[14,0] LIVRE QUATORZIÈME. [14,1] I. Dissertation du philosophe Favorinus contre ces charlatans appelés Chaldéens qui font profession de lire les destinées humaines dans les rapports et les mouvements des astres. J'ai un jour entendu, à Rome, le philosophe Favorinus disserter en langue grecque, avec autant de clarté que d'élégance, contre ces charlatans qui sous le nom de Chaldéens et de généthliaques, se vantent de pouvoir révéler l'avenir d'après le mouvement et la position des astres. Était-ce pour exercer et montrer son talent, ou parce que telle était son opinion sérieuse et réfléchie ? je ne saurais le dire ; toujours est-il qu'en sortant je me hâtai d'écrire les principaux points et arguments de la discussion, aussi fidèlement que je pus me les rappeler. Les voici à peu près : Cette science des Chaldéens, disait-il n'est pas aussi ancienne qu'ils veulent le faire croire, et ne remonte pas à ceux qu'ils en donnent comme les auteurs et les maîtres : l'invention de tout cet amas de prestiges et de fourberies appartient à des gens sans aveu qui demandent à un art mensonger du pain et de l'argent. Ils ont d'abord remarqué que sur la terre certaines choses subissent l'influence du ciel ; que l'océan, par exemple, croît et décroît alternativement, selon les phases diverses de la lune, et ils ont conclu de ce phénomène que, petits et grands, tous les événements d'ici-bas sont enchaînés aux étoiles, et en suivent facilement les mouvements : conséquence tout à fait ridicule et déraisonnable ; car, de ce que les fluctuations de l'océan correspondent aux variations de la lune, peut-on induire, par exemple, que le jugement du procès d'un particulier avec les riverains pour un cours d'eau, avec un voisin pour un mur mitoyen, soit inscrit dans le ciel ? Admettons néanmoins que les choses terrestres soient réglées par une puissance divine ; la brièveté de la vie peut-elle permettre à l'esprit de l'homme, quelque vaste qu'on le suppose, d'embrasser et de sonder ces rapports du ciel et de la terre ? Il hasardera quelques conjectures g-pachymeresteron, pour employer l'expression de Favonius, sans s'appuyer sur aucune donnée scientifique ; tout sera incertain, vague, contraire, comme la vue des objets qu'un grand intervalle confond et nous dérobe. La principale différence entre les dieux et les hommes serait anéantie, s'il était donné aux hommes de prévoir aussi l'avenir. D'ailleurs les observations astronomiques elles-mêmes, cette prétendue base de leur science, sont loin d'être bien assises. Si les premiers Chaldéens, au milieu de leurs vastes plaines, ont, d'après l'examen du mouvement et du parcours, des séparations ou des conjonctions des étoiles, conclu certains rapports, exercez leur science, mais seulement sous la même latitude. Appliqué sous des latitudes différentes, le système des Chaldéens n'est plus qu'une hypothèse. Qui ne voit, en effet, l'infinie variété de parties et de cercles que produit dans le ciel la forme inclinée et convexe du monde ? Les étoiles, dont l'influence règle, suivant eux, les destins du ciel et de la terre, n'envoient pas partout à la fois le froid ou le chaud, mais varient la température selon les lieux, et, au même instant, produisent ici le calme, ailleurs les orages. Pourquoi donc leur action sur les événements ne serait -elle pas différente en Chaldée et en Gétulie, sur les bords du Nil et du Danube ? Quelle inconséquence, de croire que l'atmosphère change d'état et de nature selon les latitudes, et que les étoiles nous envoient toujours des présages uniformes sur les choses humaines, de quelque point de la terre qu'on les observe ! Enfin, ne faut-il pas s'étonner de voir tenir pour certain que les étoiles qu'on appelle communément "erraticae", planètes, et que Nigidius nomme "errones", que ces étoiles, dis-je, observées par les Chaldéens et les Babyloniens, ou, si l'on veut, par les Égyptiens, ne sont pas en plus grand nombre, qu'on ne le dit. Peut-être existe-t-il d'autres planètes, sans la connaissance desquelles la science ne peut être qu'incertaine et incomplète, mais que l'excès de leur éclat ou de leur éloignement ne permet pas à l'œil de distinguer. Certains astres, visibles de certaines parties de la terre et connus des habitants de ces contrées, sont invisibles et entièrement inconnus au reste des hommes. Admettons cependant qu'on ait dû se contenter des étoiles des Chaldéens et de leur point de vue exclusif, quel a été le terme assigné à l'observation ? Quel espace de temps a-t-on jugé suffisant pour déterminer les présages attachés à leur réunion, leurs révolutions ou leur passage ? L'astrologie a sans doute procédé ainsi : on a d'abord observé l'état, la figure, la position des étoiles à la naissance de tel homme, ensuite, depuis ce premier moment jusqu'à la fin de sa vie, on a remarqué sa fortune, ses mœurs, son naturel, les circonstances au milieu desquelles il s'est trouvé, on a pris note de toutes ces choses à mesure qu'elles se sont produites, et de cette observation particulière, on a conclu qu'un homme quelconque, né longtemps après, sous les mêmes phénomènes célestes, aurait la même destinée. Or, si tel a été le mode d'observation adopté pour fonder l'art de l'astrologie, l'épreuve n'a pas été suffisante. Combien d'années, en effet, ou plutôt combien de siècles ne faut-il pas pour pouvoir, d'après les mêmes phénomènes, vérifier la première observation ? Tous les astrologues s'accordent à reconnaître qu'il faut une suite d'années innombrable et presque infinie pour retrouver, dans la même situation respective qu'à leur point de départ, les étoiles dites planètes, qui gouvernent fatalement le monde : il n'est pas d'observations qui aient pu se continuer, pas de livre qui ait pu en garder la trace et le souvenir aussi longtemps. Il est encore un fait dont il faut bien, après tout tenir compte : au moment de la conception, les constellations ne sont pas les mêmes qu'à l'époque de notre naissance, dix mois plus tard : comment donc donner ces pronostics contradictoires pour le même individu, si comme le soutiennent les astrologues, nos destinées varient selon la disposition et le mouvement des mêmes étoiles ? Déjà même, à l'époque du mariage et de la cohabitation des époux, la position fatale des astres a dû décider du caractère et du sort des enfants à naître. Que dis-je ? Bien avant même la naissance du père et de la mère, on a dû tirer de leur horoscope celui des enfants qu'ils mettraient un jour au monde, et, ainsi de suite, en remontant indéfiniment : de telle sorte que, si leur science a quelque fondement de vérité, cent siècles avant nous, ou plutôt depuis la formation du ciel et de la terre jusqu'à nos jours, les astres ont pu, par signes successifs et se renouvelant de génération en génération, présager la destinée de tout enfant qui naît aujourd'hui, mais comment croire que la disposition de chaque étoile ne soit destinée qu'à déterminer le sort d'un seul homme et que cette disposition ne se représente qu'après une immense étendue de siècles, tandis que, à chaque génération et, par conséquent, à de très courts intervalles, les signes d'une personne se renouvellent et se compliquent indéfiniment, toujours les mêmes, sous des constellations toujours différentes ? Si cela est possible, s'il est nécessaire d'observer ces présages divers depuis les temps les plus reculés pour connaître le sort de ceux qui naîtront un jour, cette diversité jette le trouble dans les observations et confond tous les calculs de la science. Favorinus aurait encore pardonné aux astrologues leur opinion sur les accidents qui nous viennent du dehors ; mais il ne leur pardonnait pas d'y subordonner la pensée de l'homme, sa volonté, ses caprices, ses désirs et ses répugnances, les élans inattendus et les retours non moins soudains de l'âme qui, dans les plus petites choses, nous portent vers un objet ou nous en détournent. Ainsi, disait-il, vouloir aller au bain, puis ne plus vouloir, puis vouloir encore, tout cela n'est pas le résultat d'une volonté inconstante et capricieuse, mais d'une rotation nécessaire avec les astres errants ; les hommes ne sont plus, comme l'on dit, des animaux raisonnables, mais des jouets, de ridicules marionnettes, sans spontanéité, sans liberté, que les étoiles mènent et dirigent à leur gré. Si l'on a pu prédire, comme ils l'affirment qui du roi Pyrrhus ou de Manius Curius remporterait la victoire, qu'ils osent donc nous dire qui gagnera dans cette partie de dés, de dames ou d'échecs ? Est-ce qu'ils savent les grandes choses et ignorent les petites ? les petites sont-elles moins perceptibles que les grandes ? S'ils revendiquent les événements importants comme plus apparents et plus faciles à percevoir, je leur demanderai alors ce que, au milieu du vaste spectacle de l'univers et des œuvres admirables de la nature, nos intérêts si mesquins et nos destinées si courtes peuvent leur offrir de grand ? Je leur adresserai encore une autre question : Si l'instant où l'homme naissant reçoit sa destinée est si court et si rapide, que plusieurs ne peuvent voir le jour au même instant, sous la même influence manifeste, pour le même avenir ; si, pour cette raison, deux jumeaux même sont prédestinés à un sort différent, puisqu'ils ne sont pas venus au monde dans le même instant, par quel moyen, par quelle divination, je le demande, pourront-ils calculer, distinguer cet instant, qui vole et échappe même à la pensée ? N'avouent-ils pas que, dans la succession précipitée des jours et des nuits, les plus courts moments enfantent de grands changements ? Enfin, que pourrait-on dire contre ce fait, que des individus de tout âge et de tout sexe, nés sous des mouvement planétaires différents, dans des régions très éloignées l'un de l'autre, périssent tous ensemble, en même temps et de la même mort, dans un abîme, sous les ruines d'un édifice, dans le sac d'une ville ou le naufrage d'un même vaisseau : ce qui n'arriverait jamais assurément, si la destinée particulière de chaque personne dépendait de l'instant de sa naissance ? Dira-ton que, si ces personnes sont nées à des époques différentes, un même concours de planètes a pu amener postérieurement, dans leur vie et leur mort, quelque ressemblance et quelque égalité ? Mais pourquoi n'en résulterait-il jamais une entière conformité ? Pourquoi un même concours de planètes ne donnerait-il pas à la fois plusieurs Socrates, plusieurs Aristons, plusieurs Platons dont la nature, le corps, l'esprit, les mœurs, la vie et la mort seraient en tout semblables ? Cela est tout à fait impossible : donc ce moyen est insuffisant pour expliquer comment la mort est la même après que la naissance ne l'a pas été. Favorinus consentait, du reste, à faire grâce aux Chaldéens de cette autre question : Si l'homme, la vie, la mort et tous les événements ont leur causes, leur raison et leur temps arrêtés dans le ciel et parmi les astres, que dire des mouches, des vermisseaux, des hérissons et de mille très petits animaux qui vivent sur la terre et dans la mer ? Les mêmes lois président-elles à leur naissance et à leur mort ? Voilà ce que les astrologues obligés de reconnaître ou que les destinées des grenouilles et des moucherons dépendent aussi des mouvements des corps célestes ; ou, s'ils exceptent les animaux, d'expliquer pourquoi les astres ont une action sur l'homme et n'en ont pas sur les autres êtres. Pour moi, à peine ai-je sans ordre, d'un style sec et maigre, effleuré ces arguments. Favorinus, au contraire (grâce à son talent, grâce aussi à la force et à la richesse de la langue grecque), les développait avec agrément, éclat, abondance. Parfois il nous avertissait de bien nous tenir sur nos gardes, pour ne pas nous laisser séduire par quelques vérités que ces hypocrites sèment de temps à autre au milieu de leurs mensonges. Ils disent ce qu'ils n’ont ni compris, ni défini, ni perçu ; on croit les voir, dans le labyrinthe glissant de leurs conjectures, s'avancer pas à pas entre le vrai et le faux, comme s'ils marchaient au milieu des ténèbres ; et, tantôt à force de tâtonnements, ils tombent sur la vérité, inopinément et sans le savoir ; tantôt, profitant de l'excessive crédulité de ceux qui les consultent, ils arrivent adroitement jusqu'à la vérité : aussi le passé les embarrasse-t-il moins que l'avenir. D'ailleurs ces vérités, qu'ils doivent au hasard ou à la ruse, sont à leurs mensonges dans le rapport d'un à mille. Ces raisonnements, que j'entendis faire à Favorinus, trouvent appui dans plusieurs passages de nos vieux poètes, qui tous s'élèvent contre cet art de fraude et de mensonge. En voici un de Pacuvius : S'il est des hommes qui prévoient l'avenir, ils sont égaux à Jupiter. En voici un autre d'Attius : Je ne crois point aux augures qui enrichissent de paroles les oreilles d'autrui, pour emplir d'or leurs maisons. A l'exemple de ces poètes, Favorinus voulait détourner la jeunesse du commerce des généthliaques et de tous les charlatans de cette espèce, qui s'attribuent l'art merveilleux de connaître et de prévenir et, pour prouver qu'on ne doit jamais les consulter. Il concluait ainsi : Ils vous prédiront ou des biens ou des maux. Dans le premier cas, s'ils se trompent, une vaine attente vous rendra malheureux ; dans le second, s'ils se trompent aussi, une vaine crainte vous rendra encore malheureux. Leurs prédictions sont-elles justes, mais défavorables, vous êtes malheureux par la pensée avant de l'être par le destin ; favorables, si elles viennent à se réaliser, il en résultera un double désavantage : l'attente vous fatiguera par les incertitudes, et lorsque le bonheur viendra, ce ne sera plus qu'un fruit flétri par l'espérance. Il ne faut donc jamais hanter les gens qui prédisent l'avenir. [14,2] II. Dissertation de Favorinus, consulté par moi, sur les devoirs du juge. Lorsque pour la première fois je fus mis par les préteurs au nombre des juges, pour rendre ce qu'on appelle des jugements privés, je commençai par rassembler tous les ouvrages grecs et latins qui traitent des devoirs du juge. Jeune encore, et laissant les fables de la poésie et les déclamations de l'école, pour monter sur un tribunal, je voulus apprendre les devoirs de ma charge auprès de ces maîtres muets : car il y avait disette d'enseignement de vive voix. Pour les remises à ordonner, l'ajournement des parties devant le magistrat, et plusieurs autres formes consacrées par la loi, je trouvais bien conseil et appui dans la loi Julia dans les livres de Massurius Sabinus et autres jurisconsultes mais ces guides ne me furent d'aucun secours pour sortir de la perplexité où la nature compliquée des affaires et le conflit de raisons contraires jettent ordinairement le juge. Car, s'il doit avant tout prendre conseil de la cause qui lui est soumise, il est cependant des préceptes et des principes généraux qu'il est bon de connaître à l'avance pour faire face aux difficultés inattendues, qui peuvent naître des débats. Voici, par exemple, l'embarras inextricable où je me suis trouvé. On réclamait un jour par devant moi une somme d'argent comptée et délivrée, disait on ; mais le demandeur n'établissait sa créance ni par titres ni par témoins, et s'appuyait sur de très faibles arguments. Il était du reste, avéré que c'était un très honnête homme ; sa bonne foi était reconnue et éprouvée, sa vie entière irréprochable; on citait même en sa faveur des traits remarquables de probité et de loyauté. Au contraire, le demandeur était un homme de mauvais aloi, d'une conduite honteuse et déshonorante, mille fois convaincu de mensonges, tout plein de fraudes et de perfidies ; il ne cessait néanmoins de crier avec ses nombreux amis, que l'on devait constater le prêt, devant moi, par les preuves ordinaires, le déboursé, les livres de compte, l'exhibition du chirographe, le sceau des tablettes, l'affirmation des témoins ; aucune de ces preuves n'étant produite, on devait le mettre hors de cause, et condamner son adversaire comme calomniateur ; tout ce qu'on pouvait dire sur la vie de l'un et de l'autre devait être considéré comme non avenu ; ils étaient ici devant un juge privé, pour une réclamation pécuniaire, et non devant les censeurs, pour une question de mœurs. Les amis, dont j'avais requis l'assistance, étaient des hommes d'expérience, habitués au patronage et versés dans les affaires ; mais, préoccupés des causes nombreuses qui les appelaient ailleurs, ils disaient qu'il n'y avait pas lieu de siéger plus longtemps ; on devait, sans hésiter, renvoyer le défendeur, puisque le prêt n'était établi par aucune preuve légale. Pour moi, en mettant ces deux hommes en parallèle, l'un honnête, l'autre infâme, perdu de mœurs et de réputation, je ne pus me résoudre à donner gain de cause à celui-ci. J'ajourne donc, et, en toute hâte, je quitte mon siège pour me rendre auprès du philosophe Favorinus, que je suivais alors à Rome avec assiduité ; je lui expose tout au long l'affaire et les débats, et je le prie de m'aider à sortir de doute, et de m'éclairer pour l'avenir sur les règles à suivre dans mes fonctions de juge. Favorinus approuva d'abord mes scrupules et mon hésitation, puis : Le point, dit-il sur lequel vous me consultez peut sembler peu important ; mais si vous me demandez de vous faire connaître l'ensemble des devoirs du juge, ce n'en est ni le lieu ni le temps ; c'est là un sujet plein de difficultés, un labyrinthe où l'on s'égare, à moins d'une attention vigilante et d'une grande circonspection. En effet (pour ne toucher que quelques points principaux), voici la première question qui se présente sur les devoirs du juge : Si le juge connaît la vérité sur le fait qui se débat à son tribunal; si, avant les plaidoiries et l'introduction de l'instance, elle lui a été démontrée, à lui personnellement, d'une manière évidente, à l'occasion d'une autre affaire ou par cas fortuit, et que cependant les débats ne fournissent aucune preuve devra-t-il juger d'après les notions qu'il avait avant l'audience ou seulement sur celles qui y ont été apportées ? On s'est encore demandé si un juge devant qui une affaire a été plaidée, et qui aurait moyen de tout arranger à l'amiable, peut décemment oublier un moment sa qualité de juge, pour prendre le rôle d'ami commun et de pacificateur. Mais voici une question plus épineuse et plus sujette à controverse : Un juge, pendant les débats, peut-il dire et demander ce qui lui paraît nécessaire, quand la partie intéressée à le dire ou à le demander ne le fait pas ? C'est, dit-on, agir en défenseur et non en juge. On n'est pas, non plus, d'accord sur ce point : Rentre-t-il dans les habitudes et les devoirs du juge d'arracher et retenir la vérité d'une affaire qu'il instruit par des interpellations continuelles, en sorte que, même avant le jugement, son langage du moment, confus et divers, selon les impressions qu'il subit tour à tour, suffit pour révéler sa pensée intime ? Les juges qui passent pour prompts et vifs pensent que le magistrat n'a pas d'autre moyen pour arriver à la découverte de la vérité que de manifester sa pensée et surprendre celle du plaideur par des questions fréquentes et des interpellations nécessaires. Ceux, au contraire qui passent pour calmes et graves, n'admettent pas que le juge doive, avant la décision, dans le cours des débats, à chaque impression qu'il éprouve, laisser voir son opinion. Il en résulte, disent-ils, que les mouvements de l'âme se modifiant avec les arguments qui se produisent, il semble, dans la même cause et presque au même moment, changer plusieurs fois de manière de dire et de penser. Plus tard, quand nous en aurons le loisir, continua Favorinus, je verrai à vous donner mon opinion sur ces difficultés et autres semblables que présente le ministère du juge ; nous passerons en revue les préceptes d'Elius Tubéron, dont j'ai lu tout récemment le traité sur ce sujet. Quant à la réclamation pécuniaire dont vous me parlez, je vous conseille de suivre l'avis du sage M. Caton. Dans son plaidoyer pour L. Turius contre Cn. Gellius, il dit que, dans le cas où le bon droit ne peut être établi ni par titres ni par témoins, le juge doit se conformer à l'usage de nos pères, et vérifier lequel des plaideurs est le plus probe; que s'il y a égalité en bien ou en mal, il doit ajouter foi au défendeur et lui donner gain de cause. Or, dans le procès qui vous embarrasse, le demandeur est un homme d'une probité incontestable, le défendeur un fripon, et il n'y a de témoins de part ni d'autre ; allez donc, croyez à l'affirmation du premier : condamnez le second, puisque vous dites qu'on ne saurait établir entre eux la balance, et que le demandeur est le plus estimable. Tel fut le conseil, digne d'un philosophe, que me donna Favorinus. Toutefois, je regardai comme une entreprise peu compatible avec mon âge et mon insuffisance d'oser condamner sur les mœurs des parties et non sur les preuves du fait, sans pouvoir en même temps me résoudre à donner gain de cause au défendeur ; je déclarai donc que l'affaire n'était pas pour moi, et c'est ainsi que je me débarrassai de cette décision. Voici les paroles de M. Caton, auxquelles faisait allusion Favorinus : « Pour moi, voici ce que je sais de nos pères : s'agissait-il de décider entre deux plaideurs au sujet d'une dette contractée sans témoins; si l'un valait l'autre en bien ou on mal, on croyait de préférence le défendeur. Supposons maintenant que Gellius eût ainsi stipulé de Turius : Si Gellius n'était pas plus honnête que Turius. Personne, ce me semble, ne serait assez dépourvu de sens pour juger Gellius plus honnête que Turius ; et s'il ne l'est pas, il faut plutôt croire celui qui est attaqué. » [14,3] III. Si Xénophon et Platon ont été rivaux et ennemis. Les auteurs qui ont écrit avec le plus d'exactitude de la vie et des mœurs de Xénophon et de Platon ont pensé qu'ils n'étaient pas, au fond de l'âme, restés inaccessibles à l'inimitié et à la jalousie à l'égard l'un de l'autre. Ils ont tiré leurs preuves ou plutôt leurs conjectures des écrits de ces philosophes. Les voici à peu près : Platon, dans ses nombreux ouvrages, ne fait jamais mention de Xénophon, ni Xénophon de Platon ; cependant l'un et l'autre, et surtout Platon dans ses dialogues, nomment un grand nombre de disciples de Socrate. Autre preuve d'une disposition naturellement peu bienveillante, c'est que Platon ayant composé son illustre ouvrage sur la meilleure des Républiques et le meilleur gouvernement d'une cité, Xénophon critiqua indirectement deux livres à peu près, les premiers qui parurent, en leur opposant le plan d'une monarchie dans sa Cyropédie. Ce procédé et cet écrit blessèrent tellement Platon, que, dans un de ses ouvrages, ayant à parler de Cyrus il écrivit, pour rendre la pareille à Xénophon et déprécier son livre, que ce prince avait été sans doute brave et courageux, mais qu'il avait péché par l'éducation. Platon, en effet, a dit cela de Cyrus. A ces preuves en ajoute encore celle-ci, tirée de l'ouvrage où Xénophon rapporte les paroles et actions mémorables de Socrate. Selon lui, jamais ce philosophe n'a discuté ni sur l’astronomie ni sur la physique; jamais il n'a touché ni approuvé l'étude des autres sciences que les Grecs appellent mathématiques, et qui ne contribuent ni à la sagesse ni au bonheur : c'est donc mentir sans scrupule, que d'attribuer à Socrate des discussions sur ces matières. Évidemment, dit-on, Xénophon aurait en vue Platon, puisque, dans ses dialogues, Socrate parle physique, musique et géométrie. Si l'on peut admettre ou soupçonner de telles idées dans des hommes aussi sages et aussi graves, je ne pense pas qu'il faille les attribuer à la haine, à l'envie, à une rivalité ambitieuse de gloire, passions étrangères à la philosophie ; or tous deux ont, de l'avis général, été de grands philosophes. D'où vient donc l'opinion reçue ? La voici sans doute : la parité des talents, l'égalité de mérite même en l'absence de toute pensée et de toute intention d'antagonisme offre le plus souvent l'apparence de la rivalité. En effet, quand deux ou plusieurs hommes de génie, célèbres dans le même art, jouissent d'une réputation égale ou presque égale, les partisans des uns et des autres exaltent à l'envi leur mérite et leur gloire. Bientôt l'ardeur qui anime les combattants gagne les chefs eux-mêmes; leurs efforts tendent au même but et si le succès est égal, ou la victoire douteuse, ils encourent le soupçon de rivalité par la faute de leurs partisans et non par la leur. Voilà pourquoi Xénophon et Platon, ces deux brillants héritiers de Socrate et de sa douce philosophie, ont paru rivaux : d'autres discutaient leur supériorité ; et puis, quand deux gloires contemporaines s'élèvent parallèlement, elles offrent toujours l'apparence d'ambitions rivales. [14,4] IV. Admirable portrait de le Justice par Chrysippe. C'est vraiment avec autant d'éclat que de justesse que Chrysippe, dans le premier livre de son ouvrage sur le Beau et l'Agréable, a peint la bouche, les yeux, le visage entier de la Justice sous des couleurs sévères et nobles. Il a donné le portrait de la Justice, que d'ordinaire les peintres et les rhéteurs anciens représentent, dit-il, à peu près ainsi : taille et traits de jeune fille, air fier et formidable, regard perçant, tristesse noble et digne, aussi éloignée de la bassesse que de l'orgueil. Par cette peinture allégorique, il a voulu nous faire comprendre que le sage, ce prêtre de la justice, doit être grave, saint, sévère, incorruptible, inaccessible à la flatterie, sans miséricorde ni pitié sur les méchants et les coupables, altier, ferme, énergique, imposant de toute la force, de toute la majesté de la vérité et de l'équité. Voici comment s'exprime Chrysippe en parlant de la Justice : "On la dit vierge, symbole de la pureté ; on dit qu'elle ne parle jamais aux méchants, qu'elle n'écoute ni douces paroles, ni supplications, ni prières, ni flatteries, ni rien de semblable : par conséquent, on la dépeint sombre, le front tendu et contracté, regardant de travers, afin d'effrayer les méchants et de rassurer les bons, montrant à ceux-ci un visage bienveillant, et à ceux-là un visage hostile". J'ai cru devoir citer ce passage, pour mettre le lecteur à même de l'apprécier et de le juger ; car certains disciples d'une philosophie efféminée me l'entendant lire un jour, prétendirent que c'était là le portrait de la Cruauté, et non de la Justice. [14,5] V. Récit d'une vive dispute de deux célèbres grammairiens de Rome sur la vocatif d'egregrius. Fatigué d'une longue méditation, je me promenais un jour dans le champ d'Agrippa, pour me délasser et reposer l'esprit. Le hasard m'y fit rencontrer deux grammairiens, très renommés à Rome, et j'assistai à une discussion des plus vives. L'un soutenait quo le vocatif d'egregius, choisi, distingué, était egregi l'autre egregie. Voici les raisons de celui qui se prononçait pour egregi . Les noms ou les vocables, disait-ils, terminés au nominatif singulier en us, et dont la dernière syllabe est précédée de la lettre i, prennent tous au vocatif la désinence i : ainsi Coelius, Coeli, Célius ; modius, modi, modius, mesure de capacité ; tertius, terti, troisième ; Accius, Acci, Accius ; Titius,Titi, Titius, et autres ; de même egregius, dont la dernière syllabe au nominatif est us, précédé de le lettre i, doit avoir le vocatif en i, et faire egregi, et non egregie. En effet, dans diuus, Dieu ; riuus, ruisseau ; cliuus, pente, la dernière syllabe n'est pas us, mais uus, syllabe pour laquelle on a imaginé la lettre f, appelé digamma. - Egregie grammatice, grammairien distingué, repartit l'autre, ou, si tu le préfères, egregiissime, très distingué, dis-moi, je te prie, inscius, qui ne sait pas ; et impius, impie ; et sobrius, sobre ; et ebrius, ivre ; et proprius, propre ; et propitius, propice ; et anxius, inquiet ; et contrarius, contraire, terminés en ius, comment font-ils au vocatif ? En vérité, je n'ose les énoncer suivant ta règle. L'adversaire, déconcerté par cette grêle de citations, garda quelque temps le silence ; mais bientôt, reprenant ses esprits, il continua de défendre la règle qu'il avait établie, en ajoutant que proprius, propitius, anxius et contrarius devaient avoir le même vocatif que aduersarius, adversaire, et extrarius, extérieur ; que même pour inscius, impius, ebrius et sobrius, il serait plus conforme à la règle de terminer ce cas par un i, quoique cette désinence choquât un peu l'usage. La discussion se prolongeant outre mesure, je ne crus pas qu'elle valût la peine d'être entendue plus longtemps, et je les laissai crier et se débattre. [14,6] VI. De l'érudition spéciale, mais sans utilité ni agrément ; et, par occasion, du changement des noms de quelques villes et pays. Je veux, me dit un ami, littérateur assez distingué, qui avait passé une grande partie de sa vie au milieu des livres, je veux pour ma part, contribuer à enrichir tes Nuits; et, à l'instant, il me remet un volume énorme où, selon son expression, la science débordait en tous genres, fruit de lectures nombreuses, variées, rares ; je pouvais à discrétion y puiser des choses dignes de la postérité. Je le prends avec un empressement avide, comme si j'avais trouvé la corne d'abondance, et je m'enferme le plus secrètement que je puis pour lire sans témoins. Que trouvai-je, ô Jupiter ! ô prodige ! Quel était le nom du premier qui fut appelé grammairien ; combien on compte de Pythagores, d'Hippocrates célèbres ; quelle description Homère fait de la grande porte de la maison d'Ulysse; pourquoi Télémaque, couché à côté de Pisistrate, le réveilla d'un coup de pied, au lieu de le toucher de la main ; dans quelle sorte de prison Euryclée enferma Télémaque, pourquoi le poète grec n'a pas connu la rose et a connu l'huile de rose. Puis venaient les noms des compagnons d'Ulysse, enlevés et déchirés par Scylla ; on y discutait si Ulysse avait erré sur la mer Extérieure comme le veut Aristarque, ou sur la mer Intérieure comme le veut Cratès. J'y appris quels sont dans Homère les vers qui renferment le même nombre de lettres, ceux qui sont acrostiche ; quel est le vers où chaque mot augmente d'une syllabe ; pourquoi il a dit que les brebis font trois petits par an ; si, des cinq parties qui composent le bouclier d'Achille, celle qui est d'or occupe le milieu ou les bords. J'appris encore quelles sont les villes et les contrées dont les noms ont changé ; que la Béotie fut originairement appelée Aonie ; l'Égypte, Aéria ; la Crète, Aéria pareillement ; l'Attique, Acté, et dans Homère Acta ; Corinthe, Éphyre ; la Macédoine, Hémathie ; la Thessalie, Hémonie ; Tyr, Sarra; la Thrace, Sithion ; Sestos, Posidonium. Ce livre renfermait mille autres choses de cette importance. Je me hâtai de le rendre, en disant : « Profite toi-même, ô le plus savant des hommes, de ta vaste érudition ; garde ce volume précieux dont mon pauvre livre n'a que faire. Mes Nuits, que j'ai voulu enrichir et orner, ont pour unique objet l'application de ce vers d'Homère, que Socrate aimait, disait-il, par-dessus tout : Tout ce qui s'est fait de bon et de mauvais dans le palais. [14,7] VII. Mémoire isogogique remis par M. Varron à Cn. Pompée, désigné consul pour la première fois, et traitant de la manière de présider le sénat. Pompée fut désigné consul pour la première fois avec M. Crassus. Sur le point d'entrer en fonctions, Pompée, qu'une vie passée dans les camps avait laissé dans l'ignorance sur la manière de présider le sénat et l'administration des affaires civiles, pressa M. Varron, son ami, de composer un traité isagogique (c'est ce nom que lui donne l'auteur, où il pût apprendre ce qu'il devait faire et dire en consultant le sénat.) L'ouvrage écrit sur ce sujet pour Pompée est perdu, comme Varron nous l'apprend lui-même dans le quatrième livre des Questions traitées par lettres, adressées à Oppien. Dans ces lettres, pour réparer la perte du traité, il donne de nombreuses instructions sur le même sujet. Il commence par indiquer les magistrats qui, selon la coutume de nos pères, avaient le droit de convoquer le sénat. C'étaient les dictateurs, les consuls, les préteurs, les tribuns du peuple, l'interroi, le préfet de la ville. Nul autre qu'eux n'avait le droit de provoquer un sénatus-consulte. S'il arrivait que tous ces magistrats se trouvassent en même temps à Rome, le premier, dans l'ordre qu'on vient de voir, avait le privilège de consulter le sénat. Puis il ajoute que les tribuns militaires, appelés extraordinairement à remplacer les consuls, les décemmvirs investis de la puissance consulaire, les triumvirs élus pour constituer la République, pouvaient exercer le même droit. Il parle ensuite des oppositions, et nous enseigne que ceux-là seuls pouvaient s'opposer à la délibération du sénat, dont l'autorité était égale ou supérieure aux magistrats qui voulaient l'assembler. Il traite aussi des lieux consacrés par la loi aux assemblées du sénat, il établit qu'un sénatus-consulte était illégal, s'il n'avait été rendu dans un lieu circonscrit par les augures et appelé temple. Voilà, pourquoi les curies d'Hostilius, de Pompée, et enfin de César, lieux profanes jusque-là, furent consacrées, comme temples, pour les augures, afin que les sénatus-consultes pussent y être rendus suivant la coutume de nos ancêtres ; et à cette occasion, il fait observer que tous les édifices consacrés aux dieux n'étaient pas des temples ; que l'édifice même consacré à Vesta n'était pas un temple. Un sénatus-consulte rendu avant le lever ou après le coucher du soleil était nul ; et les sénateurs qui avaient contrevenu à la règle encouraient le blâme des censeurs. Il nous apprend encore quels étaient les jours où le sénat ne devait pas être convoqué ; que le président devait, avant la délibération immoler une victime et consulter les augures ; qu'il fallait délibérer sur les choses divines préalablement aux choses humaines ; qu'on proposait de délibérer sur les affaires de la République en général, ou sur certaines affaires en particulier ; qu'on votait de deux manières : par voie de discussion, s'il y avait unanimité en cas de doute, en émettant son avis chacun son tour. Les votes devaient être donnés dans l'ordre des dignités, en commençant par les personnages consulaires ; et, parmi ceux-ci, c'était le prince du sénat qui votait le premier. Du reste, Varron nous apprend qu'au temps où il écrivait cela, la brigue et la faveur avaient introduit une coutume nouvelle : le président du sénat commençait par interroger qui bon lui semblait, pourvu toutefois que ce fût un personnage consulaire. Il parle encore du gage à exiger, de l'amende à infliger au sénateur qui manquait de se rendre au sénat. L'ouvrage dont j'ai parlé plus haut, c'est-à-dire la lettre de M. Varron à Oppien, nous fournit mille autres détails de ce genre. Quant aux deux manières dont les sénateurs pouvaient voter, cela semble peu s'accorder avec un usage des Conjectures d'Atteius Capiton. En effet, il nous dit dans le livre deux cent cinquante-neuvième que, suivant Tubéron, un sénatus-consulte ne pouvait être rendu autrement que par vote de discession ; que cette manière de voter était de rigueur pour tous les sénatus-consultes, même sur rapport ; et Capiton confirme la vérité de cette assertion. Mais je me souviens d'avoir traité ce sujet ailleurs avec plus de soin et d'étendue. [14,8] VIII. Le préfet de la ville, chargé des fêtes latines a-t-il le droit de convoquer et de consulter le sénat ? Opinions contraires sur ce sujet. Le préfet de la ville, nommé pour la police des fêtes latines a-t-il le droit de présider le sénat ? Junius le nie ; il n'est pas même sénateur et n'a pas voix délibérative, puisqu'on peut être préfet avant l'âge voulu pour être sénateur. Mais Marcus Varron au quatrième livre de ses Questions traitées par lettres, et Ateius Capiton, au deux cent cinquante-neuvième livre de ses Conjectures, émettent une opinion contraire; et ce dernier déclare suivre l'avis de Tubéron contre celui de Junius : « En effet, dit-il, jusqu'au plébiscite Atinius, les tribuns du peuple eurent le droit de convoquer le sénat, bien qu'ils ne fussent par sénateurs. »