[1,31] En parlant ainsi, je ne prétends pas inculper ceux d'entre les gens de lettres qui savent s'accommoder aux heureux de ce monde et autres hommes puissants. Car c'est avec raison que Diogène, comme quelqu'un lui demandait par dérision comment il se faisait que les philosophes recherchassent les riches, et que les riches ne recherchassent pas les philosophes, répondit, non sans causticité, "que cela venait de ce que les philosophes savaient fort bien ce qui leur manquait, au lieu que les riches ne le savaient pas". A quoi ressemble beaucoup cette réponse d'Aristippe: ce philosophe voyant que Denis ne faisait aucune attention à je ne sais quelle demande qu'il lui faisait, il se jeta, dans une attitude d'adoration aux pieds du tyran, qui alors fit attention à sa demande et la lui accorda. Mais peu après, certain défenseur de la dignité philosophique lui reprocha qu'en se jetant ainsi aux pieds d'un tyran pour si peu de chose, il faisait affront à la philosophie. "Que voulez-vous", répondit Aristippe, "est-ce ma faute à moi si Denis a les oreilles aux pieds?" On regarda aussi comme un trait de prudence et non de pusillanimité, la réponse de certain autre philosophe (Démonax) qui, dans une dispute avec Adrien, ayant pris le parti de lui céder, s'excusa en disant "qu'il était juste de céder à un homme qui commandait à trente légions". Il ne faut donc pas se hâter de condamner les savants , lorsqu'ils savent au besoin relâcher de leur gravité, soit que la nécessité le leur commande, ou que l'occasion les y invite; car, bien qu'une telle conduite semble, au premier coup d'oeil, avoir je ne sais quoi de bas et de servile; cependant, en y regardant de plus près, on jugera que c'est au temps et non à la personne qu'ils s'assujettissent ainsi. [1,32] Passons maintenant aux erreurs et aux frivolités qui se rencontrent dans les études mêmes des savants et qui s'y mêlent accidentellement; ce qui est principalement et proprement notre sujet. En quoi notre dessein n'est pas de défendre les erreurs mêmes; mais au contraire de les relever et de les ôter, afin d'extraire ensuite du tout ce qui peut s'y trouver de sain et de solide, et de le garantir de la calomnie; car nous voyons que les envieux sont dans l'usage de se prendre à ce qu'il y a de plus mauvais dans chaque chose, pour attaquer ce qui s'y trouve de bon et d'intact. C'est ainsi que, dans la primitive église, les païens imputaient aux chrétiens les vices des hérétiques. Cependant notre dessein n'est pas non plus d'examiner en détail, dans les erreurs et les obstacles qu'éprouvent les lettres, ce qu'il y a de plus caché et de plus éloigné de la portée du vulgaire, mais seulement ce que le commun des esprits y peut apercevoir aisément, ou ce qui ne s'en éloigne pas beaucoup. [1,33] Je dis donc que je relève trois espèces de vanités et de frivolités dans les Lettrés ; vanités qui ont donné prise à l'envie pour les déprimer. Or, ces choses que nous qualifions de vaines, ce sont celles qui sont ou fausses ou frivoles; c'est-à-dire, où manque soit la vérité soit l'utilité. Et en fait de personnes, nous traitons de vaines et de légères, celles qui ajoutent foi trop aisément au faux, ou qui s'attachent avec trop de curiosité à des choses de peu d'utilité. Et, cette curiosité a pour objet, ou les choses mêmes ou les mots; c'est-à-dire, qu'elle a lieu, ou lorsqu'on donne trop d'attention à des choses inutiles, ou lorsqu'on s'attache trop aux délicatesses du langage. En quoi ce ne sera pas moins se conformer à la droite raison qu'à l'expérience bien constatée, que de distinguer trois vices ou mauvaises constitutions de doctrines; savoir: la doctrine fantastique, la doctrine litigieuse, enfin la doctrine fardée et sans nerfs ; ou de choisir cette autre division : vaines imaginations, vaines altercations, vaines affectations. Nous commencerons par la dernière. [1,34] Ce genre d'excès ou de vice, qui consiste en un certain luxe de style, et qui n'a pas laissé autrefois d'avoir cours de temps à autre, s'est étonnamment accrédité vers le temps de Luther. La raison de cette vogue est qu'on s'efforçait alors de donner aux discours publics toute la chaleur et l'efficace possible, pour flatter et attirer le peuple. Or, un but de cette espèce demandait un genre de diction populaire , à quoi se joignaient la haine et le mépris que commençaient à inspirer les Scholastiques, qui usaient d'un style et d'un genre de diction tout-à-fait différent; forgeant sans retenue des mots étranges et barbares, et s'embarrassant peu des ornements et de l'élégance du discours, pourvu qu'ils pussent éviter les circonlocutions, et exprimer leurs idées et leurs conceptions avec une certaine finesse. Mais qu'en arriva-t-il? Que peu après on commença à s'attacher plus aux mots qu'aux choses; la plupart estimant plus une phrase bien peignée, une période bien arrondie, des désinences bien cadencées, et l'éclat des tropes, que le poids des choses, et courant après ces agréments. Alors fleurit l'éloquence fastueuse et diffuse d'Osorius; évêque portugais. Alors aussi Sturmius consuma un temps et des peines infinies à analyser l'orateur Cicéron et le rhéteur Hermogène. Alors encore Carrus et Ascanius, parmi nous, élevant jusqu'aux cieux Cicéron et Démosthène dans leurs livres et leurs leçons, invitèrent la jeunesse à ce genre de doctrine élégant et fleuri. Alors enfin Erasme saisit l'occasion d'introduire ce ridicule écho : "Decem annos consumpsi in legendo Cicerone" ( j'ai consumé dix années dans la lecture de Cicéron). A quoi l'écho répondait : g-one (âne, vocatif grec). Mais la doctrine des Scholastiques, désormais jugée âpre et barbare, commença à tomber en discrédit. Enfin, et pour tout dire en un mot, le goût dominant et l'étude de ce temps-là se portait plus vers l'abondance que vers le poids des choses. [1,35] Tel est donc le premier genre d'excès dans les lettres; excès qui, comme nous l'avons dit, consiste à s'attacher aux mots et non aux choses. Or, quoique nous ayons tiré des temps les plus voisins du nôtre les exemples de ce genre d'excès, ce genre d'inepties n'a pas laissé de plaire autrefois, tantôt plus, tantôt moins, et plaira encore un jour. Mais il ne se peut que cela même ne contribue singulièrement à relever ou à rabaisser la réputation de la science, même auprès du vulgaire ignorant; attendu qu'il voit que les écrits des savants ressemblent fort à la première lettre d'un diplôme, laquelle, quoique bigarrée de traits de plumes et de petits ornements, ne forme après tout qu'une seule lettre. Or, je trouve qu'une image très fidèle et une espèce d'emblème de cette sorte de goût, c'est la manie de Pygmalion; car, au fond, que sont les mots ? sinon les images des choses; et ces images, si la vigueur des raisons ne leur donne de l'âme et de la vie, s'y attacher si fort , c'est être amoureux d'une statue. [1,36] Cependant il ne faut pas non plus condamner tout homme qui prend peine à polir et à relever par l'éclat des mots ce que la philosophie peut avoir de rude et d'obscur : nous voyons de grands exemples de ces ornements dans Xénophon, Cicéron, Sénèque, Plutarque et Platon lui-même, et l'utilité en cela n'est pas moindre que l'agrément; car, quoique la recherche de ces ornements nuise quelque peu à la connaissance de la vérité, et à une étude plus profonde de la philosophie, parce qu'elle assoupit l'esprit avant le temps, éteignant le désir et la soif des découvertes ultérieures; néanmoins si l'on a le dessein d'appliquer la science aux usages de la vie commune, et aux différentes circonstances où il s'agit de discourir, de consulter, de persuader, de raisonner, et autres semblables, ce dont on aura besoin en ce genre, on le trouvera tout préparé et tout orné dans ces écrivains; cependant c'est avec justice que tout excès en ce genre est méprisé : de même qu'Hercule voyant dans un temple la statue d'Adonis (de ce jeune homme qui fut les délices de Vénus), il s'écria dans son indignation : "va, tu n'as rien de divin"; de même aussi ces laborieux athlètes, tous ces hercules littéraires qui s'appliquent avec ardeur et sans relâche à la recherche de la vérité, n'auront pas de peine à mépriser toutes les délicatesses et tous les raffinements de cette espèce, comme n'ayant rien de divin. [1,37] Un autre genre de style un peu plus sain, mais qui n'est pas non plus entièrement exempt de vanité, c'est celui qui, pour le temps, succède presque immédiatement à cette abondance et à ce luxe dont nous venons de parler. Celui-ci n'a d'autre but que celui d'aiguiser les expressions, de rendre les sentences concises, et de faire que le style, au lieu de couler naturellement, soit plein de tours recherchés. L'effet de cet artifice est de faire paraître tout ce qu'on dit plus ingénieux qu'il n'est réellement. C'est une adresse dont Sénèque a abusé plus que tout autre; et de nos jours, il n'y a pas longtemps que les oreilles ont commencé à s'en accommoder. Mais ce raffinement plaît aux esprits médiocres et de manière à donner aux lettres une sorte de relief. Cependant, c'est avec raison que les jugements plus sévères le dédaignent, et on peut le regarder comme un vice de littérature, attendu que ce n'est qu'une sorte de chasse aux mots, et qu'une recherche dans la manière de les agencer. Voilà donc ce que nous avions à dire sur cette première intempérie des lettres. [1,38] Suit ce vice dans les choses mêmes que nous avons mis au second rang et désigné par ces mots de subtilité litigieuse. Celui-ci est de quelque peu pire que le premier. En effet, comme l'importance des choses l'emporte sur l'agrément des mots; de même et par la raison des contraires, la vanité est plus choquante dans les choses que dans les mots. Sur quoi cette réprimande de St. Paul ne convient pas moins bien à notre temps qu'a celui où il parlait, et ne regarde pas seulement la théologie, mais même toutes les sciences : "Évitez", dit-il, "les profanes innovations de mots et toutes ces oppositions qui usurpent le nom de science"; paroles par lesquelles il nous montre deux espèces de signes, pour reconnaître toute science suspecte et mensongère. Le premier est la nouveauté des mots et l'audacieux néologisme: l'autre, la rigueur des dogmes, qui amène nécessairement des oppositions, puis des altercations et des disputes. Certes, de même qu'il est une infinité de corps qui sont pleins de force tant qu'ils sont entiers, mais qu'ensuite on voit se corrompre et se résoudre en vers; de même aussi il n'arrive que trop qu'une saine et solide connaissance des choses se dissout et se résout en questions subtiles, vides de sens, insalubres, et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, toutes vermoulues; questions qui, par un certain mouvement et une certaine agitation, ont un air de vie , mais qui ne laissent pour résidu qu'une matière infecte et de nul usage. Cette espèce de doctrine moins saine et qui se corrompt elle-même, s'est principalement accréditée chez un grand nombre de Scholastiques, qui, jouissant d'un grand loisir et doués d'un esprit aussi actif que pénétrant, mais ayant peu de lecture, (attendu que leurs esprits étaient comme emprisonnés dans les écrits d'un petit nombre d'auteurs, et surtout dans ceux d'Aristote leur dictateur, comme leurs corps l'étaient dans leurs cellules), ignoraient presque totalement l'histoire de la nature et des temps, et, contents d'une petite quantité de fil, mais à l'aide de la perpétuelle agitation de leur esprit, allant et revenant sans fin et sans terme, comme une navette, ont fabriqué ces toiles si laborieuses et si compliquées que nous voyons dans leurs livres. En effet, l'esprit humain, lorsqu'il opère sur une matière bien réelle, en contemplant les oeuvres de Dieu et de la nature , est, dans son travail, dirigé par cette matière même ; et elle lui fait trouver un terme, une fin. Mais, quand il revient sur lui-même, semblable à l'araignée, qui forme sa toile de sa propre substance, alors il n'est plus de fin pour lui, et il ourdit certaines toiles scientifiques, admirables sans doute par la finesse du fil et la délicatesse de la main d'oeuvre; mais tout-à-fait frivoles et sans utilité. [1,39] Or, cette subtilité excessive et cette inutile curiosité est de deux espèces, et on l'observe, ou dans la matière même, comme dans une vaine spéculation, ou dans une frivole controverse; ce dont on voit bien des exemples dans la théologie et la philosophie; ou dans la méthode et la manière de traiter ces sciences : voici à quoi se réduisait cette méthode chez les Scholastiques. Sur chaque sujet proposé, on formait des objections : puis venaient les solutions de ces difficultés; solutions qui pour la plupart n'étaient que de simples distinctions; quoique la force de toute science, comme celle du faisceau de ce vieillard de l'apologue, réside, non dans les verges dont il est composé, prises une à une ; mais dans leur assemblage et dans le lien qui les tient unies. En effet, la considération du tout ensemble d'une science, toute composée de parties mutuellement dépendantes les unes des antres et qui se soutiennent réciproquement, est et doit être la méthode la plus sûre et la plus facile pour réfuter toutes les petites objections. Que si au contraire vous tirez tous les axiomes un à un, comme ce vieillard séparait les brins du faisceau, vous les trouverez tous faibles, et il vous sera facile de les fléchir ou de les rompre tous successivement ; en sorte que, comme l'on disait de Sénèque, qu'en pulvérisant tout à l'aide des mots, il ôtait aux choses tout leur poids; on peut dire aussi des Scholastiques, que, pulvérisant tout par leurs controverses sans nombre, ils ôtent aux sciences tout leur poids. Dites-moi s'il ne vaudrait pas mieux, dans une salle spacieuse, allumer un seul flambeau, ou suspendre un seul lustre garni de lumières, pour éclairer toutes les parties à la fois, que d'aller promenant une petite lanterne dans tous les coins ? comme le font ceux qui s'étudient moins à éclaircir la vérité par des raisonnements bien nets, par des exemples et des autorités, qu'à lever toutes les petites difficultés, à résoudre toutes les petites objections, à dissiper tous les doutes. Que gagnent-ils par cette méthode? Ils font que chaque question enfante de nouvelles questions sans fin et sans terme. Comme nous voyons, dans la similitude dont nous usions plus haut, que la lanterne portée dans un certain coin, abandonne toutes les autres parties et les laisse dans l'obscurité. En sorte que la vive image de ce genre de philosophie est la fable de Scylla (Ovide, Métamorphoses, XIV, v. 1-75) , qui, au rapport des poètes, présentait le visage et la poitrine d'une fille, jeune et belle; mais qui, vers les parties de la génération, était toute environnée de monstres qui aboyaient avec un bruit terrible (XIV, v. 60). [1,40] De même vous trouverez chez les Scholastiques certaines généralités assez belles pour le discours, et qui ne sont pas trop mal imaginées; mais en vient-on aux distinctions et aux décisions, alors, au lieu d'une matrice féconde en moyens utiles à la vie humaine, le tout aboutit à des questions monstrueuses et à un vain fracas de mots. Il n'est donc pas étonnant que ce genre de doctrine soit si exposé au mépris, même auprès du vulgaire, qui dédaigne ordinairement la vérité à cause des disputes qu'elle occasionne, et qui s'imagine que des gens qui ne sont jamais d'accord entre eux, se trompent tous. Et lorsqu'il voit de savants hommes ferrailler sans cesse les uns contre les autres pour le moindre sujet, il se saisit aussitôt de ce mot de Denys de Syracuse : "ce sont propos de vieillards oisifs". Mais il est hors de doute que si les Scholastiques, à cette soif inextinguible de la vérité et à cette perpétuelle agitation d'esprit qui leur est propre, eussent joint des lectures et des méditations assez étendues et assez variées, ils n'eussent été de grandes lumières en philosophie, et n'eussent fait faire de grands pas aux sciences et aux arts.