[17,0] LIVRE DIX-SEPTIÈME. [17,1] I. Critique par Gallus Asinius et Largius Licinius d'un passage du discours de M. Cicéron pour M. Célius. Absurdité de cette critique et ce qu'il serait facile d'y répondre. L'espèce humaine a eu des monstres qui ont émis sur les dieux immortels des opinions impies et mensongères ; elle a produit aussi des hommes assez prodigieusement insensés et de ce nombre sont Gallus Asinius et Largius Licinius, auteurs d'un ouvrage connu sous ce titre incroyable : Ciceromastiae, (Le Fouet de Cicéron) pour oser écrire que le style de M. Cicéron manque de pureté, de justesse et de réflexion. Ce reproche, non plus que tant d'autres qu'ils lui ont faits, ne mérite aucune attention. Examinons seulement, s'il vous plaît, une de leurs critiques où ils se flattent de s'être surpassés dans l'art subtil de peser les mots. M. Cicéron dit dans son plaidoyer pour M. Caelius : Quant à leurs reproches sur les mœurs, quant à ces allégations injurieuses, qu'ils n'ont point osé néanmoins convertir en accusations, M. Célius n'y sera jamais assez sensible pour se repentir (paeniteat) de n'être pas né difforme. Suivant eux, se repentir n'est pas le mot propre ; c'est presque une ineptie. Nous ne nous repentons, disent-ils, que lorsque ce que nous avons fait ou ce qui a été fait par notre ordre ou notre conseil, vient à nous déplaire, et que nous changeons d'avis. Mais c'est mal parler que de dire : « Je me repens d'être né ; je me repens d'être mortel ; je me repens de m'être heurté et blessé », parce que rien de tout cela ne dépend de notre volonté ; tout cela nous arrive malgré nous, d'après les lois invincibles de la nature. Ainsi, continuent-ils, il n'a certes pas dépendu de M. Célius de naître avec telle ou telle figure, pourquoi dire que Célius ne se repent pas de celle qu'il a reçue de la nature, comme s'il y avait là matière à repentir ? » Tel est donc le sens qu'ils attribuent à ce verbe : on ne peut se repentir que d'un acte volontaire et libre. Cependant des écrivains antérieurs ont donné au verbe paenitet une autre signification, le faisant dériver de paene, presque, et de paenuria, pénurie mais je n'ai pas à m'occuper ici de son étymologie, et j'en parlerai ailleurs. Pour le moment, je dirai que, dans le sens le plus usuel, loin d'être une ineptie, l'expression de M. Cicéron a de l'enjouement et de la grâce. En effet, les ennemis et les détracteurs de M. Célius, pour le calomnier dans ses mœurs, l'interpellaient sur sa beauté. Cicéron se joue d'un système d'accusation aussi absurde qui fait un crime à son client des avantages qu'il tient de la nature, et feignant de partager l'erreur dont il se moque : « M. Célius, dit-il, ne se repent pas, non paenitet, de n'être pas né difforme.» C'était bien, par une expression ingénieuse, confondre les ennemis de Célius, et leur montrer combien il était ridicule de lui faire un crime de sa beauté, comme s'il avait eu le choix de naître avec telle ou telle figure. [17,2] II. Expressions du premier livre des Annales de Q. Claudius, notées rapidement à la lecture. Quand je lis l'ouvrage d'un auteur ancien, je tâche, pour cultiver ma mémoire, de retenir et de repasser dans mon esprit les passages que j'ai rencontrés en bien ou en mal, dignes d’éloges ou de blâme : c'est un exercice fort utile pour me rappeler, au besoin, les pensées et les expressions choisies. Ainsi, j'ai noté de mémoire ces expressions du premier livre des Annales de Q. Claudius, que je lisais il y a deux jours : - Arma plerique abiciunt atque inermi illatebrant sese, (la plupart jettent leurs armes et les cachent). Illatebrant est un verbe poétique qui n'est pas déplacé là, et n'a rien qui blesse. - Ea dum fiunt, Latini subnixo animo, (cependant les Latins, dont le courage s'anime). Subnixo, c'est à-dire sublimi, élevé, et supra nixo, appuyé sur, est une expression pittoresque et recherchée. Elle exprime bien le réveil de l'âme, qui s'appuie sur elle-même, pour s'élever et se grandir. - Domus suas quemque ire iubet et sua omnia fruisci, (il ordonne qu'on se retire chacun chez soi pour jouir de tous ses biens). Fruisci, expression déjà rare au temps de M. Tullius, l'est devenue bien plus dans la suite ; ceux qui connaissent peu l'antiquité, ont même douté de sa latinité. Non seulement elle est latine, mais elle a aussi plus de grâce et d'élégance que fruor, je jouis, d'où elle dérive, comme fatiscor, je me fatigue, dérive de fateor, j'avoue. Q. Metellus le Numidique, écrivain si pur et élégant a dit dans la lettre qu'il adressa de l'exil aux Domitius : "Illi vero omni iure atque honestate interdicti, ego neque aqua neque igni careo et summa gloria fruiscor", (la justice et l'honnêteté leur sont interdites ; pour moi, je ne suis privé ni de l'eau ni du feu, et je jouis d'une grande gloire). - Novius, dans une atellane intitulée l'Econome, emploie la même expression : Quod magno opere quaesiuerunt, id fruisci non queunt : qui non parsit apud se, ... fruitus est, (Ce qu'ils ont acquis avec tant de peine, ils ne peuvent en jouir : celui qui n'a pas fait d'épargnes a joui). Claudius dit encore : Et Romani multis armis et magno commeatu praedaque ingenti copiantur, (et les Romains s'approvisionnent d'une grande quantité d'armes, de vivres et de butin). Copiari est un terme de guerre que l'on rencontrerait difficilement dans les plaidoyers pour les affaires civiles ; il appartient pour la forme à la même classe que lignari, faire du bois, pabulari, fourrager, aquari, faire de l'eau. - Sole occaso, (le soleil couché) : cette expression n'est pas sans grâce pour une oreille qui n'est ni obtuse ni hébétée. On trouve ce mot dans les Douze Tables : Ante meridiem causam coniciunto, tum peroranto ambo praesentes. Post meridiem praesenti litem addicito. Si ambo praesentes, sol occasus suprema tempestas esto, (Avant midi, que le magistrat connaisse de la cause, quand les deux plaideurs sont présents ; après midi, que le magistrat décide en faveur de la partie présente ; si les deux adversaires sont présents, que le coucher du soleil soit le terme de la plaidoirie). - Je continue de citer Claudius : - Nos in medium relinquemus, (nous laissons indécis). On dit communément in medio ; in medium joint au verbe relinquere, passe pour une faute, et avec ponere, placer, pour un solécisme, quoique, dans ce dernier cas, à bien considérer la chose, l'accusatif soit plus naturel et plus significatif. En grec g-Theinai g-eis g-meson, nous laissons indécis, n'a rien de vicieux. - Postquam nuntiatum est, ut pugnatum esset in Gallos, id civitas graviter tulit, (la nouvelle de l'issue du combat livré aux Gaulois affligea la ville). In Gallos est plus pur et plus simple que cum Gallis ou contra Gallos, constructions lourdes et vulgaires. - Simul forma, factis, eloquentia, dignitate, acrimonia, confidentia pariter praecellebat, ut facile intellegeretur magnum uiaticum ex se atque in se ad rempublicam euertendam habere, (sa beauté, ses hauts faits, son éloquence, sa dignité, sa vivacité, son assurance, tout l'élevait au-dessus des autres en sorte qu'il était aisé de comprendre qu'il avait en lui et en dehors de lui de grandes ressources pour renverser la République. Magnum uiaticum, pour exprimer de grandes ressources et de grands préparatifs, est une invention neuve ; elle semble imitée des Grecs, qui ont étendu le sens de g-ephodion, de celui de provisions de voyage, à toute espèce d'apprêts, et emploient souvent g-ephodiason pour instrue, dispose, institue, établis. - Nam Marcus Manlius, quem Capitolium servasse a Gallis supra ostendi cuiusque operam cum M. Furio dictatore apud Gallos cumprime fortem atque exsuperabilem respublica sensit, is et genere et vi et virtute bellica nemini concedebat, (Car M. Manlius, qui sauva le Capitole assiégé par les Gaulois, comme je l'ai raconté plus haut, et qui, sous la dictature de M. Furius, a si bien mérité de la République par sa valeur extraordinaire et incomparable contre ce peuple, ne le cédait à personne en noblesse et en vertus militaires). Apprime est plus usité, cumprime plus rare ; il dérive de cumprimis, qui a précédé in primis, avant tout. - Nihil sibi diuitias opus esse, (n'avoir aucun besoin de richesses). Nous disons diuitiis ; mais il n'y a ni faute de langage ni même ce qu'on appelle figure : cette locution est régulière ; elle est très commune dans les anciens auteurs. Il n'y a pas de raison pour qu'il soit plus régulier de dire divitiis que divitias opus esse, à moins de prendre pour des oracles les règles de nos modernes grammairiens. - Nam haec maxime uersatur deorum iniquitas, quod deteriores sunt incolumiores neque optimum quemquam inter nos sinunt diurnare, (Car la plus grande injustice des dieux, c'est d'accorder une longue vie aux méchants, et de laisser à peine séjourner ici-bas l'homme de bien). Diurnare pour diu vivere, vivre longtemps n'est pas usité ; il est formé comme perennare, être durable. - Cum his consermonabatur, (il conversait avec eux). Sermonare semble moins élégant, mais plus régulier ; sermocinari est plus usuel et moins pur. - Sese ne id quoque, quod tum suaderet, facturum esse, (qu'il ne fera même pas ce qu'il conseillait alors). Ne id quoque pour ne id quidem, pas même cela, locution aujourd'hui, très fréquente dans les auteurs anciens. - Tanta sanctitudo fani est, ut numquam quisquam uiolare sit ausus, (telle est la sainteté du temple, que jamais personne n'a osé la profaner). Sanctitas et sanctimonia sont également latins ; mais il y a je ne sais quoi de plus digne dans le mot sanctitudo : c'est ainsi que M. Caton, parlant contre L. Véturius, trouvait plus énergique duritudo, dureté, que durities. - Qui illius impudentiam norat et duritudinem, (celui qui connaissait son effronterie et sa dureté), dit-il. - Cum tantus arrabo penes Samnites populi Romani esset, (les Samnites ayant reçu de telles arrhes du peuple romain). Il donne le nom d'arrabo à six cents otages, préférant ce mot à celui de pignus, gage, parce que ce mot rendait sa pensée avec plus de force et d'énergie. Mais aujourd'hui ce mot commence à être trivial, et l'on dit mieux arra, que l'on rencontre souvent aussi dans les anciens et surtout dans Labénus : - Miserrimas vitas exegerunt; (ils ont terminé leurs vies misérables), et - hic nimiis in otiis consumptus est, (ce comédien s'est consumé dans les loisirs). Dans ces deux phrases, le pluriel a de l'élégance. - Cominius qua ascenderat, descendit atque uerba Gallis dedit, (Cominius descendit par où il était monté, et trompa les Gaulois). L'auteur dit : Verba Cominium dedisse Gallis, que Cominius en imposa aux Gaulois, bien que Cominius ne dît mot à personne. Les Gaulois, qui assiégeaient le Capitole, ne l'avaient vu ni monter ni descendre ; mais ici uerba dedit est pour latuit atque obrepsit, il se déroba à la vigilance et se glissa furtivement. - Conualles et arboreta magna erant, (il y avait des vallons et de grands vergers). Arboreta est peu connu, arbusta l'est davantage. - Putabant eos, qui foris atque qui in arce erant, inter se commutationes et consilia facere, (ils pensaient que ceux qui étaient dans la citadelle entretenaient des communications et des intelligences avec le dehors). Commutationes, dans le sens de correspondances, communications, n'est pas usité; mais assurément ce terme ne manque ni de justesse ni d'élégance. Voilà les passages assez nombreux de ce livre qui se sont offerts à ma mémoire après la lecture, et dont j'ai pris note. [17,3] III. Passage du vingt-cinquième livre de l'ouvrage intitulé des Choses humaines où M. Varron explique un vers d'Homère, autrement qu'on ne le fait communément. Dans une conversation qui s'était engagée sur les époques des découvertes utiles, un jeune homme, qui n'était pas sans instruction, avança que le sparte fut longtemps inconnu à la Grèce, qu'il n'y avait été apporté d'Espagne que bien des années après la prise de Troie. Cette assertion fut accueillie par les rires ironiques de deux des assistants, hommes peu instruits, de ces gens, en un mot, que les Grecs appellent g-agoraious, bavards ; ils lui dirent que, pour parler ainsi, il avait sans doute lu Homère dans un exemplaire où manquait ce vers : g-kai g-deh g-doura g-sesehpe g-neohn g-kai g-sparta g-leluntai. Les bois des navires sont pourris, et les cordages rompus. Non, repartit le jeune homme en colère, ce vers ne manquait pas dans mon exemplaire ; mais c'est plutôt à vous qu'il manque un maître, si vous croyez que dans ce vers sparta ait le sens de notre mot spartum. Les éclats de rire redoublent, et ne s'arrêtent que lorsque le jeune homme eut apporté l'ouvrage de Varron des Choses humaines, où il explique ainsi, au livre vingt cinquième, le vers d'Homère : « Je pense que sparta dans Homère, ne signifie pas plus le sparte, que les spartoi ces soldats nés dans la plaine de Thèbes. La Grèce a reçu le sparte de l'Espagne. Les Liburniens ne s'en servaient pas ; ils attachaient les pièces de leurs navires avec des courroies. Les Grecs faisaient plutôt usage de chanvre, de lin et d'autres matières végétales, d'où le nom de sparta. » D'après ce passage de Varron, je doute fort que la seconde syllabe de ce mot, dans Homère, doive être marquée de l'accent aigu ; mais peut-être les mots de cette espèce, en passant de leur signification générale à un sens spécial et déterminé, prennent-ils, selon les cas, un accent différent. [17,4] IV. Mot de Ménandre à Philémon, qui lui avait plusieurs fois, et injustement, enlevé le prix da la comédie. Euripide souvent vaincu par des poètes sans talent. Ménandre, malgré sa supériorité sur Philémon, se vit souvent enlever le prix de la comédie par la brigue, la faveur et la cabale. Ayant rencontré son rival, il lui dit : « De grâce, Philémon, et sans t'offenser, réponds-moi : ne rougis-tu pas de me vaincre ? » M. Varron rapporte aussi que, des soixante-quinze tragédies d'Euripide, cinq seulement furent couronnées, tandis qu'il était souvent battu par des poètes très faibles. Ménandre a laissé, selon les uns, cent huit, selon d'autres, cent neuf comédies. Cependant on lit dans l'ouvrage du célèbre Apollodore, intitulé Chronique, ces vers sur Ménandre : Citoyen de la tribu de Céphise, fils de Diopithe, il est mort après avoir écrit cent cinq ouvrages dramatiques, à l'âge de cinquante-deux ans. Apollodore ajoute, dans le même ouvrage, que sur ces cent cinq pièces, huit seulement remportèrent le prix. [17,5] V. Il n'est pas vrai, en dépit de quelques rhéteurs subtils, que M. Cicéron, dans un traité de l'Amitié, ait fait, par un raisonnement vicieux, une pétition de principe. Discussion sérieuse et approfondie à ce sujet. M. Cicéron, dans le dialogue intitulé Lélius ou de l'Amitié veut prouver qu'on ne doit pas cultiver l'amitié dans l'espoir et l'attente d'un avantage, d'un profit, d'une récompense quelconque et qu'il faut y vouloir et rechercher la plénitude de l'honneur et de la vertu, lors même qu'on n'en doit retirer aucune utilité. Voici les raisons et les paroles qu'il met dans la bouche de C. Lélius, ce sage qui avait été l'intime ami de P. Scipion l'Africain : « Quel besoin avait de moi Scipion l'Africain ? moi-même je n'avais pas besoin de lui. Mon admiration pour son courage et la bonne opinion peut-être qu'il avait de mes mœurs augmentèrent les liens qui nous unirent. Notre amitié s'accrut par cela même. Si nous y avons trouvé de grands avantages, ce ne fut pas cet espoir qui la fit naître. On n'est pas bienfaisant et libéral en vue de la reconnaissance : car un bienfait n'est pas lié à l’intérêt, et la libéralité est l'effet d'un penchant naturel ; de même dans l'amitié nous ne devons nous proposer d'autre avantage que celui de l'amitié même et du plaisir d'aimer.» On lisait ce passage dans une réunion de personnes instruites. quand un sophiste rhéteur, un de ces docteurs pointilleux et subtils que l'on nomme g-technikoi, techniques, homme de mérite d'ailleurs, versé dans les langues grecque et latine, logicien habile, trouvait que le raisonnement de M. Tullius n'était ni juste ni démonstratif ; qu'il prouvait la question par la question elle-même et avait pris, comme disent les Grecs, g-amphisbehtoumenon g-anti g-homologoumenou, une chose douteuse pour une chose vraie. Car, ajoutait-il, Cicéron s'appuie d'hommes bienfaisants et libéraux pour prouver ce qu'il avance sur l'amitié. Or, cela même est et doit être une question dans tout acte de bienfaisance et de libéralité : Dans quelle pensée, dans quel intérêt est-on libéral et bienfaisant ? Est-ce dans l'espoir de la réciprocité, et pour amener au même procédé la personne obligée ? c'est ce qui semble le plus ordinaire ; ou bien est-on bienfaisant par nature ? la bienfaisance et la libéralité séduisent-elles par elles- mêmes, sans aucun but intéressé ? ce qui se voit le plus rarement. Les preuves doivent être acceptables, ou évidentes et à l'abri de la controverse ; elles méritent seulement le nom de démonstration, quand ce qui est douteux et obscur est éclairé par ce qui ne l'est pas. Pour établir que dans une discussion sur l'amitié on ne doit pas prendre la bienfaisance et la libéralité comme preuve ou comme exemple, on pourrait, continuait-il, par le même procédé et avec la même apparence de raison, retourner l'argument, et citer l'amitié pour démontrer que la bienveillance et la libéralité doivent être provoquées non par l'appât du gain, mais par l'attrait et l'amour de la vertu. On raisonnerait de la sorte : De même que nous ne recherchons pas l'amitié dans un but intéressé, de même aussi il ne faut pas se montrer bienveillant et libéral en vue d'un échange de services. Ou pourrait sans doute parler ainsi ; mais, en réalité, prouver l'amitié par la libéralité et la libéralité par l'amitié est une argumentation sans fondement, puisque l'une et l'autre font également question. Ce langage de l'habile rhéteur parut à quelques personnes habile et savant ; cependant on voit qu'il ignorait le vrai sens des mots. Cicéron, et tous les philosophes avec lui, appellent bienfaisant et libéral, non pas l'homme qui donne ses bienfaits avec usure, mais celui qui fait le bien sans aucune arrière-pensée ni intérêt personnel. Le raisonnement, loin d'être obscur ou ambigu, est donc clair et précis. Un homme est-il vraiment bienfaisant, et libéral, on ne recherchera pas dans quelle intention il fait des actes de bienfaisance et de libéralité ; il mériterait un tout autre nom, si, dans sa conduite, il songeait à lui-même plutôt qu'à autrui. La critique du sophiste aurait peut-être de la valeur, si Cicéron eût dit : « De même, en effet, que nous faisons un acte de bienfaisance et de libéralité, non pour obtenir de la reconnaissance. » Un trait de bienfaisance pourrait bien être l'acte d'une nature peu bienfaisante, s'il était motivé par une circonstance particulière, sans être la continuation d'une habitude de bienfaisance. Or, Cicéron parle d'hommes bienfaisants et libéraux, et j'ai déjà expliqué ce qu'il faut entendre par là ; c'est donc, comme l'on dit, sans s'être lavé ni les pieds ni la langue, que le critique s'est permis de reprendre un homme aussi savant. [17,6] VI. Erreur de Verrius Flaccus sur le sens du "seruus receptitius", dans son oeuvre des Obscurités de M. Caton, livre second. M. Caton, appuyant la loi Voconia, s'est exprimé ainsi : "Principio uobis mulier magnam dotem adtulit ; tum magnam pecuniam recipit, quam in uiri potestatem non conmittit, eam pecuniam uiro mutuam dat; postea, ubi irata facta est, seruum recepticium sectari atque flagitare uirum iubetu, (une femme commence par apporter une dot considérable ; elle se réserve une forte somme qu'elle ne met pas à la disposition du mari. Elle lui prête cet argent ; plus tard, dans un accès de colère, elle charge l'esclave qu'elle a retenu de poursuivre son mari et de réclamer cet argent). Nous nous demandions ce qu'il fallait entendre par seruus receptitius. On alla vite chercher, et l'on apporta l'ouvrage de Verrius Flaccus sur les Obscurités de Caton. On lit, au livre second, que seruus receptitius désigne un esclave nul et de nulle valeur, vendu et repris pour vice rédhibitoire. C'était avec intention, dit-il, qu'elle chargeait un pareil esclave de poursuivre son mari en restitution du prêt ; la douleur était plus grande, l'affront plus vif pour le mari d'avoir à subir la réclamation pécuniaire d'un esclave sans valeur. J'en demande pardon à ceux pour qui Verrius Flaccus fait autorité ; mais seruus receptitius, dans le passage de Caton, a un tout autre sens que celui donné par notre auteur. Il est facile de le comprendre : le doute même n'est pas possible. Quand une femme apportait une dot, retenir une partie de ses biens, ne pas les faire passer au mari, s'appelait recipere, terme aujourd'hui consacré dans les ventes pour les objets qu'on laisse de côté, qu'on ne vend pas. Plaute s'est aussi servi de cette expression dans le vers suivant de l'Homme aux trois deniers : posticulum hoc recepit, cum aedis vendidit, (c'est-à-dire quand il a vendu la maison, il n'a pas vendu, mais il a réservé une petite portion du bâtiment placée sur le devant). Enfin Caton lui-même, voulant désigner une femme riche s'exprime ainsi : mulier et magnam dotem dat et magnam pecuniam recipit; (c'est-à-dire qu'elle apporte une grande dot, et retient une grande somme). Sur la fortune qu'elle s'est réservée en dehors de la dot, elle prête de l'argent à son mari. Cet argent dans un mouvement de colère, elle veut le lui réclamer ; elle charge de la demande un esclave receptius, c'est-à-dire esclave à elle, qu'elle avait réservé avec la somme d'argent qu'elle n'avait pas compris dans la dot, mais quelle en avait excepté : car une femme ne pouvait donner un pareil ordre à l'esclave de son mari, mais seulement à son propre esclave. Je n'en veux pas dire davantage à l'appui de mon interprétation : l'opinion de Verrius et la mienne sont évidentes par elles-mêmes. Qu'on prenne la plus vraisemblable. [17,7] VII. Ces paroles de la loi Atinia : "quod subruptum erit, eius rei aeterna auctoritas esto", un objet a été volé, que le droit sur cet objet soit éternel, ont paru à P. Nigidius et à Q. Scaevola regarder le passé aussi bien que l'avenir. L'ancienne loi Atinia porte : "Quod subruptum erit, eius rei aeterna auctoritas esto", (un objet a été volé, que le droit sur cet objet soit éternel). Peut-on voir là autre chose qu'une décision pour l'avenir, et rien de plus ? Cependant Q. Scaevola rapporte que son père, que Brutus et Manilius, malgré leur rare savoir, ont douté si la loi regardait seulement les vols à venir, ou si elle l'étendait aussi aux vols déjà commis. Quod subreptum est leur semblait embrasser à la fois le passé et l'avenir. P. Nigidius, un des savants les plus distingués de Rome, a rappelé leurs doutes au vingt-troisième livre de ses Commentaires sur la grammaire. Pour lui, il ne trouve pas, non plus, que le temps soit déterminé avec précision ; mais sa dissertation est fort laconique et obscure : il semble qu'il se soit proposé de prendre des notes pour aider sa mémoire, plutôt quo pour instruire les lecteurs. Voici cependant quelle paraît être son opinion : esse, être; erit, il sera ; isolés, ils conservent leur temps ; joints à un participe passé, ils perdent leur signification propre, et marquent le passé. En effet, quand je dis in campo est, in comitio est, il est dans le camp, il est dans le comitium, j'indique le présent ; de même que quand je dis in campo erit, il sera dans le camp, je désigne le temps futur ; mais quand je dis factum est, scriptum est, subreptum est, il a été fait, il a été écrit, il a été dérobé, bien que ce soit le présent du verbe esse, il s'assimile au participe passé, et cesse d'être un présent. De même, dans la loi, séparez les deux mots subreptum et erit, et entendez-les comme certamen erit, il y aura un combat, ou sacrificium erit, il y aura un sacrifice, la loi n'aura statué que pour l'avenir. Au contraire, recueillez-les dans une seule et même pensée, de manière que les verbes subreptum erit n'en forment plus qu'un, dans une même conjugaison passive, la loi dès lors désigne aussi bien le passé que l'avenir. [17,8] VIII. A la table du philosophe Taurus, la conversation roule d'ordinaire sur ces sortes de questions : « Pourquoi l'huile gèle-t-elle souvent et si facilement, le vin plus rarement, le vinaigre presque jamais ? Pourquoi les eaux des fleuves et des fontaines gèlent-elles, tandis que la mer ne gèle pas ? » Le philosophe Taurus nous recevait à sa table, à Athènes, le plus souvent sur le déclin du jour. C'est, en effet, l'heure habituelle du souper dans cette ville. Un plat de lentilles d'Égypte et de citrouille hachée formait le fond et tout le confortant du repas. Un jour, nous étions déjà prêts, et nous attendions ; on sert enfin, lorsque Taurus ordonne à son esclave de verser de l'huile sur les mets. Cet esclave était un enfant de l'Attique, âgé de huit ans au plus, tout plein de la grâce et de l'enjouement propres à son âge et à son pays. Il apporte par étourderie une cruche de Samos entièrement vide, mais qu'il croyait pleine, la renverse et la promène, selon l'usage, sur toute l'étendue du plat. L'huile ne venait pas. L'enfant, hors de lui, regarde le vase d'un oeil furieux, l'agite violemment, et le renverse encore une fois sur le plat. Un léger rire gagna peu à peu tous les convives ; ce que voyant, l'enfant nous dit en grec, et en fort bon attique, vraiment : « Ne riez pas, il y a de l'huile ; mais vous ne savez pas le froid qu'il a fait ce matin : elle est gelée. - Vaurien, dit Taurus en riant, va, cours chercher de l'huile. » L'enfant partit pour en acheter, Taurus reprit sans s'émouvoir de ce retard : « Le plat manque d'huile, et il est, ce me semble, trop chaud pour qu'on y touche. En attendant, puisque l'enfant vient de nous apprendre que l'huile est sujette à geler, examinons pourquoi l'huile gèle si souvent et si facilement, et le vin rarement. » Il se tourne de mon côté, et m'invite à dire mon avis. « Je présume, répondis-je, que si la congélation du vin est moins prompte, c'est qu'il a en lui des principes de chaleur qu'il a naturellement plus de feu ; c'est sans doute cette qualité et non la couleur, comme on l'a cru, qui l'a fait appeler par Homère g-aithopa g-oinon. - Ce que vous dites est vrai, répliqua Taurus, car il est si généralement admis que le vin réchauffe le corps. Mais l'huile renferme-t-elle moins de calorique, et possède-t-elle à un moins haut degré la propriété de réchauffer le corps ? De plus, si les liqueurs les plus chaudes gèlent le plus difficilement, les liqueurs les plus froides doivent aussi, par conséquent, geler plus vite. Or, le vinaigre est la plus froide de toutes, et ne gèle jamais. Doit-on croire que l'huile gèle plus promptement qu'elle est plus légère ? En effet, il semble que les corps aient naturellement plus de facilité à se condenser. C'est encore un fait digne de remarque, que le froid glace les eaux des fleuves et des fontaines, tandis qu'aucune mer ne peut geler. Il est vrai que l'historien Hérodote, contre l'opinion de presque tous ceux qui ont examiné cette question, dit que la mer du Bosphore autrement appelée mer Cimmérienne, et la mer dite Scythique, se congèlent et se durcissent par le froid. Taurus parlait encore, et déjà l'enfant était de retour ; le plat n'était plus aussi chaud, et le temps était venu de manger et de se taire. [17,9] IX. Des abréviations que l'on remarque dans les lettres de C. César, et autres stratagèmes de correspondance dont il est fait mention dans l'histoire ancienne. Ce que c'était que la lettre appelée scytale à Lacédémone. Nous avons un recueil des lettres de C. César à C. Oppius et Balbus Cornélius, chargés du soin de ses affaires en son absence. Dans ces lettres, on trouve, en certains endroits, des fragments de syllabes sans liaison, caractères isolés, qu'on croirait jetés au hasard : il est impossible d'en former aucun mot. C'était un stratagème dont ils étaient convenus entre eux : sur le papier une lettre prenait la place et le nom d'une autre ; mais le lecteur restituait à chacune son nom et sa signification ; ils s'étaient entendus, comme je viens de le dire, sur les substitutions à faire subir aux lettres, avant d'employer cette manière mystérieuse de correspondre. Le grammairien Probus a même publié un commentaire assez curieux pour donner la clef de l'alphabet employé dans les lettres de C. César. Jadis, à Lacédémone, quand l'État adressait à ses généraux des dépêches secrètes qui devaient rester inintelligibles à l'ennemi au cas où elles seraient interceptées, on recourait à ce stratagème : on avait deux bâtons ronds, allongés, de même grosseur et de même longueur, polis et préparés de la même manière ; l'un était remis au général à son départ pour l'armée, l'autre restait confié aux magistrats, avec les tables de la loi et le sceau public. Quand on avait à écrire au général quelque chose de secret, on roulait sur ce cylindre une bande de médiocre largeur et de longueur suffisante, en manière de spirale ; les anneaux de la bande, ainsi roulés, devaient être exactement appliqués et unis l'un à l'autre. Puis on traçait les caractères transversalement, les lignes allant de haut en bas. La bande, ainsi chargée d'écriture, était enlevée du cylindre et envoyée au général au fait du stratagème ; après la séparation, elle n'offrait plus que des lettres tronquées et mutilées, des corps et des têtes de lettres, divisés et épars : aussi la dépêche pouvait tomber au pouvoir de l'ennemi sans qu'il lui fût possible d'en deviner le contenu. Quand elle était arrivée à sa destination, le général, qui connaissait le procédé, roulait la bande sur le cylindre pareil qu'il avait, depuis le commencement jusqu'à la fin. Les caractères, que ramenait au même point l'égalité de volume du cylindre, correspondaient de nouveau, et présentaient l'ensemble d'une lettre complète et facile à lire. Les Lacédémoniens appelaient g-skytalehn cette espèce de lettre. J'ai encore lu, dans une vieille histoire de Carthage, qu'un personnage illustre de cette ville (je ne me souviens pas s'il s'agit d'Hasdrubal ou d'un autre) recourut à l'expédient qui suit pour dissimuler une correspondance sur des secrets importants : il prit des tablettes neuves, qui n'étaient pas encore enduites de cire; il écrivit sur le bois, puis étendit la cire par-dessus selon l'usage, et envoya les tablettes, où rien ne semblait écrit, à son correspondant, qui, prévenu, gratta l'enduit, et lut aisément la lettre sur le bois. On trouve encore dans l'histoire grecque un autre stratagème, vrai chef-d'œuvre de ruse, et digne des barbares ; il fut imaginé par Histiée, né en Asie, d'une famille assez illustre. Darius y régnait alors. Cet Histée, établi chez Perses, à la cour de Darius voulait faire passer secrètement à un certain Aristagoras des nouvelles importantes. Voici le curieux moyen de correspondance, auquel il eut recours : un de ses esclaves souffrait depuis longtemps des yeux ; sous prétexte de le guérir, il lui rase toute la tête, et trace des caractères par des piqûres sur la peau mise à nus ; il écrivit ainsi ce qu'il voulait - Il garda l'homme chez lui jusqu'à ce que sa chevelure ait repoussé ; alors il l'envoie à Aristagoras : Quand tu seras arrivé, lui dit-il, recommande-lui bien, en mon nom, de te raser la tête, comme je l'ai fait moi-même. L'esclave obéit, se rend chez Aristagoras, et lui transmet la recommandation de son maître. Celui-ci, persuadé qu'elle ne lui est pas faite sans motif, s'y soumet : c'est ainsi que la lettre parvint à son adresse. [17,10] X. Opinion de Favorinus sur les vers de Virgile, imités de Pindare, où il décrit l'éruption du mont Etna. Rapprochement et appréciation des deux poètes. Le philosophe Favorinus s'était retiré pendant la saison d'été dans une campagne de son hôte, près d'Antium. Un jour que j'étais venu de Rome pour le voir, je l'entendis disserter sur Pindare et Virgile à peu près ainsi : «Les amis de P. Virgile et les personnes qui l'entouraient, dans les détails qu'ils nous ont fixés sur le caractère de ce poète, lui font dire souvent qu'il traduisait ses vers à la manière des ours. L'ours, en effet, ne met bas que des êtres informes et hideux, qu'il lèche ensuite pour leur donner une forme, une figure ; de même, les productions de son œuvre se présentaient d'abord imparfaites et grossières, et ce n’est qu'à force de les remanier, de les travailler, qu'il leur donnait peu à peu une figure, des traits, un ensemble expressif.» Le poète, au goût si délicat, disait vrai, et un rapprochement justifie son aveu ingénu. Les morceaux qu'il nous a laissés achevés et polis, ceux qu'il a revus avec amour et où il a mis la dernière main, ont toute la fleur da la beauté poétique ; mais ceux qu'il avait différé de revoir, et que, prévenu par la mort, il n'a pu retoucher, ne sont dignes ni du nom ni du goût du plus élégant des poètes. Aussi lorsque, atteint par la maladie, il sentit approcher sa fin, il pria avec instance ses amis les plus chers de brûler l'Énéide, qu'il n'avait pas encore assez polie. Au nombre des passages qui auraient dû être retouchés et corrigés, Favorinus citait la description du mont Etna. Virgile voulait, rivaliser avec le vieux poète Pindare, qui a aussi décrit une éruption de ce volcan ; mais il a tellement outré les expressions et les pensées, que Pindare lui-même, à qui l'on reproche trop d'emphase, reste en arrière pour l'exagération et l'enflure dans la même description. Pour vous faire juges vous-mêmes de ce que j'avance, je vais citer, autant que ma mémoire le permettra, les vers de Pindare sur ce sujet : "Du fond du gouffre jaillissent les sources pures d'un feu inaccessible. Pendant le jour, les fleuves poussent des torrents d'une épaisse fumée ; pendant les ténèbres, la flamme tumultueuse et étincelante lance avec fracas des rochers dans les profondeurs de la mer. Vulcain alors déchaîne et fait serpenter des torrents effroyables : prodige qui épouvante les yeux et les oreilles de ceux qui en sont témoins". Écoutez maintenant, dit-il, les vers que Virgile a faits, ou, pour mieux dire, ébauchés : "Le port, à l'abri des vents, est tranquille et vaste, mais auprès de l'Etna, au milieu de ruines effroyables. Tantôt il élève dans les airs une nuée noire, où tourbillonnent une fumée épaisse et des cendres blanchissantes ; des torrents de feu s'élancent et vont lécher les cieux. Tantôt il arrache et vomit les rochers et les entrailles déchirées de la montagne ; les pierres en fusion s'agglomèrent en gémissant dans les airs, et la montagne bouillonne dans ses profondeurs". Et d'abord Pindare s'est tenu plus près de la vérité ; il dit, ce qui est exact, ce qui est ordinaire, ce que les yeux peuvent observer, que l'Etna jette le jour de la fumée, et la nuit des flammes. Mais Virgile, laborieusement occupé du bruit et du son des mots, confond le jour et la nuit, sans faire aucune distinction. Chez le poète grec, les sources vomissent le feu, des torrents de fumée se répandent ; les flammes, rouges et tortueuses, roulent et tombent dans les profondeurs de la mer comme des serpents de feu : il y a de la richesse dans le tableau. Dans le poète latin, atram nubem turbine piceo et fauilla fumantem, pour rendre g-roon g-kapnou g-aithohna est une accumulation sans goût et sans mesure; globos flammarum est une traduction pénible et inexacte du g-krounous du grec. De même sidera lambit est ajouté sans motif, sans utilité. On ne peut le suivre, et à peine le comprendre quand il parle d'une nuée épaisse de fumée, de tourbillons noirâtres et de flammes blanchissantes : ce qui est blanc ne peut ni fumer ni être noir, à moins qu'il n'ait pris candente favilla dans le sens vulgaire et impropre de flamme bouillante, et non de flamme éclatante. En effet, candens dérive de candor, blancheur et non de calor, chaleur. Quant à ces pierres et à ces rochers rompus et lancés, qui tout ensemble se liquéfient, gémissent et s'accumulent dans les airs, Pindare n'en dit rien, et personne jamais n'en a entendu parler ; c'est le plus prodigieux de tous les prodiges. [17,11] XI. Plutarque, dans ses Symposiaques, appuie de l'autorité du fameux Hippocrate contre le médecin Eratistrate, l'opinion de Platon sur la nature et les fonctions de l'estomac et du canal appelé trachée-artère. Plutarque et d'autres savants rapportent qu'Eratistrate, célèbre médecin, blâmait Platon d'avoir dit que la boisson coule dans le poumon, et qu'après une humectation suffisante, elle s'échappe à travers ses pores et passe de là dans la vessie. L'auteur de cette opinion erronée est, selon ce médecin, Alcée, qui dit dans un de ses poèmes : "Humecte de vin tes poumons; car le soleil achève sa révolution". Eratistrate fait descendre deux canaux ou conduits du gosier : l'un sert de passage aux aliments et aux boissons pour arriver à l'estomac ; de là ils se rendent dans le ventricule, appelé en grec g-heh g-katoh g-koilia, où ils sont réduits et digérés ; ensuite les parties solides des excréments se rendent dans le bas-ventre, que les Grecs appellent g-kolon, les fluides, dans la vessie, en passant par les reins. L'autre canal, désigné par les Grecs sous le nom de g-tracheia g-artehria, trachée-artère, reçoit l'air qui descend de la bouche dans le poumon, et remonte dans la bouche et le nez. Le même canal sert encore de passage à la voix. Il fallait empêcher la boisson et les aliments solides, destinés à l'estomac, de tomber, au sortir de la bouche, dans le canal où l'air remplit sa double fonction, et de boucher par leur présence les voies de la respiration : la nature, par un mécanisme ingénieux, a placé près des deux orifices l'épiglotte, espèce de cloison mobile qui s'abaisse et se relève tour à tour. Pendant la déglutition, l'épiglotte ferme et défend la trachée-artère, cet organe de la respiration et de la vie, contre la chute de tout corps étranger. Tel est le système que le médecin Eratistrate oppose à celui de Platon. Mais, selon Plutarque dans ses Symposiaques, l’opinion de Platon remonte à Hippocrate ; elle a été adoptée par Philistion de Locres, et Dexippe élève d'Hippocrate, tous deux célèbres médecins de l'antiquité. Quant à l'épiglotte dont parle Eratistrate elle n'est pas établie là précisément pour empêcher que rien de fluide ne glisse dans la trachée-artère : car les liquides sont nécessaires pour alimenter et humecter le poumon. C'est une sorte de régulateur, chargé de rejeter ou d'admettre selon l'intérêt de la conservation. Elle doit bien écarter de l'artère et repousser dans le canal de l'estomac toutes les substances solides mais elle doit aussi diviser les liquides entre l'estomac et le poumon. La part qui doit se rendre au poumon par la voie de la trachée-artère n'y est pas portée précipitamment et d'un seul coup, mais graduellement et peu à peu. L'épiglotte, comme une barrière refoule et maintient ce fluide ; elle détourne le surplus dans l'autre canal qui mène à l'estomac. [17,12] XII. Sujets infâmes, appelés par les Grecs paradoxes, traités par Favorinus comme exercices. Les sujets infâmes, ou, si l'on aime mieux, insoutenables, appelés par les Grecs thèses paradoxales, ont exercé les sophistes et même les philosophes anciens. Notre Favorinus aimait beaucoup à traiter ces sortes de matières, qu'il jugeait propres à éveiller l'esprit, à lui donner de la souplesse, à l'aguerrir contre les difficultés. Ainsi, par exemple, il fit l'éloge de Thersite et l'apologie de la fièvre quarte ; sur ces deux sujets il trouva des idées ingénieuses et originales, qu'il a consignées dans ses ouvrages. Dans l'éloge de la fièvre, il produisit le témoignage de Platon, qui avait dit : « L'homme qui s'est relevé de la fièvre et a repris toutes ses forces, jouira par la suite d'une santé plus constante et plus robuste. » Ce ne fut pas sans grâce que, dans le même éloge, il joua sur une pensée légère. "Voici, dit-il, un vers qui se trouve justifié par une longue expérience : Les journées sont alternativement mères et marâtres". Ce vers signifie qu'on ne peut pas être toujours bien ; qu'on est bien un jour, mal un autre : « Donc, ajouta-t-il, si, dans les choses humaines, le bien et le mal reviennent tour à tour, combien une fièvre qui ne revient qu'à un intervalle de deux jours n'est-elle pas une chose heureuse ! Deux mères et une marâtre ! » [17,13] XIII. Significations nombreuses et variées de la particule quin : elle est souvent obscure dans les auteurs anciens. La particule quin, que les grammairiens appellent conjonction, établit dans le discours des rapports de différentes sortes. Autre est la signification, quand nous remployons pour blâmer, pour interroger, ou pour exhorter : Quin venis? quin legis ? quin fugis ? que ne viens-tu ? que ne lis -tu ? que ne fuis-tu ? autre, pour affirmer : Non dubium est quin M. Tullius omnium sit eloquentissimus, il n'est pas douteux que M. Tullius ne soit le plus éloquent de tous les orateurs ; autre encore dans la phrase suivante, où elle est au contraire négative : non idcirco causas Isocrates non defendit, quin id utile esse et honestum existumarit, Isocrate ne plaida pas, non qu'il ne crût utile et honorable de le faire. Ce tour de phrase n'est pas éloigné de celui qu'on rencontre dans le troisième livre des Origines de M. Caton : Haut eos eo postremum scribo, quin populi et boni et strenui sient, si je les mentionne ici en dernier lieu, ce n'est pas qu'ils ne soient des peuples pleins de droiture et de valeur. Dans le second livre des Origines, M. Caton a pris encore cette particule à peu près dans la même sens : Neque satis habuit, quod eum in occulto uitiauerat, quin eius famam prostitueret, il ne se contenta pas de l'avoir déshonorée on secret, il voulut encore le perdre de réputation. J'ai aussi remarqué dans Quadrigarius qu'il en avait fait un emploi fort obscur au huitième livre de ses Annales. Voici le passage : Romam uenit; uix superat, quin triumphus decernatur, il vient à Rome, à peine obtient-il que le triomphe lui soit accordé. Le même écrivain dit au sixième livre : Paene factum est, quin castra relinquerent atque cederent hosti, peu s'en fallut qu'ils ne quittassent leur camp et ne l'abandonnassent à l'ennemi. Je n'ignore pas que l'on peut dire franchement qu'il n'y a pas là de difficulté, que quin, dans les deux endroits, a été mis pour ut ; et tout s'aplanit si l'on écrit : Romam uenit; uix superat, ut triumphus decernatur, il vient à Rome, à peine obtient-il que le triomphe lui soit accordé ; et encore : Paene factum est, ut castra relinquerent atque cederent hosti, peu s'en fallut qu'ils ne quittassent leur camp et ne l'abandonnassent à l'ennemi. Les gens à expédients ne manqueront pas de recourir à ces changements dans les phrases intelligibles ; mais encore faut-il y mettre toute la retenue possible. Quant à la particule dont nous parlons, si l'on ne sait qu'elle est formée d'une contraction, qu'elle n'a pas seulement la valeur d'une conjonction, mais bien une signification propre, on n'en saisira jamais tous les emplois et leur portée. Mais la dissertation est trop longue déjà ; le lecteur, qui a du loisir, pourra consulter les Commentaires de P. Nigidius sur la Grammaire. [17,14] XIV. Choix des meilleures pensées des comédies de Publius. Publius a écrit des mimes qui lui ont mérité d'être placé à côté de Labérius. Caïus César était tellement choqué de l'esprit satirique et insolent de ce dernier, qu'il déclarait hautement que les mimes de Publius lui paraissaient plus agréables et d'un plus grand mérite que ceux de Labérius. La plupart des pensées de Publius {Syrus} sont charmantes, et très bien disposées pour l'agrément de la conversation. Je choisis les suivantes, renfermés chacune dans un vers : c'est un véritable plaisir pour moi de les transcrire. Mauvais est le plan qu'on ne peut modifier. Rendre un service à celui qui en est digne, c'est recevoir le bienfait en l'accordant. Supporte sans te plaindre ce que tu ne peux éviter. Celui à qui l'on permet plus qu'il ne convient, veut plus qu'il ne lui est permis. Un compagnon de voyage bon conteur d'histoires vaut une voiture. La frugalité n'est qu'une honorable pauvreté. Les larmes d'un héritier sont rires sous le masque. La patience poussée à bout devient fureur. On a tort d'accuser Neptune quand on fait naufrage pour une seconde fois. Vis avec ton ami comme si tu pensais qu'il puisse devenir ton ennemi. Supporter une ancienne injure, c'est en appeler une nouvelle. Jamais sans péril on ne triomphe du péril. A force de disputer la vérité se perd. Refuser gracieusement un bienfait, c'est l'accorder en partie. [17,15] XV. L'académicien Carnéade se purgeait avec de l'ellébore avant d'écrire contre la doctrine du stoïcien Zénon. Nature et vertu de l'ellébore blanc et de l'ellébore noir. L'académicien Carnéade, avant d'écrire contre la doctrine du stoïcien Zénon, se purgea la partie supérieure du corps avec de l'ellébore blanc, pour que les humeurs corrompues dans son estomac, en remontant jusqu'au siège de l'âme, n'altérassent pas la vigueur et la fermeté de son esprit. C'est ainsi que ce puissant génie se préparait à combattre les écrits de Zénon. Quand je lus ce trait dans une histoire de la Grèce, avec ces mots ellébore blanc, je cherchai ce que c'était. Alors je trouvai qu'il y a deux espèces d'ellébore, l'un blanc et l'autre noir. Cette différence de couleur ne se rencontre ni dans la graine ni dans la tige, mais seulement dans la racine. L'ellébore blanc est un vomitif qui purge l'estomac et la partie supérieure du ventre ; l'ellébore noir nettoie le bas-ventre : l'un et l'autre ont la propriété de chasser les humeurs nuisibles, principes des maladies. Il est cependant à craindre qu'avec les principes des maladies, toutes les voies du corps ainsi ouvertes ne laissent échapper les principes de vie : l'homme à qui manquerait le soutien de la substance animale périrait d'épuisement. Mais on peut prendre l'ellébore en toute sûreté dans l'île d'Anticyre, au dire de Pline l'Ancien, dans son Histoire naturelle. Livius Drusus, qui fut tribun du peuple, était attaqué d'épilepsie ; il fit le voyage d'Anticyre, et prit un extrait d'ellébore : ce remède le sauva. On rapporte aussi que les Gaulois, dans les chasses, trempent leurs flèches dans l'ellébore, parce que le gibier, atteint et tué par ces traits, est plus tendre ; mais ils ont la précaution de couper autour de la blessure les chairs que la contagion de l'ellébore aurait pu pénétrer. [17,16] XVI. Les canards du Pont donnent un contre-poison énergique. Habileté du roi Mithridate à composer des antidotes. On dit que les canards du Pont se nourrissent communément de poisons. Lénéus, affranchi de Cn. Pompée, rapporte que Mithridate, le fameux roi de Pont, qui avait une connaissance approfondie de la médecine et surtout des poisons, mêlait à ses antidotes le sang de ces canards, comme un ingrédient très efficace, et qu'il se préservait, par un usage continuel de ces mélanges, des embûches qu'on pouvait lui tendre à table. Souvent même il lui arriva d'avaler, de propos délibéré et par bravade un poison subtil et prompt, et toujours impunément. Aussi lorsque plus tard, vaincu les armes à la main, il se fut réfugié au fond de ses états et résolut de se donner la mort, il essaya inutilement des poisons les plus violents pour la hâter, et finit par se percer de son épée. L'antidote de ce roi, connu sous nom de Mithridatios, est très célèbre. [17,17] XVII. Mithridate, roi du Pont, parlait vingt-cinq langues, Quintus Ennius disait avoir trois cœurs, parce qu'il savait les trois langues grecque, osque et latine. Q. Ennius se vantait d'avoir trois cœurs, parce qu'il savait parler grec, osque et latin. Mithridate, le célèbre roi du Pont et de Bithynie, qui fut vaincu par Cn. Pompée, possédait à fond les langues des vingt-cinq peuples soumis à son empire. Jamais il ne se servait d'interprète pour s'entretenir avec les habitants de ces différentes contrées; mais, changeant de langue selon les personnes auxquelles il s'adressait, il parlait à chacune son idiome national, aussi bien que s'il eût été de son pays. [17,18] XVIII. M Varron rapporte que l'historien C. Salluste fut surpris en adultère par Annius Milon et ne fut lâché qu'après avoir été flagellé avec des courroies et avoir payé une rançon. M. Varron, grave et sincère dans ses écrits et dans sa vie, rapporte dans l'ouvrage intitulé le Pieux ou de la Paix, que C. Salluste auteur dont le style est si sérieux et si sévère, qui semble, dans son Histoire, exercer les fonctions de la censure, fut surpris en adultère par Annius Milon, et ne fut lâché qu'après avoir été rudement flagellé avec des courroies et avoir payé une rançon. [17,19] XIX. Ce que le philosophe Épictète avait coutume de dire aux hommes pervers et corrompus qui se livrent à l'étude de la philosophie. Deux préceptes où il recommandait l'observation comme essentiellement salutaire. J'ai entendu Favorinus rapporter ce mot du philosophe Épictète : « La plupart des gens qui se donnent pour philosophes sont des philosophes g-aneu g-tou g-prattein g-mechri g-tou g-legein , c'est-à-dire non de fait, mais de paroles. » Il y a plus de véhémence encore dans les invectives qu'Arrien lui attribue dans son ouvrage sur les Dissertations de ce philosophe. « Quand il voyait, dit Arrien, un homme sans pudeur, d'une activité déplacée, de mœurs corrompues, plein d'audace, déclamateur, s'occupant de tout, excepté de son âme, quand il voyait, disait-il, un homme de cette espèce s'ingérer dans les études philosophiques, aborder la physique, méditer la dialectique et tenter la solution des graves questions qui s'y rapportent, il prenait à témoin les dieux et les hommes, et souvent l'interpellait avec des cris : « Homme, lui disait-il, où jettes-tu tout cela ? As-tu bien examiné si le vase est purifié ; car en jetant la science dans ton esprit, tu l'exposes à y pourrir et à devenir vinaigre, urine ou pis encore. » Rien de plus sévère, rien de plus vrai ; il donnait à entendre par là, ce maître des philosophes, que la philosophie et les livres des philosophes, en tombant dans une âme vicieuse, s'y dénaturent, s'y corrompent, comme dans un vase impur, et, suivant son expression cynique, se changent en urine ou en quelque chose de plus dégoûtant, s'il est possible. Ce même Épictète, je le tiens encore de Favorinus, disait souvent que les deux vices les plus graves et les plus hideux sont l'impatience et l'incontinence : l'un qui consiste à ne savoir pas endurer les injustices que l'on doit supporter ; l'autre à ne savoir pas s'abstenir des choses et des plaisirs que l'on doit s'interdire. « Voici deux mots, disait-il, si vous les gravez dans votre cœur et si vous vous attachez à les observer fidèlement, vous serez presque impeccable, et vous vivrez dans un repos parfait : ces deux mots sont : Souffre et abstiens-toi. » [17,20] XX. Traduction d'un passage du Banquet de Platon, où j'ai, pour m'exercer, essayé de reproduire le rythme, la grâce et l'harmonie de l'original. On lisait, chez le philosophe Taurus, le Banquet de Platon. Ce passage où Pausanias, un des interlocuteurs, fait l'éloge de l'amour, me plut à tel point que je m'étudiai à le retenir. Voici donc ce que j'ai retenu : g-Pasa g-gar g-praxis g-hohde g-echei ; g-auteh g-eph g-hautehs g-prattomeneh g-oute g-kaleh g-oute g-aischra; g-hoion g-ho g-nun g-hemeis g-poioumen, eh g-pinein g-eh g-aidein g-eh g-dialegesthai. g-Ouk g-esti g-toutohn g-auto g-kath' g-hauto g-kalon g-ouden, g-all' g-en g-tehi g-praxei, g-hohs g-an g-prachthehi, g-touton g-apebeh. g-kalohs g-men g-gar g-prattomenon g-kai g-orthohs g-kalon g-gignetai, g-meh g-orthohs g-de g-aischron; g-houtoh g-deh g-kai g-to g-eran, g-kai g-ho g-Erohs g-ou g-pas g-estin g-kalos g-oude g-axios g-egkohmiazesthai, g-all' g-ho g-kalohs g-protrepohn g-eran. Après la lecture de ce passage, Taurus, m'adressant la parole : « Eh bien, me dit-il, jeune rhéteur (c'est ainsi qu'il m'appelait alors ; je suivais depuis peu de temps les leçons, et il me croyait venu à Athènes dans le seul but de me former à l'éloquence) ; vois-tu là un enthymème serré, brillant, et régulièrement développé dans un cercle de périodes courtes et nombreuses ? As-tu à nous citer dans les ouvrages de vos rhéteurs une phrase aussi savante et aussi harmonieuse ? Cependant, borne-toi à jeter un coup d'œil en passant sur la période, et hâte-toi d'entrer dans le sanctuaire de Platon, c'est-à-dire d'arriver à la solidité et à la noblesse des pensées, sans t'arrêter à considérer le charme des expressions et les grâces du style. » Loin de détourner mon attention de l'harmonie du style de Platon, le conseil de Taurus ne fit qu'exciter en moi le désir de faire passer dans la langue latine l'élégance du modèle grec. Semblable à ces petits et vulgaires animaux, qu'un instinct pétulant porte à imiter tout ce qu'ils voient ou entendent, j'essayai, non de rivaliser les beautés admirables de son style, mais seulement d'en retracer les lignes et les ombres. Voici donc mon imitation. Un acte, quel qu'il soit, considéré en lui-même, n'est ni honteux ni honnête. Ainsi, ce que nous faisons maintenant ici, boire, chanter, discourir, rien de tout cela en soi n'est honnête. Tel un acte vient de se produire, tel il est ; s'il est produit honnêtement, il devient honnête ; sinon, il devient honteux. L'amour n'est pas toujours honnête, toujours louable ; l'amour honnête est celui qui nous fait aimer honnêtement.» [17,21] XXI. Époques où florissaient les hommes illustres de la Grèce et de Rome, depuis la fondation de cette ville jusqu'à la seconde guerre punique. Je désirais avoir un aperçu des époques les plus reculées et des hommes illustres qui vécurent dans ces premiers âges, pour ne pas laisser échapper dans la conversation quelque parole inconsidérée sur l'époque ou la vie des hommes célèbres, comme cela est arrivé naguère à certain sophiste ignorant, qui, dans une dissertation publique, faisait donner une somme d'argent au philosophe Carnéade par le roi Alexandre, fils de Philippe, et vivre le stoïcien Panétius avec le premier Africain. Pour me mettre en garde contre de pareils anachronismes, j'ai fait des extraits dans les livres appelés Chroniques, sur les époques où fleurirent, à la fois dans la Grèce et à Rome, les hommes les plus célèbres par leur génie ou leur puissance, depuis la fondation de Rome jusqu'à la seconde guerre punique. Ces extraits, pris de côté et d'autre, je viens de les classer à la hâte. Je n'ai pas eu l'intention de ranger minutieusement, dans un tableau synchronique complet, tous les hommes qui ont illustré l'Italie et la Grèce ; j'ai voulu seulement semer dans ces Nuits quelques fleurs légères cueillies dans le champ de l'histoire. J'ai cru suffisant de m'arrêter, dans ce recueil de notes, aux époques de la vie de quelques grands hommes, époques saillantes auxquelles il ne serait pas difficile de rattacher la vie de ceux dont je ne parlerais pas. Je commencerai donc par le fameux Solon : car, pour Homère et Hésiode, presque tous les écrivains s'accordent à dire qu'ils furent contemporains, ou que tout au plus Homère était un peu plus ancien ; mais que bien certainement ils ont vécu l'un et l'autre avant la fondation de Rome, pendant que les Silvius régnaient à Albe, plus de cent soixante ans après la guerre de Troie, selon Cassius, au livre premier de ses Annales ; cent soixante ans environ avant la fondation de Rome, selon Cornélius Népos, au livre premier de ses Chroniques. Nous savons que Solon, un des sept sages, donna des lois aux Athéniens la trente-troisième année du règne de Tarquin l'Ancien. Sous le règne de Servius Tullius, Pisistrate gouverna Athènes ; Solon qui avait prédit sa tyrannie, et qu'on n'avait pas voulu croire, s'était déjà condamné à un exil volontaire. Plus tard, Pythagore de Samos vint en Italie ; le trône était alors occupé par Tarquin surnommé le Superbe. Vers la même époque, à Athènes, Hipparque, fils de Pisistrate et frère du tyran Hippias, périt assassiné par Harmodius et Aristogiton. Cornélius Népos rapporte que, dès le règne de Tullus Hostilius, à Rome, Archiloque s'était déjà rendu célèbre par ses poésies. L'an de Rome deux cent soixante, ou peu après, les Athéniens vainquirent les Perses à la fameuse bataille de Marathon, sous le commandement de Miltiade, qui, après cet exploit, fut condamné par le peuple athénien, et mourut dans les prisons de l'État. Alors Eschyle, poète tragique, devint célèbre à Athènes. Vers le même temps, le peuple romain dut à une sédition la création des tribuns et des édiles. Peu après, Cn. Marcius Coriolan, tourmenté et poussé à bout par les tribuns du peuple, passa aux Volsques, alors ennemis de la République, et fit la guerre au peuple romain. Quelques années plus tard Xerxès combat les Athéniens et la plus grande partie de la Grèce ; il est vaincu par Thémistocle dans une bataille navale près de Salamine, et cherche son salut dans la fuite. A quatre ans de là, sous le consulat de Ménénius Agrippa et de M. Horatius Pulvillus, près du fleuve Crémère, dans la guerre contre les Véiens, les trois cent six Fabius, d'origine patricienne, avec leurs familles, périrent tous enveloppés par les ennemis. Vers le même temps Empédocle d'Agrigente s'illustra dans l'étude de la philosophie naturelle, il est certain qu'à cette époque les Romains, voulant avoir des lois écrites, créèrent les décemvirs ; que ces magistrats publièrent d'abord dix tables auxquelles ils en ajoutèrent bientôt deux autres. Ensuite commença, dans la Grèce, vers l'an trois cent vingt-trois depuis la fondation de Rome, la guerre du Péloponnèse, dont Thucydide a écrit l'histoire. Cette date correspond à la dictature d'Olus Postumius Tubertus, qui fit tomber sous la hache la tête de son fils, pour avoir combattu contre ses ordres. Le peuple romain et les Fidénates étaient déjà en état d'hostilité. Alors florissaient Sophocle et Euripide, poètes tragiques ; Hippocrate médecin ; Démocrite, philosophe ; Socrate, Athénien, né après eux, mais quelque temps leur contemporain. Tandis que les tribuns militaires jouissaient de la puissance consulaire dans la République romaine, vers l'an quatre cent sept de la fondation de Rome, les trente tyrans étaient imposés à Athènes par les Lacédémoniens ; et Denys l'Ancien installait la tyrannie en Sicile. Quelques années après, Socrate fut condamné à mort par les Athéniens, et but la ciguë dans sa prison. A la même époque à peu près, M. Furius Camillus fut dictateur à Rome et prit Véies. La guerre contre les Sénonais ne tarda pas à éclater ; puis les Gaulois prirent Rome, moins le Capitole. Peu de temps après, Eudoxe, astrologue, se rendit célèbre en Grèce ; les Lacédémoniens furent vaincus près de Corinthe par les Athéniens, que commandait Phormion ; et M. Manlius, qui avait repoussé les Gaulois au moment où ils allaient s'emparer par surprise du Capitole, fut convaincu d'avoir aspiré à la royauté, condamné à mort, et, selon M. Varron, précipité du haut de la roche Tarpéienne, ou, selon Cornélius Népos, mis à mort à coups de verges. C'est à cette même année, la septième depuis la délivrance de Rome, que l'histoire a fixé la naissance du philosophe Aristote. Quelques années après la guerre contre les Sénonais, les Thébains, sous la conduite d'Épaminondas vainquirent les Lacédémoniens à Leuctres ; et peu après, à Rome, la loi de Licinius Stolon permit aux plébéiens de briguer le consulat, tandis qu'auparavant les consuls ne pouvaient être que dans les familles patriciennes. Vers l'an quatre cents de la fondation de Rome, Philippe, fils d'Amyntas, père d'Alexandre, monta sur le trône de Macédoine, et Alexandre vint au monde ; peu après, le philosophe Platon se rendit à la cour de Denys le Jeune, tyran de Sicile ; et à quelque temps de là, Philippe gagna sur les Athéniens la fameuse bataille de Chéronée. L'orateur Démosthène, au moment du combat, chercha son salut dans la fuite ; quand on lui reprocha sa lâcheté, il répondit par ce vers si connu : "Le guerrier qui s'enfuit pourra combattre encore". Ensuite Philippe est assassiné ; Alexandre, devenu roi, passe en Asie, et subjugue les Perses et l'Orient. Un autre Alexandre, surnommé Molosse, vient en Italie faire la guerre au peuple romain : car déjà le nom romain commençait à se répandre avec éclat chez les nations étrangères. Mais cet Alexandre mourut avant d'avoir rien pu entreprendre. Nous savons qu'il dit en passant en Italie, qu'il allait combattre dans les Romains une nation d'hommes, tandis que le Macédonien était allé combattre dans les Perses une nation de femmes. L'Alexandre macédonien soumit la plus grande partie de l'Orient, et mourut après un règne de onze ans. Aristote et Démosthène ne tardèrent pas à le suivre au tombeau. Vers ce temps, le peuple romain soutint contre les Samnites une guerre longue et acharnée : les consuls Tib. Véturius et Sp. Postumius, enveloppés dans une position désavantageuse près de Caudium par les Samnites, passèrent sous le joug, et acceptèrent, pour se retirer, un traité honteux : aussi le peuple romain les fit-il livrer par les féciaux aux Samnites, qui ne les reçurent pas. L'an quatre cent soixante-dix de la fondation de Rome, commença la guerre contre le roi Pyrrhus. A cette époque, Épicure d'Athènes et Zénon de Citium étaient célèbres dans la philosophie, pendant que C. Fabricius Luscinus et Q. Aemilius Papus étaient censeurs à Rome, et chassaient du sénat P. Cornélius Rufinus, qui avait été deux fois consul et dictateur : le motif de cette flétrissure fut qu'on avait trouvé chez lui dix livres d'argenterie de table. L'an quatre cent-quatre-vingt-dix environ de la fondation de Rome, sous le consulat d'Appius Claudius, surnommé Caudex, frère d'Appius l'Aveugle, et de M. Fulvius Flaccus, commença la première guerre punique ; et peu de temps après, le poète Callimaque, de Cyrène, se rendit célèbre à Alexandrie, à la cour du roi Ptolémée et un peu plus de vingt ans après, la paix fut conclue avec Carthage, sous le consulat de Claudius Centon, fils d'Appius l'Aveugle, et de M. Sempronius Tuditanus ; et le poète L. Livius apprit aux Romains l'art dramatique, cent soixante ans et plus après la mort de Sophocle et d'Euripide, cinquante-deux environ après celle de Ménandre. A Claudius et à Tuditanus succèdent Q. Valérius et C. Manilius. M. Varron nous apprend, au livre premier de son ouvrage intitulé des Poètes, que le poète Q. Ennius vint au monde sous le consulat de ces derniers, et qu'il écrivit sa douzième Annale à l'âge de soixante-sept ans, ainsi qu'il l'y rapporte lui-même. L'an de Rome cinq cent dix-neuf, Sp. Carvilius Ruga fut le premier Romain qui fit divorce, de l'avis de ses amis, parce que sa femme était stérile, et après avoir juré devant les censeurs qu'il ne s'était marié que pour avoir des enfants. La même année, le poète Cn. Névius fit représenter des pièces de théâtre devant le peuple. M. Varron, au livre premier des Poètes, assura qu'il servit dans la première guerre punique, et que lui-même en fait mention dans son poème sur cette guerre. Mais Servius dit que ce fut Porcius Licinius qui le premier cultiva la poésie à Rome, comme on le voit par ces vers : "Pendant la seconde guerre punique, la muse aux pieds ailés descendit dans l'altière et belliqueuse cité de Romulus". Environ quinze ans après, on reprit la guerre contre les Carthaginois ; bientôt M. Caton et Plaute fleurirent, l'un comme orateur dans l'État, l'autre comme poète sur la scène. A la même époque, les Athéniens députèrent au sénat du peuple romain pour une négociation publique, Diogène le stoïcien, Carnéade l'académicien, et Critolaüs le péripatéticien. A quelque temps de là, on voit briller Q. Ennius et Cécilius, puis Térence, et Pacuvius un peu après; dans la vieillesse de Pacuvius, Attius et Lucillus, plus illustre qu'eux tous par la critique qu'il fit de leurs poésies. Mais je suis allé trop loin : je m'étais proposé de fermer mon catalogue à la seconde guerre punique.