[2,0] LIVRE DEUXIÈME. [2,1] CHAPITRE PREMIER. 1. (AUGUSTIN) Notre ouvrage a été interrompu assez longtemps; l'amour est impatient et ne cesse de répandre des larmes jusqu'à ce qu'il possède ce qu'il aime : ainsi commençons le livre second. — (LA RAISON) Commençons. — (AUGUSTIN) Croyons que Dieu nous soutiendra. — (LA RAISON) Croyons-le sans aucun doute, si cette croyance est en notre pouvoir. — (AUGUSTIN) C'est Dieu lui-même qui est notre pouvoir. — (LA RAISON) Prie-le donc aussi brièvement et aussi parfaitement que tu le pourras. — (AUGUSTIN) O Dieu qui êtes toujours le même, faites que je me connaisse, faites que je vous connaisse. Telle est ma prière. — (LA RAISON) Toi qui veux te connaître, sais-tu que tu existes?— (AUGUSTIN) Je le sais. — (LA RAISON) D'où le sais-tu ? — (AUGUSTIN) Je l'ignore. — (LA RAISON) Sens-tu que tu es un être simple ou composé?— (AUGUSTIN) Je l'ignore. — (LA RAISON) Sais-tu que tu es en mouvement?— (AUGUSTIN) Je l'ignore. — (LA RAISON) Sais-tu que tu penses? — (AUGUSTIN) Je le sais. — (LA RAISON) Il est donc vrai que tu penses?— (AUGUSTIN) Cela est vrai. — (LA RAISON) Sais-tu que tu es immortel? — (AUGUSTIN) Je l'ignore. — (LA RAISON) De toutes les choses que tu avoues ignorer, quelle est celle que tu désires savoir la première? — (AUGUSTIN) Ce serait d'apprendre si je suis immortel. — (LA RAISON) Tu aimes donc à vivre? — (AUGUSTIN) Je l'avoue. — (LA RAISON) Et quand tu auras appris que tu es immortel, cela te suffira-t-il? — (AUGUSTIN) Ce sera beaucoup en soi, mais ce sera peu pour moi. — (LA RAISON) Ce peu, néanmoins, ne te fera-t-il pas grand plaisir?— (AUGUSTIN) Très-grand plaisir. — (LA RAISON) Ne verseras-tu plus de larmes?— (AUGUSTIN) Plus du tout. — (LA RAISON) Mais quoi ! S'il est prouvé que dans cette vie immortelle tu ne pourras connaître que ce que tu connais maintenant, pourrais-tu comprimer tes pleurs? — (AUGUSTIN) Au contraire, je pleurerai alors pour obtenir de ne plus exister. — (LA RAISON) Tu ne chéris donc pas l'existence pour l'existence même, mais pour la science?— (AUGUSTIN) J'accorde cette conséquence. — (LA RAISON) Et si cette connaissance devait te rendre malheureux? — (AUGUSTIN) Je ne pense pas que la chose soit possible d'aucune manière. Mais si la connaissance rend malheureux, personne ne peut être heureux; car je ne suis malheureux aujourd'hui que par l'ignorance; et si la science rend aussi malheureux, c'est une éternelle misère. — (LA RAISON) Je vois maintenant tout ce que tu désires; si tu penses que personne ne peut être malheureux par la science, tu en conclus qu'il est probable que le savoir doit rendre heureux. Or personne ne peut être heureux s'il n'est vivant; personne n'est vivant s'il n'est. Tu désires donc exister, vivre et savoir : exister pour vivre, vivre pour savoir . Tu sais donc aussi que tu existes, tu sais que tu vis, tu sais que tu comprends. Mais tout cela durera-t-il toujours ou rien ne survivra-t-il? Une partie subsistera-t-elle à jamais, tandis que l'autre périra? Et si tout doit exister éternellement, tout pourra-t-il diminuer ou s'accroître? Voilà ce que tu veux savoir. — (AUGUSTIN) Cela est vrai. — (LA RAISON) Si donc nous;prouvons que nous vivrons toujours, il s'ensuit que nous existerons toujours. — (AUGUSTIN) C'est évident. — (LA RAISON) Il ne restera plus qu'à connaître si l'intelligence doit toujours subsister. [2,2] CHAPITRE II. 2. (AUGUSTIN) J'aperçois cette marche aussi manifeste que rapide. — (LA RAISON) Sois donc attentif, afin de pouvoir répondre à mes interrogations avec exactitude et fermeté. — (AUGUSTIN) Me voici. — (LA RAISON) Si ce monde doit toujours durer, n'est-il pas vrai que le monde durera toujours? — (AUGUSTIN) Qui peut en douter? — (LA RAISON) Et s'il ne doit pas toujours durer, n'est-il pas également vrai qu'il ne durera pas toujours ? — (AUGUSTIN) Je l'accorde. — (LA RAISON) Et s'il doit périr, ne sera-t-il pas vrai, après sa ruine, que le monde a péri? Car il continue à exister tant qu'il n'est pas vrai qu'il ait cessé d'exister. Il répugne donc qu'il ait fini, et qu'il ne soit pas vrai qu'il ait fini ? — (AUGUSTIN) Je l'accorde aussi. — (LA RAISON) Ensuite, te semble-t-il possible qu'il existe quelque chose de vrai si la vérité n'existe pas? -— (AUGUSTIN) Je ne le crois pas possible. — (LA RAISON) Ainsi la vérité subsistera lors même que le monde viendrait à périr ? — (AUGUSTIN) Je ne puis le nier. — (LA RAISON) Et si la vérité même venait à cesser d'être, ne serait-il pas vrai que la vérité a cessé d'être ? — (AUGUSTIN) Qui peut le nier ? — (LA RAISON) Mais rien ne saurait être vrai si la vérité n'existe. — (AUGUSTIN) Je viens de l'accorder. — (LA RAISON) La vérité ne pourra donc jamais cesser d'être? — (AUGUSTIN) Continue comme tu as commencé, car il n'y a rien de plus vrai que cette conséquence. [2,3] CHAPITRE III. 3. (LA RAISON) Je te prie maintenant de répondre à cette question : Crois-tu que c'est l'âme qui sent ou le corps? — (AUGUSTIN) Je crois que c'est l'âme. — (LA RAISON) Est-ce que l'intelligence te semble appartenir à l'âme ? — (AUGUSTIN) Cela me paraît ainsi. — (LA RAISON) A l'âme seule ou à quelqu'autre substance? — (AUGUSTIN) Dieu excepté, l'âme seule me paraît intelligente. — (LA RAISON) Examinons maintenant la question suivante : Si quelqu'un te disait que ce mur n'est pas un mur, mais un arbre, qu'en penserais-tu? — (AUGUSTIN) Je croirais que ses sens ou les miens se trompent, ou bien qu'il appelle arbre ce que j'appelle un mur. — (LA RAISON) Et si ce mur lui apparaît sous l’image d'un arbre et à toi sous l'image d'un mur, ces deux apparences ne pourront-elles pas être vraies?— (AUGUSTIN) Nullement, car une seule et même chose ne saurait être à la fois un arbre et un mur; et quoique la même chose paraisse différente à tous les deux, il est nécessaire qu'un de nous soit trompé par une fausse apparence. — (LA RAISON) Mais si ce n'était ni un mur, ni un arbre, et que vous fussiez tous les deux dans l'erreur? — (AUGUSTIN) La chose est possible. — (LA RAISON) C'est un cas que tu avais oublié plus haut. — (AUGUSTIN) Je l'avoue. — (LA RAISON) Mais si vous reconnaissez l'un et l'autre que la chose est différente de ce qu'elle vous paraît, serez-vous encore dans l'erreur? — (AUGUSTIN) Non. — (LA RAISON) Une apparence peut donc être fausse, et celui qui voit cette apparence, ne pas se tromper? — (AUGUSTIN) C'est possible. — (LA RAISON) Il faut donc reconnaître que se tromper ce n'est pas voir de fausses apparences, mais y donner son assentiment? — (AUGUSTIN) C'est une chose évidente. — (LA RAISON) Mais le faux, pourquoi est-il faux? — (AUGUSTIN) Parce qu'il est différent de ce qu'il paraît. — (LA RAISON) Si donc il n'est pas d'être à qui le faux se montre, il n'existera rien de faux? — (AUGUSTIN) C'est une conséquence rigoureuse. — (LA RAISON) Il n'y a donc pas de fausseté dans les choses, mais dans les sens; or celui-là ne se trompe pas qui ne donne pas son assentiment à de fausses apparences : ce qui prouve qu'autre chose sont les sens et qu'autre chose nous sommes nous-mêmes; car lorsque les premiers se trompent , nous pouvons résister à l'erreur. — (AUGUSTIN) Je n'ai rien à opposer à ce que tu dis. — (LA RAISON) Mais lorsque l'âme se trompe, oseras-tu avancer que tu n'es pas trompé? — (AUGUSTIN) Comment l'oserai-je? — (LA RAISON) Or sans l'âme il n'y a point de sens, et sans les sens point de fausseté. L'âme est donc cause ou complice de l'erreur? — (AUGUSTIN) Ce qui précède me force d'admettre cette conséquence-là. 4. — (LA RAISON) Réponds-moi maintenant à ceci : Te paraît-il possible qu'il n'existe point de fausseté? — (AUGUSTIN) Comment la chose me paraîtrait-elle possible, lorsque nous éprouvons une si grande difficulté à trouver la vérité? Il serait plus absurde de dire qu'il n'existe point de fausseté que de nier toute vérité. — (LA RAISON) Crois-tu que celui qui ne vit pas puisse sentir? — (AUGUSTIN) La chose est impossible. — (LA RAISON) Il en ressort que l'âme vivra toujours. — (AUGUSTIN) Tu me conduis trop rapidement vers ces grands horizons ; allons pas à pas, je te prie. — (LA RAISON) Si tout ce que tu m'as accordé est exact, je crois que tu ne dois pas douter de cette conséquence. — (AUGUSTIN) Elle est trop précipitée, te dis-je, et je suis plus porté à croire que je t'ai accordé trop légèrement quelque chose, que de me regarder comme certain de l'immortalité de l'âme. Cependant développe cette conclusion et montre-moi comment elle résulte de ce que je t'ai accordé. — (LA RAISON) Tu as reconnu qu'il ne pouvait point y avoir de fausseté sans les sens, et que la fausseté ne pouvait point ne pas exister; les sens existent donc toujours. Mais il n'y a point de sens sans l'âme; l'âme est donc immortelle. Elle ne peut sentir sans vivre ; elle vivra donc toujours. [2,4] CHAPITRE IV. 5. (AUGUSTIN) O épée de plomb ! Tu pourrais conclure que l'homme est 'immortel, si je t'avais accordé que le monde ne peut pas exister sans homme et que le monde est éternel. — (LA RAISON) Tu es bien sur tes gardes : ce n'est pas toutefois peu de chose d'avoir établi que la nature ne peut pas exister sans une âme, à moins de supposer qu'il n'y aura point de fausseté dans la nature. — (AUGUSTIN) Je reconnais la justesse de cette conséquence, mais je crois qu'il faut examiner plus attentivement si les principes que je t'ai accordés plus haut ne sont pas incertains ; car je vois que nous avons fait un grand pas vers l'immortalité de l'âme. — (LA RAISON) As-tu suffisamment considéré si tu n'as rien accordé légèrement? — (AUGUSTIN) Je le crois, mais je ne vois pas comment m'accuser de témérité. — (LA RAISON) Il est donc démontré que la nature ne peut exister sans une âme vivante? — (AUGUSTIN) Oui, mais dans ce sens seulement que des âmes peuvent naître et d'autres mourir. — (LA RAISON) Mais si la fausseté n'existe plus dans la nature, ne s'ensuivra-t-il pas que tout sera vrai? — (AUGUSTIN) Je reconnais cette conséquence. — (LA RAISON) Dis-moi comment tu sais que ce mur est un mur véritable? — (AUGUSTIN) Parce que l'image qu'il produit en moi ne me trompe pas. — (LA RAISON) C'est-à-dire parce qu'il est tel qu'il te paraît. —(AUGUSTIN) Oui. — (LA RAISON) Si donc une chose est fausse parce qu'elle est différente de ce qu'elle paraît, et vraie parce qu'elle est comme elle paraît; en faisant abstraction de celui qui la voit, il n'y aura plus ni vérité ni fausseté. Mais s'il n'y a point de fausseté dans la nature, tout est vrai. Et comme rien ne peut paraître vrai ou faux qu'aux yeux d'une âme vivante; que le faux puisse ou ne puisse pas disparaître, l'âme subsiste également au milieu de la nature. —(AUGUSTIN) Je vois que tu viens de donner une nouvelle force à la conséquence déjà tirée; mais nous n'y avons rien gagné. Car mon esprit n'est pas moins frappé de ce fait, que les âmes naissent et meurent, et que pour ne pas disparaître du monde, il n'est pas nécessaire qu'elles soient immortelles; il suffit qu'elles se succèdent. 6. (LA RAISON) Crois-tu que les choses corporelles, c'est-à-dire sensibles, puissent être comprises par l'intelligence? — (AUGUSTIN) Je ne le crois pas. — (LA RAISON) Que répondras-tu à cette question : Dieu se sert-il des sens pour connaître quelque chose? — (AUGUSTIN) Je n'ose rien affirmer témérairement sur ce sujet ; mais autant qu'il m'est permis de le conjecturer, Dieu ne se sert aucunement des sens. — (LA RAISON) Nous pouvons donc conclure que l'âme seule peut sentir. (AUGUSTIN) Tire provisoirement cette conclusion, autant que la probabilité le permet. — (LA RAISON) Réponds encore. Accordes-tu que ce mur, s'il n'est pas un vrai mur, ne soit pas un mur?— (AUGUSTIN) Il n'y a point de proposition que je sois plus porté à reconnaître que celle-là. — (LA RAISON) Et que s'il n'existe point un vrai corps, il n'existe point de corps du tout? — (AUGUSTIN) Cela est encore évident. — (LA RAISON) Ainsi donc, il n'y a de vrai que ce qui est tel qu'il paraît; rien de corporel ne peut être aperçu que par les sens; l'âme seule peut sentir; il n'y a point de corps s'il n'existe un vrai corps ; il s'ensuit qu'il ne peut y avoir de corps s'il n'existe une âme. — (AUGUSTIN) Tu me presses trop vivement et je n'ai rien à t'opposer. [2,5] CHAPITRE V. 7. (LA RAISON) Examine cela avec plus d'attention. — (AUGUSTIN) Je suis prêt. — (LA RAISON) Voici certainement une pierre; c'est une pierre véritable si elle est telle qu'elle paraît; ce n'est pas une pierre si elle n'est pas véritable, et elle ne peut être aperçue que par les sens. — (AUGUSTIN) J'en conviens. —— (LA RAISON) Il n'y a donc pas de pierre dans les profondeurs de la terre, ni en général là où personne ne peut les apercevoir. Cette pierre n'existerait pas si nous ne l'apercevions pas; elle n'existera plus lorsque nous aurons quitté ces lieux et que nul autre ne l'apercevra; et, si l'on ferme exactement une bourse, quoiqu'elle contienne beaucoup, il n'y restera rien. Ce bois même n'est pas intérieurement du bois. En effet, tout ce qui est contenu dans l'intérieur de ce corps opaque échappe aux sens et par cela même n'existe pas; car s'il existait, il serait vrai; or, il ne peut rien y avoir de vrai que ce qui est tel qu'il le paraît; mais cet objet n'est pas aperçu, il n'est donc pas vrai. As-tu quelque chose à répondre? — (AUGUSTIN) Je vois que tes conséquences naissent des principes que je t'ai accordés; mais elles sont tellement absurdes que je rejetterais plutôt un de ces principes à ton choix, que d'admettre qu'elles soient vraies. — (LA RAISON) Je ne m'y oppose pas. Examine donc ce que tu veux dire. Veux-tu t'empêcher de reconnaître que les corps ne sont aperçus que par les sens, que l'âme seule sent, et qu'une pierre ou toute autre chose ne peut exister si elle n'est vraie ; ou bien veux-tu changer la définition du vrai? — (AUGUSTIN) Examinons d'abord cette dernière question, je te prie. 8. (LA RAISON) Définis donc le vrai. — (AUGUSTIN) Le vrai est ce qui paraît tel qu'il est, à qui veut et peut le connaître. — (LA RAISON) Ce que personne ne peut connaître ne sera donc pas vrai? Ensuite, si le faux est différent de ce qu'il paraît, et si cette pierre paraît une pierre à l'un et à l'autre du bois, la même chose sera donc à la fois vraie et fausse? — (AUGUSTIN) Ce qui m'embarrasse le plus dans tes objections, c'est d'expliquer comment, si une chose ne peut être connue, il s'ensuit qu'elle ne soit pas vraie. Car, qu'une même chose soit à la fois vraie et fausse, c'est ce qui ne m'inquiète pas beaucoup. En effet, je vois que, comparée à la fois à différents objets, elle est en même temps plus grande et plus petite. Mais cela provient de ce que, en soi, rien n'est grand ou petit. Ces mots sont des termes de comparaison. — (LA RAISON) Et si tu accordes que rien n'est vrai en soi, ne crains-tu pas qu'on ne puisse conclure que rien n'existe en soi ? Ce qui fait que ce bois est bois, le constitue en même temps bois véritable; et il est impossible qu'il existe en lui-même, c'est-à-dire sans que personne le connaisse, et qu'il ne soit pas bois véritable. — (AUGUSTIN) Ainsi je dis, je définis et je ne crains pas que ma définition soit blâmée comme trop courte : Le vrai, à ce qu'il me semble, c'est ce qui est. — (LA RAISON) II n'y aura donc rien de faux, car tout ce qui est est vrai. — (AUGUSTIN) Tu me jettes dans un grand embarras, et je ne vois pas ce que je puis te répondre. Ce qui fait que tout en voulant n'être instruit que par tes interrogations, déjà, cependant, je crains d'être interrogé. [2,6] CHAPITRE VI. 9. (LA RAISON) Dieu, à qui nous nous sommes confiés, nous prête, sans aucun doute, son secours, et nous délivre de tous ces embarras, pourvu que nous croyons et que nous le priions avec ardeur. — (AUGUSTIN) Je ne le ferai jamais plus volontiers que maintenant; car je ne me suis jamais trouvé dans une nuit si profonde. O Dieu ! notre Père, qui nous exhortez à vous prier et qui nous en faites la grâce lorsque nous vous prions, car nous vivons mieux alors et nous devenons meilleurs; exaucez-moi. Je respire à peine au milieu de ces ténèbres, tendez-moi une main secourable, montrez-moi votre lumière, rappelez-moi de mes erreurs, afin que, sous votre conduite, je rentre en moi-même et en vous. Ainsi soit-il ! — (LA RAISON) Recueille toute ton attention et suis-moi autant que tu en es capable. — (AUGUSTIN) Dis-moi, je te prie, s'il t'est survenu quelque pensée qui nous empêche de périr- au milieu de ces ténèbres? — (LA RAISON) Recueille-toi. — (AUGUSTIN) Je t'écoute et ne m'occupe de rien autre. 10. (LA RAISON) D'abord, qu'est-ce que le faux? Examinons de plus en plus. — (AUGUSTIN) Je serais étonné qu'il fût autre chose que ce qui n'est pas tel qu'il paraît. — (LA RAISON) Attention ! commençons par interroger les sens : Ce que les yeux aperçoivent ne peut sûrement être appelé faux, s'il n'y a quelque apparence de vrai. Par exemple, un homme que nous voyons en songe n'est pas un homme véritable, mais il est faux parce qu'il a une apparence de vérité. Qui pourrait, en effet, après avoir vu un chien en songe, dire qu'il a vu un homme? Le chien est donc faux aussi, et précisément parce qu'il a quelque apparence de vérité. — (AUGUSTIN) La chose est ainsi que tu le dis. — (LA RAISON) Et si un homme éveillé voit un cheval et croit que c'est un homme, ne se trompe-t-il pas précisément parce qu'il y voit quelque ressemblance avec un homme? Car s'il n'aperçoit que l'image d'un cheval, il ne peut croire qu'il voit un homme? — (AUGUSTIN) Je suis forcé d'en convenir. — (LA RAISON) Nous appelons également faux l'arbre que nous voyons peint, fausse figure celle qui est reproduite dans un miroir, faux le mouvement des tours quand elles semblent marcher aux yeux du navigateur; ainsi, encore, la rame paraît faussement brisée dans l'eau : pourquoi? parce qu'il y a dans tout cela ressemblance avec la vérité. — (AUGUSTIN) J'en conviens. — (LA RAISON) Pour le même motif, nous nous trompons en voyant des jumeaux, des veufs, plusieurs impressions d'un même sceau , et d'autres choses pareilles. —(AUGUSTIN) Je conçois cela et je l'accorde. — (LA RAISON) La ressemblance aperçue par les yeux est donc la mère de la fausseté. — (AUGUSTIN) Je ne puis le nier. 11. (LA RAISON) Tous ces objets, si je ne me trompe, peuvent être divisés en deux genres : à l'un se rattachent les choses égales; à l'autre les choses inégales. Les choses sont égales quand nous disons qu'elles se ressemblent également, comme il a été dit des jumeaux et des marques imprimées par le sceau. La ressemblance est entre les choses inégales, lorsqu'un objet moins bon est semblable à un meilleur objet. En effet, qui pourrait dire, en se regardant dans un miroir, qu'il est semblable à l'image qui s'y montre, et ne dirait pas plutôt qu'elle est semblable à lui ? Ce dernier genre comprend en partie ce que l'âme éprouve, en partie ce qui se voit. Or, ce que l'âme éprouve, elle l'éprouve dans ses sens, comme le mouvement de la tour, qui n'a rien de réel; ou en elle-même, par ce qu'elle a reçu des sens, comme les imaginations de ceux qui rêvent, peut-Être aussi de ceux dont la raison est en délire. Quant aux apparences que nous percevons dans les choses qui sont sous nos yeux, les unes sont exprimées et formées par la nature, les autres par les êtres animés. La nature forme des ressemblances inégales, soit par la naissance, soit par la réflexion; par la naissance, lorsque des enfants naissent semblables à leurs parents; par la réflexion, comme dans les miroirs; car, quoique ces miroirs soient presque tous l'ouvrage des hommes, ce ne sont pas eux qui tracent les images qui s'y reproduisent. Les ouvrages des êtres animés consistent dans des peintures, ou dans des imitations semblables; et l'on peut comprendre dans ce genre ce que font les démons, si toutefois ils font quelque chose. Les ombres mêmes des corps, parce qu'elles ne sont pas fort éloignées de ressembler aux corps, et de ne pouvoir être appelées de faux corps, doivent être considérées comme appartenant au jugement des yeux, et placées au nombre des choses que la nature produit par réflexion; car tout corps exposé à la lumière la réfléchit et produit une ombre en sens opposé. Trouves-tu à contredire? — (AUGUSTIN) Non, mais je suis impatient de savoir où tu veux en venir. 12. (LA RAISON) Attendons encore avec patience, jusqu'à ce que les autres sens nous aient également enseigné que la fausseté consiste dans la ressemblance avec le vrai. Le sens de l'ouïe ne nous fournit guère moins d'espèces de ressemblances. C'est ainsi qu'entendant la voix d'un homme que nous ne voyons pas, nous le prenons pour un autre qui a une voix semblable; et parmi les similitudes inégales nous pouvons citer comme exemples l'écho, le tintement des oreilles, l'imitation du cri du merle et du corbeau que reproduisent certaines horloges, enfin les sons que croient entendre des hommes qui rêvent, ou qui sont en délire. Ces inflexions de voix que les musiciens désignent comme fausses prouvent avec une grande force cette même vérité; ce qui paraîtra mieux dans la suite. Il suffit maintenant de remarquer que ces mêmes inflexions se rapprochent beaucoup de celles qu'on appelle vraies. Suis-tu bien ces idées? — (AUGUSTIN) D'autant plus volontiers que je n'ai point de fatigue à les comprendre. — (LA RAISON) Ainsi, pour ne nous arrêter pas, crois-tu que l'on puisse distinguer par l'odeur un lys d'un autre lys; ou par la saveur, un miel qui a la saveur du thym, d'un autre miel qui a la même saveur, et qui est d'une autre ruche; ou par le toucher, la douceur des plumes d'un cygne de la douceur des plumes d'une oie?— (AUGUSTIN) Je ne le crois pas. — (LA RAISON) Et lorsque dans nos rêves nous croyons sentir, goûter ou toucher de tels objets, ne sommes-nous pas trompés par la ressemblance des images, ressemblance d'autant plus imparfaite qu'elle est plus vaine? — (AUGUSTIN) Tu dis vrai. — (LA RAISON) Ainsi nous le voyons, que les choses soient égales, ou inégales: c'est la ressemblance qui séduit et trompe tous nos sens; et lors même que retenant notre consentement ou discernant les différences nous ne sommes pas trompés, nous appelons cependant fausses les choses que nous trouvons ressembler aux vraies. — (AUGUSTIN) Je n'en puis douter. [2,7] CHAPITRE VII. 13. (LA RAISON) Sois de nouveau attentif, et revenons sur les mêmes idées, afin de mieux marquer le but auquel nous nous efforçons d'atteindre. — (AUGUSTIN) Me voici, dis-moi ce que tu voudras, j'ai résolu de supporter ces longs circuits et je ne crains point cette fatigue, dans l'espoir de parvenir enfin au but vers lequel je sais que nous tendons. — (LA RAISON) Tu fais bien, mais réponds à cette question: Lorsque tu vois deux oeufs tout à fait semblables, crois-tu que l'on puisse dire que l'un des deux est faux? — (AUGUSTIN) Je ne le crois pas du tout; car si tous les deux sont des oeufs, ce sont des oeufs véritables. — (LA RAISON) Et lorsque nous apercevons une image réfléchie par un miroir, à quel signe jugeons-nous que c'est une fausse image? — (AUGUSTIN) C'est qu'on ne peut la toucher, qu'elle ne fait point de bruit, qu'elle ne se meut pas, qu'elle ne vit pas; il y a aussi un grand nombre d'autres signes qu'il serait trop long d'indiquer.— (LA RAISON) Je vois que tu ne veux pas être retardé, et il faut se conformer à ton impatience. Ainsi, pour ne pas tout rappeler, si ces hommes que nous apercevons en songe pouvaient vivre, parler, être touchés par ceux qui sont éveillés; s'il n'y avait aucune différence entre eux et ceux que, bien sains et bien éveillés, nous voyons et nous entretenons, pourrions-nous dire que ce sont de faux hommes?— (AUGUSTIN) Comment aurait-on raison de le dire? — (LA RAISON) Donc, s'ils étaient aussi vrais qu'ils paraissent semblables aux hommes véritables, s'il n'y avait aucune différence entre eux, et s'ils sont faux à cause des différences qui les rendent dissemblables , ne doit-on pas avouer. que la similitude est la mère de la vérité, et la dissimilitude celle de la fausseté? — (AUGUSTIN) Je n'ai rien à te répondre, et je suis confus du consentement téméraire que j'ai accordé plus haut. 14. Tu as tort d'en être confus, comme si ce n'était pas pour ce motif-là même que nous avons choisi cette sorte d'entretien. Puisque nous ne parlons qu'entre nous, je veux qu'ils portent le nom de Soliloques; ce nom est nouveau, peut-être dur, mais assez propre à indiquer la chose. En effet, la vérité ne peut guère être recherchée avec plus de succès qu'en interrogeant et qu'en répondant; de plus il est difficile de trouver quelqu'un qui n'ait pas honte d'être convaincu dans la dispute; et il arrive presque toujours que les cris désordonnés de l'opiniâtreté font perdre la trace de la vérité, et il en résulte pour les esprits une peine tantôt dissimulée, et tantôt manifestée. Je crois donc que pour découvrir la vérité, avec l'aide de Dieu, il est très-sage et fort prudent que je t'interroge et que tu me répondes; et si tu t'es engagé témérairement, tu n'as pas à craindre de te rétracter ni de te dégager : tu ne pourrais autrement et tirer de ce défilé. [2,8] CHAPITRE VIII. 15. (AUGUSTIN) Tu as raison, mais je ne vois pas bien ce que j'ai eu tort d'accorder. C'est peut-être d'avoir dit qu'on appelle faux ce qui a quelque ressemblance avec le vrai; et cependant je ne vois rien autre chose qui mérite le nom de faux, et je suis de nouveau forcé de reconnaître que les choses que l'on appelle fausses ne sont ainsi appelées que parce qu'elles diffèrent du vrai ; d'où l'on doit conclure que c'est la dissimilitude qui est la cause de la fausseté. Ainsi je suis dans le plus grand embarras, et mon esprit ne me présente rien qui vienne de causes opposées. — (LA RAISON) Et si c'était la seule chose dans la nature qui existât ainsi? Ignores-tu qu'après avoir étudié un grand nombre d'espèces d'animaux , on ne trouve que le seul crocodile qui remue la mâchoire supérieure en mangeant ? et ne sais-tu pas que l'on ne peut presque rien trouver de tellement semblable à une chose qui n'en diffère sous quelques rapports ? — (AUGUSTIN) Je conçois cela; mais lorsque je considère que ce que nous appelons faux possède quelque ressemblance et quelque différence avec le vrai, je ne puis apercevoir si c'est plutôt cette ressemblance ou cette différence qui lui mérite le nom de faux. Si je suppose que c'est la différence, il n'y aura rien qui ne puisse être appelé faux; car il n'y a point de chose qui ne diffère, sous quelques rapports, d'une autre que cependant nous disons vraie. Et, si je suppose que c'est la ressemblance qui fait qu'on appelle une chose fausse; comment répondre à l'exemple de ces oeufs, qui sont vrais parce qu'ils sont exactement semblables , et de plus, comment réfuter celui qui me forcerait de convenir que toutes choses sont fausses, car je ne puis nier que toutes ne soient semblables sous quelque rapport? Et quand tu m'inspirerais le courage de lui répondre que c'est la similitude et la dissimilitude qui contribuent à la fuis à ce que l'on appelle une chose fausse, quel moyen me fourniras-tu de me tirer d'embarras? Il me pressera de nouveau d'avouer que toutes choses sont fausses, puisque toutes, ainsi qu'il a été dit plus haut, se ressemblent sous quelques rapports et diffèrent sous quelques autres. Il ne me resterait plus qu'à avancer qu'il n'y a de faux que ce qui est différent de ce qu'il paraît; mais je craindrais de rencontrer encore ces formidables écueils auxquels je me croyais échappé; car emporté par quelque tourbillon soudain , je serais de nouveau obligé de reconnaître que le vrai est ce qui est tel qu'il parait, d'où il suit qu'il ne peut y avoir rien de vrai, sans. quelqu'un qui le connaisse. Mais c'est ici que je dois craindre de heurter aux écueils cachés: ils sont véritables, quoique,je ne les voie pas. D'un autre côté, si je dis que le vrai est ce qui est, il s'ensuivra que le faux n'existe pas, ce qui répugne. Mes incertitudes reviennent ainsi , et je m'aperçois que je n'ai pas fait un pas en te suivant dans tes longues recherches. [2,9] CHAPITRE IX. 16. (LA RAISON) Sois de nouveau attentif, car je ne puis me persuader que nous ayons inutilement imploré le secours divin. Je vois qu'après avoir étendu nos recherches autant que nous l'avons pu, leur résultat a été de conclure qu'on doit appeler faux ce qui veut paraître ce qu'il n'est pas, ou même qui veut paraître exister tandis qu'il n'existe pas. La première espèce de faux se divise en tromperie ou en mensonge. On appelle trompeur celui qui a le désir de tromper, ce qui ne peut se concevoir sans une âme; cette tromperie est quelquefois l'ouvrage de la raison, quelquefois de la nature; de la raison, comme dans les animaux raisonnables, tel que l'homme ; de la nature, comme dans les bêtes, tel que le renard. J'appelle mensonge l'espèce de tromperie de ceux qui feignent. Ils diffèrent du trompeur, en ce que tout trompeur cherche à tromper, tandis que tout menteur ne cherche pas à tromper. En effet, les mimes, les comédies, et un grand nombre de poèmes, sont pleins de mensonges, qui ont moins pour but de tromper que de plaire, et presque tous ceux qui plaisantent ont recours au mensonge. Mais on appelle trompeur, un homme faux, celui dont l'intention est de tromper. Quant à ceux qui n'ont pas pour but de tromper, mais qui emploient cependant la feinte, personne n'hésite à les désigner sous le nom de menteurs, ou du moins de gens qui feignent. As-tu quelque chose à objecter ? 17. (AUGUSTIN) Continue, je te prie, car maintenant peut-être as-tu commencé à m'enseigner, sur la fausseté, des choses qui ne sont pas fausses; mais j'attends que tu m'expliques quelle est cette espèce de faux qui consiste à se donner l'apparence de l'existence, tandis qu'on n'existe pas réellement. — (LA RAISON) Que n'attends-tu un moment? Ce genre de faux est le même dont nous avons déjà indiqué plusieurs exemples. Est-ce que ton image peinte dans un miroir ne parait pas vouloir se présenter comme toi-même, et n'est-elle pas fausse précisément parce qu'elle n'est pas toi? — (AUGUSTIN) La chose me semble ainsi. — (LA RAISON) Est-ce que toute peinture, toute représentation, toute imitation de ce genre, n'a pas pour objet de paraître la chose même à la ressemblance de laquelle elle est faite? — (AUGUSTIN) Je suis forcé d'en convenir. — (LA RAISON) Tu n'auras pas de peine à avouer que les images qui trompent lés hommes endormis ou en délire sont du même genre? — (AUGUSTIN) Il est sûr qu'aucun objet ne cherche autant à se confondre avec la réalité telle qu'elle frappe les hommes raisonnables et éveillés; mais ces images sont précisément fausses, parce qu'elles cherchent à être ce qu'elles ne peuvent être. — (LA RAISON) Qu'ai-je besoin de parler encore du vacillement des tours, de la rame plongée dans l'eau ou des ombres des corps? Ces phénomènes, je pense, doivent être jugés d'après la même règle, sans difficulté. — (AUGUSTIN) Sans difficulté. — (LA RAISON) Je ne parle pas des autres sens; car personne, en y réfléchissant, ne peut manquer d'apercevoir que nous appelons faux, dans les choses qui frappent nos sens, ce qui veut paraître exister tandis qu'il n'est pas. [2,10] CHAPITRE X. IL Y A DES CHOSES VRAIES, PRÉCISÉMENT PARCE QU'ELLES SONT FAUSSES. 18. (AUGUSTIN) Tu as raison; mais je m'étonne que tu veuilles distinguer du faux les poèmes, les plaisanteries et les autres fictions. — (LA RAISON) Parce que autre chose est de vouloir paraître faux, autre chose est de ne pouvoir être vrai. Ainsi nous pouvons placer sur la même ligne que les ouvrages des peintres et des autres imitateurs de la nature, les oeuvres de l'esprit telles que les comédies, les tragédies, les mimes et d'autres de ce genre. Un homme peint, quoiqu'il soit fait pour ressembler à un homme, ne peut pas plus être un homme véritable que les peintures de la vie humaine renfermées dans les livres des comiques n'ont de réalité. Ces choses ne veulent pas être fausses, et ne le désirent aucunement; mais elles ont été forcées par une sorte de nécessité de suivre la volonté de l'artiste. A la vérité Roscius sur la scène représentait volontairement une fausse Hécube, tandis qu'il devait à la nature d'être un homme; mais volontairement aussi il était un vrai tragédien, puisqu'il remplissait le rôle qu'il avait choisi; il était aussi un faux Priam, quand il imitait Priam qu'il n'était pas. De là naît une merveille que personne ne peut s'empêcher de reconnaître.— (AUGUSTIN) Quelle est-elle? — (LA RAISON) N'est-ce pas que toutes ces choses ne sont vraies en partie qu'autant qu'elles sont en partie fausses, que le faux ne sert en elles qu'à mieux établir le vrai, et que si elles refusent d'être fausses elles ne peuvent devenir ce qu'elles veulent ou doivent être? En effet, comment ce Roscius, dont je viens de parler, serait-il un vrai tragédien, s'il ne consentait à être un faux Hector, une fausse Andromaque, un faux Hercule, et ainsi des rôles sans nombre qu'il a remplis? Comment une peinture pourrait-elle être véritable, si le cheval qu'elle représente n'était pas faux? Comment l'image véritable de l'homme pourrait-elle paraître dans un miroir, si elle n'était pas un faux homme? Mais pourquoi, si certains hommes, pour exprimer le vrai , ont besoin d'employer le faux, craignons-nous tant la fausseté et désirons-nous la vérité comme le plus grand bien? — (AUGUSTIN) Je l'ignore, et je m'en étonne beaucoup; mais c'est peut-être parce que, dans ces exemples, il n'y a rien qui soit digne de notre imitation. En effet, pour remplir véritablement le rôle de notre vie, quel qu'il soit, nous ne devons point, comme les histrions, ni comme les images reproduites dans un miroir, ni comme les vaches d'airain de Myron, recourir et nous prêter à un rôle étranger, ni par conséquent -chercher à être faux; mais nous devons poursuivre cette vérité, qui n'a point deux faces différentes, qui ne se contredit jamais elle-même, et où le vrai ne se mêle point au faux. — (LA RAISON) Les choses que tu recherches ont un caractère grand et divin; si néanmoins nous parvenons à les trouver, ne seras-tu pas obligé d'avouer que c'est d'elles qu'est formée et constituée cette vérité dont le nom sert à désigner tout ce qu'on appelle vrai, de quelque manière que ce soit? — (AUGUSTIN) J'en conviens sans peine. [2,11] CHAPITRE XI. 19. (LA RAISON) Maintenant réponds-moi, la science de la discussion est-elle vraie ou fausse ? — (AUGUSTIN) Qui doute qu'elle soit vraie ? mais la grammaire aussi est vraie. — (LA RAISON) L'est-elle autant que la science de la discussion ? — (AUGUSTIN) Je ne vois pas ce qui peut être plus vrai que ce qui est vrai. — (LA RAISON) Sans doute ce qui n'a aucun mélange de faux, mélange qui te choquait, lorsque tu examinais comment certaines choses ne pouvaient être vraies, sans être en même temps fausses. Ignores-tu que toutes ces fictions et ces mensonges appartiennent à la grammaire? — (AUGUSTIN) Je ne l'ignore pas; mais, comme je le pense, ce n'est pas la grammaire qui les rend fausses; elle se borne à faire connaître ce qu'elles sont. En effet, la fable est un mensonge composé pour l'utilité ou pour l'agrément. La grammaire est, au contraire, l'art de gouverner et de régler la voix articulée. Par une nécessité de sa nature, elle est forcée de recueillir toutes les fictions composées dans les langues humaines, et conservées par la mémoire et par l'écriture; ce n'est pas elle qui en est l'auteur, mais elle établit d'après elles des règles véritables. — (LA RAISON) C'est très-bien; je n'examine pas maintenant si les distinctions et les définitions dont tu viens de te servir sont exactes; mais, je te demande si c'est la grammaire elle-même ou plutôt la science de l'argumentation qui prouve qu'elles le sont. — (AUGUSTIN) Je ne nie pas que le pouvoir et la facilité de définir dont je me suis servi pour ces distinctions, n'appartiennent à l'art de la discussion. 20. (LA RAISON) La grammaire elle-même, si elle est vraie, n'est-elle pas vraie en tant que science? Ce qu'ici nous appelons science, en latin "disciplina", vient du verbe "discere", apprendre, et signifie des règles qu'on a apprises. Or on ne peut dire de personne qu'il ignore ce qu'il a appris et retenu; de plus, personne ne sait le faux; donc toute science est vraie. — (AUGUSTIN) Je ne vois pas ce qu'il y a de mal fondé dans ce court raisonnement; ce qui m'embarrasse cependant, c'est la crainte de voir quelqu'un en conclure que les fables mêmes sont vraies; car nous les apprenons et nous les retenons. — (LA RAISON) Le grammairien qui nous les enseignait ne nous commandait-il pas de les apprendre sans y croire? — (AUGUSTIN) Oui, il nous pressait fort de les apprendre. — (LA RAISON) A-t-il jamais insisté pour nous faire ajouter foi au vol de Dédale? — (AUGUSTIN) Non, jamais; mais si nous n'apprenions pas bien la fable, à peine nous permettait-il de nous occuper d'autres choses. — (LA RAISON) Tu nies donc qu'il soit vrai que ce soit là une fable, et que l'on parle ainsi de Dédale? — (AUGUSTIN) Je ne nie aucunement cette vérité. — (LA RAISON) Tu ne peux donc nier que tu as appris le vrai lorsque tu as appris cette fable. En effet, s'il était vrai que Dédale eût volé dans les airs et si la chose était enseignée aux enfants, et admise par eux comme une fable, par cela même on leur enseignerait une fausseté, puisqu'on leur donnerait comme fable ce qui serait vrai. Il arrive ainsi, ce que nous regardions tout à l'heure comme extraordinaire, que la fable du vol de Dédale ne peut être vraie s'il n'est faux que Dédale ait volé. —(AUGUSTIN) Je comprends cela, mais j'attends quelle conséquence nous en pourrons tirer. — (LA RAISON) N'est-ce pas celle-ci, que nous avons raison d'établir, que la science ne peut être science si elle n'enseigne le vrai? — (AUGUSTIN) Comment cela s'applique-t-il au sujet que nous traitons? — (LA RAISON) Le voici: je veux savoir de toi ce qui fait que la grammaire est une science? Car ce qui fait qu'elle est une science fait en même temps qu'elle est vraie. — (AUGUSTIN) Je ne sais que te répondre. — (LA RAISON) Ne te parait-il pas que si dans la grammaire il n'y avait aucune définition, aucune distinction et distribution des genres et des parties, ce ne pourrait être une science? (AUGUSTIN) Je comprends maintenant ce que tu me dis, et mon esprit ne peut songer à aucune science sans y admettre des définitions, des divisions et des raisonnements, qui servent à déterminer la nature de chaque chose, à rendre à chacune ce qui lui appartient sans rien confondre, sans rien lui enlever de ce qui la constitue, sans rien ajouter de ce qui lui est étranger, enfin tout ce qui forme ce que l'on appelle une science. — (LA RAISON) N'est-ce pas aussi tout cela qui la rend vraie science? — (AUGUSTIN) Je vois que c'est une conséquence de ce que je viens de dire. 21. (LA RAISON) Dis-moi maintenant quelle est la science qui enseigne à bien définir, à bien diviser, à bien distinguer? — (AUGUSTIN) Il a été reconnu plus haut que c'est la science de l'argumentation. — (LA RAISON) La grammaire a donc été constituée comme science et comme chose vraie par cette même science de l'argumentation, puisque tu l'as défendue plus haut de tout reproche de fausseté. Or, ce que je dis de la grammaire, je pourrais le conclure également de toutes les sciences, car tu as avoué, et avec raison, que tu ne connaissais aucune science qui pût se passer de définition et de division; mais si ces sciences sont vraies, par là même qu'elles sont des sciences, qui pourrait nier que c'est par la vérité même que toutes sont vraies? — (AUGUSTIN) Je suis près de l'avouer, mais une chose m'embarrasse : c'est que nous comptons au nombre de ces sciences l'art même de discuter. Je pense que c'est plutôt ce dernier art qui est vrai par ta vérité. — (LA RAISON) Cette remarque est fort juste et prouve l'activité de ton attention; mais tu ne nieras pas, je présume, que cette science de disputer est vraie, par cela même qu'elle est une science. — (AUGUSTIN) C'est là précisément ce qui m'embarrasse, car j'ai observé qu'elle était aussi une science, et que pour ce motif on devait la considérer comme vraie. — (LA RAISON) Mais, enfin, penses-tu qu'elle pourrait être une science si elle n'employait les divisions et les définitions? — (AUGUSTIN) Je n'ai rien à t'opposer. — (LA RAISON) Mais si c'est là son office, elle est par elle-même une vraie science. Qui donc s'étonnera que la science par laquelle tout est vrai soit en elle-même ou par elle-même véritablement une vérité? — (AUGUSTIN) Je ne vois plus rien qui s'oppose à ce que j'embrasse ce sentiment. [2,12] CHAPITRE XII. 22. (LA RAISON) Sois donc attentif à ce qu'il me reste à te dire. — (AUGUSTIN) Parle, si tu as quelque chose à m'enseigner, que je puisse comprendre et que je sois porté à admettre. — (LA RAISON) Nous savons qu'une chose est dans une autre de deux manières différentes. D'une première manière, quand elle peut en être séparée et transportée ailleurs ; ainsi, ce morceau de bois est dans ce lieu, le soleil est au levant. D'une seconde manière, quand une chose est tellement unie au sujet qu'elle ne peut en être séparée; ainsi, dans ce même morceau de bois la nature et la forme que nous voyons, la lumière dans le soleil, dans le feu, la chaleur, la science dans l'âme, et ainsi des autres choses semblables. Crois-tu autrement? (AUGUSTIN) Ce sont d'anciennes propositions qui nous ont été enseignées et que nous avons étudiées avec le plus grand soin dès les premières années de notre adolescence; ainsi, puisque tu m'interroges à ce sujet, je ne puis m'empêcher d'en admettre la vérité sans aucune hésitation. — (LA RAISON) Allons plus loin : Ne reconnais-tu pas que ce qui est inséparable du sujet ne peut subsister, si le sujet ne subsiste? — (AUGUSTIN) J'avoue également que cela est nécessaire; mais quiconque examinera la chose avec attention reconnaîtra qu'il est possible que le sujet subsistant, tout ce qui est dans le sujet ne subsiste pas. La couleur de notre corps peut s'altérer par la maladie et par l'âge, quoique le corps ne périsse pas encore. Cependant il n'en est pas ainsi de toutes les propriétés du sujet, mais seulement de celles qui ne sont pas absolument nécessaires à l'existence du sujet auquel elles appartiennent. Pour que ce mur existe, il n'est pas nécessaire que nous le voyions de telle couleur; qu'il vienne à blanchir ou à noircir par quelque accident, qu'il prenne d'autres couleurs encore, il ne cessera pas néanmoins d'être appelé et d'être réellement un mur. Mais si le feu manque de chaleur, il n'est plus feu, et nous ne pouvons appeler neige ce qui est privé de blancheur. [2,13] CHAPITRE XIII. 23. Quant à ce que tu m'as demandé, s'il était possible que le sujet cessant d'exister, ce qui est dans le sujet continue à demeurer, quel est celui qui pourrait accorder ou admettre une telle proposition ? Il est tout à fait contraire à la vérité, il est même absurde que ce qui ne peut être que dans un sujet puisse exister, quand même ce sujet n'existerait pas. — (LA RAISON) Nous avons enfin trouvé ce que nous cherchions. — (AUGUSTIN) Que dis-tu? — (LA RAISON) Ce que tu entends. — (AUGUSTIN) Quoi ! est-il déjà évident que l'âme est immortelle? — (LA RAISON) Si ce que tu m'as accordé est vrai, la chose est évidente, à moins que tu ne prétendes que l'âme, même en mourant, existerait encore. — (AUGUSTIN) Je n'avouerai jamais une pareille proposition, et je dis que si l'âme meurt, elle n'existe plus; et ce qu'ont avancé quelques grands philosophes, que la substance qui donne la vie partout où elle se montre ne peut être sujette à la mort, ne m'éloigne pas de ce sentiment. Quoique la lumière éclaire tous les lieux où elle peut pénétrer et ne puisse admettre en elle les ténèbres, à raison de cette force puissante qui tient au principe des contraires, elle est sujette à s'éteindre, et le lieu qu'elle a éclairé devient obscur; ainsi cette lumière qui résistait aux ténèbres, et qui ne s'y mêlait d'aucune manière, leur a cédé l'empire en n'existant plus, comme elle le pouvait en s'éloignant. Ne puis-je donc pas craindre que la mort ne soit au corps ce que les ténèbres sont au lieu, lorsque l'âme s'en éloigne ou s'y éteint comme la lumière ? Alors, loin d'être en sûreté contre la mort du corps, il faudrait désirer une espèce de mort qui en séparât l'âme toute vivante et la conduisît dans un lieu où elle ne pût s'éteindre, si toutefois il existe un tel lieu. Ou bien, si la chose est impossible, si l'âme est comme une lumière qui s'allume dans le corps et ne peut exister ailleurs, si toute mort est l'extinction de cette âme ou de la vie dans ce corps; il faut choisir, autant que la condition humaine le permet, un genre de vie où cette existence si courte puisse passer avec sécurité et tranquillité ; j'ignore au reste comment la chose serait possible, si l'âme devait mourir. Heureux ceux qui sont persuadés, soit par eux-mêmes, soit par une autorité quelconque, que la mort n'est pas à craindre, lors même que l'âme mourrait ! Quant à moi, malheureux ! aucune raison, aucun livre n'ont pu me le persuader encore. 24. (LA RAISON) Cesse de gémir, l'âme humaine est immortelle. — (AUGUSTIN) Comment le prouves-tu? — (LA RAISON) Par les principes que tu m'as accordés plus haut, et, je le pense, après un mûr examen. — (AUGUSTIN) Je ne me rappelle point avoir répondu légèrement à aucune de tes questions; mais résume, je t'en prie ;voyons où nous sommes parvenus après tant de circuits, et ne m'interroge plus. Si tu te bornes en effet à rappeler ce que je t'ai accordé, pourquoi attendrais-tu de moi une nouvelle réponse ? Serait-ce pour retarder inutilement mon bonheur, si nous avons fait quelque heureuse découverte? — (LA RAISON) Je ferai ce que tu désires; mais sois bien attentif. — (AUGUSTIN) Parle, je suis attentif: pourquoi me tourmenter de cette manière? — (LA RAISON) Si ce qui existe dans un sujet ne peut cesser d'exister, le sujet lui-même, par une conséquence nécessaire, ne peut cesser d'exister. Or, toute science est dans l'âme comme dans un sujet. Il est donc nécessaire que l'âme existe toujours si la science doit toujours exister. Mais la science n'est autre chose que la vérité, et la vérité, comme la raison nous l'a prouvé au commencement de ce livre, doit toujours exister. L'âme doit donc toujours exister, elle ne peut donc mourir; et pour nier avec quelque raison l'immortalité de l'âme , il faudrait prouver que parmi les principes posés plus haut tout n'est pas solidement établi. [2,14] CHAPITRE XIV. 25. (AUGUSTIN) Je suis tenté de me livrer à la joie, mais deux motifs me retiennent encore. Ce qui me frappe d'abord, c'est que nous avons employé un si long circuit, et suivi je ne sais quelle chaîne de raisonnements, tandis que l'on pouvait démontrer si brièvement, comme on vient de le faire, toute la proposition qu'il s'agissait d'établir. Ainsi, ce qui m'inquiète, c'est que la dialectique nous ait conduits par tant de détours, comme pour nous tendre des piéges. Ensuite, je ne vois pas comment on peut dire que la science est toujours dans l'âme, surtout la science de l'argumentation, lorsqu'un si petit nombre en sont instruits, et que ceux même qui la connaissent ne l'ont apprise que longtemps après leur naissance; car nous ne pouvons pas dire que les âmes des ignorants ne soient pas des âmes, ou qu'une science qu'ils ignorent soit dans leur âme; et si ces deux propositions sont tout à fait absurdes, il s'ensuit que la vérité n'est pas toujours dans l'âme, ou que la science de l'argumentation n'est pas cette vérité. 26. (LA RAISON) Tu vois que le raisonnement ne nous a pas conduits inutilement à travers tant de détours. En effet, nous cherchions ce que c'est que la vérité, et maintenant même, après avoir parcouru tant de sentiers pour nous conduire au milieu du dédale des choses, nous ne pouvons nous flatter d'être parvenus à la découvrir. Mais que ferons-nous? Abandonnerons-nous ce que nous avons entrepris et attendrons-nous que quelques livres étrangers nous tombent dans les mains et satisfassent à cette question ? Car il en est, je pense, un grand nombre qui ont été composés avant nous, et que nous n'avons pas lus; et de nos jours, pour ne pas nous borner à de simples suppositions, nous savons que l'on a écrit sur ce sujet et en prose et en vers; qu'il a été traité par des hommes dont nous ne pouvons ignorer les écrits, et dont le génie nous est tellement connu, que nous ne saurions désespérer de trouver, dans leurs ouvrages, ce que nous cherchons. Et ne voyons-nous pas ici même, ce grand homme, qui a fait revivre, dans toute sa perfection, l'éloquence que nous regardions comme morte avant qu'il parût? Après nous avoir enseigné par ses écrits la manière de vivre, nous laissera-t-il ignorer la nature de la vie? — (AUGUSTIN) Je ne le pense pas, et je compte beaucoup sur son secours; tout ce qui m'afflige, c'est que je ne puisse lui faire connaître, comme je le voudrais, notre ardeur soit pour lui, soit pour la vérité; sans doute il aurait compassion de notre soif du vrai, et l'étancherait plus tôt qu'elle ne l'est. Il est en paix, car il est complètement persuadé de l'immortalité de l'âme ; il ne sait pas qu'il est peut-être des hommes qui ont assez connu le malheur d'ignorer cette vérité et qu'il serait cruel de ne pas secourir, surtout quand ils le demandent. Cet autre a connu dans l'intimité notre amour pour la vérité; mais il est si éloigné de nous, et nous sommes dans une telle situation, que nous pourrions à peine communiquer par lettres. Je pense que, durant le loisir dont il jouit au delà des Alpes, il a terminé le poème destiné à dissiper les craintes de la mort, l'engourdissement et le froid mortel dont l'âme avait été si longtemps frappée. Mais avant l'arrivée de ces secours qui ne sont point en notre pouvoir, n'est il pas honteux de perdre ainsi notre temps et de laisser notre âme elle-même attachée et comme enchaînée à l'incertitude de volontés étrangères? [2,15] CHAPITRE XV. 27. Où sont les prières que nous avons adressées, que nous adressons encore à Dieu, non pour qu'il nous accorde les richesses, les voluptés du corps, les suffrages et les honneurs populaires, mais pour qu'il nous ouvre le chemin et nous aide à connaître notre nature et la nature divine? Nous abandonnerait-il ainsi, ou serait-ce nous qui l'abandonnerions? — (LA RAISON) II est bien éloigné de délaisser ceux qui soupirent après de telles connaissances. Aussi devons-nous repousser l'idée d'abandonner un tel guide. Rappelons donc, en peu de mois, si cela te convient, ce qui a servi à établir ces deux propositions : Que la vérité doit toujours exister, et que la science de l'argumentation est la vérité. Tu as dit, en effet, que ces deux conséquences te faisaient hésiter, et nous empêchaient d'être parfaitement sûrs de la thèse elle-même. Veux-tu que nous cherchions d'abord comment la science peut exister dans l'âme d'un ignorant, d'un ignorant que pourtant nous ne pouvons cesser d'appeler une âme? Cette considération paraissait t'ébranler, et te forcer à douter de nouveau de tout ce que tu avais accordé. — (AUGUSTIN) Au contraire, examinons d'abord ce que j'ai accordé; nous verrons ensuite ce qu'il faut penser de cette dernière difficulté; après cela, il ne restera plus, je pense, de controverse à terminer. — (LA RAISON) Soit, mais écoute avec la plus grande prudence. Je sais ce qu'il t'arrive lorsque tu es attentif. Occupé trop exclusivement de la conclusion et désireux de la voir au plus tôt, tu n'examines pas avec assez de soin, et tu accordes trop légèrement ce qu'on te demande. — (AUGUSTIN) Tu dis peut-être vrai, mais je m'efforcerai de lutter de tout mon pouvoir contre ce genre de maladie. Or commence à m'interroger, et ne perdons pas le temps. 28. (LA RAISON) Voici, autant que je m'en souviens, comment nous avons conclu que la vérité ne pouvait périr. Si le monde entier, disions-nous, et la vérité même périssaient, il serait vrai que le monde et la vérité ont péri. Or, il n'est rien de vrai sans la vérité. La vérité ne peut donc périr. — (AUGUSTIN) J'avoue cette proposition et je serais fort surpris si elle était fausse. — (LA RAISON) Passons maintenant à une autre. — (AUGUSTIN) Permets-moi d'examiner encore pendant un instant la première, afin de n'être pas réduit encore à revenir honteusement sur mes pas. — (LA RAISON) Ne sera-t-il donc pas vrai que la vérité a péri? Si cela n'est pas vrai, elle n'a donc pas péri; si cela est vrai, comment, après l'anéantissement de la vérité, pourra-t-il y avoir rien de vrai, puisqu'il n'y aura plus de vérité? — (AUGUSTIN) Je n'ai pas besoin d'y penser ni d'y réfléchir plus longtemps; passe à autre chose. Nous ferons certainement, si nous le pouvons, que des hommes doctes et habiles lisent ce que nous venons de dire et corrigent notre témérité, s'il y en a. Car je ne vois pas que, ni en ce moment ni jamais, on puisse découvrir rien de contraire à ce que nous venons d'avancer. 29. (LA RAISON) Ne nomme-t-on pas vérité ce qui rend vrai tout ce qui est vrai? — (AUGUSTIN) Sans doute. — (LA RAISON) N'a-t-on pas raison d'appeler vrai ce qui n'est pas faux? — (AUGUSTIN) Ce serait une folie d'en douter. — (LA RAISON) Le faux n'est-il pas ce qui offre la ressemblance d'une autre chose, sans être cependant la chose même à laquelle il ressemble? — (AUGUSTIN) Je ne vois rien qui mérite mieux le nom de faux. Cependant l'on appelle également faux ce qui est fort éloigné de ressembler au vrai. — (LA RAISON) Qui le nie? mais ajoute que ce faux porte en lui quelque imitation du vrai. — (AUGUSTIN) Comment? quand on dit que Médée a volé dans les airs, soutenue par des serpents ailés, cette fiction n'imite nullement le vrai, car elle n'a aucune existence. Ce qui n'existe aucunement ne peut rien imiter. — (LA RAISON) Ce que tu dis est exact, mais tu ne fais pas attention que l'on ne peut même appeler fausse une chose qui n'existerait pas du tout; si une chose est fausse, elle existe; si elle n'existe pas, elle n'est pas fausse. — (AUGUSTIN) Nous ne dirons donc pas que cet étrange prodige attribué à Médée soit faux?— (LA RAISON) Non, sans doute, car s'il est faux, comment peut-il être un prodige? — (AUGUSTIN) Ceci m'étonne; ainsi, lorsque j'entends Médée dire: J'attelle à mon char d'immenses serpents ailés, ce n'est pas une fausseté que j'entends? — (LA RAISON) C'en est une, sans doute; car il y- a quelque chose que tu peux traiter de faux. — (AUGUSTIN) Quoi? je te le demande. — (LA RAISON) La proposition même exprimée dans ce vers. — (AUGUSTIN) Mais quelle ressemblance offre-t-elle avec le vrai ? — (LA RAISON) Parce qu'on ne s'exprimerait pas différemment si Médée avait réellement fait ce qu'elle dit. Ainsi une proposition fausse imite par l'expression les propositions véritables. Si on n'y croit pas, elle imite seulement les propositions véritables par la similitude de l'expression; elle est fausse et non trompeuse. Si au contraire on y croit, elle imite aussi celles que l'on croit vraies. — (AUGUSTIN) Je comprends maintenant qu'il y a une grande différence entre ce que nous disons et les choses dont nous parlons; aussi je donne mon assentiment à ce que tu viens d'avancer; car la seule considération qui me retenait, c'est que nous ne pouvons appeler faux que ce qui offre quelque imitation du vrai. Ne rirait-on pas avec raison de qui s'aviserait de dire que la pierre est un faux argent? Si toutefois quelqu'un avance que la pierre est de l'argent, nous répondons qu'il dit faux, c'est-à-dire qu'il exprime une proposition fausse. Pour l'étain et le plomb, c'est avec raison, je crois, que nous les appelons de faux argent; car ils offrent quelque ressemblance avec ce métal; - ce qui est faux alors, ce n'est pas notre proposition, mais son objet. [2,16] CHAPITRE XVI. 30. (LA RAISON) Tu as bien saisi; mais crois-tu qu'il soit convenable de désigner l'argent sous le nom de faux plomb? — (AUGUSTIN) Je ne le crois pas. — (LA RAISON) Pourquoi? — (AUGUSTIN) Je n'en sais rien; tout ce que je puis dire, c'est que ma volonté serait tout à fait opposée à cette expression. — (LA RAISON) Ne serait-ce pas parce que l'argent est plus parfait que le plomb et que l'on aurait l'air de le rabaisser, tandis que l'on fait une espèce d'honneur au plomb en l'appelant un faux argent? — (AUGUSTIN) Tu as expliqué ce que je voulais dire. C'est pour cela, je pense, que le droit considère comme infâmes, et incapables de tester, les hommes qui s'habillent en femmes. Je ne sais si l'on ferait mieux de les appeler de fausses femmes ou de faux hommes, mais nous pouvons sans aucun doute les désigner comme de véritables histrions, comme des hommes vraiment infâmes; s'ils ne sont point reconnus et que l'on ne puisse appeler infâmes que ceux qui ont obtenu une honteuse renommée, nous restons, je pense, dans la vérité, en les appelant de vrais débauchés. — (LA RAISON) Un autre moment se présentera de traiter cette question. Beaucoup d'actions ont un côté honteux, en les envisageant sous le rapport extérieur, qui peuvent être honnêtes par la fin louable vers laquelle elles sont dirigées. C'est un grand problème de savoir si un homme, pour sauver sa patrie, peut revêtir une tunique de femme, tromper son ennemi et se montrer d'autant plus un homme qu'il aura feint d'être une femme; et si un sage, qui serait certain, de quelque manière, que sa vie est nécessaire au bien de l'humanité, devrait préférer mourir de froid plutôt que de se revêtir d'habits de femmes, s'il n'en avait pas d'autres. Mais, comme je viens de le dire, nous traiterons ailleurs cette question. Tu aperçois sans peine combien elle a besoin d'être approfondie et jusqu'où doivent s'étendre ces sortes de choses, afin de ne pas favoriser légèrement d'inexcusables turpitudes. Quant à la question qui nous occupe en ce moment, il me semble qu'elle est suffisamment éclaircie, et l'on ne peut douter que rien n'est faux sans quelque imitation du vrai. [2,17] CHAPITRE XVII. 31. (AUGUSTIN) Passe à autre chose; car je suis parfaitement convaincu de cette vérité. — (LA RAISON) Je te demande donc si, indépendamment des sciences que nous apprenons dans le jeune âge, et au nombre desquelles on doit compter l'étude de la sagesse, nous pouvons trouver quelque chose de vrai et qui ne soit pas tel que l'Achille du théâtre, en partie faux, afin de pouvoir être en partie vrai? — (AUGUSTIN) Je crois qu'on peut trouver en grand nombre de ces sortes de choses; ce ne sont pas en effet les sciences élémentaires qui nous font connaître cette pierre, et cependant pour être une véritable pierre, elle n'imite aucun autre objet, ce qui permettrait de l'appeler fausse. Tu le vois, ce seul exemple dispense d'en citer une infinie multitude d'autres qui se présentent d'eux-mêmes à la pensée. — (LA RAISON) Je le vois; mais ne crois-tu pas qu'on peut dire que tous ces objets sont des corps? — (AUGUSTIN) La chose me paraîtrait telle, si je considérais le vide comme n'étant rien, ou si je pensais que l'âme peut être comptée au nombre des corps, ou si je croyais que Dieu lui-même est un corps. Mais si tous ces êtres existent, je vois qu'ils ne sont ni vrais ni faux par l'imitation. — (LA RAISON) Tu me rejettes fort loin, mais je prendrai, si je le puis, un chemin plus court. Ce que tu appelles le vide diffère sûrement de ce que tu nommes la vérité. — (AUGUSTIN) La différence est grande; et qu'y aurait-il de plus vide que moi si je regardais la vérité comme quelque chose de vide, ou si je désirais si vivement une chose sans réalité? Que désiré-je découvrir en effet, sinon la vérité ? — (LA RAISON) Tu m'accorderas sans doute aussi qu'il ne peut rien y avoir de vrai que la vérité ne rende vrai? — (AUGUSTIN) Cela déjà nous a paru évident. — (LA RAISON) Maintenant, doutes-tu qu'il n'y ait que le vide et les corps? — (AUGUSTIN) Je n'en doute pas. — (LA RAISON) Je le pense donc, tu regardes la vérité comme étant un corps. — (AUGUSTIN) Nullement. — (LA RAISON) Qu'y a-t-il dans un corps? — (AUGUSTIN) Je l'ignore, et cela ne fait rien à la question; car, je le crois, tu sais au moins que si le vide existe, il est plus grand là où il n'y a point de corps. — (LA RAISON) Cela est évident. — (AUGUSTIN) Pourquoi donc nous y arrêter? — (LA RAISON) Crois-tu que la vérité ait créé le vide, ou qu'il puisse y avoir quelque chose de vrai là où la vérité n'est pas? — (AUGUSTIN) Non, je ne le crois pas. — (LA RAISON) Le vide n'est donc pas vrai, car un être qui n'est pas lui-même le vide ne peut pas créer le vide; d'un autre côté il est évident que ce qui manque de vérité n'est pas véritable, et ce qui est désigné sous le nom de vide est appelé ainsi parce qu'il n'est rien. Comment donc peut être vrai ce qui n'est pas, ou comment peut exister ce qui n'a nulle réalité? — (AUGUSTIN) Laissons donc là le vide comme quelque chose de vide. [2,18] CHAPITRE XVIII. 32. (LA RAISON) Que penses-tu des autres êtres? — (AUGUSTIN) Que demandes-tu? — (LA RAISON) Ce que tu sais très-favorable à ma cause, car il reste à parler de l'âme et de Dieu; et si ces deux êtres sont vrais parce que la vérité existe en eux, personne ne doute de l'éternité de Dieu ; et l'âme doit être également regardée comme immortelle, si l'on prouve que la vérité qui ne peut périr existe aussi en elle. C'est pourquoi examinons cette question dernière : Le corps n'est-il pas véritablement vrai, c'est-à-dire : la vérité n'est-elle pas en lui, mais seulement quelque image de la vérité ? Car si le corps même, qui sans aucun doute est sujet à la mort, est vrai comme sont vraies les sciences, la science de l'argumentation ne sera plus cette vérité qui les rend toutes vraies, puisqu'elle ne parait pas avoir formé ce corps qui est vrai. Mais s'il n'est vrai que par imitation, et qu'en conséquence il ne soit pas entièrement vrai, rien peut-être n'empêche plus d'admettre que la science de l'argumentation soit la vérité. — (AUGUSTIN) Examinons cependant ce que c'est que le corps; et lorsque la question sera bien éclaircie, cette controverse, peut-être, ne sera point encore terminée. — (LA RAISON) Comment peux-tu savoir la volonté de Dieu? Sois donc attentif. Je pense que tout corps est composé de forme, d'une figure; s'il ne l'avait pas, il ne serait pas corps; et si elle était véritable, il serait esprit. Faut-il penser différemment? — (AUGUSTIN) J'accorde en partie ce que tu avances; je doute du reste. J'en conviens, un corps ne peut exister s'il n'a quelque figure ; mais je ne comprends pas comment il serait esprit s'il avait une figure véritable. — (LA RAISON) As-tu donc oublié le commencement du premier livre et les figures de géométrie? — (AUGUSTIN) Tu as raison de me les rappeler; je m'en souviens fort bien et avec plaisir. — (LA RAISON) Est-ce que l'on trouve dans les corps les mêmes figures que cette science considère? — (AUGUSTIN) On ne saurait croire, au contraire, combien elles sont moins parfaites. — (LA RAISON) Lesquelles donc crois-tu vraies? — (AUGUSTIN) Ne pense pas, je te prie , qu'il était nécessaire de me faire encore cette question. Qui aurait l'esprit assez aveugle pour ne pas voir que les figures géométriques sont dans la vérité même, ou que la vérité est en elles; au lieu que les figures des corps, précisément parce qu'elles paraissent se rapprocher de ces figures géométriques, présentent je ne sais quelle imitation du vrai, et sont par conséquent fausses? Je comprends maintenant tout ce que tu voulais me faire saisir. [2,19] CHAPITRE XIX. 33. (LA RAISON) Qu'est-il donc besoin de parler encore de la science de l'argumentation? En effet, que les figures géométriques soient dans la vérité ou que la vérité soit en elles, personne ne doute que notre âme, c'est-à-dire notre intelligence, ne le conçoive : la vérité est donc aussi dans notre intelligence. Or, si chaque science est dans notre âme comme dans un sujet dont elle est inséparable, et si, d'un autre côté, la vérité ne peut périr, comment pouvons-nous, je te le demande, douter de la vie immortelle de l'âme, quoique trompés par je ne sais quelle familiarité avec l'idée de la mort? Est-ce que cette ligne, ou ce carré, ou ce cercle ont besoin d'imiter quelque autre chose pour être vrais? — (AUGUSTIN) Je ne puis le penser, car il faudrait supposer que la ligne soit autre chose qu'une longueur sans largeur, et le cercle autre chose qu'une ligne courbe dont tous les points sont également éloignés du centre. — (LA RAISON) Pourquoi donc hésiter? Là, où ces connaissances existent, la vérité n'existe-t-elle pas? — (AUGUSTIN) Que Dieu m'éloigne de croire une pareille folie. — (LA RAISON) La science n'est-elle pas dans l'âme? — (AUGUSTIN) Qui oserait le nier?— (LA RAISON) Mais, le sujet périssant, ce qui est dans le sujet peut-il exister? — (AUGUSTIN) Qui pourrait me le persuader? — (LA RAISON) Il reste à supposer que la vérité peut périr? — (AUGUSTIN) Comment cela serait-il possible? — (LA RAISON) L'âme est donc immortelle crois-en, enfin, tes propres arguments, crois en la vérité. Elle crie qu'elle est en toi et qu'elle est immortelle, et que la mort du corps ne peut la chasser de son siège. Ne te laisse plus séduire par ton ombre, rentre en toi-même, tu n'as plus d'autre mort à redouter que d'oublier que tu ne peux mourir. — (AUGUSTIN) Je t'entends, je rentre en moi-même, je commence à me recueillir ; mais je te prie de m'expliquer ce qui reste encore à éclaircir, comment la science et la vérité peuvent exister dans l'âme d'un ignorant, que nous ne pouvons considérer comme mortelle? — (LA RAISON) Cette question fournirait la matière d'un autre traité si tu voulais l'examiner avec exactitude. Je pense qu'il vaut mieux pour toi repasser sur les points que nous venons d'éclaircir le mieux que nous avons pu. S'il ne reste plus aucun doute sur toutes les propositions accordées, je crois que notre travail a été fort utile et que nous pouvons nous livrer avec une grande sécurité à des recherches ultérieures. [2,20] CHAPITRE XX. 34. (AUGUSTIN) La chose est comme tu le dis, et j'obéis volontiers à tes conseils. Mais, au moins, je te demande, avant de terminer ce livre, de m'expliquer en peu de mots la différence qu'il y a entre cette figure véritable que l'intelligence conçoit, et celle que se forme l'Imagination, désignée par les Grecs sous le nom de Phantasia ou Phantasma? — (LA RAISON) Tu cherches ce qui ne peut être aperçu que par l'esprit le plus pur, et dont tu es encore peu capable de soutenir la vue. Aussi le but de nos longs circuits a été d'exercer ton esprit pour le disposer à contempler cette vérité. Il est possible, néanmoins, que je parvienne à t'enseigner brièvement et d'une manière facile la grande différence de ces deux manières de concevoir. Suppose que tu as oublié quelque chose et que tu désires que les autres le rappellent à ta mémoire. Ils te disent : Est-ce ceci? est-ce cela? et désignent comme semblables des objets divers. Pour toi, tu ne vois pas ce que tu désires te rappeler, et tu vois cependant que ce n'est pas ce que l'on te désigne. Quand ce phénomène se présente, peut-on dire qu'il y a oubli complet? Ce discernement, qui te fait rejeter comme faux ce qu'on te propose, n'est-il pas une espèce de souvenir? — (AUGUSTIN) La chose me parait telle. — (LA RAISON) Alors donc on ne voit pas encore le vrai : toutefois on ne peut être ni trompé, ni abusé, et on sait distinctement ce qu'on cherche. Mais, si quelqu'un te disait que tu as ri peu de jours après ta naissance, tu n'oserais pas soutenir que c'est faux; et, si cet homme était digne de foi, tu ne te souviendrais pas, tu croirais; car ce premier âge est enseveli pour toi dans le plus profond oubli. Ne conviens-tu pas de ce que j'avance. — (AUGUSTIN) Je suis complétement d'accord. — (LA RAISON) Ce dernier oubli est donc bien différent du premier, qui tient le milieu. Il est, en effet, une autre espèce d'oubli, qui se rapproche beaucoup plus du souvenir et de la reconnaissance de la vérité. En voici un exemple : nous voyons une chose, et nous nous souvenons avec certitude de l'avoir déjà vue et connue, mais où, comment, quand et auprès de qui en avons-nous eu connaissance? C'est ce que nous essayons de nous rappeler. S'agit-il d'un homme? nous cherchons où nous l'avons connu. Vient-il à nous le rappeler? tout à coup la chose se répand comme une lumière dans notre mémoire, nous n'avons plus d'efforts a faire pour nous en souvenir. Es-tu, pour cette espèce de souvenir, dans l'ignorance ou dans le doute? — (AUGUSTIN) Il n'est rien de plus clair, rien dont je fasse une expérience plus fréquente. 35. (LA RAISON) Tels sont les esprits bien formés aux sciences libérales : ils les tirent certainement d'eux-mêmes par l'étude, comme si elles y étaient ensevelies dans l'oubli, et ils les déterrent en quelque sorte. Cependant, ils ne sont point satisfaits et ne s'arrêtent pas qu'ils ne voient clairement et complètement la vérité elle-même, dont la splendeur voilée se laisse déjà entrevoir dans ces sciences. Mais, de ces sciences mêmes se détachent comme des couleurs et des formes qui se confondent sur le miroir de la pensée; elles trompent et égarent dans les méditations; on croit y voir tout ce que l'on sait ou tout ce que l'on recherche. Mais ce sont des illusions qu'on doit éviter avec grand soin; ce qui en prouve la fausseté, c'est qu'elles varient avec le miroir de la pensée, tandis que l'image de la vérité reste une et immuable. Ainsi l'imagination se représente, se met en quelque sorte devant les yeux un carré de telle et telle grandeur. Mais que l'esprit intérieur, qui veut voir le vrai, tourne plutôt son attention, s'il le peut, vers le principe qui lui fait juger que toutes ces figures sont des carrés. — (AUGUSTIN) Et si on nous disait que l'esprit n'en juge que d'après le rapport de l'œil? — (LA RAISON) Pourquoi donc juge-t-il, du moins, s'il est instruit, qu'une sphère véritable, quelque grande qu'elle soit, n'est touchée qu'en un seul point par une surface véritablement plane? L'oeil a-t-il jamais vu, peut-il voir jamais rien de pareil, puisque l'imagination même ne saurait se le représenter? Ne prouvons-nous pas cette impuissance, lorsque nous nous figurons un cercle infiniment petit, et que nous imaginons des lignes conduites de la circonférence au centre? Nous en tirons deux; elles sont assez rapprochées, pour permettre à peine de placer entre elles la pointe d'une aiguille. N'est-il pas vrai que l'imagination même ne peut alors sé représenter d'autres lignes intermédiaires qui puissent parvenir jusqu'au centre- sans se mêler? Et pourtant, la raison nous dit que l'on peul en conduire d'innombrables, que dans cet espace incroyablement étroit, elles ne se toucheront qu'au centre, et que l'on pourrait encore placer un cercle dans l'intervalle qui sépare chacune d'elles. L'imagination étant incapable de se figurer rien de semblable, et se montrant plus impuissante que les yeux mêmes, car ce sont eux qui lui donnent naissance, il est évident qu'elle diffère beaucoup de la vérité et que l'on ne voit pas l'une en voyant l'autre. 36. Nous expliquerons cela avec plus de soin et de détail, lorsque nous traiterons de l'intelligence; et nous avons le projet de le faire quand nous aurons éclairci et démontré ce qui nous préoccupe encore touchant la survivance de l'âme. En effet, tu crains beaucoup, je crois, que la mort de l'homme, tout en ne détruisant pas lâme, n'anéantisse toutes ses connaissances et ne le plonge dans l'oubli de toute vérité qu'il serait parvenu à découvrir. — (AUGUSTIN) On ne peut assez exprimer combien un tel malheur est à redouter. Que cette immortalité serait triste, et quelle mort ne devrait-on pas préférer, si l'âme était condamnée à vivre comme nous la voyons vivre dans l'enfant qui vient de naître, pour ne point parler de celle qu'il a dans le sein de sa mère; car je pense qu'elle n'est point nulle. — (LA RAISON) Sois plein de confiance, Dieu viendra à notre secours; nous l'expérimentons, il nous a déjà aidés dans nos recherches, et c'est lui qui nous promet, après cette vie terrestre, une vie bienheureuse, où la vérité se montrera à nous sans aucun voile et sans aucun mélange d'erreur. — (AUGUSTIN) Que notre espérance ne soit pas déçue.