[3,0] LIVRE III. [3,1] CHAPITRE PREMIER. Division de la science en théologie et philosophie. Division de la philosophie en trois doctrines, qui ont pour objet, Dieu, la nature et l'homme. La philosophie, première constituée, mère de toutes les sciences. Toute histoire, roi plein de bonté, marche terre à terre, et sert plutôt de guide que de flambeau. Quant à la poésie, ce n'est qu'une sorte de rêve savant; genre de doctrine qui sans contredit ne manque pas de douceur et de variété, et qui veut paraître avoir je ne sais quoi de divin ; prérogative que les songes lui disputent. Mais il est temps que je m'éveille et que je m'élève do terre, en sillonnant le liquide éther de la philosophie et des sciences. La science est semblable aux eaux. Or, de ces eaux, les unes viennent du ciel; les autres jaillissent de la terre. La première distribution des sciences doit aussi se tirer de leurs sources. De ces sources, les unes sont situées dans la région supérieure; et les autres, ici-bas. Car toute science se compose de deux sortes de connaissances : l'une est inspirée par la divinité; l'autre tire son origine des sens. Quant à cette science qu'on répand dans les esprits par l'enseignement, elle est acquise, et non originelle. Et il en est de même des eaux, qui, outre leurs sources primitives, s'enflent de tous les ruisseaux qu'elles reçoivent. Nous diviserons donc la science en théologie et philosophie. Par théologie, on entend ici la théologie inspirée ou sacrée, et non, la théologie naturelle, dont nous parlerons dans un moment. Mais quant à la première, je veux dire celle qui est inspirée, nous la réservons pour la fin de cet ouvrage, et c'est par elle que nous le terminerons; vu qu'elle est comme le port et le lieu de repos de toutes les spéculations humaines. La philosophie a trois objets : Dieu, la nature et l'homme. Et les rayons par lesquels les choses nous éclairent sont aussi de trois espèces. La nature frappe l'entendement par un rayon direct. La divinité, à cause de l'inégalité du milieu (je veux dire, des créatures ), le frappe par un rayon réfracté. Enfin, l'homme, montré et présenté à lui-même, le frappe par un rayon réfléchi. Il convient donc de diviser la philosophie en trois doctrines; savoir : doctrine sur Dieu, doctrine sur la nature, doctrine sur l'homme. Or, comme les divisions des sciences ne ressemblent nullement à des lignes différentes qui coïncident en un seul point; mais plutôt aux branches d'un arbre, qui se réunissent en un seul tronc; lequel, dans un certain espace, demeure entier et continu, il est à propos, avant de suivre les membres de la première division, de constituer une science universelle, qui soit la mère commune de toutes les autres, et qu'on puisse regarder comme une portion de route qui est commune à toutes, jusqu'au point où ces routes se séparent et prennent des directions différentes. C'est cette science que nous décorons du nom de philosophie première, ou de sagesse (ce qu'on définissait autrefois la science des choses divines et humaines) ; mais cette science n'en a point qui lui réponde et qui lui soit opposée ; vu qu'elle diffère plutôt des autres, par les limites où elle est circonscrite, que par le fond et le sujet même ; car elle ne considère que ce que les choses ont de plus élevé que leurs sommités. Or cette science, je ne sais trop si elle doit être rangée parmi les choses à suppléer; mais, toute réflexion faite, je crois qu'elle y doit être classée. En effet, je trouve bien un certain fatras, une masse indigeste de matériaux tirés de la théologie naturelle, de la logique, de quelques parties de la physique, comme de celles qui ont pour objet les principes et l'âme; masse qu'à l'aide de cette pompe de style, propre aux hommes qui aiment à s'admirer eux- mêmes, l'on a placée comme au sommet des sciences. Quant à nous, méprisant ce faste, nous voulons seulement qu'on désigne quelque science qui soit le réservoir des axiomes; non de ceux qui sont propres à chaque science particulière, mais de ceux qui sont communs a plusieurs. Qu'il y ait un grand nombre de tels axiomes, c'est ce dont on ne peut pas douter. Par exemple, si, à deux quantités inégales on ajoute deux quantités égales, les deux sommes seront inégales : c'est une règle de mathématiques. Mais cette même règle a lieu en morale, du moins quant à la justice distributive ; car, dans la justice commutative, la raison d'équité veut qu'on assigne à des hommes inégaux des choses égales : mais, dans la distributive, ne pas donner à des hommes inégaux des choses inégales, ce serait commettre une très grande injustice. Deux choses, qui s'accordent par rapport à une troisième, s'accordent aussi entre elles; est encore une règle de mathématiques; mais de plus elle a, en logique, une telle influence, qu'elle est le fondement du syllogisme. C'est dans les plus petites choses que la nature se décèle le mieux. Cette règle a tant de force en physique, qu'elle a produit les atomes de Démocrite. Cependant c'est avec raison qu'Aristote en a fait usage en politique, lui qui, de la considération d'une simple famille, s'élève à la connaissance de la république. Tout change, rien ne périt (Ovide, Métamorphoses, XV, 165) ; c'est encore là une règle de physique, qu'ordinairement on énonce ainsi : la quantité de la matière n'augmente ni ne diminue. Cette même règle convient à la théologie naturelle, pour peu qu'on lui donne cette autre forme : faire quelque chose de rien, ou réduire quelque chose au néant, sont des actes qui n'appartiennent qu'à la toute-puissance. Et c'est ce que témoigne aussi l'écriture. J'ai appris que toutes les oeuvres que Dieu a faites, demeurent éternellement; nous ne pouvons y rien ajouter ni en rien retrancher. On empêche la destruction d'une chose en la ramenant à ses principes, est une règle de physique. Cette même règle a sa force en politique (et c'est ce que Machiavel a judicieusement remarqué), vu que le principal moyen pour empêcher les républiques de périr, est de les réformer et de les ramener aux moeurs antiques. Une maladie putride est plus contagieuse dans ses commencements, qu'à son point de maturité; c'est encore une règle de physique, qui s'applique très bien à la morale : les hommes les plus dissolus, les scélérats les plus décidés corrompent moins les moeurs publiques, que ceux dont les vices sont alliés de quelques vertus, et qui ne sont qu'en partie méchants. Ce qui tend à conserver la plus grande forme, agit plus puissamment, est aussi une règle en physique. En effet, cette loi en vertu de laquelle les corps s'opposent à leur solution de continuité, et empêchent ainsi que le vide n'ait lieu ; cette loi, dis-je, tend à la conservation du grand tout. Mais cette autre loi, par laquelle les corps graves tendent à se réunir à la masse du globe terrestre, tend seulement à conserver la région des corps denses. Ainsi le premier de ces mouvements maîtrise-t-il le dernier. La même règle a lieu en politique : ce qui tend à conserver la forme même de gouvernement dans sa nature propre, est plus puissant que ce qui contribue seulement au bien-être des membres individuels de la république. Cette même règle s'applique aussi à la théologie. Car la charité, qui, de toutes les vertus, est la plus communicative, tient le premier rang parmi les vertus théologales : la force d'un agent est augmentée par l'antipéristase de son contraire, est une règle en physique; règle qui, en politique, a des effets étonnants. Car toute faction est violemment irritée par l'opposition de la faction contraire. Une dissonance qui se termine tout-à-coup par un accord, rend l'harmonie plus agréable; c'est une règle en musique. Mais cette même règle a lieu en morale et dans les passions. Ce trope musical, qui consiste à échapper tout doucement à la finale ou à la désinence, au moment où l'on s'y croit arrivé, ressemble à cette figure de rhétorique, qui consiste à éluder l'attente. Le son tremblottant de certains instruments à corde, procure à l'oreille le même plaisir que donne à l'oeil la lumière qui joue dans l'eau, ou dans un diamant. "L'océan brille d'une lumière tremblotante" (Virgile, Énéide, VII, 9). Les organes des sens ont de l'analogie avec les organes de l'optique. C'est ce qui a lieu dans la perspective. Car l'oeil est semblable à un miroir ou aux eaux. Et dans l'acoustique, l'organe de l'ouïe a de l'analogie avec cet obstacle qui, dans une caverne, arrête le son et produit un écho. Ce petit nombre de principes communs à différentes sciences doit suffire à titre d'exemples. Il y a plus: la magie des Perses, qui a fait tant de bruit, consistait en cela même, à observer ce qu'il y a d'analogue et de commun dans les composés, soit de l'ordre naturel, soit de l'ordre politique. Mais tout ce que nous venons de dire et ce qu'on peut dire de semblable, il ne faut pas le regarder comme de simples similitudes (comme pourrait le penser tel qui manquerait d'une certaine pénétration) mais ce sont des vestiges, des caractères de la nature, absolument identiques ; caractères qu'elle a imprimés à différentes matières et à différents sujets. C'est une science que jusqu'ici l'on n'a point traitée avec le soin qu'elle mérite. Tout au plus dans les écrits émanés de certains génies élevés, trouverez-vous, répandus çà et là, quelques axiomes de cette espèce, et seulement à l'usage du sujet qu'ils traitent. Mais un corps de pareils axiomes qui, étant comme le sommaire, comme l'esprit de toutes les sciences, puissent, en en donnant une première teinte, en faciliter l'étude, personne ne l'a encore composé, et ce serait pourtant de tous les ouvrages le plus propre pour faire bien sentir l'unité de la nature : ce qui est regardé comme l'office de la philosophie première. Il est une autre partie de cette philosophie première, qui, si l'on ne regarde qu'aux mots, est ancienne ; mais si l'on envisage la chose même que nous avons en vue, est vraiment neuve : je veux parler d'une recherche sur les conditions accidentelles des êtres; conditions auxquelles nous pouvons donner le nom de transcendantes : par exemple, sur ce qui, dans la nature, est en grande ou en petite quantité, semblable ou différent, possible ou impossible, et même sur l'être et le non-être, et autres choses semblables ; car de telles recherches ne sont pas proprement l'objet de la physique; et une dissertation purement dialectique sur ce sujet, est plus appropriée aux méthodes d'argumentation, qu'à la réalité des choses. Or, une recherche de cette importance, au lieu de l'abandonner comme on l'a fait, on devait lui donner quelque place dans les divisions des sciences. Cependant notre sentiment est que le sujet doit être traité d'une toute autre manière qu'on ne le traite ordinairement. C'est ainsi que de tous ceux qui ont parlé de la grande et petite quantité des choses, il n'en est aucun qui ait eu pour but d'expliquer pourquoi, dans la nature, certaines choses sont en si grande abondance et si communes, ou le pourraient être, tandis que d'autres sont si rares et en si petite quantité. Par exemple, il ne se peut que dans la nature il y ait autant d'or que de fer, autant de rose que d'herbe, autant de corps spécifiques que de corps non spécifiques : il en est peu aussi qui, en parlant de la similitude et de la diversité, nous aient dit pourquoi l'on trouve toujours comme interposés entre les diverses espèces, certains êtres mi partis qui sont d'une espèce équivoque; comme la mousse, entre la matière putride et la plante; les poissons qui s'attachent à un certain lieu, et qui n'en bougent pas, entre l'animal et la plante; les souris, les rats et autres êtres semblables, entre les animaux qui naissent de la putréfaction et ceux qui proviennent d'une semence; les chauve-souris, entre les oiseaux et les quadrupèdes ; les poissons volants (qui sont déjà très connus), entre les oiseaux et les poissons; les phoques, entre les poissons et les quadrupèdes et autres êtres de cette nature. On n'a pas non plus cherché pourquoi, malgré ce principe qui dit : que le semblable cherche son semblable, le fer n'attire pas le fer, comme le fait l'aimant; et pourquoi l'or n'attire pas l'or, quoique ce métal attire le mercure. Sur toutes ces choses et autres semblables, dans les dissertations qui ont pour objet les choses transcendantes, on garde un profond silence ; car l'on s'attache plus à ce qui peut donner de l'élévation au discours qu'à ce qu'il y a de plus caché dans les choses mêmes. Ainsi une recherche sincère et solide sur ces choses transcendantes ou ces conditions accidentelles des titres, non pas d'après les lois du discours, mais d'après les lois de la nature, doit trouver place dans la philosophie première. Mais en voilà assez sur la philosophie première ou la sagesse, que nous avons, avec quelque sorte de raison, classée parmi les choses à suppléer. [3,2] CHAPITRE II. De la théologie naturelle, et de la doctrine qui a pour objet les anges et les esprits; doctrine qui en est un appendice. Ayant donc, pour ainsi dire, installé sur son siège, la mère commune des sciences, semblable à la déesse Cybèle, qui voit avec complaisance les cieux peuplés de sa nombreuse lignée, revenons à cette division de la philosophie en trois espèces; savoir ; la philosophie divine, naturelle et humaine ; car ce n'est pas avec moins de fonement que la théologie naturelle est qualifiée de philosophie divine. Or, s'il s'agit de définir cette dernière, disons que c'est une science, ou plutôt une étincelle de science, telle tout au plus qu'on peut l'acquérir sur Dieu par la lumière naturelle et la contemplation des choses ; science qui peut être regardée comme divine quant à son objet, et comme naturelle quant à la manière dont elle est acquise. Actuellement si nous voulons marquer les vraies limites de cette science, nous dirons qu'elle est destinée à réfuter l'athéisme, à le convaincre de faux, à faire connaître la loi naturelle, qu'elle ne s'étend que jusques là, et qu'elle ne va point jusqu'à établir la religion. Aussi voyons-nous que Dieu ne fit jamais de miracle pour convertir un athée, attendu que la lumière naturelle suffisait à cet athée pour le conduire à la connaissance de Dieu; mais les miracles ont eu pour but manifeste la conversion des idolâtres et des hommes superstitieux, qui, à la vérité, reconnaissaient la Divinité, mais qui s'abusaient par rapport au culte qui lui est dû. La seule lumière naturelle ne suffit pas pour manifester la volonté de Dieu, et pour faire connaître son culte légitime; car de même que les oeuvres montrent bien la puissance et l'habileté de l'ouvrier, et ne montrent point son image ; de même aussi les oeuvres de Dieu peignent, il est vrai, la sagesse et la puissance de l'auteur de toutes choses, mais ne tracent nullement son image; et c'est en quoi l'opinion des païens s'éloigne de la vérité sacrée : selon eux, le monde est l'image de Dieu; et l'homme, l'image du monde. Mais la sainte écriture ne fait point au monde cet honneur de le qualifier, en quelque lieu que ce soit, d'image de Dieu, mais seulement d'ouvrage de ses mains ; c'est l'homme qu'elle qualifie d'image de Dieu, le plaçant immédiatement après lui : et quant à la manière de traiter ce sujet; que Dieu existe, qu'il soit souverainement puissant, sage, prévoyant et bon, qu'il soit le rémunérateur et le vengeur suprême, qu'il mérite notre adoration c'est ce qu'il est facile d'établir et de démontrer même par ses œuvres. On peut aussi, sous la condition d'une certaine réserve, tirer de la même source et dévoiler une infinité de vérités admirables et cachées, sur ses attributs, et beaucoup plus encore, sur la manière dont il régit et dispense toutes choses dans l'univers; c'est un sujet que quelques écrivains ont traité dans des ouvrages vraiment utiles : mais vouloir, d'après la seule contemplation des choses naturelles, et les seuls principes de la raison humaine, raisonner sur les mystères de la foi, ou même les persuader avec plus de force, ou encore les analyser dans un certain détail et les éplucher, c'est, à mon sentiment, une entreprise dangereuse. Donnez à la foi ce qui appartient à la foi, car les païens eux-mêmes, dans cette fable, si connue et vraiment divine, sur la chaîne d'or, accordent cela même, que ni les dieux ni les hommes ne furent assez forts pour tirer Jupiter des cieux sur la terre; mais que Jupiter le fut assez pour tirer de la terre dans les cieux et les hommes et les dieux : ainsi ce serait faire d'inutiles efforts que de vouloir adapter à la raison humaine les célestes mystères de la religion. Il conviendrait plutôt d'élever notre esprit jusqu'au trône de la céleste vérité afin de l'adorer. Ainsi, tant s'en faut que, dans cette partie de la théologie naturelle, je trouve quelque chose à suppléer, qu'elle péche plutôt par excès; et c'est pour noter cet excès, que je me suis jeté dans cette courte digression, vu les inconvénients et les dangers qui en résultent, tant pour la religion que pour la philosophie ; car c'est précisément cet excès qui a enfanté l'hérésie, ainsi que la philosophie fantastique et superstitieuse. Il faut penser tout autrement de ce qui regarde la nature des anges et des esprits, dont la connaissance n'est ni impossible ni interdite : connaissance à laquelle l'affinité même de la nature de ces esprits avec l'âme humaine, fraie, en grande partie, le chemin. Il est sans doute un précepte de la sainte écriture, qui dit : que personne ne vous abuse par la sublimité de ses discours, et par cette partie de la religion qui a les anges pour objet, s'ingérant dans les choses qu'il ne connaît pas. Cependant cet avertissement, si nous l'analysons avec soin, nous n'y trouverons que deux défenses : l'une, est de leur adresser ce genre d'adoration qui n'est dû qu'à Dieu, et de concevoir d'eux des opinions fanatiques, ou qui les élèvent au-dessus du rang de la créature; ou enfin de se piquer d'avoir sur ce point des lumières qui excèdent le degré de connaissance auquel on est réellement parvenu. Mais une recherche modeste dont ils soient l'objet; une recherche qui s'élève à la connaissance de leur nature par l'échelle des choses corporelles, ou qui l'envisage dans l'âme humaine comme dans un miroir, une telle recherche n'est nullement interdite. Il en faut dire autant de ces esprits immondes qui sont déchus de leur état. Tout pacte avec eux, tout recours à leur assistance est sans doute illicite, et beaucoup plus encore toute espèce de culte et de vénération pour eux : mais la contemplation et la connaissance de leur nature, de leur puissance, de leurs illusions, tirée non seulement des différents passages de l'écriture sainte, mais encore de la raison et de l'expérience, n'est pas la moindre partie de la sagesse spirituelle; et c'est ainsi sans contredit que s'exprime l'apôtre sur ce sujet : nous n'ignorons pas ses stratagèmes. Mais il n'est pas plus défendu d'étudier la nature des démons, dans la théologie, que celle des poisons, dans la physique, et celle des vices, dans la morale. Or, cette partie de la science, qui a pour objet les anges et les démons, il n'est pas permis de la ranger parmi les choses à suppléer, attendu qu'un assez grand nombre d'écrivains ont essayé de la traiter. Mais la plus grande partie de ces écrivains, il conviendrait plutôt de les taxer de vanité, de superstition, ou d'une frivole subtilité. [3,3] CHAPITRE III. Division de la philosophie naturelle en théorique et pratique. Que ces deux parties doivent être séparées, et dans l'intention de celui qui les truite, et dans le corps même du traité. Laissant donc la théologie naturelle, à laquelle nous avons attribué la recherche des esprits à titre d'appendice, passons à la seconde partie; savoir: à la science de la nature, ou à la philosophie naturelle. C'est avec beaucoup de jugement que Démocrite a dit : que la science est ensevelie dans la profondeur des mines, et cachée dans le fond des puits. Les Chimistes également ont eu raison de dire que Vulcain est une seconde nature, attendu qu'il achève en très peu de temps ce que la nature n'exécute ordinairement que par de longs détours et à force de temps. Eh bien ! que ne divisons-nous la philosophie en deux parties; savoir ; en mines et en fourneaux, constituant ainsi deux métiers différents pour les philosophes, et les divisant en miueurs et en forgerons? Néanmoins, quoiqu'il semble que nous ne fassions ici que plaisanter, nous ne laissons pas de regarder comme très utile une division de cette espèce, pour peu que, la proposant en termes familiers et propres à l'école, on divise la science de la nature, en recherche des causes et production des effets, en théorique et pratique. L'une fouille dans les entrailles de la nature; l'autre, la forge, pour ainsi dire, sur l'enclume. Je n'ignore pas combien sont étroitement liées ces deux choses, la cause et l'effet; je sais qu'on est quelquefois obligé de réunir l'explication de l'une et celle de l'autre. Cependant, puisque toute philosophie naturelle, solide et fructueuse, emploie une double échelle; savoir : l'échelle ascendante et l'échelle descendante; l'une, qui monte de l'expérience aux axiomes; l'autre, qui descend des axiomes à de nouvelles intentions; il nous paraît très convenable de séparer ces deux parties, la théorique et la pratique, et dans l'intention de celui qui les traite, et dans le corps même du traité. [3,4] CHAPITRE IV. Division de la science spéculative de la nature, en physique spéciale et métaphysique; la physique ayant pour objet la cause efficiente et la matière ; et la métaphysique considérant la cause formelle et la cause finale. Division de la physique en doctrine sur les principes des choses, doctrine sur la structure de l'univers, ou le système du monde, et doctrine sur la variété des choses. Division de la doctrine sur la variété des choses en science des abstraits et science des concrets. La distribution de la science des concrets est renvoyée à ces mêmes divisions que reçoit l'histoire naturelle. Division de la science des abstraits en science des modifications de la matière et science des mouvements. Deux appendices de la physique particulière; savoir : les problèmes naturels et les opinions des anciens philosophes. Division de la métaphysique en science des formes et science des causes finales. Cette partie de la philosophie naturelle, qui est toute spéculative, toute théorique, nous croyons devoir la diviser en physique spéciale et métaphysique. Or, par rapport à cette division, l'on doit faire bien attention que nous prenons ce mot de métaphysique dans un sens bien différent de l'acception commune. Et c'est ici le lien de faire connaître la règle que nous suivons dans le choix des mots dont nous faisons usage; cette règle consiste en ce que, dans ce mot même de métaphysique, que nous venons d'employer comme dans les autres, lorsque nos conceptions et nos idées sont nouvelles et s'éloignent des idées reçues, nous conservons l'ancien langage avec une sorte de religion ; espérant que l'ordre même et la netteté avec laquelle nous nous efforçons d'expliquer toutes choses, empêcheront qu'on n'attache de fausses significations aux termes que nous employons. Dans tous les autres cas, nous avons à coeur (autant toutefois que cela se peut faire sans préjudice pour les sciences et la vérité) de nous écarter le moins qu'il est possible, soit des opinions, soit du langage des anciens. En quoi nous avons lieu d'être étonnés de l'excessive présomption d'Aristote, qui, poussé par je ne sais quel esprit impétueux de contradiction, et déclarant la guerre à toute l'antiquité, ne s'est pas seulement arrogé la licence de forger de nouveaux termes d'art, mais s'est de plus efforcé d'éteindre et d'effacer toute l'antique sagesse : et cela au point de ne nommer jamais les auteurs anciens, et de ne faire aucune mention de leurs dogmes, si ce n'est lorsqu'il trouve occasion de leur lancer quelque trait, ou de critiquer leurs opinions. Certes, s'il n'avait d'autre but que de se faire un grand nom et un grand nombre de partisans, cette conduite était très bien appropriée à son dessein. Car il en est de la vérité philosophique à établir ou à recevoir, comme de la vérité divine. "Je suis venu au nom de mon père, et vous ne me recevez point ; mais si quelqu'autre vient en son propre nom, celui-là vous le recevrez" (Évangile de Saint Jean, V, 43). Ainsi, de ce céleste aphorisme, si nous tournons nos regards vers celui qu'il désigne principalement, savoir vers l'Antéchrist, le plus grand imposteur de tous les siècles, nous sommes en droit de conclure cela même, que venir en son propre nom, sans aucun égard pour l'antiquité, et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, sans respect pour la paternité, cette marche est de mauvais augura pour la découverte de la vérité, quoiqu'elle soit le plus souvent accompagnée du succès exprimé par ces mots : vous le recevrez. Au reste, au sujet de cet Aristote, si grand et si admirable par la pénétration de son génie, je n'aurais pas de peine à croire que cette ambition lui fut inspirée par son disciple {Alexandre le Grand}, avec lequel il rivalisait peut-être, se proposant, tandis que celui-ci subjuguait toutes les nations, de subjuguer lui-même toutes les opinions, et de se bâtir dans les sciences une sorte de monarchie universelle. Néanmoins il pourrait se trouver des hommes caustiques et de mauvaise humeur, qui décoreraient du même titre et le disciple et le maître, appelant le premier : "Heureux voleur de l'univers, et assez mauvais exemple donné au monde" {Cfr. Lucain, La Pharsale, X, 21}. Et le dernier : "Heureux voleur de science". Quant à nous, d'autre part, qui (autant que notre plume peut avoir d'influence) avons à coeur d'établir dans les lettres, entre les anciens et les modernes, une alliance et un commerce de lumières, notre ferme résolution est d'accompagner l'antiquité jusqu'aux autels, et de conserver les termes anciens, quoique nous en changions le plus souvent la signification et les définitions : suivant en cela cette manière d'innover si modérée et si louable en politique, qui consiste à changer l'état des choses, en laissant subsister le langage public et reçu, et que Tacite désigne ainsi : "Les noms des magistratures étaient toujours les mêmes" {Tacite, Annales, I, 3}. Revenons donc à l'acception du mot de métaphysique, pris dans le sens que nous lui donnons. On voit, par ce que nous avons dit ci-dessus, que nous séparons la philosophie première d'avec la métaphysique ; deux sciences qui jusqu'ici ont été regardées comme une seule et même chose. Quant à la première, nous l'avons définie la mère commune de toutes les sciences ; et la dernière, une portion de la philosophie naturelle seulement. Or, c'est à la première que nous avons assigné les axiomes généraux et communs à toutes les sciences. Rappelons aussi, par rapport aux conditions relatives et accidentelles des êtres, conditions que nous avons qualifiées de transcendantes, telles que la grande et la petite quantité, l'identité et la diversité, lit possibilité et l'impossibilité, que nous les avons aussi attribuées à la même science, en avertissant seulement qu'il fallait traiter ce sujet physiquement, et non logiquement. Quant à la recherche qui a pour objet un Dieu, unique et bon, les anges et les esprits, nous l'avons rapportée à la théologie naturelle. On serait donc fondé à nous faire cette question : qu'est-ce donc enfin que vous laissez à la métaphysique ? Rien, sans doute, répondrons-nous, qui soit hors de la nature, mais bien la partie la plus importante de cette nature même. Nous pouvons encore répondre, sans blesser la vérité, et sans nous écarter jusqu'ici du sentiment des anciens, que la physique traite des choses entièrement plongées dans la matière et variables; la métaphysique considérant les choses plus abstraites et plus constantes. Nous pouvons dire de plus que la physique ne suppose dans la nature que la simple existence, le mouvement et la nécessité naturelle ; mais que la métaphysique suppose de plus l'intention et l'idée. Car c'est à cela peut-être que revient ce que nous dirons à ce sujet. Quant à nous, abandonnant toute élévation de style, et n'employant, pour ces distributions, que le langage le plus clair et le plus familier, nous avons divisé la philosophie naturelle en recherche des causes et production des effets. Nous avons rejeté la recherche des causes dans la théorie; et cette théorie nous l'avons divisée en physique et métaphysique. D'où il s'ensuit nécessairement que la vraie différence de ces deux sciences doit se tirer de la nature des causes qui sont l'objet de leurs recherches. Ainsi, toute obscurité et toute circonlocution ôtée, la physique est cette science qui a pour objet la recherche de l'efficient et de la matière; et la métaphysique, celle de la forme et de la fin. La physique embrasse donc ce que les causes ont de vague, d'incertain et de variable selon la nature du sujet, et non ce que ces causes ont de constant. Elle ne dit pas "pourquoi, d'un côté, le limon durcit; et de l'autre, la cire s'amollit par l'action d'un seul et même feu". {Virgile, Les Bucoliques, VIII, 80}. Car le feu est bien la cause de la dureté, mais dans le limon; et le feu est encore la cause de la liquéfaction, mais dans la cire. Nous divisons la physique en trois sciences différentes. Car la nature est ou réunie en un seul corps, ou éparse et morcelée. Or, si la nature se réunit en un seul corps, c'est ou parce que les diverses choses ont des principes communs, ou parce que la totalité de l'univers ne forme qu'un seul système parfaitement un. Ainsi cette unité de la nature a enfanté les deux parties de la physique : l'une, qui a pour objet les principes des choses ; et l'autre, l'ensemble de l'univers, ou le système du monde; deux parties que nous appelons assez ordinairement sciences des grandes masses. La troisième doctrine, qui traite de la nature éparse ou répandue, présente la variété des choses considérées dans toute leur diversité et dans les petites masses. Par où l'on voit que les parties de la physique se réduisent à trois ; savoir : celle des principes des choses; celle de l'ensemble des choses, ou du système de l'univers; enfin celle de la nature multiple et diversifiée ; laquelle, comme nous l'avons dit, embrasse toute la variété des espèces. Et c'est comme une première glose ou paraphrase sur l'interprétation de la nature. Quant à la physique éparse, ou à celle qui traite de la variété des choses, nous la subdivisons en deux parties; savoir la physique des concrets et la physique des natures ou des abstraits. Nous dirons de l'une, en employant le langage de la logique, qu'elle considère les substances dans toute la variété de leurs accidents ; et de l'autre, qu'elle considère les accidents dans toute la variété des substances. Par exemple, soit l'objet de la recherche, le lion ou le chêne ; l'un et l'autre peuvent supporter, pour ainsi dire, une infinité d'accidents. Au contraire, si l'objet de la recherche est la chaleur ou la gravité, ces deux natures peuvent se trouver dans une infinité de substances. Or, toute physique occupe le milieu entre l'histoire naturelle et la métaphysique. La première de ces deux parties, si l'on y fait bien attention, est plus près de l'histoire naturelle; et la dernière, de la métaphysique. La physique concrète reçoit les mêmes divisions que l'histoire naturelle. Elle peut avoir pour objet, ou les corps célestes, ou les météores, ou le globe de la terre et de la mer, ou les grandes masses (qui prennent le nom d'éléments); ou les petites masses (qui prennent celui d'espèces); ou encore les praeter-générations; ou enfin les arts mécaniques. En effet, dans toutes ces choses, l'histoire naturelle se contente de bien observer le fait et de le rapporter ; mais la physique cherche de plus les causes; ce qui ne doit s'entendre que des causes variables, c'est-à-dire, de la matière et de l'efficient. Parmi ces différentes parties de la physique, il en est une qui est tout-à-fait imparfaite et inutile; c'est celle qui a pour objet les corps célestes. C'est cependant celle qui, par la grandeur et la beauté de son sujet, mérite le plus l'attention des hommes. En effet, l'astronomie est assez bien fondée sur les phénomènes; mais elle s'élève peu et manque tout-à-fait de solidité. Quant à l'astrologie, en bien des choses, elle manque même de fondement. Certes, on peut dire que l'astronomie offre à l'entendement humain une victime qui ressemble fort à celle que Prométhée offrit à Jupiter pour le tromper. Il lui présenta, au lieu d'un boeuf véritable, une simple peau de boeuf, rembourrée de paille, de feuilles et d'osier. C'est ainsi que l'astronomie présente l'extérieur des phénomènes célestes ; je veux dire le nombre , la situation, le mouvement et les périodes des astres, ce qui est comme la peau du ciel ; peau fort belle sans doute et très artistement figurée en système, mais à laquelle manquent des entrailles, c'est-à-dire les raisons physiques, dont on puisse, en y joignant des hypothèses astronomiques, tirer une théorie, non pas une théorie qui se contente de satisfaire aux phénomènes (car on peut imaginer une infinité de spéculations ingénieuses de cette espèce) ; mais une théorie qui fasse connaître la substance, le mouvement et l'influence des corps célestes, en un mot, les choses telles qu'elles sont; car dés longtemps on a rejeté cette hypothèse d'un premier mobile, entraînant tous les astres, et de la solidité du ciel, en supposant les étoiles fixées dans leurs orbites comme des clous dans un lambris; et ce n'est pas avec beaucoup plus de fondement qu'on assure que les pôles du zodiaque sont différents de ceux du monde; qu'il existe un second mobile qui résiste au premier, et qui entraîne tous les astres en sens contraire; que tout dans les cieux fait sa révolution dans des cercles parfaits; qu'il y a des excentriques et des épicycles; supposition imaginée pour sauver l'hypothèse des mouvements constants dans des cercles parfaits ; que la lune ne produit aucun changement , aucune perturbation dans les corps situés au-dessus d'elle. Or, c'est l'absurdité de ces suppositions qui a fait tomber les astronomes dans celle du mouvement diurne de la terre (hypothèse que nous croyons absolument fausse); mais il est en astronomie une infinité d'objets par rapport auxquels il n'est presque personne qui ait cherché les causes physiques. Telle est la substance des corps célestes, tant celle des étoiles mêmes, que celle qui remplit leurs intervalles; telles encore la vitesse et la lenteur respective de ces corps. Tels les différents degrés de vitesse considérés dans une même planète. Telle aussi la détermination du mouvement d'Orient ce Occident, ou en sens contraire. Même négligence par rapport à ces mouvements en vertu desquels les astres sont directs, stationnaires ou rétrogrades; à ceux par lesquels ils s'élèvent à leur apogée, ou descendent à leur périgée; relativement aussi à cette liaison de mouvements combinés, par lesquels ils vont et reviennent d'un tropique à l'autre, en décrivant une sorte d'hélice, ou par des lignes tortueuses, auxquelles on donne le nom de dragons. Même oubli par rapport à la situation des pôles; on ne nous dit point pourquoi ils sont dans telle partie du ciel plutôt que dans telle autre. Enfin, il en faut dire autant de la cause qui maintient les planètes à une distance déterminée du soleil: une recherche, dis-je, de cette espèce, a été à peine tentée. On ne s'occupe que d'observations et de, démonstrations mathématiques. Or, ces observations et ces démonstrations peuvent bien fournir quelque hypothèse ingénieuse pour arranger tout cela dans sa tête, et se faire une idée de cet assemblage, mais non pour savoir au juste comment et pourquoi tout cela est réellement dans la nature. Elles indiquent tout au plus les mouvements apparents, l'assemblage artificiel, la combinaison arbitraire de tous ces phénomènes; mais non les causes véritables et la réalité des choses. Et quant à ce même sujet, c'est avec fort peu de jugement que l'astronomie est rangée parmi les sciences mathématiques; classification qui déroge a sa dignité. Elle devrait au contraire, pour peu qu'elle voulût soutenir son personnage, se constituer la partie la plus noble de la physique; car quiconque saura mépriser cette prétendue séparation des corps superlunaires d'avec les corps sublunaires, et apercevoir les appétits et les passions les plus universelles de la matière, qui exercent une si puissante influence dans les deux mondes, et qui pénètrent à travers l'immensité des choses; qui aura bien vu ces choses-là, tirera, des observations qu'il aura faites ici bas, de grandes lumières sur les phénomènes célestes; et de ce qu'il aura observé dans les cieux, il tirera une infinité de vues sur les mouvements inférieurs, et cela non en tant que les derniers sont régis par les premiers ; mais en tant que les uns et les autres ont des passions communes. Ainsi, nous décidons que cette partie de l'astronomie qui est vraiment physique, est à suppléer. Nous la qualifions d'astronomie vivante, pour la distinguer de ce boeuf rembourré qu'offrit Prométhée, et qui n'avait du boeuf que la figure. Mais l'astrologie est tellement infectée de superstition, qu'on a peine à y trouver quelque chose de sain. Nous pensons néanmoins qu'au lieu de la rejeter entièrement, il vaut mieux la bien épurer. Que si quelqu'un prétendait que cette science est fondée, non sur la raison ou les spéculations, mais sur l'aveugle expérience et sur les observations d'un grand nombre de siècles; qu'en conséquence on doit rejeter l'examen des raisons physiques (et c'est ce que les Chaldéens prétendaient si hautement): il ne lui reste plus qu'à rappeler les augures et les aruspices, l'inspection des entrailles, et à digérer, s'il le peut, toutes les fables de cette espèce; car, et ces choses-là aussi, on les donnait pour des pratiques dictées par une longue expérience et pour des vérités transmises de main en main. Quant à nous, nous recevons l'astrologie comme une vraie portion de la physique; mais nous ne lui donnons pas plus que ne lui accordent la raison et l'évidence même des choses, ayant soin de la dégager de toute espèce de fables et de superstitions. Or , si nous y regardons de plus près, quoi de plus frivole que cette supposition : que les différentes planètes règnent tour-à-tour et d'heure en heure; en sorte que, dans l'espace de vingt-quatre heures, chacune règne trois fois, si on en ôte les trois heures surnuméraires? C'est pourtant à cette belle imagination que nous devons la division de la semaine (division si ancienne et reçue en tant de lieux), comme on le voit très clairement par la succession alternative des différents jours; la planète qui règne au commencement de chaque jour, étant la quatrième en rang après celle qui régnait au commencement du jour précédent; à cause de ces trois heures que nous avons qualifiées de surnuméraires. {Cfr. Dion Cassius, L'Histoire romaine, XXXVII, 18} En second lieu, nous ne balançons pas non plus à rejeter, comme une imagination tout aussi frivole, cette doctrine sur les thèmes du ciel, rapportés à des instants précis, avec la distribution des maisons; toutes choses qui font les délices des Astrologues qui ont fait dans les cieux une sorte de carnaval, et l'un ne peut trop s'étonner de voir des hommes distingués, et qui tiennent le premier rang en astrologie, appuyer de telles imaginations sur un fondement si léger. Car, s'il est vrai, disent-ils, et c'est ce qu'atteste l'expérience même, que les solstices, les équinoxes, les nouvelles et pleines lunes, et les grandes révolutions de cette espace, ont une influence très sensible sur les corps naturels, il s'ensuit nécessairement que les différences plus déliées dans la position des étoiles, produisent aussi des effets plus délicats ou plus cachés. Mais ils auraient dû mettre d'abord de côté toutes ces actions qu'exerce le soleil en vertu d'une chaleur manifeste; ainsi que cette espèce de force magnétique de la lune, par laquelle cet astre influe sur cet accroissement des marées qui a lieu tous les quinze jours (car le flux et reflux de tous les jours est autre chose). 'l'out cela une fois mis de côté, ils trouveront que ces autres actions des planètes (du moins si l'on ne s'en rapporte sur ce point qu'a l'expérience) sont faibles, très peu sensibles, et échappent, pour ainsi dire, à l'observation, même celles qui se rapportent aux grandes révolutions. Ainsi, de leur principe, ils auraient dû tirer la conséquence diamétralement opposée; savoir: que, puisque ces grandes révolutions ont déjà si peu d'influence, ces différences si exactes et si déliées dans la position des astres, sont absolument de nul effet. En troisième lieu, nous rejetons ces prétendues fatalités en vertu desquelles, selon eux, l'heure de la naissance ou de la conception influe sur toute la destinée du foetus; l'heure où l'on commence une entreprise, décide du succès; l'heure où l'on agite une question, décide du résultat de la recherche; en un mot, notre sentiment est que les doctrines sur les nativités, les élections, les questions, et autres bagatelles de ce genre, n'ont pour la plupart rien de certain ou de solide, et qu'elles ne tiennent point contre les raisons physiques. Mais une question qu'on serait mieux fondé à nous faire, c'est celle-ci : qu'est-ce donc enfin que vous conservez et approuvez dans l'astrologie ? et parmi les choses que vous approuvez, lesquelles vous paraissent avoir besoin d'être suppléées? question d'autant plus naturelle, que c'est cela même, je veux dire, les choses à suppléer, qui sont le véritable objet de notre discours; car, comme nous l'avons souvent dit, nous n'avons pas le temps de nous occuper des critiques. Or, parmi les choses reçues, nous trouvons que la doctrine des révolutions a plus de solidité que tout le reste ; mais il serait bon de se faire d'avance certaines règles à l'aide desquelles on pût apprendre à apprécier et à peser ces opinions astrologiques, et cela afin de connaître ce qui s'y trouve d'utile, en rejetant toutes les frivolités. Posons d'abord celle dont nous avons déjà parlé, et disons qu'il faut conserver les grandes révolutions, en abandonnant les plus petites qui se rapportent aux horoscopes et aux maisons. Car les premières sont comme autant de grandes pièces d'artillerie qui frappent de fort loin ; et les dernières, comme autant de petits arcs de très courte portée. La seconde règle est que l'action des corps célestes n'a point lieu sur toute espèce de corps terrestres, mais seulement sur les plus mous et les plus susceptibles, tels que les humeurs, l'air et les esprits. Cependant nous en exceptons les effets de la chaleur du soleil et des autres corps célestes, chaleur qui pénètre sans contredit jusqu'aux métaux et jusqu'à d'autres corps cachés dans l'intérieur de la terre. La troisième règle est que toute action des corps célestes s'exerce plutôt sur les grandes masses, que sur les individus. Il faut convenir pourtant qu'elle parvient indirectement jusqu'à certains individus, c'est-à-dire, jusqu'à ceux d'une même espèce, qui sont les plus susceptibles, et semblables à une cire molle. Et c'est ce qui arrive lorsqu'une constitution pestilentielle de l'air attaque les corps qui opposent moins de résistance, et épargne ceux qui résistent davantage. La quatrième règle, qui diffère peu de la précédente, est que toute action des corps célestes découle et domine, non dans les parties extrêmement petites du temps et du lieu, mais seulement dans de grands espaces. Ainsi les prédictions relatives à la température d'une année, peuvent être justes. Quant à celles qui regardent chaque jour, on peut les regarder comme nulles. La dernière règle, que les judicieux Astrologues ont aussi toujours adoptée, c'est qu'il n'y a dans les astres aucune espèce de nécessité fatale; mais qu'ils produisent tout au plus certaines inclinations, et non des effets nécessaires. Nous ajouterons encore (et c'est par là surtout qu'on verra clairement que nous défendons la cause de l'astrologie, pourvu toutefois qu'elle soit épurée ) nous ajouterons, dis-je, que nous ne doutons nullement que les corps célestes n'aient en eux-mêmes quelqu'autre influence que celle de leur chaleur et de leur lumière, influence qui pourtant doit être également astreinte aux règles que nous avons déjà posées; sans quoi elle ne mérite aucune considération. Mais celle-ci est, pour ainsi dire, cachée dans les profondeurs de la physique, et exige une plus longue discussion. Ainsi, tout ce que nous avons dit plus haut, bien considéré, nous avons cru devoir ranger parmi les choses à suppléer, l'astrologie conforme aux principes que nous venons de poser. Et de même que cette astronomie qui s'appuie sur les raisons physiques, nous la qualifions d'astronomie vivante; de même aussi cette autre astrologie, qui est dirigée par ces mêmes raisons, nous la qualifierons d'astrologie saine. Mais s'il s'agit de savoir de quelle manière on doit la traiter, quoique ce que nous avons dit jusqu'ici ne soit pas inutile à ce dessein, nous ne laisserons pas d'y joindre, suivant notre coutume, d'autres observations, pour montrer clairement de quoi elle doit être composée, et à quoi on doit l'employer. Il faut, dans l'astrologie saine, donner une place à la doctrine sur le mélange des rayons, qui est l'effet des conjonctions et des oppositions, et autres syzygies ou aspects réciproques des planètes. Nous assignons aussi à cette partie la position des planètes dans les signes du zodiaque, et leur situation sous ces mêmes signes. Car la situation d'une planète sous un signe n'est autre chose que sa conjonction avec les étoiles de ce même signe. Il y a plus: les oppositions et les autres syzygies des planètes, ainsi que leurs conjonctions par rapport aux étoiles des signes, doivent être observées avec soin; mais c'est ce qu'on n'a pas encore fait assez complètement. Quant à la considération du mélange réciproque des rayons des étoiles fixes, elle est utile à la recherche qui a pour objet le système du monde et la nature des régions subjacentes ; mais elle ne sert de rien pour les prédictions, parce que les situations de ces étoiles sont toujours les mêmes. En second lieu, il faut aussi, par rapport à chaque planète, faire entrer dans l'astrologie saine la considération de son éloignement et de son rapprochement de la perpendiculaire, eu égard aux différents climats. Car chaque planète, ainsi que le soleil, a ses étés et ses hivers, où elle lance ses rayons avec plus ou moins de force, selon que leur direction est plus perpendiculaire ou plus oblique. En effet, nous ne doutons nullement que la lune, placée sous le lion, n'agisse plus fortement sur les corps naturels d'ici-bas, que lorsqu'elle est dans les poissons; non que la lune placée sous le lion se rapporte au coeur, et aux pieds lorsqu'elle est dans les poissons, comme on l'a imaginé; mais parce que, dans le premier cas, elle approche davantage de la perpendiculaire et des plus grandes étoiles: effet tout-à-fait semblable à ce qu'on observe par rapport au soleil. En troisième lieu, il faut y faire entrer les apogées et les périgées des planètes, en cherchant, comme il convient, d'où dépend la force de la planète en elle-même, et sa proximité de notre globe : car une planète, dans son apogée et son élévation, est plus active; et dans son périgée, plus communicative. En quatrième lieu, et pour tout résumer en peu de mots, il faut avoir égard à tous les accidents du mouvement des planètes; tels que sont les circonstances en vertu desquelles chaque planète marche plus vite ou plus lentement, est directe, stationnaire, rétrograde; leurs distances du soleil, les inflammations qu'elles éprouvent, l'accroissement ou le décroissement de leur lumière, leurs éclipses, et autres observations semblables; toutes choses qui contribuent à augmenter ou diminuer la force des rayons des planètes, à varier leurs actions et leurs vertus. Or, ces quatre points regardent les radiations des étoiles. En cinquième lieu, il faut donner place dans cette science à tout ce qui peut aider à découvrir et à dévoiler la nature des étoiles tant errantes que fixes, et considérées dans leur essence et leur activité propre; c'est-à-dire, afin de savoir quelle est leur couleur et leur aspect; de quelle manière elles scintillent et lancent leurs rayons ; quelle est leur situation à l'égard des pôles et de l'équinoxe; quels sont leurs astérismes; quelles sont les étoiles qui se trouvent plus mêlées avec d'autres ou plus solitaires; lesquelles sont plus élevées ou plus basses; lesquelles encore sont situées dans le voisinage du soleil et des planètes, c'est-à-dire, du zodiaque, ou sont hors de ce cercle; lesquelles des planètes ont un mouvement plus ou moins rapide; lesquelles se meuvent dans l'écliptique, ou s'en écartent en latitude; lesquelles peuvent ètre rétrogrades ou ne peuvent le devenir; lesquelles sont susceptibles de se trouver à toutes sortes de distances du soleil, ou sont maintenues à une distance déterminée de cet astre; lesquelles se meuvent plus rapidement dans leur apogée ou dans leur périgée. Enfin, il faut y faire entrer les anomalies de Mars, les écarts de Vénus, et les variations, cette espèce de travail qu'on a souvent observé dans cette dernière planète; et autres phénomènes de cette espèce, s'il s'en présente : il faut adopter aussi, d'après la tradition, ce qu'on rapporte sur la nature et les inclinations particulières des planètes, et même sur celles des étoiles fixes; toutes choses qui, nous ayant été transmises par un grand nombre d'écrivains, qui sur ce point se trouvent parfaitement d'accord, ne doivent pas être rejetées sans examen, à moins qu'elles ne soient manifestement incompatibles avec les raisons physiques. C'est donc d'observations de cette espèce qu'il faut composer l'astrologie saine; et c'est d'après de telles observations seulement, qu'il faut interpréter et composer les différentes figures du ciel. Or, quant à l'emploi de l'astrologie saine, on s'en sert avec plus de confiance pour les prédictions, et avec plus de réserve pour les élections. Mais quant à l'un et l'autre emploi, il faut le renfermer dans les limites prescrites. On pourrait bazarder des prédictions sur les comètes futures (qui, autant que nous le pouvons conjecturer, peuvent être prédites), sur tous les genres de météores, sur les déluges, les sécheresses, les grandes chaleurs, les gelées, les tremblements de terre, les éruptions de feux, les inondations, les vents et les grandes pluies, les différentes températures de l'année, les contagions, les épidémies, l'abondance et la cherté des denrées, les guerres, les séditions, les sectes, les transmigrations de peuples; enfin, sur tous les mouvements et les grandes innovations qui peuvent avoir lieu dans la nature, ou dans les états. Ces prédictions pourraient, quoiqu'avec moins de certitude, être poussées jusqu'aux événements les plus particuliers et les plus individuels, si, après qu'on aurait bien reconnu les inclinations générales des temps de cette espèce, elles étaient, à l'aide d'une grande pénétration de jugement, soit en physique, soit en politique, appliquées à ces espèces et à ces individus qui sont les plus sujets à ces sortes d'accidents. Ce serait ainsi que, prévoyant la température d'une année, on trouverait, par exemple, qu'elle serait plus favorable ou plus contraire aux oliviers qu'aux vignes; aux phthisiques, qu'à ceux qui ont le foie attaqué; aux habitants des montagnes, qu'à ceux des vallées; aux religieux, qu'aux gens de cour, à cause de la différence de leur manière de vivre : ou que, partant de la connaissance qu'on aurait de l'influence des corps célestes sur les esprits humains, on trouverait que cette année-là est plus avantageuse ou plus préjudiciable aux peuples, qu'aux rois; aux savants et autres hommes curieux, qu'aux hommes courageux et guerriers; aux voluptueux, qu'aux gens d'affaires et aux politiques. Il est une infinité de prédictions de cette espèce; mais, comme nous l'avons dit, ce n'est pas assez, pour être en état de les faire, de cette connaissance générale qui se tire des astres, qui sont les agents; il faut y joindre la connaissance particulière des sujets, qui sont les patients. ll ne faut pas non plus rejeter tout-à-fait les élections; mais il faut s'y fier moins qu'aux prédictions. Car nous voyons que, lorsqu'il s'agit de planter, de semer, ou de greffer, la précaution d'observer l'âge de la lune, n'est pas tout-à-fait inutile. Il est une infinité d'autres petites attentions de cette espèce. Or, ces élections, beaucoup plus encore que les prédictions, doivent être astreintes à nos règles. Mais ce qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est que les élections ne doivent avoir lieu que dans ces cas où la vertu des corps célestes n'est pas de nature à passer dans un instant, et où l'effet produit sur les corps inférieurs n'est pas non plus tout-à-fait subit: et c'est ce qui a lieu dans ces exemples que nous avons allégués. Car ni les accroissements de la lune, ni ceux des plantes, ne sont l'affaire d'un instant. Quant à toute détermination d'instants précis, il ne finit pas y songer. Or, on trouve à faire une infinité d'observations de cette espèce, et même ce qu'un n'imaginerait pas, dans les élections qui se rapportent aux choses civiles. Que si quelqu'un nous interpellait en disant : vous nous montrez fort bien d'où l'on doit tirer cette astrologie corrigée, et à quoi l'on peut l'employer utilement; mais vous ne nous dites point du tout comment il faut la tirer de ces sources ; rien ne serait plus injuste que de nous faire une telle question, en exigeant de nous des préceptes sur un art que nous ne sommes nullement obligés d'enseigner. Cependant sur cela même qu'on nous demande, nous ne laisserons pas d'avertir qu'il est quatre manières de se frayer le chemin dans cette science; d'abord, par les expériences futures, puis par les expériences passées, ensuite par les traditions; enfin, par les raisons physiques. Quant aux expériences futures, que puis-je dire? Il ne faut pas moins qu'un grand nombre de siècles pour en rassembler en suffisante quantité ; ce serait folie à un seul homme que de l'entreprendre; et quant aux expériences passées, elles sont sous notre main, quoiqu'une telle entreprise exige bien du loisir et de l'activité; car les astrologues, s'ils ne s'abandonnaient pas eux-mêmes, pourraient tirer du dépôt de l'histoire tous ces grands événements, comme inondations, pestes, combats, séditions, morts de rois (s'il leur plaisait), et autres semblables, et considérer quel était dans le même temps la situation du ciel, non suivant la méthode subtile des thèmes, mais d'après ces règles que nous avons tracées relativement aux révolutions; et lorsqu'ils trouveraient que les événements des deux espèces s'accordent et conspirent manifestement, ils auraient en cela un modèle raisonnable de prédictions. Quant aux traditions, il faudrait les analyser de manière, que celles qui se trouveraient en contradiction avec les raisons physiques, fussent mises à l'écart, et que celles qui seraient parfaitement d'accord avec ces raisons, jouissent de toute l'autorité qu'elles méritent. Enfin, quant aux raisons physiques, les mieux appropriées à cette recherche, sont celles qui ont pour objet les appétits et les passions universelles de la matière, les mouvements simples et naturels des corps ; car c'est sur ces ailes-là qu'on peut, sans danger, s'élever à cette partie matérielle des choses célestes. Quant aux extravagances astrologiques, outre ces rêves et ces imaginations que nous avons notées dès le commencement, reste une autre division que nous ne devons point du tout négliger; division qui pourtant doit être séparée de l'astrologie saine, et transportée dans ce qu'on appelle la magie céleste. Elle a rencontré une invention qui fait grand honneur à l'esprit humain. Si nous l'en croyons, il est tel aspect favorable des astres, qui peut être reçu dans un cachet ou un sceau (par exemple, de métal, si vous voulez, ou de quelque pierre précieuse appropriée à ce dessein) ; et ce cachet retenant le bonheur attaché à cette heure-là, bonheur qui, sans cette précaution, s'envolerait aussitôt, fixe, pour ainsi dire, sa volatilité. Aussi je ne sais quel poète se plaint-il hautement que ce bel art, dont les anciens étaient en possession, soit perdu désormais. "On ne voit plus, dit-il , un anneau tout pénétré de la vertu céleste, avoir une sorte de vie; on ne voit plus un diamant retenir sous son humble lumière la force du soleil et de la lune, qui roule dans une région élevée et supérieure à la n6tre". Nul doute que l'église romaine n'ait adopté les reliques des saints et leurs vertus ; car le laps de temps ne fait point obstacle dans les choses divines et immatérielles; mais de croire qu'on puisse renfermer dans une petite boîte les reliques du ciel, afin de continuer et de ressusciter, pour ainsi dire, l'heure qui s'est enfuie, et qui est comme morte, c'est une pure superstition. Laissons donc ces bagatelles, à moins que les muses ne soient déjà devenues de vieilles radoteuses. Nous décidons que la physique abstraite peut, avec très juste raison, être divisée en deux parties; savoir: en doctrine, sur les modifications de la matière, et doctrine sur ses appétits et ses mouvements. Nous ferons en passant le dénombrement de leurs parties, afin de donner une sorte d'esquisse de la vraie physique des abstraits. Voici quelles sont les modifications de la matière: elle peut être dense ou rare, pesante ou légère, chaude ou froide, tangible ou aériforme, volatile ou fixe, solide ou fluide, humide ou sèche, grasse ou crue, dure ou molle, fragile ou malléable, poreuse ou compacte, spiritueuse ou privée d'esprit, simple ou composée, exactement ou imparfaitement mêlée, tissue de fibres et de veines, ou d'une texture simple et uniforme, similaire ou dissimilaire, figurée ou non en espèces distinctes, organisée ou non organisée, animée ou inanimée, nous n'irons pas plus loin. Quant à la distinction d'être sensible ou insensible, raisonnable ou privé de raison, nous la renvoyons à la science de l'homme. Or, il est deux genres d'appétits et de mouvements; car il est des mouvements simples, dans lesquels est contenue la racine de tous les autres mouvements, en raison pourtant des modifications de la matière; puis les mouvements composés et produits. C'est de ces derniers que part la philosophie reçue, qui saisit bien peu du corps de la nature. Les mouvements composés de cette espèce, comme la génération, la corruption et autres semblables, doivent plutôt être regardés comme des combinaisons de mouvements simples, que comme des mouvements primitifs. Les mouvements simples sont le mouvement d'antitypie, auquel on donne ordinairement le nom d'impénétrabilité de la matière ; le mouvement de cohésion, connu sous le nom d'horreur du vide; le mouvement de liberté, qui empêche qu'un corps ne soit comprimé ou étendu au-delà de ses limites naturelles ; le mouvement tendant au changement de volume, soit à la raréfaction ou à la condensation ; le mouvement de seconde cohésion, qui s'oppose à la solution de. continuité ; le mouvement d'agrégation majeure, par lequel les corps tendent vers la masse de leurs congénères, et qui prend ordinairement le nom de mouvement naturel; le mouvement d'agrégation mineure, vulgairement appelé sympathie et antipathie; le mouvement dispositif, ou qui tend à donner aux parties le meilleur arrangement possible dans le tout ; le mouvement d'assimilation, par lequel un corps tend à s'assimiler les autres corps, et à multiplier sa propre nature; le mouvement d'excitation, par lequel l'agent le plus puissant excite le mouvement caché et assoupi dans un autre ; le mouvement de cachet ou d'impression, c'est-à-dire, toute opération qui a lieu sans communication de substance; le mouvement royal, par lequel le mouvement prédominant réprime tous les autres mouvements; le mouvement sans terme ou de rotation spontanée; le mouvement de trépidation ou de systole et de diastole, d'un corps qui se trouve placé entre les avantages et les inconvénients. Enfin, l'inertie ou l'horreur du mouvement, qui sert aussi à expliquer une infinité de choses. Ce sont-là les mouvements simples qui sortent du sanctuaire même de la nature ; mouvements qui, combinés ensemble, continués, alternés, réprimés, réitérés, constituent ces mouvements composés, ces sommes de mouvements dont on parle tant, comme génération, corruption, augmentation, diminution, altération et mouvement de transport, à quoi il faut ajouter la mixtion, la séparation et la transmutation. Reste donc ce qu'on peut regarder comme des espèces d'appendices de la physique, les mesures des mouvements, ou la science qui considère ce que peut la quantité ou la dose de la nature; ce que peut la distance, et ce qu'on appelle avec assez de raison, la sphère d'activité; ce que peuvent encore la lenteur et la vitesse, la longue ou la courte durée, la force ou la faiblesse de la matière, l'aiguillon de la péristase. Telles sont donc les parties dont se compose naturellement la physique des abstraits. En effet, si vous réunissez les modifications de la matière, les mouvements simples, les sommes ou agrégations de mouvements, vous avez une physique complète des abstraits; car pour ce qui est du mouvement volontaire dans les animaux; du mouvement qui a lieu dans les sensations; du mouvement de l'imagination, de l'appétit et de la volonté; du mouvement de l'esprit, du décret, et de tout ce qui regarde les choses intellectuelles, nous les renvoyons aux doctrines qui leur sont propres : mais un avertissement que nous devons réitérer, c'est qu'en traitant dans la physique toutes ces choses dont nous avons parlé, il faut s'en tenir à la matière et à l'efficient; car on les remanie dans la métaphysique, quant aux formes et aux fins. Nous joindrons à la physique deux appendices remarquables, qui se rapportent moins au sujet même de la recherche, qu'a la manière de la faire; je veux dire, les problèmes naturels et les opinions des anciens philosophes. La première est un appendice de la nature éparse et variée; la dernière, de la nature considérée dans son unité, ou des sommes. La destination de l'une et de l'autre est de conduire â un doute judicieux, partie de la science, qui n'est nullement à mépriser. Car les problèmes embrassent les doutes particuliers, et les opinions embrassent les doutes généraux sur les principes et le système du monde. Or, quant à ces problèmes, nous en trouvons un exemple distingué dans les livres d'Aristote; genre d'ouvrage qui ne méritait pas seulement d'être célébré par les éloges de la postérité, mais aussi d'être continué par les travaux des modernes; attendu que de nouveaux doutes s'élèvent de jour en jour. Cependant il est à ce sujet une précaution de la plus grande importance qu'il ne faut pas négliger. Ce soin de rappeler et de proposer les doutes, a deux avantages: l'un, de fortifier la philosophie contre les erreurs; et c'est un avantage qu'on obtient lorsqu'on a la sagesse de ne point hasarder de jugement ni d'assertion sur ce qui n'est pas encore parfaitement éclairci, de peur qu'une première erreur n'enfante d'autres erreurs ; et qu'avant d'être suffisamment informé, on ne rend aucun jugement positif. L'autre est que ces doutes ainsi rapportés dans des codicilles, sont comme autant d'éponges qui pompent et attirent, en quelque manière, pour les sciences, de nouveaux accroissements. D'où il arrive que, ces mêmes choses sur lesquelles, si ces doutes n'eussent précédé, on n'eût fait que passer légèrement, une fois averti par ces doutes, on les observe avec attention, et l'on s'en fait une étude. Mais il est un inconvénient à peine compensé par ces deux avantages, qui est tout prêt à se glisser ici , si l'on n'a grand soin de l'en écarter. Cet inconvénient est que ce doute, une fois qu'on l'a admis comme fondé, et qu'il est devenu comme authentique, suscite aussitôt une infinité de gens prêts à défendre le pour et le contre, et qui transmettent à la postérité ce doute licencieux en sorte que les hommes ne s'appliquent plus désormais, ne tendent plus les ressorts de leur esprit que pour nourrir ce doute, et non pour le terminer ou le dissiper. C'est ce dont on voit à chaque instant des exemples parmi les Jurisconsultes et les Académiciens; lesquels, le doute une fois admis, veulent qu'il soit perpétuel, et ne se font pas moins une loi de douter, que d'affirmer; quoique le seul usage légitime qu'on puisse faire de son esprit, soit de travailler à convertir le doute en certitude, et non à révoquer en doute les choses les plus certaines. Ainsi je décide qu'un journal des doutes et des problèmes à résoudre dans la nature, est un ouvrage qui nous manque, et j'approuve fort quiconque l'entreprendra; pourvu qu'on n'oublie pas, lorsque la science augmentera de jour en jour, (ce qui ne manquera pas d'arriver, pour peu que les hommes daignent nous prêter l'oreille) et au moment que ces doutes seront parfaitement éclaircis, de les rayer de l'album. A ce journal, je souhaiterais qu'on en ajoutât un autre non moins utile. Car, comme, en toute recherche, on trouve ces trois espèces de choses, des opinions manifestement vraies, des opinions douteuses, et des opinions manifestement fausses, il serait très utile de joindre au journal des doutes un journal des faussetés et des erreurs populaires qui s'introduisent, soit dans l'histoire naturelle, soit dans la partie dogmatique; afin qu'ils ne fussent plus incommodes aux sciences. Quant aux opinions des anciens philosophes, tels que Pythagore, Philolaüs, Xénophane, Anaxagore, Parménide, Leucippe, Démocrite et autres semblables; genre d'écrits que les hommes parcourent ordinairement avec une sorte d'indifférence dédaigneuse, il serait mieux d'y jeter les yeux avec un peu plus de modestie; et quoiqu'Aristote, à l'exemple des Ottomans, ait cru qu'il ne pourrait jamais régner en sûreté, s'il ne commençait par massacrer tous ses frères : néanmoins, quiconque ne prétend point au personnage de roi ou de maître, et n'a d'autre but que la découverte ou l'éclaircissement de la vérité, ne peut que regarder comme très utile un ouvrage qui le mettrait en état d'envisager, comme d'une seule vue, les diverses opinions des philosophes sur la nature des choses. Ce n'est pas que nous espérions que de ces théories ou d'autres spéculations de cette espèce, puisse sortir quelque vérité bien pure. Car, comme les mêmes phénomènes et les mêmes calculs s'ajustent et aux principes astronomiques de Ptolémée et à ceux de Copernic; de même cette expérience vulgaire, dont nous faisons usage, et cette première face que présentent les choses, peut s'appliquer à une infinité de théories différentes. Mais lorsqu'il s'agit d'une sérieuse recherche de la vérité, il est alors besoin d'une toute autre sévérité. En effet, comme le dit élégamment Aristote : "Les enfants qui commencent à balbutier, donnent le nom de mère à la première venue; puis ils apprennent à mieux distinguer leur véritable mère". C'est ainsi que l'expérience encore dans l'enfance traite de mère, toute espèce de philosophie; mais qu'une expérience vraiment adulte reconnaît sa véritable mère. Il ne laisse pas d'être agréable en attendant de pouvoir examiner les diverses philosophies comme autant de gloses différentes sur la nature, dont les unes sont plus ou moins correctes, en certains points; et d'autres, en d'autres. Je souhaiterais donc que des vies des anciens philosophes, du petit traité sommaire de Plutarque sur leurs opinions, des citations d'Aristote, des différents morceaux sur ce sujet, qui se trouvent dans les autres livres, tant ecclésiastiques que païens, tels que Lactance, Philon, Philostrate et les autres, on composât, avec toute la diligence et le jugement requis, un ouvrage sur les opinions des anciens philosophes. Car nous ne voyons pas qu'un pareil ouvrage existe encore. Cependant, cet exposé-là, j'engage les écrivains à le faire d'une manière distincte, c'est-à-dire, qu'il faut donner séparément tout l'ensemble, tout le système de chaque philosophie; au lieu de les donner par morceaux détachés et par ordre de matières, comme l'a fait Plutarque. Car, toute espèce de philosophie, quand elle est on son entier, se soutient elle-même, et ses dogmes se prêtent une lumière et une force mutuelles. Que si on les morcèle, elles ont je ne sais quoi d'étrange et de mal-sonant. Certainement quand je lis dans Tacite les actions de Néron ou de Claude, revêtues de toutes les circonstances des temps, des personnes et des occasions, je n'y vois rien qui s'éloigne absolument de la vraisemblance. Mais quand je lis les mêmes faits dans Suétone, présentés par masses détachées, et sous la forme de lieux communs, sans égard à l'ordre des temps, alors c'est pour moi quelque chose d'incroyable, de monstrueux. On observe la même différence entre une philosophie présentée en entier et la même philosophie dépecée et comme disséquée. Or, de cette collection des opinions philosophiques, je n'exclus pas les théories et les dogmes des modernes; tels que le système de Théophraste Paracelse, dont Severin le Danois a fait, avec tant d'éloquence, un seul corps, et à laquelle il a donné une sorte d'harmonie philosophique : ou celui de Télèse de Cosence, qui, rétablissant la philosophie de Parménide, a tourné les armes des Péripatéticiens contre eux-mêmes : ou encore celui de Patrice de Venise, qui a élevé si fort les fumées du platonisme : ou enfin celui de Gilbert, notre compatriote, qui a renouvelé les dogmes de Philolaüs : ou de tout autre, pourvu qu'il en mérite la peine. Or, comme les ouvrages de ceux-ci subsistent en leur entier, il suffirait d'en donner un extrait, et de le joindre aux autres: en voilà assez sur la physique et ses appendices. Quant à la métaphysique, nous lui avons attribué la recherche des causes formelles et finales; attribution qui peut sembler inutile quant aux formes. Car il est une opinion accréditée et désormais invétérée, qui fait croire qu'il n'est point d'industrie humaine suffisante pour découvrir les formes essentielles, ou les vraies différences des choses; opinion qui nous donne beaucoup, en nous accordant du moins que, de toutes les parties de la science, l'invention des formes est celle qui mérite le plus nos recherches, en supposant que cette découverte soit possible. Quant à ce qui regarde la possibilité de l'invention, ce sont de bien lâches navigateurs, et bien peu faits pour les découvertes, que ceux qui, du moment qu'ils ne voient plus que le ciel et la mer, s'imaginent qu'il n'y a plus de terre au-delà de leur horizon. Mais il est clair que Platon, homme d'un sublime génie, qui, promenant ses regards sur toute la nature, semblait contempler toutes choses d'un rocher élevé, a très bien vu, dans sa doctrine des idées, que les formes sont le véritable objet de la science, quoiqu'il ait lui-même perdu tout le fruit de cette opinion si bien fondée, en envisageant et en s'efforçant d'embrasser des formes tout-à-fait immatérielles, et non déterminées dans la matière; méprise dont l'effet pour lui a été de se tourner vers les spéculations théologiques, ce qui a infecté et souillé toute sa philosophie naturelle. Que si, avec la diligence, le soin et la sincérité dont nous sommes capables, nous tournons nos regards vers l'action et l'utilité, il ne nous sera pas difficile de chercher et de connaître ces formes dont la connaissance peut enrichir le genre humain et assurer son bonheur; car les formes des substances (si on en excepte l'homme seul dont l'écriture dit : "il forma l'homme du limon de la terre, et souffla sur sa face un souffle de vie". Et non pas comme des autres espèces, dont elle dit : "que les eaux produisent, que la terre produise": les espèces, dis-je , des créatures, telles qu'on 'les trouve aujourd'hui, multipliées par leurs combinaisons et leurs transformations, sont tellement croisées et mêlées les unes avec les autres, qu'il faut, ou renoncer à toute recherche dont elles sont l'objet, ou la remettre à un autre temps, et attendre, pour la faire, que les formes des natures plus simples aient été bien examinées, et qu'elles soient parfaitement connues. Car, de même qu'il ne serait ni facile, ni même utile en aucune manière de chercher la forme de tel son qui compose tel mot ; le nombre des mots que peuvent former les lettres par leurs combinaisons et leurs transpositions, étant infini; mais que la recherche de la forme du son qui constitue telle lettre simple, c'est-à-dire, de celle où il s'agit de savoir par quelle espèce de choc et d'application des instruments de la voix il est formé ; cette recherche, dis-je, est non seulement possible, mais même facile; et ce sont pourtant ces formes des lettres qui, une fois connues, conduisent aussitôt à la connaissance de celles des mots. C'est précisément ainsi qu'en cherchant la forme du lion, du chêne, de l'or, ou même celle de l'eau ou de l'air, l'on perdrait ses peines. Mais découvrir la forme de l'une ou de l'autre des natures exprimées par ces mots, dense, rare, chaud, froid, pesant, léger, tangible, pneumatique, volatile, fixe, et autres semblables manières d'être, soit modifications de la matière, soit mouvements, que nous avons dénombrées dans la physique, comme devant y être traitées, que nous appelons ordinairement formes de la première classe; qui, semblables en cela aux lettres de l'alphabet, ne sont pas en si grand nombre qu'on pourrait le penser; et qui ne laissent pas néanmoins de constituer les essences, les formes de toutes les substances, et de leur servir de base; c'est à cela, à cela même que tendent tous nos efforts ; c'est là proprement ce qui constitue et définit cette partie de la métaphysique dont nous sommes actuellement occupés. Ce qui n'empêche nullement que la physique ne considère aussi ces mêmes formes, comme nous l'avons dit, mais seulement quant aux causes variables. Par exemple, cherche-t-on la cause de la blancheur qu'on observe dans la neige ou l'écume, c'est en donner une bonne explication, que de dire que ce n'est qu'un subtil mélange de l'air avec l'eau. Mais il s'en faut de beaucoup que ce soit là précisément la forme de la blancheur; attendu que l'air mêlé aussi avec le verre ou le cristal pulvérisé, produit la blancheur tout aussi bien que par son mélange avec l'eau. Et ce n'est là qu'une cause efficiente, laquelle n'est autre chose que le véhicule de la forme. Mais si vous faisiez la même recherche en métaphysique, vous trouveriez à peu près le résultat suivant; savoir : que deux corps mêlés l'un avec l'autre, par portions optiques, disposées dans un ordre simple, ou uniforme, constitue la blancheur. Je trouve que cette partie de la métaphysique est à suppléer, et c'est ce qui ne doit nullement étonner; car, par la méthode qu'on a suivie jusqu'ici dans les recherches, jamais, non jamais les formes des choses ne comparaîtront. Or, la véritable source de ce mal et de tous les autres, c'est que les hommes éloignent trop et trop tôt leurs pensées de l'expérience et des choses particulières, pour se livrer totalement à leurs méditations et à leurs raisonnements. Cette partie de la métaphysique, que je range parmi les choses à suppléer, est d'une éminente utilité, et cela par deux raisons: l'une, est que l'office et la vertu propre des sciences est d'abréger les détours et les longueurs de l'expérience (autant toutefois que le permet la vérité) , et est par conséquent de remédier à cet ancien sujet de plainte, savoir, la courte durée de la vie et les longueurs de l'art. Or, le meilleur moyen pour arriver à ce but, c'est de lier ensemble et d'unir étroitement les axiomes des sciences, pour les convertir en axiomes plus généraux, et qui s'appliquent à tous les sujets individuels. Car les sciences sont comme autant de pyramides, dont l'histoire et l'expérience sont l'unique base ; et par conséquent la base de la philosophie naturelle est l'histoire naturelle : l'étage le plus voisin de la base, est la physique; et le plus voisin du sommet, la métaphysique. Quant au sommet du cône, au point le plus élevé, je veux dire, ("l'oeuvre que Dieu opère depuis le commencement jusqu'à la fin", la loi sommaire de la nature); en un mot, je ne sais (et je n'ai que trop de raisons pour en douter) si l'intelligence humaine peut y atteindre. Au reste, ce sont là les trois vrais étages des sciences ; et ce sont pour les hommes enflés de leur propre science, et qui ont bien l'audace de combattre Dieu même, comme ces trois montagnes qu'entassèrent les géants, "Par trois fois, mais en vain, leur orgueil entassa Ossa sur Pelion, Pelion sur Ossa" {Virgile, Géorgiques, I, 281}. Mais pour ceux qui, s'anéantissant eux-mêmes, rapportent tout à la gloire de Dieu, c'est quelque chose de semblable à cette triple acclamation : "sanctus, sanctus, sanctus". Car Dieu est saint dans la multitude de ses oeuvres; saint, dans l'ordre qu'il y a mis; et saint, dans leur harmonie. Aussi cette idée de Parménide et de Platon (quoique ce ne soit au fond qu'une pure spéculation) n'en a-t-elle, pas moins de justesse et de grandeur : "Toutes choses, disent-ils, s'élèvent par une sorte d'échelle à l'unité". Or, la science, qui sans contredit tient le premier rang, c'est celle qui débarrasse l'entendement humain de la multiplicité des objets. Et quelle autre pourrait-ce être que la métaphysique qui considère principalement ces formes des choses que nous avons qualifiées ci-dessus de formes de la première classe? attendu que ces formes, quoiqu'en fort petit nombre, ne laissent pas de constituer par leurs proportions et leurs coordinations, la variété des choses. Il est un second avantage qui distingue cette partie de la métaphysique qui a les formes pour objet, et qui ouvre à la pratique le champ le plus vaste et le mieux aplani. La physique conduit l'industrie humaine par des routes étroites et embarrassées, semblables aux sentiers tortueux de la nature abandonnée à son cours ordinaire. Mais de larges voies sont ouvertes au sage dans toutes les directions; car c'est la sagesse, celle, dis-je , que les anciens définissaient la science des choses divines et humaines, qui peut seule, par une abondante variété de moyens, se suffire à elle-même. En effet, la cause physique donne, il est vrai, des lumières et des prises pour faire des découvertes dans une matière analogue; mais celui à qui la forme est connue, connaît aussi le plus haut degré de possibilité d'introduire la nature en question dans toute espèce de matières, et il en est d'autant moins astreint dans ses opérations, soit à la base matérielle, soit à la condition de l'efficient. C'est ce même genre de science que Salomon décrit élégamment par ces mots: "tes voies ne seront point resserrées, et en courant, tu ne rencontreras point de pierre d'achoppement" {Proverbes, IV, 12} : paroles par lesquelles il nous fait entendre que les voies de la sagesse ne sont point sujettes à être resserrées ni embarrassées par des obstacles. La seconde partie de la métaphysique est la recherche des causes finales; partie que nous notons ici, non comme oubliée, mais comme mal placée; car ces causes, on est dans l'habitude de les chercher parmi les objets de la physique, et non parmi ceux de la métaphysique: mais s'il n'en résultait d'autre inconvénient que le défaut d'ordre, je n'y verrais pas tant de mal ; car l'ordre, après tout, n'a pour but que l'éclaircissement de la vérité, et ne tient point à la substance des sciences. Il faut convenir pourtant que ce renversement d'ordre a donné naissance à un défaut très notable, et introduit un grand abus dans la philosophie; c'est cette manie de traiter des causes finales dans la physique, qui en a chassé et comme banni la recherche des causes physiques. Elle a fait que les hommes se reposant sur des apparences, sur des ombres de causes de cette espèce, ne se sont pas attachés à la recherche des causes réelles et vraiment physiques, et cela au grand préjudice des sciences; car je trouve que cette méprise n'est pas particulière à Platon, qui jette toujours l'ancre sur ce rivage-là; mais qu'il faut l'imputer aussi à Aristote, à Galien, et à quelques autres qui donnent à chaque instant sur ces bas-fonds. En effet, si, pour expliquer certaines dispositions et conformations du corps humain, l'on disait : "que les paupières, avec les poils qui les couvrent, sont comme une haie, comme un rempart pour les yeux"; ou que "la fermeté de la peau, dans les animaux, a pour but de les garantir du chaud et du froid"; ou que "les os sont comme autant de colonnes ou de poutres que la nature a élevées pour servir d'appui à l'édifice du corps humain"; ou encore que "les arbres poussent des feuilles afin d'avoir moins à souffrir de la part du soleil ou des vents"; que "les nuages se portent vers la région supérieure, afin d'arroser la terre par des pluies; ou enfin, que "la terre a été condensée et consolidée, afin qu'elle pût servir de demeure stable, de base aux animaux", et autres choses semblables, on n'aurait pas tort d'alléguer de telles raisons en métaphysique; mais en physique, elles sont tout-à-fait déplacées. Disons donc (et c'est ce que nous avons déjà commencé à dire), que toutes les explications de cette espèce sont semblables à ces rémores, qui, comme l'ont imaginé certains navigateurs, s'attachent aux vaisseaux et les arrêtent; que ces explications ont pour ainsi dire retardé la navigation et la marche des sciences, les ont empêchées de se tenir dans leur vraie route, et les ont comme forcées de rester là. Elles ont fait, que dès longtemps la recherche des causes physiques languit négligée : aussi la philosophie de Démocrite et de ces autres contemplatifs, qui ont écarté Dieu du système du monde, et attribué la formation de l'univers à ce nombre infini de tentatives et d'essais de la nature, qu'ils désignaient par le seul mot de destin ou de fortune, ne reconnaissant pour cause des choses particulières que la seule nécessite, sans l'intervention des causes finales; cette philosophie, dis-je, autant du moins qu'on en peut juger par ses fragments et ses débris, nous paraît, quant aux causes physiques, avoir beaucoup plus de solidité, et avoir pénétré plus avant dans la nature que celles de Platon et d'Aristote; par cette raison-là même que les premiers ne se sont jamais occupés des causes finales, au lieu que les derniers n'ont fait que rebattre ce sujet-là; et c'est en quoi il faut accuser plus Aristote que Platon, attendu que le premier ne dit pas un seul mot de la source des causes finales, de Dieu, dis-je, qu'il met la nature à sa place, et que c'est en auteur de logique, et non de théologie, qu'il a embrassé los causes finales. Quand nous parlons ainsi, ce n'est pas que les causes finales nous paraissent n'avoir aucune réalité, et ne mériter aucunement nos recherches dans les spéculations métaphysiques; mais c'est que dans ces excursions et ces irruptions continuelles que font les causes finales dans les possessions des causes physiques, elles ravagent et bouleversent tout dans ce département; autrement ce serait se tromper lourdement que d'imaginer que les causes finales, une fois bien circonscrites dans leurs limites, puissent combattre et lutter contre les causes physiques; car cette explication, qui consiste à dire que les paupières sont le rempart des yeux, n'a rien d'incompatible avec cette autre, qui dit que les poils naissent ordinairement près des orifices des parties humides, les fontaines couvertes de mousse, etc. Et cette explication qui dit que la consistance de la peau dans les animaux est destinée à garantir le corps des injures de l'air, n'a rien de contraire à cette autre : que la consistance de la peau a pour cause la contraction des pores, occasionnée dans les parties extérieures du cops par le froid et par la déprédation de l'air; et il en est de même des autres. Ces deux espèces de causes s'accordent parfaitement bien ; avec cette différence pourtant que l'une désigne une intention; et l'autre, un simple effet. De telles observations ne révoquent nullement en doute la providence divine, et ne lui ôtent rien : disons plutôt qu'elles donnent plus de grandeur et de solidité à l'idée que nous en avons. Car, de même que, dans les relations de la vie ordinaire, si un homme savait, pour aller à ses fins et pour satisfaire ses désirs, se prévaloir de l'assistance des autres, sans leur communiquer ses desseins ; et cela de manière qu'il les engageât à faire tout ce qu'il voudrait, sans qu'ils s'aperçussent jamais qu'ils ne sont que ses machines, la politique de cet homme-là nous paraîtrait sans doute plus profonde et plus admirable, que s'il mettait dans sa confidence tous les ministres de sa volonté. C'est ainsi que la sagesse divine se fait bien plus admirer, si, tandis que la nature fait une chose, la providence en tire une autre, que si les caractères de cette providence étaient imprimés clans chaque texture de corps et dans chaque mouvement naturel. Je le crois bien: Aristote, après avoir, pour ainsi dire, engrossé la nature de causes finales, et répété si souvent que la nature ne fait rien en vain; qu'elle vient toujours à bout de ses desseins, lorsque des obstacles n'arrêtent point sa marche, avec une infinité d'autres assertions de cette espèce, n'eut absolument plus besoin de Dieu. Quant à Démocrite et Epicure, tant qu'ils se contentèrent de vanter leurs atomes, on les laissa dire; et jusques là, quelques esprits des plus pénétrants les supportèrent. Mais dès qu'ils prétendirent expliquer la formation de l'univers par le seul concours des atomes, sans qu'un esprit y eût la moindre part, ils eurent pour réponse un rire universel. Ainsi tant s'en faut que la considération des causes physiques détourne les hommes de Dieu et de la providence; qu'il faut plutôt dire que ces philosophes, qui ont fait tant d'efforts pour les découvrir, n'ont trouvé d'autre moyen pour se tirer d'affaire, que de recourir enfin à l'hypothèse d'un Dieu et de sa providence. Voilà ce que nous avions à dire sur la métaphysique. Or, nous ne disconvenons pas que la partie de cette science, qui a pour objet les causes finales, ne soit traitée dans les livres de physique et dans ceux de métaphysique; mais nous disons que, dans les derniers, elle est à sa place, et qu'elle est déplacée dans les premiers, vu les inconvénients qui en ont résulté. [3,5] CHAPITRE V. Division de la science active de la nature en mécanique et en magie; deux sciences qui répondent aux deux parties de la spéculative; savoir: la mécanique, à la physique; et la magie, à la métaphysique. Épuration du mot de magie. Deux appendices de la science active; savoir : l'inventaire des richesses humaines, et le catalogue des polycrestes. Nous diviserons aussi la science active de la nature en deux parties, déterminés à cela par une sorte de nécessité; cette seconde division étant subordonnée à la première division de la science spéculative; attendu que la physique ou la recherche des causes, efficiente et matérielle, produit la mécanique; et que la métaphysique ou la recherche des formes produit la magie. Car la recherche des causes finales est stérile, et, semblable à une vierge consacrée à Dieu, elle n'engendre point. Or, nous n'ignorons pas qu'il est une mécanique presque toujours purement empirique et ouvrière, qui ne dépend point de la physique; mais celle-là, nous la rejetons dans l'histoire naturelle, la séparant ainsi de la philosophie naturelle. Nous ne parlons ici que de cette mécanique à laquelle on joint les causes physiques. Il est pourtant entre deux une certaine mécanique qui, sans être tout-à-fait ouvrière, ne touche pas non plus tout-à-fait à la philosophie. Car, de toutes les inventions actuellement connues, les unes sont dues au seul hazard, et ont été comme transmises de main en main par la tradition ; les autres sont le fruit de recherches faites à dessein. Or, de ces choses inventées exprès, on est arrivé aux unes à la lumière des causes et des axiomes, ou à l'aide d'une sorte d'extension, de translation ou de combinaison des découvertes déjà faites; ce qui suppose plutôt un certain génie et une certaine sagacité, qu'un esprit vraiment philosophique. Or, cette dernière partie, que nous n'avons garde de mépriser, nous la traiterons lorsque, dans la logique, nous dirons un mot de l'expérience guidée. Mais cette mécanique dont il est ici question, Aristote l'a traitée d'une manière générale et indistincte, ainsi que Hiéron, dans son ouvrage sur les substances aériformes. Nous avons encore Georges Agricola, écrivain récent, qui l'a traitée avec beaucoup de soin dans sa minéralogie. Enfin, une infinité d'autres l'ont fait aussi par rapport â des sujets particuliers : en sorte que je n'ai rien à dire sur les choses omises dans cette partie, sinon que les modernes auraient dû, avec plus de zèle, appliquer leur travail à la continuation de cette mécanique indistincte, dont Aristote leur avait donné un exemple surtout en préférant, parmi les procédés mécaniques, ceux dont la cause est plus difficile à découvrir, ou dont les effets sont plus remarquables. Malheureusement ceux qui s'attachent à cet objet, ne font, pour ainsi dire, que ranger les côtes, côtoyant un rivage dangereux. Car mon sentiment est qu'il est bien difficile de faire dans la nature quelque transformation radicale, de produire quelque chose de vraiment nouveau, soit à l'aide de certains heureux hasards, soit par le tâtonnement expérimental, soit à la lumière des causes physiques, et qu'on ne peut atteindre à ce but que par la découverte des formes. Si donc nous avons décidé que cette partie de la métaphysique, qui traite des formes, est à suppléer, il s'ensuit que la magie naturelle qui s'y rapporte, nous manque également. Mais c'est ici le lieu de demander qu'on rende à ce mot de magie, qui depuis si longtemps est pris en mauvaise part, la signification honorable qu'il eut autrefois. En effet, la magie, chez les Perses, était regardée comme la plus haute sagesse, et comme la science des consentements universels des choses. Nous voyons aussi que ces trois rois qui vinrent d'orient adorer le Christ, étaient décorés du titre de Mages. Quant à nous, nous entendons par ce mot, la science qui, de la connaissance des formes cachées, déduit des opérations étonnantes, et qui, en joignant, comme l'on dit, les actifs avec les passifs, dévoile les grands mystères de la nature. Car, pour ce qui est de cette magie naturelle qui voltige en tant d'écrits, et qui embrasse je ne sais quelles traditions et observations crédules et superstitieuses, sur les sympathies et les antipathies, sur les propriétés occultes et spécifiques, avec une infinité d'expériences pour la plupart frivoles, et qui excitent plutôt l'admiration par l'adresse avec laquelle on en cache les procédés, et par l'espèce de masque dont on les couvre, que par la valeur réelle de leurs produits, ce ne serait pas se tromper de beaucoup, que d'avancer que ces relations, quant à la vérité de la nature, s'éloignent autant de cette science que nous cherchons, que les relations des exploits d'Artur de Bretagne, ou de Hugon de Bordeaux, et d'autres héros obscurs de cette espèce, diffèrent des commentaires de César, quant à la vérité historique. Car il est manifeste que César a fait réellement de plus grandes choses que tout ce que ces romanciers ont su imaginer en faveur de leurs héros; et cela par des moyens qui n'avaient rien de fabuleux ; et ce qui nous donne une juste idée des doctrines de ce genre, c'est la fable d'Ixion, qui, aspirant aux faveurs de Junon, déesse de la puissance, eut affaire à une nuée, qui échappa aussitôt à ses embrassements; puis enfanta les centaures et les chimères. C'est ainsi que ceux qu'une passion insensée et sans frein entraîne vers ces objets qu'ils croient voir à travers les nuages et les vapeurs de leur imagination, ne recueillent, pour fruit de leurs efforts, au lieu d'effets réels, que de vaines espérances, que des fantômes difformes et monstrueux. Or, l'effet de cette magie naturelle, superficielle et si indigne de son origine, sur les hommes qui s'en occupent, ressemble fort à celui de certains narcotiques, qui excitent à dormir, et qui, durant ce sommeil, procurent des songes riants et flatteurs. Car, en premier lieu, ils assoupissent l'entendement, en chantant des propriétés spécifiques, des vertus occultes et comme envoyées du ciel, qu'on ne peut apprendre que par le chuchotement des gens à secrets. D'où il arrive que les hommes ne savent plus s'exciter et s'éveiller eux-mêmes, pour s'appliquer à la recherche des véritables causes, se reposant sur des opinions oiseuses de cette espèce, et adoptées sur parole. En second lieu, elle insinue peu à peu dans l'esprit une infinité d'imaginations agréables, et semblables à ces rêves dans lesquels on aime à se bercer. Or, une observation à faire sur ces sciences qui tiennent trop de l'imagination et de la foi, telles que cette magie superficielle, dont nous parlons ici, l'alchimie, l'astrologie, et autres semblables, c'est que leurs moyens et leurs théories ont quelque chose de plus monstrueux, que la fin même, que le but auquel ils tendent. La transmutation de l'argent, du mercure, ou de taut autre métal en or, est sans doute une chose difficile à croire; cependant il est plus vraisemblable qu'un homme qui aurait bien analysé, et qui connaîtrait à fond la nature de la pesanteur, de la couleur jaune, de la malléabilité, de la ductilité, de la fixité, de la volatilité, et qui aurait aussi pénétré bien avant dans la nature des premières semences, des premiers menstrues des minéraux, pourrait enfin, à force d'essais et de sagacité, faire de l'or; qu'il ne l'est que quelques gouttes d'un élixir puissent, en quelques minutes, convertir en or les autres métaux; d'un élixir, dis-je, assez actif pour achever l'ouvrage de la nature, et la débarrasser de tout obstacle. De même la possibilité de retarder la vieillesse et de rajeunir jusqu'à un certain point, n'est pas facile à croire. Cependant il est infiniment plus probable qu'un homme, qui connaîtrait bien la nature du desséchement et de cette déprédation que l'esprit exerce sur les solides du corps humain; et qui, sachant aussi d'où dépend le plus ou le moins de perfection de l'alimentation et de l'assimilation, connaîtrait de plus la nature des esprits et de cette espèce de flamme répandue dans le corps, et qui est disposée, tantôt à consumer les parties, tantôt à réparer leurs pertes; il est plus probable, dis-je, qu'un tel homme, à l'aide de diètes, de bains, d'onctions, de remèdes bien choisis, d'exercices appropriés à ce dessein, et d'autres moyens semblables, pourrait prolonger la vie, et rappeler, jusqu'à un certain point, la vigueur de la jeunesse; qu'il ne l'est qu'on puisse parvenir au même but, à l'aide de quelques gouttes, de quelques scrupules d'une certaine liqueur précieuse, d'une quintessence. Enfin, qu'on puisse, par la seule inspection des astres, prédire les destinées des hommes et des choses, c'est ce qu'on ne croira pas aisément et au premier mot. Mais de croire que l'heure de la naissance, qu'une infinité d'accidents naturels peuvent avancer ou retarder, décide de la fortune d'une vie entière, et que l'heure où l'on agite une question, est liée, par une sorte de confatalité, avec la chose même que l'on cherche, c'est s'amuser à des bagatelles. Telle est pourtant la présomption de la race humaine, et son penchant vers l'excès, que non seulement elle se promet des choses impossibles ; mais qu'elle se flatte même de pouvoir, sans travail et sans sueur, exécuter les choses les plus difficiles. Quoi qu'il en soit , c'est assez parlé de la magie. Au reste, nous avons effacé cette note d'infamie qui était attachée à ce nom, et appris à distinguer son visage réel de son masque. Or, cette partie de la science active de la nature, a deux appendices qui sont toutes deux également d'un grand prix. L'une est l'inventaire des richesses humaines, où l'on doit faire entrer et dénombrer, d'une manière succincte, tous les biens, toute la fortune du genre humain; soit quelle fasse partie des fruits, des productions de la nature ou de celles de l'art. D'abord, ces biens dont les hommes sont déjà en possession, et ont la jouissance ; en y ajoutant ceux dont on ne peut douter que les anciens n'aient en connaissance, mais qui aujourd'hui sont perdus. Et cet ouvrage, s'il faut s'en occuper, c'est afin que ceux qui se disposent à faire de nouvelles découvertes, ne s'épuisent pas à réinventer ce qui est déjà connu et existant. Or, cet inventaire aura plus de méthode et d'utilité, si l'on y réunit et ces choses qui, dans l'opinion commune, sont réputées tout-à-fait impossibles, et celles qui, étant presque impossibles, ne laissent pas d'être en notre possession. De ces deux dernières collections, l'une aura l'avantage d'aiguiser la faculté inventive; l'autre, celui de la diriger jusqu'à un certain point. C'est par ce double moyen qu'on pourra exécuter ce qui se réduit encore à de simples voeux, et déduire plus promptement la puissance à l'acte. La seconde appendice est un registre de cette espèce d'inventions, qu'on peut regarder comme vraiment polycrestes, c'est-à-dire , qui contribuent et qui conduisent à d'autres inventions. Par exemple, l'expérience de la congélation artificielle de l'eau à l'aide de la glace mêlée avec du sel commun, mène à une infinité de choses. Ce procédé de condensation révèle un secret qui est pour l'homme d'une éminente utilité; car le feu est sous notre main pour opérer des raréfactions : mais s'agit-il des condensations, nous sommes en défaut. Or, rien de plus propre pour faciliter l'invention, que de donner place à ces polycrestes, dans un catalogue approprié à ce dessein. [3,6] CHAPITRE VI. De la grande appendice de la philosophie naturelle, tant spéculative que pratique, c'est-à-dire, les mathématiques : qu'elles doivent plutôt être placées parmi les appendices, que parmi les sciences substantielles. Division des mathématiques en pures et en mixtes. C'est avec raison qu'Aristote a dit que la physique et les mathématiques engendrent la pratique ou la mécanique. Ainsi, comme nous avons déjà traité les parties de la science de la nature, tant spéculative que pratique, c'est ici le lieu de parler des mathématiques, qui sont pour l'une et l'autre une science auxiliaire. Car, dans la philosophie reçue, on la joint ordinairement à la physique et à la métaphysique, à titre de troisième partie. Quant à nous, qui remanions et révisons tout cela, si notre dessein était de la désigner comme une science substantielle et fondamentale, il serait plus conforme à la nature de la chose même, et aux règles d'une distribution bien nette, de la constituer comme une partie de la métaphysique; car la quantité, qui est le sujet propre des mathématiques, appliquée à la matière, étant comme la dose de la nature, et servant à rendre raison d'une infinité d'effets dans les choses naturelles. Ainsi c'est parmi les formes essentielles qu'il faut la ranger. Car la puissance de la figure et des nombres a paru si grande aux anciens que Démocrite a donné le premier rang aux figures des atomes parmi les principes de la variété des choses; et que Pythagore n'a pas craint d'avancer que les nombres étaient les principes constitutifs de la nature. Au reste, il est hors de doute que la quantité est de toutes les formes naturelles, telles que nous les entendons, la plus abstraite et la plus séparable de la matière, et c'est par cette raison-là même qu'on s'en est tout autrement occupé, que de ces autres formes qui sont plus profondément plongées dans la matière. Car, comme, en vertu d'un penchant vraiment inné, l'esprit humain se plaît beaucoup plus dans les choses générales qu'il regarde comme des champs vastes et libres, que dans les faits particuliers où il se croit enseveli comme dans une forêt, et renfermé comme dans un clos, on n'a rien trouvé de plus agréable et de plus commode que les mathématiques, pour satisfaire ce désir de se donner carrière et de méditer sans contrainte. Or, quoique, dans ce que nous disons ici , il n'y ait rien que de vrai, néanmoins à nous, qui n'avons pas simplement en vue l'ordre et la vérité, mais encore l'utilité et l'avantage des hommes, il nous a paru plus convenable, vu la grande influence des mathématiques, soit dans les matières de physique et de métaphysique, soit dans celles de mécanique et de magie, de les désigner comme une appendice de toutes et comme leurs troupes auxiliaires. Et c'est à quoi nous sommes, en quelque manière, forcés par l'engouement et l'esprit dominant des mathématiciens, qui voudraient que cette science commandât presqu'à la physique. Car jet ne sais comment il se fait que la logique et les mathématiques, qui ne devraient être que les servantes de la physique, se targuant toutefois de leur certitude, veulent absolument lui faire la loi. Mais au fond, que nous importe la place et la dignité de cette science ? C'est de la chose même qu'il faut nous occuper. Les mathématiques sont ou pures ou mixtes. Aux mathématiques pures se rapportent les sciences qui ont pour objet la quantité, abstraction faite de la matière et des axiômes physiques. Elles se divisent en deux espèces; savoir la géométrie et l'arithmétique, dont l'une traite de la quantité concrète, et l'autre, de la quantité discrète. Ces deux arts, sans doute, on n'a pas manqué d'industrie et de pénétration pour y faire des découvertes et pour les traiter. Et cependant aux travaux d'Euclide en géométrie, on n'a rien ajouté qui fût en proportion avec un si grand espace de temps. Et cette partie qui traite des solides, ni ancien, ni moderne, ne l'a enrichie et perfectionnée, en raison de son importance et de son utilité, Quant à l'arithmétique, on n'a point encore inventé des abréviations de calculs assez variées et assez commodes, surtout à l'égard des progressions qui sont du plus grand usage en physique ; ni l'algèbre non plus n'est complète. Quant à cette arithmétique pythagorique et mystique, qu'on a commencé à renouveller à la faveur des ouvrages de Proclus et de quelques fragments d'Euclide, ce n'est qu'un certain écart de spéculation. Car l'esprit humain a cela de propre, que lorsque les choses solides sont au-dessus de sa portée, il se rabat sur les choses frivoles. Les mathématiques mixtes ont pour sujet les axiomes et une certaine portion de la physique. Elles considèrent la quantité, en tant qu'elle peut servir à éclaircir, à démontrer et à réaliser ce qu'elles empruntent de cette science. Car il est dans la nature une infinité de choses qu'on ne peut comprendre parfaitement, démontrer assez clairement, ni appliquer à la pratique avec assez de sûreté et de dextérité, sans le secours et l'intervention des mathématiques. De ce genre sont la perspective, la musique, l'astronomie, la cosmographie, l'architecture, la science des machines et quelques autres. Au reste je ne vois pas qu'il y ait dans les mathématiques mixtes aucune partie à suppléer en entier; mais je prédis qu'il y en aura beaucoup par la suite, pour peu que les hommes ne demeurent point oisifs. Car, à mesure que la physique, croissant de jour en jour, produira de nouveaux axiomes, il faudra bien tirer de nouveaux secours des mathématiques; d'où naîtront différents genres de mathématiques mixtes. Nous avons désormais parcouru la science de la nature, et noté ce qui s'y trouve à suppléer. En quoi, si nous nous sommes quelquefois écartés des opinions anciennes et reçues; et si, à ce titre, nous avons donné quelque prise à la contradiction, quant à ce qui nous regarde, comme nous sommes très éloignés de vouloir innover, par la même raison, nous n'avons nullement envie de disputer. Et si nous pouvons dire: "Ce n'est pas pour des sourds que nous chantons; mais les forêts elles-mêmes sauront répondre à tout" {Virgile, Églogue, X, 8}. La voix des hommes aura beau réclamer, celle de la nature criera encore plus haut qu'eux. Or, de même qu'Alexandre Borgia avait coutume de dire, en parlant de l'expédition des Français dans le royaume de Naples, "qu'ils étaient venus la craie en main, pour marquer leurs étapes, et non l'épée au poing pour faire une invasion"; c'est ainsi que nous préférons cette méthode douce par laquelle la vérité s'introduit paisiblement partout où les esprits sont, pour ainsi élire, marqués de la craie, et disposés à recevoir un tel hôte, à cette méthode violente qui aime à ferrailler et à se frayer le chemin par des querelles et des combats. Ainsi ayant terminé ce que nous avions à dire sur ces deux parties de la philosophie, qui traitent de Dieu et de la nature, reste à parler de la troisième, qui traite de l'homme.