directe et progressive de la nature, au lieu que la condensation est sa marche rétrograde'et une sorte de privation graduelle. Il pensait que ce double effet s'opérait, dans la totalité de la matière, en vertu d'une sorte de nécessité (d'une loi nécessaire), et dans des périodes ou espaces de temps déterminés; en sorte que ce grand tout, qui se développe à nos yeux, sera un jour enflammé dans sa totalité, et dans un autre temps retournera à son premier état; en un mot, qu'il est sujet à une succession alternative d'inflammations et de générations. Si nous pouvons nous en rapporter à ce peu que l'histoire nous apprend touchant ce philosophe et ses opinions , il parait qu'il pensait que la nature ne suit pas la même marche lorsqu'elle tend à l'inflammation que lorsqu'elle tend à l'extinction; car son sentiment, par rapport à l'échelle (ou à la gradation) de l'inflammation, ne diffère pas de l'opinion commune sur ce point ; il pensait, dis-je, que la matière passe par degré de l'état terrestre à l'état aqueux, de celui-ci à l'état aérien, et de l'état aérien à l'état igné; mais il renversait cet ordre par rapport à l'extinction. Le feu, disait-il, en s'éteignant devient d'abord terre, et cette terre semble n'être qu'une sorte de fuliginosité ou de sédiment du feu; puis cette terre contracte de l'humidité (devient humide), d'où résulte la production et la fluidité de l'eau, qui, par son expiration (évaporation) et sa dilatation, devient air; en sorte que le passage de l'état igné à l'état terrestre est subit et non graduel.