[1,51] Il est une autre espèce d'erreur qui découle de cette vénération excessive, de cette sorte d'adoration ou l'on est devant l'entendement; sorte de culte dont l'effet est que les hommes abandonnent la contemplation de la nature et l'expérience, pour se rouler, en quelque manière, dans leurs propres méditations, dans les fictions de leur esprit. Au reste, ces merveilleux conjectureurs, et s'il est permis de s'exprimer ainsi, ces intellectualistes, qui ne laissent pas d'être décorés du titre de sublimes, de divins philosophes, c'est avec raison qu'Héraclite leur a lancé ce trait en passant : "les hommes cherchent la vérité dans leur petit monde, et non dans le grand". Ils dédaignent cet abécédaire de la nature, et cet apprentissage dans les oeuvres divines; sans ce mépris, ils auraient peut-être pu, en marchant par degrés, et pas à pas, apprendre à connaître d'abord les lettres simples, puis les syllabes, enfin s'élever au point de lire couramment le texte même et le livre entier des créatures. Mais eux au contraire, dans une perpétuelle agitation d'esprit, ils sollicitent et invoquent, pour ainsi dire, leur génie, afin qu'il prophétise en leur faveur, et qu'il leur rende des oracles qui les trompent agréablement et les séduisent comme ils le méritent. [1,52] Une autre erreur, fort voisine de la précédente, est que les hommes, trop attachés à certaines opinions et à certaines conceptions qui leur sont propres et qu'ils ont principalement en admiration, ou aux arts auxquels ils se sont plus particulièrement adonnés et comme consacrés, en imbibent et en infectent leurs théories et leurs doctrines, donnant à tout la teinte de ces genres dont ils font leurs délices ; sorte de fard qui les trompe en flattant leurs goûts. C'est ainsi que Platon a mêlé à sa philosophie, la théologie; Aristote, la logique; la seconde école de Platon, (savoir Proclus et les autres) les mathématiques : car ces arts-là, ils étaient accoutumés à les caresser comme leurs enfants bien-aimés, comme leurs premiers nés. Les Chimistes, de leur côté, munis d'un petit nombre d'expériences, nous ont, dans la fumée de leurs fourneaux, forgé une nouvelle philosophie ; et Gilbert lui-même (William Gilbert de Colchester), notre compatriote, n'en a- t-il pas tiré encore une autre de ses observations sur l'aimant. C'est ainsi que Cicéron, faisant la revue des opinions diverses sur la nature de l'âme, tombe sur certain musicien (Aristoxène), qui décidait hardiment que l'âme était une harmonie, et dit plaisamment : "celui-ci ne s'est pas éloigné de son art" (Tusculanes, I, 10). C'est sur ce genre d'erreurs qu'Aristote fait cette remarque si judicieuse et si conforme à ce que nous disons ici : "ceux qui voient peu sont fort décisifs" (De la production et de la destruction des choses, I, 2). [1,53] Une autre erreur encore, c'est cette impatience qui, en rendant incapable de supporter le doute, fait qu'on se hâte de décider, au lieu de suspendre son jugement, comme il est nécessaire et aussi longtemps qu'il le faut. Car les deux routes de la contemplation ne diffèrent point des deux routes de l'action dont les anciens ont tant parlé: routes dont l'une, disaient-ils, unie et facile au commencement, devient, sur la fin, tout-à-fait impraticable; et l'autre, rude et scabreuse a l'entrée, est, pour peu qu'on y pénètre, tout-à-fait libre et aplanie. C'est ainsi que, dans la contemplation, si l'un veut commencer par la certitude, on finira par le doute : au lieu que, si, commençant par le doute, on a la patience de l'endurer quelque temps, on finira par la certitude. [1,54] Une erreur toute semblable se montre dans la manière de transmettre les sciences; manière qui le plus souvent, au lieu d'être franche et aisée, est impérieuse et magistrale; enfin plus faite pour commander la foi, que pour se soumettre elle-même à l'examen. Je ne disconviendrai pas que, dans les traités sommaires et consacrés à la pratique, on ne puisse retenir cette forme de style; mais, dans des traités complets sur les sciences, mon sentiment est qu'il faut éviter également les deux extrêmes; savoir, celui de l'épicurien Velleius, qui ne craint rien tant que de paraître douter de quelque chose; ainsi que celui de Socrate et de l'académie, qui laissaient tout dans le doute. Il vaut mieux ne se piquer que d'une certaine candeur et exposer les choses avec plus ou moins de contention, selon que, par le poids des raisons mêmes, elles sont plus ou moins fortement prouvées. [1,55] Il est d'autres erreurs qui se rapportent aux différents buts que les hommes se proposent; car les plus ardents coryphées des lettres doivent avoir pour principal but d'ajouter quelque découverte importante à l'art qu'ils professent. Ceux dont nous parlons ici, contents des seconds rôles, ne briguent que la réputation de subtil interprète, d'antagoniste véhément et nerveux, ou d'abréviateur méthodique; conduite dont l'effet est tout au plus d'augmenter les revenus et le produit des sciences, sans que le patrimoine et le fonds prenne d'accroissement. [1,56] Mais de toutes les erreurs la plus grande, c'est cette déviation par laquelle on s'éloigne de la fin dernière des sciences. Car les hommes qui recherchent la science sont déterminés par différents motifs. Chez les uns, c'est une certaine curiosité native et inquiète, les autres n'y cherchent qu'un passe-temps et qu'un amusement. D'autres veulent se faire, par ce moyen, une certaine réputation; d'autres encore, ne voulant que s'escrimer, y voient un moyen pour avoir toujours l'avantage dans la dispute : la plupart n'ont en vue que le lucre, et n'y voient qu'un moyen pour gagner leur vie. Il en est peu qui pensent à employer pour sa véritable fin la raison dont les a doués la divinité pour l'utilité du genre humain. Voilà leurs différents motifs. Sans doute, comme s'il ne s'agissait, en acquérant la science, que d'y trouver, ou un lit de repos pour assoupir leur génie bouillant et inquiet; ou encore un portique où l'on pût se promener librement et vaguer au gré de ses désirs ; ou une tour élevée, d'où l'âme ambitieuse et superbe pût abaisser des regards dédaigneux ; ou même une citadelle, un fort pour combattre sans risques tout ce qui se présente; on enfin une boutique destinée au gain et au commerce; et non un arsenal bien fourni, un riche trésor consacré à la gloire de l'auteur de toutes choses et à l'adoucissement de la condition humaine. Car s'il existait un moyen de mettre la science en honneur et de l'élever dans l'opinion des hommes, ce serait sans contredit d'unir, par un lien plus étroit qu'on ne l'a fait jusqu'ici, la contemplation et l'action : genre de conjonction qui serait tout-à-fait semblable à celle qui a lieu entre les deux planètes supérieures, lorsque Saturne, qui préside au repos et à la contemplation, conspire avec Jupiter qui préside à la pratique et à l'action. Cependant, par ce que je dis ici de la pratique et de l'action, je n'entends nullement cette doctrine (physique expérimentale) dont on fait une sorte de métier lucratif ; car je n'ignore pas combien cela même nuit au progrès et à l'accroissement de la science. Il en est d'un but de cette espèce comme de la pomme d'or jetée devant les yeux d'Atalante; car, tandis qu'elle se baisse pour la ramasser, elle cesse de courir ; et, comme dit le poète : "Elle se détourne de son chemin pour enlever cet or qui roule devant elle" (Ovide, Métamorphoses, X, v. 667). [1,57] Mon dessein n'est pas non plus d'imiter Socrate, en évoquant du ciel la philosophie, et la forçant à demeurer sur la terre; je veux dire, d'exclure la physique, pour ne mettre en honneur que la morale et la politique. Mais, de même que le ciel et la terre conspirent et sont si parfaitement d'accord, pour conserver la vie des hommes et augmenter leur bien-être ; la fin de cette double philosophie doit être de ne penser, en rejetant et les vaines spéculations, et tout ce qui se présente de frivole et de stérile, qu'à conserver tout ce qui se trouve de solide et de fructueux ; par ce moyen, la science ne sera plus une sorte de courtisane, instrument de volupté ; ni une espèce de servante, instrument de gain; mais une sorte d'épouse légitime, destinée à donner des enfants, à procurer des avantages réels, et des plaisirs honnêtes. [1,58] Je crois désormais avoir assez bien montré, et, en quelque manière, anatomisé la totalité, ou du moins les principales de ces humeurs vicieuses qui n'ont pas seulement fait obstacle au progrès des lettres, mais qui ont de plus donné prise sur elles aux détracteurs. Que si, en faisant cette anatomie, j'ai tranché dans le vif, on doit se souvenir "que les blessures d'un ami sont des preuves de fidélité, et que les baisers d'un ennemi sont des trahisons" (Proverbes, XXVII, 6). Quoi qu'il en soit, je crois avoir du moins gagné un point, c'est de mériter d'en être cru sur l'éloge qui va suivre, ayant usé d'une si grande liberté dans la censure qui a précédé. Cependant je n'ai point du tout le projet de composer le panégyrique des lettres, et de chanter un hymne en l'honneur des muses, quoiqu'il y ait déjà longtemps qu'on n'a célébré leur fête comme elle aurait dû l'être : mon dessein est seulement de faire connaître le vrai poids des sciences comparées aux autres choses, et de déterminer leur véritable prix; et cela sans ornements superflus, sans hyperboles, mais seulement d'après les témoignages divins et humains. [1,59] Ainsi, en premier lieu, cherchons la dignité des sciences dans l'archétype ou l'original; c'est-à-dire dans les attributs et les actes de Dieu même; en tant que l'homme les connaît par révélation, et que, sous la condition d'une certaine réserve, ils peuvent être le sujet de nos recherches. Sur quoi j'observerai que ce mot de doctrine n'est point du tout le terme propre. Car, toute doctrine proprement dite est acquise; au lieu qu'en Dieu, toute connaissance est non acquise, mais originelle. Cherchons donc un autre nom : je trouve celui de sagesse, qui est indiqué par l'écriture elle-même. [1,60] Voici quelle est l'idée qu'on doit s'en former: nous voyons dans les oeuvres de la création, deux émanations de la vertu divine, dont l'une se rapporte à la puissance; et l'autre, à la sagesse. La première se manifeste principalement dans la création de la masse de la matière; et la seconde, dans la beauté de la forme qui lui a été donnée. Cela posé, il faut observer que, dans l'histoire de la création, nous ne voyons rien qui nous empêche de penser que la masse du ciel et de la terre fut d'abord confuse, et que la matière fut créée dans un seul instant. Au lieu que six jours furent employés à la disposer et à l'ordonner; tant est visible et manifeste le soin avec lequel Dieu a distingué les oeuvres de sa puissance de celles de sa sagesse. A quoi il faut ajouter que, par rapport à la création de la matière, l'histoire sainte ne fait nullement entendre que Dieu ait dit : que le ciel et la terre soient faits; comme il est dit des oeuvres suivantes; mais qu'il est dit d'une manière nue et simplement historique : Dieu créa le ciel et la terrer en sorte que la matière semble avoir été comme faite à la main; et que le discours qui exprime l'introduction de la forme, a le style d'une loi, ou d'un décret.