[2,0] DU MARIAGE ET DE LA CONCUPISCENCE. LIVRE DEUXIÈME. RÉFUTATION DE JULIEN. [2,1] 1. Au milieu des soins multipliés que réclament de vous la milice et les fonctions que vous occupez ; malgré les travaux sans nombre qu'exige de vous la république, très cher et illustre fils Valère, vous brûlez d'un tel zèle pour la réfutation et la conversion des hérétiques, qu'il m'est impossible de vous dépeindre la joie que j'éprouve en vous voyant vous livrer avec tant d'ardeur à l'étude des saintes Ecritures. Après avoir lu la lettre dans laquelle Votre Excellence me remercie du livre que je lui ai adressé, j'ai parfaitement accueilli la demande que vous me faites d'entendre, de la bouche même de mon frère et co-évêque Alype, les objections que les hérétiques soulèvent contre mon ouvrage. C'est pour répondre à ces objections que j'ai entrepris ce second livre. Après les observations d'Alype, j'ai reçu également les feuilles détachées que par vos soins il a reçues à Rome, depuis son départ de Ravenne ; là encore j'ai retrouvé les vains sophismes dont nos adversaires font si grand bruit; et, Dieu aidant, j'ai résolu de leur opposer la vérité et l'autorité des saintes Ecritures. [2,2] 2. La pièce à laquelle je réponds a pour titre: « Extraits d'une réfutation du livre d'Augustin ». J'en conclus que celui qui vous a adressé ces pages en a puisé la matière dans certains livres qu'il a analysés rapidement, afin de satisfaire au plus tôt à votre légitime impatience. Je me suis souvent demandé quels étaient ces livres, et il m'a semblé que c'étaient ceux dont Julien fait mention dans une lettre que j'ai également entre les mains, et qu'il avait adressée à Rome. Dans cette lettre il s'exprime en ces termes : « Ils soutiennent que le mariage, tel qu'il existe aujourd'hui, n'a pas été institué par Dieu ; c'est en particulier la doctrine d'Augustin dans un ouvrage auquel j'ai répondu par quatre livres ». Telle est, je crois, la source d'où ces pages ont été extraites. J'aurais préféré répondre à l'ouvrage lui-même, mais je devais hâter ma réponse, comme vous avez hâté votre demande. [2,3] 3. Du livre que vous avez reçu de moi et qui vous est familier, l'auteur, pour les réfuter, cite les paroles suivantes : « De nouveaux hérétiques nous accusent de condamner le mariage, ainsi que l'action créatrice que Dieu y exerce par l'intermédiaire de l'homme et de la femme dans la formation des enfants. Ils fondent cette accusation sur la doctrine de la transmission du péché originel, telle que nous la formulons hautement, et d'après laquelle nous affirmons sans hésiter que, par le fait même de leur naissance, tous les enfants sont soumis à l'esclavage du démon, jusqu'à ce qu'ils renaissent en Jésus-Christ ». Dans cette citation il a omis de rapporter le passage de l'apôtre saint Paul ; car il se sentait écrasé par le poids et l'évidence d'une telle autorité. J'avais dit que les hommes naissent coupables du péché originel; j'en donnais pour preuve ces paroles de saint Paul: « Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché; c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (Rom. V, 12) ». Tel est, comme je l'ai dit, le passage qu'il a omis de citer. Ne sait-il pas ce que ces paroles apostoliques signifient aux yeux des fidèles? Pourquoi, de la part des hérétiques, ces vailles tentatives d'envelopper de ténèbres et d'interprétations tortueuses un langage dont la justesse n'a d'égal que la clarté et l'évidence? [2,4] 4. A cette première citation l'auteur rattache les paroles suivantes : « Ils ne comprennent donc pas que le mariage peut rester bon en lui-même, quoiqu'il ait pour conséquence la transmission du péché originel ; « prétendraient-ils donc justifier le crime de l'adultère et de la fornication, sous prétexte qu'il en résulte un bien naturel, l'enfant qui en est le fruit? Le péché, de quelque manière qu'il se produise, est évidemment l'oeuvre du démon ; de même, de quelque manière que naisse l'homme, il est toujours l'oeuvre de Dieu ». Avant d'arriver à cette citation il a omis tout ce qui aurait pu soulever contre lui l'indignation des catholiques. En effet, voici ce que nous avions dit: « Telle est notre doctrine, contenue dans la règle la plus ancienne et la plus inébranlable de la foi catholique. Et c'est à son occasion que ces novateurs, ces fauteurs de dogmes mensongers et pervers, ne trouvant dans les enfants aucun péché qui ait besoin d'être purifié dans le bain de la régénération, nous accusent de condamner le mariage, et de soutenir que les enfants qui en naissent ne sont pas l'oeuvre de Dieu, mais du démon. Se peut-il une calomnie plus grossière et plus ignorante ? » Ces paroles qu'il a passées sous silence précédaient celles qu'il a citées. Je comprends ce silence. En effet, la foi catholique, gravée dans tous les coeurs fidèles, fondée sur les traditions et les enseignements les plus anciens et les plus sacrés, proclame hautement l'erreur et la témérité de ces hérétiques qui soutiennent qu'il n'y a dans les enfants aucun péché qui ait besoin d'être purifié dans le bain de la régénération ». Pourquoi donc les parents s'empressent-ils d'apporter leurs enfants à l'Eglise, si ce n'est pour leur faire trouver dans la régénération de la seconde naissance l'expiation du péché originel qu'ils ont contracté dans leur naissance première ? [2,5] 5. Il reprend ensuite et répète, je ne sais pourquoi, nos paroles précédentes : « Nous affirmons que par le fait même de leur naissance tous les enfants viennent au monde coupables du péché originel, et soumis à l'esclavage du démon, jusqu'à ce qu'ils renaissent en Jésus-Christ ». Il avait déjà cité précédemment ces paroles; il y ajoute ce que nous avons dit de Jésus-Christ : « Qui n'a pas voulu naître de ce mélange des deux sexes ». Mais alors, pourquoi passer sous silence ce qui suit : « Car ce n'est que par sa grâce qu'ils sont arrachés à la puissance des ténèbres et qu'ils acquièrent des droits au royaume de Celui qui n'a pas voulu naître du mélange des deux sexes? » Remarquez, je vous prie, que cette omission volontaire de sa part, prouve clairement que l'auteur se pose franchement l'ennemi de la grâce de Dieu, laquelle nous est venue par Jésus-Christ Notre-Seigneur. N'a-t-il pas appris de l'Apôtre que les enfants sont malheureusement séparés de Dieu le Père, « qui nous a arrachés à la puissance des ténèbres et nous a transférés dans le royaume de son Fils bien-aimé (Coloss. I, 13) ? » Je comprends alors qu'il ait dû passer ces paroles sous le plus profond silence. [2,6] 6. Julien cite ensuite ces autres paroles : « Si l'homme n'eût pas péché, jamais cette honteuse concupiscence, effrontément louée par ces novateurs téméraires, n'aurait existé; d'un autre côté, lors même que le péché n'aurait pas été commis, le mariage aurait existé ». Il s'arrête là et n'ose citer ce qui suit : « Tout aurait été vie dans ce corps vivant, tandis que maintenant rien de semblable ne saurait se faire dans ce corps de mort ». Il pouvait ici terminer sa citation; mais, voulant la tronquer de quelque manière, il se sent saisi de crainte à la seule idée de ce passage de l'Apôtre : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ». Avant le péché, ce n'était point un corps de mort que l'on voyait dans le paradis terrestre, mais un corps de vie, participant largement à la véritable vie qui y régnait, et pouvant créer des enfants, sans aucune des atteintes ode cette concupiscence charnelle qui préside aujourd'hui à la propagation de ce corps de mort. Pour mieux établir le contraste entre cette misère humaine et l'efficacité de la grâce divine, l'Apôtre avait dit un peu plus haut : « Je vois dans nos membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit et qui me captive sous la loi du péché qui est dans mes membres ». C'est alors qu'il s'écrie : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (Rom. VII, 23, 25) ». Or, dans le corps tel qu'il existait avant le péché, on ne trouvait assurément pas dans les membres cette autre loi qui répugne à la loi de notre esprit. Libre à nous, sans doute, de lui refuser le concours de notre volonté, de notre consentement, de nos membres eux-mêmes; mais toujours est-il que cette loi existe en nous et qu'elle sollicite notre esprit, malgré la résistance qu'il lui oppose. Ce conflit en lui-même n'est pas une cause de damnation, puisque l'iniquité n'est pas commise; mais il est toujours un malheur, puisqu'il rend toute paix impossible. Je me résume donc en disant que, pour donner à son écrit quelque apparence de réfutation, il n'a pas trouvé d'autre moyen possible que de briser l'enchaînement des propositions, en passant sous silence les propositions intermédiaires ; ou de les tronquer en en retranchant les prémisses et les preuves. Je crois avoir dit assez clairement dans quel but il a usé de ce stratagème. [2,7] 7. Maintenant voyons ce qu'il oppose à celles de nos propositions qu'il lui a plu de citer. En effet, désormais c'est l'auteur lui-même qui parle; et d'abord il formule sa pensée dans une préface que je crois être la préface des quatre livres dont votre ami vous a adressé un extrait. Voici comme il s'exprime : « Bienheureux frère, les docteurs de notre temps, et les auteurs de cette agitation qui dure encore, sous prétexte de montrer du zèle, ont résolu d'adresser à tous les hommes, pour la ruine entière de l'Eglise, des écrits qui ne sont qu'un tissu de calomnies et de mensonges; car ils ne comprennent pas de quels honneurs ils couronnent ceux dont ils prouvent que la gloire est inséparable de la religion catholique. En effet, il suffit que vous enseigniez que les hommes sont doués du libre arbitre, ou que Dieu est le créateur des enfants qui prennent naissance, pour qu'aussitôt on vous accuse d'être disciple de Célestius ou de Pélage. Par horreur pour l'hérésie, ils se jettent dans le Manichéisme; et pour échapper à un discrédit purement imaginaire, ils encourent la culpabilité d'un crime trop réel. Ne ressemblent-ils pas à ces animaux sauvages que l'on entoure de barrières, afin de les faire tomber dans les flets; comme ces animaux ne sont pas doués de raison, il n'est pas étonnant qu'une crainte mal fondée les précipite dans une mort certaine ». [2,8] 8. Qui que vous soyez qui avez écrit ces pages, vous vous trompez, vous êtes dans une grave erreur ou vous cherchez à tromper les autres. Nous ne nions pas le libre arbitre, nous croyons seulement que « si le Fils vous a délivrés, vous serez véritablement libres (Jean, VIII, 36) ». N'est-ce pas à ce Libérateur que vous vous attaquez, vous qui ne concédez aux captifs qu'une vaine liberté? « L'homme, dit l'Ecriture, est l'esclave de celui par qui il a été vaincu (II Pierre, II, 19) »; or, ce lien de servitude qui pèse sur tous les hommes n'est brisé que par la grâce du Libérateur. En effet, «le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché; c'est ainsi que la mort est entrée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (Rom. V, 12) ». Dieu reste donc le créateur de tous ceux qui naissent; ce qui n'empêche pas que, par le péché d'un seul homme, tous naissent et restent condamnés jusqu'à ce qu'ils renaissent à la grâce du Libérateur. N'est-ce pas Dieu lui-même qui nous est désigné sous l'image du potier dont il est dit qu'il a le pouvoir de faire, de la même masse d'argile, un vase d'honneur selon la miséricorde, ou un vase d'ignominie selon la justice (4) ? C'est de là sans doute que l'Eglise chante à Dieu : « La miséricorde et la justice (Ps. C, 1) ». Quand donc, pour mieux vous tromper vous-même et pour mieux tromper les autres, vous vous écriez : « Quiconque «enseigne que l'homme est doué du libre arbitre ou que Dieu est le créateur de tous ceux qui naissent, est aussitôt accusé d'être le disciple de Célestius ou de Pélage »,vous êtes dans une erreur grossière, car ces vérités sont hautement proclamées par la foi catholique. Mais si vous allez jusqu'à soutenir que, pour rendre à Dieu le culte qui lui est dû, l'homme n'a besoin que de son libre arbitre; si, en soutenant que Dieu est le créateur de tous ceux qui naissent, vous prétendez que les enfants n'ont pas besoin d'un rédempteur .pour s'arracher à la puissance du démon, vous êtes alors véritablement le disciple de Célestius et de Pélage. Nous sommes donc tous d'accord pour soutenir que nous sommes doués du libre arbitre et que Dieu est le créateur de tous ceux qui naissent; et, à ce titre, vous n'êtes ni Célestiens ni Pélagiens. Mais vous allez plus loin et vous dites que, pour faire le bien, le libre arbitre suffit à l'homme, sans qu'il ait besoin d'aucun secours de Dieu; vous ajoutez qu'aucun libérateur n'est nécessaire pour arracher les enfants à la puissance des ténèbres et les transférer dans le royaume de Dieu (Coloss. I, 13) ; et en cela vous êtes Célestiens et Pélagiens. Ce nom seul est un crime, et n'est-ce pas pour le cacher que vous vous donnez les apparences de la foi véritable; n'est-ce pas pour effrayer les faibles que vous puisez dans le vocabulaire les injures les plus grossières que vous lancez à la face de vos adversaires, en disant d'eux : « Afin de ne pas être appelés hérétiques, ils se font Manichéens ? » [2,9] 9. Permettez-moi de vous rappeler brièvement l'objet en question. Les catholiques affirment que la nature humaine est sortie bonne des mains du Créateur, mais que, ayant été viciée par le péché, elle a besoin d'être guérie par Jésus-Christ. Les Manichéens soutiennent que la nature humaine n'a été ni créée bonne par Dieu, ni viciée par le péché, mais que l'homme a été créé, sous l'empire du prince des ténèbres éternelles, du mélange de deux natures éternelles, l'une bonne et l'autre mauvaise. Les Pélagiens et les Célestiens disent que la nature humaine a été créée bonne par Dieu, qu'elle est parfaitement saine et innocente dans les enfants qui viennent de naître, et qui dès lors n'ont aucun besoin de la -rédemption de Jésus-Christ. D'après votre croyance appliquez-vous à vous-même le nom qui vous convient, et cessez d'opposer aux catholiques un nom et une croyance qu'ils retournent contre vous. En effet, la vérité vous condamne les uns et les autres, vous et les Manichéens. Elle dit aux Manichéens : « N'avez-vous pas lu que celui qui a fait l'homme dès le commencement, les a créés homme et femme ? Et il a dit : Voilà pourquoi l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à son épouse, et ils seront deux dans une seule chair; ils ne sont donc plus deux, mais une seule chair. Dès lors, ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare point (Matt. XIX, 4-6) ». Ce texte ne prouve-t-il pas que Dieu est le créateur de l'homme et l'auteur du mariage, deux vérités niées par les Manichéens ? Quant à vous, voici ce que vous dit la Vérité : « Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu (Luc, XIX, 10) ». De votre côté, illustres chrétiens, répondez à Jésus-Christ : Si vous êtes venu chercher et sauver ce qui était perdu, vous n'êtes donc pas venu pour les enfants ; car ils n'étaient pas perdus, et ils apportaient leur salut en naissant; approchez-vous donc des adultes, nous vous le prescrivons sur l'autorité même de votre parole : « Le médecin est nécessaire, non pas à ceux qui se portent bien, mais à ceux qui sont malades (Matt. IX, 12) ». Les Manichéens, en soutenant que la nature de l'homme est mauvaise, admettent du moins que l'âme bonne est sauvée par Jésus-Christ; vous, au contraire, en attribuant d'une manière absolue le salut aux enfants, vous ne rendez possible pour eux aucune application de la rédemption de Jésus-Christ. Les Manichéens avilissent indignement la nature humaine ; vous la louez, je l'avoue, mais vos éloges sont plus cruels encore. Ceux qui ajouteraient foi à vos éloges ne se dispenseraient-ils pas de présenter leurs enfants au Sauveur? Avec des dispositions aussi criminelles, à quoi vous sert-il de ne pas craindre ce qui devrait vous inspirer une terreur salutaire et vous rappeler que vous êtes un homme et non une bête sauvage que l'on environne de barrières pour la faire tomber dans le piège? Vous aviez besoin de conserver la vérité, et tant de zèle que vous ayez pour elle, vous n'auriez rien à craindre; vous craignez cependant, mais la crainte qui vous assiège n'est pas celle qui peut vous faire échapper aux embûches du démon, au lieu d'en devenir la victime. L'Eglise catholique, notre mère, vous effraie, parce qu'elle craint pour vous et pour les autres par vous; et si elle inspire, à ceux de ses enfants qui ont en main la puissance, la pensée de vous frapper de terreur, ce n'est point par esprit de cruauté, mais par charité. Mais voici que, fier de vos forces, vous regardez comme une lâcheté de craindre les hommes. Craignez donc le Seigneur, et ne cherchez pas à renverser par votre obstination les antiques fondements de la foi catholique. J'admire votre courage, mais je voudrais vous voir craindre quelque peu les hommes; plutôt que de voir périr l'audace, je désirerais voir trembler la faiblesse. [2,10] 10. Voyons la suite. Mais que dois-je faire ? Citerai-je chacune de ses propositions, en la faisant suivre d'une réponse? Ou bien, passant sous silence tout ce qui est conforme à la foi catholique, me bornerai-je à la réfutation de tout ce qui est contraire à la vérité, de tout ce qui sent cette hérésie pélagienne qu'il voudrait enter comme une plante vénéneuse sur le tronc même de la doctrine catholique? Cette seconde méthode serait assurément la plus courte; mais je craindrais que, en étudiant mon livre sans connaître la doctrine de mon adversaire, le lecteur ne fût tenté de conclure que c'est à dessein que j'ai passé sous silence les principes mêmes sur lesquels il a établi ses conclusions, pour me rendre la réfutation plus facile. J'invite donc le lecteur à s'armer de courage, car il trouvera dans cet opuscule, clairement formulées, l'attaque et la réponse. [2,11] 11 Les pages qui vous ont été adressées ont pour titre: «Contre ceux qui condamnent le mariage et en assignent les fruits au démon ». Cet écrit n'est donc point contre nous, puisque, loin de condamner le mariage, nous le louons hautement et dans une juste mesure; puisque, loin d'assigner purement et simplement ses fruits au démon, nous reconnaissons que ses fruits ne sont autres que les enfants eux-mêmes qui en naissent très-légitimement; tandis que, si le péché en découle, ce n'est pas du mariage comme tel. De plus, si les enfants naissent soumis au joug du démon, ce n'est pas en tant qu'ils sont les fruits du mariage et qu'ils sont hommes, mais en tant qu'ils sont pécheurs, et ils sont pécheurs parce qu'ils subissent les conséquences de la transmission du péché. Si le démon est l'auteur de quelque chose, c'est de la faute et non de la nature. [2,12] 12. Comme développement du titre précité, nous lisons ce qui suit : « Dieu qui avait créé Adam du limon de la terre, se servit d'une côte de l'homme pour former la première femme (Gen. II, 22) », et dit : « Celle-ci sera appelée la vie, car elle est la mère de tous les vivants». Ce ne sont point là les termes du texte sacré; mais que nous importe? Car après tout, la pensée même peut être exacte dans l'esprit, quoique la mémoire se trompe dans la citation des paroles. Le nom d'Eve ou de Vie ne fut point donné à la première femme par Dieu lui-même, mais par Adam. En effet, voici ce que nous lisons : « Et Adam donna le nom de Vie à son épouse, parce qu'elle est la mère de tous les vivants (Gen. III, 20) ». On peut toutefois admettre qu'Adam n'ait agi en cela que sous l'inspiration de Dieu, et en qualité de prophète du Très-Haut.. Ce nom de Vie et de mère des vivants donné à la première femme n'est-il point l'annonce prophétique et solennelle de l'Eglise? Mais cette pensée nous conduirait à de trop longs développements, qui n'entrent pas dans le cadre de cet ouvrage. Cette pensée de l'Apôtre : « Le mariage est un grand sacrement, mais je dis en Jésus-Christ et dans l'Eglise », Adam la formulait déjà quand il disait : « Voilà pourquoi l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à son épouse, et ils seront deux dans une seule chair ». Toutefois, dans l'Evangile, Notre-Seigneur attribue ces paroles à Dieu lui-même (Eph. V, 31, 32 ; Gen. II, 21 ; Matt. XIX, 4, 5), nous indiquant ainsi qu'Adam n'était que son prophète, et que c'est Dieu qui parlait par sa bouche. Faites donc attention à ce qui suit : « Dès sa première parole le Seigneur nous dévoile le but de son oeuvre : Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre (Gen. I, 28) ». Est-ce que jamais nous avons nié que le premier but que Dieu se fût proposé en créant la femme, eût été de propager la race humaine? Continuons : « Dieu, en créant l'homme et la femme, les a constitués propres à la génération et a voulu que les corps se formassent les uns des autres; cependant il n'a pas abandonné son oeuvre à elle-même; toute l'efficacité des causes secondes dépend des jours de l'action incessante de la puissance créatrice ». Cette théorie est parfaitement conforme à la doctrine catholique. L'auteur ajoute : « Si donc la génération découle de la diversité des sexes, le sexe de la conformation du corps, et le corps lui-même de l'action créatrice et toute-puissante, comment hésiterait-on à rapporter à Dieu toute fécondité ? » [2,13] 13. Tout ce langage est vrai et parfaitement catholique, puisque c'est la doctrine même des Livres saints. Cependant il est loin de le formuler catholiquement, car son intention bien formelle est d'établir sur ces principes l'hérésie de Pélage et de Célestius. En effet, voyons ce qui suit : « Vous qui osez dire que par le fait même de leur naissance tous les enfants, quels qu'ils soient, sont soumis à l'esclavage du démon, jusqu'à ce qu'ils renaissent en Jésus-Christ, montrez-nous ce que le démon peut revendiquer dans la diversité des sexes, et dans le fruit qui en est le résultat. La diversité des sexes? Et qui donc en est l'auteur, si ce n'est Dieu? L'union des deux sexes? N'a-t-elle pas pour elle le privilège de la bénédiction aussi bien que celui de l'institution? N'est-ce pas Dieu qui a dit : L'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à son épouse, et ils seront deux dans une seule chair? N'est-ce pas Dieu qui a dit: Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre? La fécondité enfin? Mais n'est-elle pas le but premier de l'institution du mariage ? » [2,14] 14. Vous voyez qu'il nous demande quelle part le démon peut revendiquer dans la diversité des sexes, quel droit il peut avoir sur les enfants par le fait même de leur naissance, jusqu'à ce qu'ils renaissent en Jésus-Christ ; il nous demande enfin laquelle de ces trois choses nous attribuons au démon : la diversité des sexes, ou l'union des époux, ou la fécondité elle-même. Ni l'une, ni l'autre, répondons-nous hardiment. En effet, la diversité des sexes repose sur la constitution même du corps; l'union a pour but la génération des enfants, et la fécondité est le résultat de la bénédiction versée par Dieu sur le mariage. Or, tout cela est l'oeuvre de Dieu. Pourquoi donc ne pas même prononcer le nom de la concupiscence de la chair, laquelle ne vient pas du Père, mais du monde (I Jean, II, 16), dont le démon a été nommé le prince? Il n'a point trouvé cette concupiscence en Jésus-Christ, parce qu'elle est restée complètement étrangère à la formation de l'humanité du Sauveur. De là cette parole du divin Maître : « Le prince de ce monde est venu, et il n'a rien trouvé en moi (Jean, XV, 30) », ni le péché qui vient de l'origine, ni le péché que l'on commet volontairement. Ainsi donc, dans l'énumération qu'il fait des biens naturels du mariage, il se garde bien de nommer la concupiscence dont rougit le mariage lui-même, malgré les biens qui lui sont propres. Si les époux, quand ils se connaissent, croient devoir se cacher aux yeux mêmes de leurs enfants, n'est-ce point parce que la concupiscence se mêle toujours à leurs relations les plus légitimes? N'est-ce pas elle qui a fait rougir nos premiers parents (Gen. III, 7), de ce qui, avant le péché, se confondait pour eux dans les oeuvres admirables de la création? Ils se couvrirent de feuillage quand la honte les saisit; et la honte les saisit quand, après avoir désobéi à Dieu, ils sentirent leurs membres en révolte. Est-ce que notre adversaire ne rougit pas lui-même de cette concupiscence? Il a parlé de la diversité des sexes, de l'union des époux, de la fécondité, mais il a eu honte de parler de la concupiscence. Quand je vois les époux eux-mêmes rougir de ce qui pourtant est pour eux légitime, comment s'étonner que la honte se saisisse des plus ardents panégyristes du mariage ? [2,15] 15. Notre adversaire ajoute : « Des enfants que Dieu a créés, par quoi donc peuvent-ils être soumis au démon ? » Par le péché, se répond-il à lui-même en nous empruntant cette réponse, et non par la nature. Puis, voulant réfuter notre réponse, il continue : « Mais de même qu'il ne peut y avoir génération sans la diversité des sexes, il ne peut y avoir de péché sans le consentement de la volonté ». C'est parfaitement exact. Car «c'est par un seul homme que le péché est entré dans le monde, et la mort par le péché ; et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (Rom. V, 12) ». Par l'effet de la volonté mauvaise d'un seul homme tous ont péché en lui, parce qu'à lui seul il représentait tous les hommes; voilà pourquoi chaque homme apporte en naissant le péché originel. « Vous dites», ajoute-t-il, « que les enfants sont soumis à l'esclavage du démon, parce qu'ils naissent du mélange des deux sexes ». Je dis avec raison que c'est le péché qui soumet les enfants à l'esclavage du démon, et j'ajoute qu'ils ne sont pas sans péché puisqu'ils naissent de ce mélange auquel viennent toujours se joindre les hontes de la passion et de la concupiscence charnelles. Telle est aussi la doctrine du bienheureux Ambroise, évêque de Milan ; car, voulant nous prouver que la naissance du Sauveur a été exempte de péché, il nous rappelle que l'humanité de Jésus-Christ n'a pas été formée par l'union des deux sexes. Voici ses paroles : « En sa qualité d'homme il a subi toutes les épreuves et a toutes les souffrances humaines ; mais parce qu'il est né de l'esprit, il a été exempt de péché (Hébr. IV, 15). En effet, tout homme est menteur (Ps. CXV, 2); personne n'est sans péché, si ce n'est Dieu. Il reste donc parfaitement acquis que quiconque est né de l'homme et de la femme, c'est-à-dire du mélange des corps, ne saurait être sans péché. Si quelqu'un en est exempt., c'est qu'il est également exempt de ce mode de conception ». A vos yeux, glorieux disciples de Pélage et de Célestius, Ambroise passerait-il donc pour un manichéen? du reste, c'est le nom que lui donnait déjà l'hérétique Jovinien qui, poussant l'impiété jusqu'à soutenir que Marie n'était pas restée vierge depuis la naissance du Sauveur, se vit honteusement confondu par le saint évêque de Milan. Si donc vous n'osez pas l'accuser de manichéisme, pourquoi faire peser sur nous cette accusation, puisque sur ce point comme sur tous les autres nous sommes d'accord avec lui pour défendre la doctrine catholique? Direz-vous que, quant au mariage, Ambroise était manichéen ? dites-le donc, dites-le hautement et mettez ainsi le comble à l'impiété de Jovinien; de notre côté, tout heureux d'être associés à cet homme de Dieu, nous subirons patiemment vos malédictions et vos outrages. Et cependant, votre hérésiarque Pélage, parlant des commentaires d'Ambroise sur la sainte Ecriture, les couronne des plus pompeux éloges et déclare qu'ils sont inattaquables aux yeux mêmes de ses adversaires. Voyez donc à quels excès de haine vous vous livrez, et arrêtez-vous enfin devant les téméraires audaces de Jovinien. Il louait excessivement le mariage et ne craignit pas de le placer sur un rang d'égalité avec la virginité; et cependant il ne nia jamais que, au moment même de leur naissance, les enfants eussent besoin d'être purifiés dans la grâce de Jésus-Christ, et rachetés de l'esclavage du démon. C'est là pourtant ce que vous niez vous-mêmes ; et parce que nous soutenons la doctrine contraire, parce que, nous appuyant sur tous les fondements de la foi catholique, nous affirmons qu'il n'y a ,pas de salut pour ces enfants sans la grâce de Jésus-Christ, vous nous flétrissez du nom de Manichéens. Mais continuons. [2,16] 16. Notre adversaire nous pose cette autre question : « A qui donc ces enfants doivent ils leur existence ? Est-ce au vrai Dieu ? » — Oui, certes, au vrai Dieu. — « Mais Dieu ne peut pas être l'auteur du mal». Il continue : « Voyez-vous donc dans le démon le créateur des enfants ? » Il répond aussitôt : « La nature de l'homme ne peut pas avoir le démon pour auteur ». Il conclut : « Si l'union des deux sexes est mauvaise, la conformation des corps est mauvaise, et comme telle vous devez l'attribuer au mauvais principe ». Je réponds : Ce ne sont pas les corps que nous imputons au mauvais principe, mais les péchés, lesquels ont eu pour triste conséquence de couvrir de honte ce qui dans les corps se confondait auparavant dans la beauté des oeuvres de Dieu. De là vient que nous rougissons aujourd'hui, dans notre corps de mort, de ce qui n'était pas connu de nous avant le péché. « Mais », dit-il, « Dieu n'a créé les sexes différents que dans le but de les réunir. Ce mélange a donc pour auteur l'auteur même des corps ». Nous ne le nions pas, nous l'avons déjà dit ; ce que nous affirmons, c'est que Dieu n'est l'auteur ni du péché, ni de la révolte des sens par la concupiscence de la chair. Notre adversaire ajoute: « Là conformation des corps, la diversité des sexes, l'union des époux sont choses bonnes; comment donc peut-on dire que les fruits en sont mauvais, et que les enfants créés par Dieu sont justement soumis à l'empire du démon ? » Nous avons déjà répondu que, si les enfants sont soumis à l'esclavage du démon, ce n'est point par leur nature, car cette nature vient de Dieu, mais par le péché dont ils naissent coupables et dont le démon seul est l'auteur. [2,17] 17. Mais enfin, puisqu'il énumère tout ce qui est bon dans le mariage, pourquoi donc passe-t-il sous silence la passion ou la concupiscence de la chair ? Il n'en parle pas, parce qu'il en rougit ; mais ce qui m'étonne, c'est l'impudence de sa pudeur, puisqu'il ne rougit pas de louer ce qu'il rougit de nommer. Cependant, le voici qui se sert de circonlocutions, plutôt que de s'exprimer clairement. « Après que l'homme a connu sa femme, sous l'impulsion de l'appétit naturel ». Pourquoi parler de cet appétit naturel, plutôt que de nommer franchement la concupiscence de la chair ? Voulait-il uniquement désigner par ces mots la volonté juste et honnête de se donner une postérité, et exclure cette passion dont il rougit, et dont il aime mieux parler d'une manière ambiguë que de formuler clairement sa pensée? Quel est donc cet appétit naturel ? Vouloir la santé, vouloir créer, nourrir et élever des enfants, est-ce l'oeuvre de l'appétit naturel et de la raison, et nullement de la concupiscence ? Nous connaissons parfaitement ses intentions, voilà pourquoi cet appétit naturel signifie à nos yeux le mouvement des sens, les émotions du corps. Ces paroles sont-elles autre chose pour vous que ces feuilles de palmier sous lesquelles il cache ce qui le fait rougir ? Ses circonlocutions sont alors pour lui ce que furent les ceintures pour nos premiers parents. Qu'il se ceigne donc, et qu'il dise : « Après que l'homme eut connu sa femme, sous l'impulsion de l'appétit naturel, le texte sacré ajoute : Eve conçut, enfanta un fils et le nomma Caïn. Et Adam, que dit-il ? J'ai acquis un homme par Dieu (Gen. IV, 1). Peut-on douter qu'un enfant acquis par Dieu ne soit l'oeuvre de Dieu? » Qui donc en doute? quel catholique l'a jamais nié? L'homme est l'œuvre de Dieu ; quant à la concupiscence de la chair, sans laquelle la génération se serait opérée si le péché n'était point venu affaiblir la volonté et souffler la révolte dans les membres, elle n'est point assurément l'oeuvre du Père, mais l'oeuvre du monde (I Jean, II, 16). [2,18] 18. Maintenant, je vous en supplie, remarquez de quel nouveau nom il se sert pour cacher ce qu'il rougit de nommer. « Car », dit-il, « Adam avait engendré cet enfant par la puissance des membres, et non par la diversité des mérites ». Quelle est donc cette diversité des mérites ? J'avoue que je n'y comprends rien. Quant à « la puissance des membres », je crois qu'il a voulu désigner par là ce qu'il rougissait de formuler en propres termes. Il préfère donc « la puissance des membres » à la concupiscence de la chair. Mais, sans le vouloir, n'a-t-il pas révélé ce qu'il voulait taire ? En effet, quoi de plus puissant que les membres de l'homme, quand ils n'obéissent pas à la volonté ? La tempérance ou la continence peuvent sans doute réprimer leur emportement extérieur, mais il n'est pas au pouvoir de l'homme d'étouffer intérieurement les commotions qu'ils produisent. Adam a donc engendré ses enfants « par la puissance de ses membres », mais, depuis son péché et avant de connaître son épouse, il avait rougi de cette puissance. Par conséquent, s'il n'avait pas péché, ce n'est pas par la puissance, mais par l'obéissance de ses membres, qu'il aurait acquis les gloires de la paternité. S'il avait voulu rester humblement soumis à la toute puissance de son Créateur, il aurait été lui-même assez puissant pour soumettre ses membres à l'empire de sa volonté. [2,19] 19. Notre adversaire continue: « L'Ecriture ajoute un peu plus loin : Adam connut Eve son épouse; elle conçut, enfanta un fils et le nomma Seth, en disant: Le Seigneur m'a donné un autre fils, pour remplacer Abel tué par Caïn (Gen. IV, 25). Si donc Dieu nous est présenté comme l'auteur de cet autre enfant, n'est-ce point pour nous prouver que l'union même des époux est d'institution divine ? » De quel aveuglement ne faut-il pas être victime pour supposer que ces paroles: « Dieu m'a suscité un autre fils à la place d'Abel », signifient que Dieu est l'auteur de ces mouvements passionnés de la concupiscence de la chair? Il sait bien cependant que ces expressions n'ont d'autre sens que celui-ci : Dieu m'a donné un fils. Du reste, Adam s'exprime en ces termes, non point après avoir connu son épouse, mais après la naissance de son fils, qu'il regarde comme un présent de Dieu. En effet, ne chercher dans l'union conjugale que la satisfaction pure et simple des instincts brutaux de la passion et de la concupiscence, et repousser en même temps l'effet naturel et ordinaire du mariage, n'est-ce pas là le propre du libertinage et de la débauche? [2,20] 20. En tenant ce langage je suis loin d'attribuer à tout autre qu'au Dieu suprême et véritable la création de l'homme ou le pouvoir qui lui a été conféré de se créer une postérité ; je dis seulement que, si le péché n'était point survenu, l'homme aurait usé de ce pouvoir sans éprouver de la part de ses membres aucune révolte contre sa volonté. Il n'est point ici question de la nature de ce pouvoir mais du vice qui le corrompt. En tant qu'il est, il a Dieu pour auteur; mais, en tant que vicié, il est le moyen par lequel se transmet le péché originel. Si vous dites qu'il n'est point vicié, je vous demande ce que peuvent signifier ces paroles de la Sagesse : « N'ignorant pas que cette nation est mauvaise, que la méchanceté lui est naturelle, et que ses pensées ne pouvaient changer, car cette race est maudite depuis le commencement (Sag. XII, 10, 11) ? » N'est-il pas évident que c'est à des hommes, quels qu'ils soient, que s'appliquent ces paroles? Or, comment peut-on dire d'un homme que la méchanceté lui est naturelle, et que sa race est maudite depuis le commencement, si l'on prétend voir dans ces paroles autre chose que l'application de ce principe posé par l'Apôtre : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché; et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (Rom. V, 12)? » D'un autre côté, le texte sacré nous affirme que la mauvaise pensée de l'homme ne peut changer, ce qui signifie qu'elle ne peut changer par elle-même, et qu'elle a besoin pour cela d'un secours efficace de la grâce divine. Sans le secours de la grâce les hommes ne sont-ils pas ce que nous les montre l'Apôtre saint Pierre : « Comme des animaux muets procréés naturellement pour la captivité et pour la ruine (II Pierre, II, 12)? » Dans un même passage de ses épîtres l'apôtre saint Paul nous parle tout à la fois, et de la haine de Dieu avec laquelle nous naissons, et de la grâce qui nous sauve : « Nous avons tous autrefois vécu dans les désirs de la chair, nous abandonnant à la volonté de la chair et des sens, et nous étions par nature enfants de colère, comme les autres hommes. Mais Dieu, qui est riche en miséricorde, poussé par l'amour extrême dont il nous a aimés lorsque nous étions morts par nos péchés, nous a rendu la vie en Jésus-Christ, par la grâce duquel vous êtes sauvés (Eph. II, 3, 5) ». Qu'est-ce donc que cette malice naturelle de l'homme, cette race maudite depuis le commencement, ces hommes procréés naturellement pour la captivité et la ruine, et par nature enfants de colère? Est-ce ainsi que cette nature a été créée dans Adam ? Assurément non ; mais c'est en lui qu'elle a été viciée, et c'est dans cet état qu'elle arrive à tous les descendants du premier homme, et qu'elle reste en eux jusqu'à ce qu'ils soient délivrés de cette perdition par la grâce de Dieu en Jésus-Christ Notre-Seigneur. [2,21] 21. Parlant de Noé et de ses enfants, notre adversaire ajoute qu'ils furent bénis comme Adam et Eve l'avaient été, et dans des termes identiques : « Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre et soyez-en les maîtres (Gen. IX, 1, 2) ». Après avoir cité ces paroles, je ne sais dans quel but il les fait suivre de la réflexion suivante : « Cette volupté, que vous appelez diabolique, était donc connue de tous ces époux ; pouvait-il en être autrement, puisqu'elle était la conséquence d'une institution légitime, et qu'elle était sanctionnée par la bénédiction divine ? Peut-on douter, en effet, que, s'adressant à Noé et à ses enfants, ces paroles: « Croissez et multipliez vous, et remplissez la terre », n'eussent pour « objet l'union des époux ? » Je demande à mon tour pourquoi répéter si souvent la même pensée sous des termes différents? Il s'agit ici du vice originel qui a dépravé notre nature et qui a le démon pour auteur, et non pas de la bonté de notre nature elle-même, telle que Dieu l'a faite. Toutefois, quoique viciée et dépravée, cette nature n'a pas été dépouillée au point que Dieu ait retiré à l'homme la fécondité, la vivacité, la saleté, la substance même de l'esprit et du corps, les sens, la raison, les aliments, la nutrition et la croissance. Pourquoi s'en étonner, quand nous voyons ce même Dieu faire lever son soleil sur les bons et les méchants, et verser la pluie du ciel sur les justes et sur les pécheurs (Matt. V, 15). Concluons donc que tout ce qui est bon dans la nature humaine vient de Dieu, lors même qu'il s'agirait de ces hommes qui doivent rester esclaves du mal et du péché. [2,22] 22. Remarquons toutefois que, si notre adversaire n'a pas craint de se servir du mot volupté, c'est qu'il n'ignore pas qu'il y a une volupté honnête. Mais il se garde bien de nommer la concupiscence de la chair ou la passion qui porte toujours avec elle un caractère d'ignominie. Comment donc a-t-il osé plus loin dévoiler sa honte et parler sans aucune dissimulation des instincts les plus violents de la nature? Nous lisons encore », dit-il : « Voilà pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à son épouse, et ils seront deux dans une seule chair (Gen. II, 24) ». Après ces paroles du Seigneur il ajoute les siennes propres : « Pour exprimer la foi des oeuvres, le Prophète a presque couru le danger de blesser la pudeur ». Aveu précieux qui lui est arraché par la force de la vérité ! Pour exprimer la foi des oeuvres, le Prophète a donc presque couru le danger de blesser la pudeur, parce qu'il a dit: « Ils seront deux dans une seule chair», et cela parce qu'il a voulu parler de l'union de l'homme et de la femme ! Qu'on nous dise pourquoi, en parlant des œuvres de Dieu, le Prophète a couru le danger de blesser la pudeur? Les œuvres de l'homme mériteront-elles donc d'être glorifiées sans réserve, tandis que les œuvres de Dieu devront être couvertes du voile de la pudeur? Quand un Prophète déroulera sous nos yeux les œuvres de Dieu, devra-t-on méconnaître son amour et ses efforts pour ne voir que les dangers que la pudeur peut courir? Ce que Dieu a pu faire, son Prophète peut-il en rougir? Je vais plus loin encore, et je demande si l'homme peut rougir d'une action que Dieu a faite dans l'homme, et non pas l'homme lui-même? Est-ce que tous les ouvriers ne se préoccupent pas avant tout de n'avoir pas à rougir de leurs propres oeuvres? Voici pourtant que nous rougissons de ce qui a fait rougir nos premiers parents quand ils se sont couverts de feuillage. Disons-le donc, c'est là le châtiment du péché, la plaie, la trace du péché, le foyer du péché, la loi qui dans nos membres répugne à la loi de notre esprit, la désobéissance qui, venue de nous, se retourne contre nous et nous fait ainsi payer le trop juste tribut de la réciprocité. Voilà de quoi nous rougissons, et ce n'est point à tort. Si nous rougissions, non pas du vice ou du châtiment qui affecte nos membres, mais des œuvres mêmes de Dieu, ne serait-ce point de l'ingratitude, ne serait-ce point de l'irréligion? [2,23] 23. Parlant ensuite d'Abraham et de Sara, notre adversaire s'abandonne à de longs développements pour nous montrer comment ils ont reçu l'enfant de la promesse. Alors seulement il prononce le mot fatal de concupiscence; encore se garde-t-il bien de dire la concupiscence de la chair, car elle doit rester dans sa honte. Mais, en prenant ce mot concupiscence dans son sens général, ne peut-on pas y trouver un sujet de gloire; n'y a-t-il pas la concupiscence de l'esprit contre la chair (Gal. V, 17) ; n'y a-t-il pas la concupiscence de la sagesse (Sag. VI, 21)? Voici comment il s'exprime : « Quant à cette concupiscence sans laquelle aucune fécondité n'est possible, vous avez dit qu'elle est naturellement mauvaise ; pourtant, ne voyons-nous pas que Dieu lui-même l'a rallumée dans certains vieillards? Osez donc, si vous le pouvez, attribuer au démon ce que vous voyez être un don même de Dieu ». Ne dirait-on pas, à l'entendre, que Dieu leur a donné depuis cette concupiscence qu'ils n'avaient pas auparavant ? Elle existait assurément dans ce corps de mort, mais ils étaient privés, par l'âge, de cette fécondité qui est l'oeuvre de Dieu ; pourquoi s'étonner que Dieu la leur eût rendue quand il le jugea à propos? Du reste, quoi qu'il en dise, jamais nous n'avons soutenu qu'Isaac eût été engendré sans intervention aucune de ce feu de la concupiscence. [2,24] 24. Que notre adversaire nous dise pourquoi l'enfant qui n'aurait pas été circoncis le huitième jour, devait être exterminé du milieu de son peuple? Si cet enfant n'est pas coupable du péché originel, quel autre péché a-t-il donc commis ? en quoi donc a-t-il offensé Dieu? car, peut-on admettre que la négligence seule de ses parents lui attire un châtiment aussi sévère? Au sujet de la circoncision, voici l'oracle formulé par Dieu lui-même : « Tout enfant du sexe masculin, qui n'aura pas été circoncis le huitième jour, sera exterminé du milieu de son peuple, parce qu'il a violé mon testament (Gen. XVII, 11) ». Que notre adversaire nous dise, s'il le peut, comment cet enfant a violé le testament de Dieu, dans les huit jours qui ont suivi sa naissance, au moins quant à ce qui le regarde lui-même; je ne suppose pas, en effet, qu'on accuse de mensonge cette parole de l'Ecriture. Si donc il a violé l'alliance de Dieu, ce n'est point précisément en ce qui regarde la circoncision, mais en ce qui regarde le fruit défendu, par suite duquel « le péché est entré clans le monde par un seul homme, et la mort par le péché; et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché ». Tel est donc le péché dont l'expiation était figurée dans la circoncision du huitième jour, c'est-à-dire dans le sacrement du Médiateur futur. En effet, les justes de l'Ancien Testament n'étaient sauvés que par cette foi à l'incarnation future du Verbe fait chair, par la foi en Jésus-Christ qui devait mourir pour nous et ressusciter le troisième jour après sa mort, ce troisième jour se trouvant être précisément le huitième après le sabbat précédent. Jésus-Christ n'a-t-il pas été livré pour nos péchés, et n'est-il pas ressuscité pour notre justification? Depuis le moment où elle fut établie dans le peuple de Dieu, la circoncision devint le signe de la justice de la foi (Rom. IV, 25, 11), et conférait aux enfants d'une manière prophétique la rémission du péché originel, comme le baptême, depuis son institution, a opéré le renouvellement de l'homme. Je ne veux pas dire par là qu'avant la circoncision la justice de la foi n'existait pas; car, avant même qu'il fût circoncis, la justification de la foi avait été conférée à Abraham, le père des nations qui devaient imiter sa croyance; je soutiens seulement que, avant l'établissement de la circoncision, la justification par la foi n'était révélée par aucun signe extérieur. Et cependant, cette foi au Messie futur justifiait réellement les anciens, les petits comme les grands; et si nous voulons chercher le principe de cette justification, nous ne le trouverons ni dans l'Ancien Testament qui engendre pour la servitude (Gal. IV, 24), ni dans la loi qui n'a pas reçu le pouvoir de justifiera, mais uniquement dans la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (Id. III, 21). Aujourd'hui nous croyons en Jésus-Christ venu dans la chair, les patriarches croyaient également en son incarnation future; nous croyons qu'il est mort, ils croyaient qu'il mourrait; nous croyons qu'il est ressuscité, ils croyaient qu'il ressusciterait; eux et nous nous croyons qu'il viendra juger les vivants et les morts. Dès lors, sous prétexte de louer la nature humaine, que notre adversaire se garde bien de lui ôter toute espérance de salut ; nous naissons tous sous le joug du péché; tous aussi nous sommes sauvés par celui-là seul qui est né sans péché. [2,25] 25. Notre adversaire continue: « Cette union des corps, avec ardeur, avec volupté, avec effusion séminale, a été instituée et créée par Dieu, est parfaitement légitime en elle même, et devient même quelquefois une cause très-puissante de mérites de la part des justes ». Ardeur, volupté, effusion, il n'oublie rien ; pourquoi donc s'arrêter devant le mot propre : volupté; pourquoi rougir de nommer ce qu'il ne rougit pas de louer ? Quant aux justes, ce qu'ils cherchent dans le mariage, ce n'est point l'agitation des sens, mais la propagation des enfants ; cette agitation, du reste, n'existe aujourd'hui que par suite de la corruption de nature, et eût été inconnue dans une nature innocente et saine. Voilà pourquoi l'enfant à sa naissance a besoin de renaître pour devenir membre de Jésus-Christ; et lors même que ses parents seraient déjà régénérés, ils ont encore besoin d'être délivrés de la loi du péché, telle qu'elle existe dans notre corps de mort. Devant un tel état de choses, comment donc ose-t-il nous dire : « Vous devez nécessairement avouer la destruction de ce péché originel dont vous soutenez l'absurde fiction ? » Le péché originel n'est point de ma part une fiction, car la foi catholique, dans les siècles les plus reculés, en a toujours proclamé l'existence; vous qui le niez, vous êtes donc le fauteur d'une nouvelle hérésie. J'en conclus que, par suite du juste jugement de Dieu, tous les enfants sont engendrés dans le péché, et restent les esclaves du démon jusqu'à. ce qu'ils soient régénérés en Jésus-Christ. [2,26] 26. Comme il parlait d'Abraham et de Sara, notre adversaire ajoute: « Si vous dites qu'ils se connaissaient, mais que leur union était stérile, je vous répondrai : L'enfant que le Créateur avait promis, le Créateur l'a donné; il est donc l'oeuvre de Dieu, et non pas du mariage. En effet, celui qui a tiré le premier homme de la terre, tire ses descendants de l'union de l'homme et de la femme. De même donc que le limon qui fut alors employé, n'a pas été l'auteur de l'homme, de même en est-il aujourd'hui de cette puissance de la volupté qui préside aux relations des deux époux; ce n'est pas elle qui agit en dernier ressort, c'est Dieu qui puise encore dans les trésors inépuisables de la nature, et opère la création de tous les hommes ». Si ce langage était formulé dans un sens catholique, nous l'approuverions, à l'exception toutefois du pouvoir qu'il attribue à la volupté. Mais comme nous connaissons le but qu'il se propose, nous n'hésitons pas à dire que la vérité sur ses lèvres n'est qu'un crime de plus. D'ailleurs, il est faux de soutenir que la production séminale est le résultat de cette volupté de la concupiscence charnelle; en effet, le corps et tout ce qui te constitue est à proprement parler l'oeuvre même de Dieu; la volupté n'y ajoute rien, elle est uniquement un principe de mouvement et d'effusion. Je laisse aux femmes à étudier ce qu'elles éprouvent dans leur sein au moment de la conception; il serait dangereux pour nous de porter jusque-là notre curiosité. Contentons. nous de répéter que cette honteuse passion qui communique sa honte à tous les membres où elle siège, n'existait pas avant le péché, dans le paradis terrestre ; ce n'est qu'après avoir désobéi à son Créateur, que l'homme a ressenti la révolte de ses membres. Quant à la génération, elle aurait pu s'opérer sans aucune rébellion des sens, comme beaucoup d'oeuvres s'opèrent dans le calme complet des membres, dirigés par l'impulsion de la volonté, et complètement étrangers aux ardeurs de la passion. [2,27] 27. Ecoutez la suite : « C'est là », dit-il; « ce que confirme l'autorité de l'Apôtre. En effet, parlant de la résurrection des morts, l'Apôtre s'écrie : « Insensés que vous êtes, ce que vous semez ne prend point de vie » ; et encore : « Mais Dieu lui donne un corps tel qu'il lui plaît, et il donne à chaque semence le corps qui lui est propre (I Cor. XV, 36, 33). Si donc, comme personne ne saurait en douter, Dieu donne à la semence humaine, comme à toute autre semence, le corps qui lui est propre, sur quel principe allez-vous appuyer la culpabilité de l'enfant qui vient de naître ? Comprenez donc enfin que votre théorie du péché naturel n'est qu'un piège et une erreur. Ne soyez pas si dur à votre égard. Croyez-moi, c'est Dieu lui-même qui vous a créé; mais, je l'avoue, vous dégénérez dans une grave erreur. N'est-ce point le dernier degré de l'impiété d'oser soutenir, ou que Dieu n'a pas créé l'homme, ou qu'il ne l'a créé que pour le démon, ou que le démon a lui-même créé l'homme à l'image de Dieu ? La folie dans tout cela le dispute à l'impiété. Feriez-vous donc de Dieu un être si pauvre et si méprisable qu'il n'aurait pu donner en récompense aux plus saints personnages ce que le démon a versé criminellement dans la nature de ses tristes victimes ? Voulez-vous savoir quelle puissance génératrice Dieu a accordée même à des pécheurs ? Abraham, craignant pour lui-même la barbarie du peuple égyptien, conseilla à Sara son épouse de dire qu'elle était sa soeur. Elle fut bientôt saisie et conduite à Abimélech, le roi de cette province. Mais Dieu se fit le défenseur de cette sainte femme, apparut en songe à Abimélech, enchaîna son audace royale, et le menaça de mort s'il continuait à violer les saintes lois du mariage. Abimélech s'écria : Perdrez-vous, Seigneur, une nation innocente et juste ? N'ont-ils pas dit qu'ils étaient frère et soeur ? Il se leva donc de grand matin, prit mille drachmes d'argent, des brebis, des veaux, des esclaves, en fit don à Abraham, et lui remit intacte son épouse. Abraham pria le Seigneur pour Abimélech et Dieu guérit Abimélech, sa femme et ses servantes ». Mais, direz-vous, pourquoi donc ces longs développements de notre adversaire ? Ce qui suit va vous répondre : « A la prière d'Abraham, Dieu fit secrètement un prodige; car toute la maison d'Abimélech fut guérie de la stérilité dont Dieu l'avait frappée (Gen. XX) ». « Voyez donc », ajoute-t-il, « si vous pouvez regarder comme un mal naturel une fécondité que Dieu retire dans sa colère, et qu'il rend dans sa miséricorde ? Que les parents soient justes ou impies, c'est Dieu seul qui leur donne des enfants ; quand ils engendrent, ils font l'oeuvre de la nature qui se réjouit d'avoir Dieu pour auteur ; mais quand ils commettent le péché, ils obéissent à la dépravation de leurs désirs, aidés par la complicité de leur libre arbitre ». [2,28] 28. A cette prolixité de langage, nous répondons que, dans ces passages empruntés à la sainte Ecriture, il n'est pas dit un mot de cette passion honteuse dont nous refusons d'avouer l'existence dans le corps de nos premiers parents avant le péché, alors qu'ils étaient nus et n'en rougissaient pas (Gen. II, 25). Et d'abord, quant à l'Apôtre, il parle uniquement des grains de froment que l'on sème, et qui doivent mourir avant d'être vivifiés. Du reste, je ne puis comprendre pourquoi il n'a pas cité le texte tout entier. L'Apôtre s'écrie: « Insensés que vous êtes, ce que vous semez ne reprend point de vie » ; il ajoute aussitôt : « s'il ne meurt auparavant ». Ai-je tort de penser qu'il voulait tromper ses lecteurs qui ne connaissent pas ou ont oublié la sainte Ecriture, et leur faire croire que l'Apôtre parle réellement de la génération humaine, tandis qu'il ne parle que du froment? Mais ce n'était point encore assez pour lui d'avoir omis ces paroles significatives : « A moins qu'il ne meure auparavant » ; il passe encore sous silence le verset suivant, sans doute parce qu'il indique trop clairement de quelles semences parlait saint Paul. Voici ses paroles : « Et quand vous semez, vous ne semez pas le corps de la plante qui doit naître, mais la graine seulement, celle du blé ou de toute autre chose semblable ». Omettant donc ces paroles, notre adversaire cite immédiatement ce qui suit : « Mais Dieu a lui donne un corps tel qu'il lui plaît, et il donne à chaque semence le corps qui lui est propre (I Cor. XV, 36-38) ». Il est évident qu'il voulait nous faire croire que l'Apôtre parlait du mariage, quand il s'écriait : « Insensés que vous êtes, ce que vous semez ne prend point de vie » ; de là, en effet, nous conclurions naturellement que c'est uniquement par l'action de Dieu que la vivification s'opère. Sous des termes différents, c'est la même pensée qu'il exprimait déjà quand il disait : « Ce n'est pas cette puissance de la volupté qui opère réellement, c'est Dieu a qui puise encore dans les trésors inépuisables de la nature, et opère la création de chaque homme ». Il essaie de le prouver par ces paroles de l'Apôtre : « Insensé que a vous êtes, ce que vous semez ne prend a point de vie», c'est-à-dire n'est point vivifié par vous, car c'est Dieu qui de cette semence crée l'homme, comme il l'a créé de la terre. Il regarde donc comme nul ce qui sépare les paroles qu'il a réunies; et, joignant les deux extrêmes, il fait dire à l'Apôtre : « Insensé que vous êtes, ce que vous semez ne prend point de vie ; mais Dieu lui donne un corps tel qu'il lui plaît, et il donne à chaque semence le corps qui lui est propre ». Enfin, pour mieux laisser croire que l'Apôtre parle réellement de la semence humaine, il ajoute : « Quelqu'un pourra-t-il encore douter que la semence humaine, comme toutes les autres semences, ne reçoive que de Dieu seul le corps qui lui est propre ? » [2,29] 29. Je me suis demandé plusieurs fois quel fruit il espérait retirer de cette fraude, et je n'ai pu lui supposer d'autre intention que celle de s'appuyer sur le témoignage de l'Apôtre pour prouver que, malgré le concours des époux, c'est Dieu qui reste le créateur des enfants. N'est-ce point là également ce que nous enseignons nous-mêmes ? Ne trouvant donc aucun autre témoignage, il invoqua frauduleusement celui que nous avons cité ; encore dut-il en retrancher ce qui montrait dans l'Apôtre l'intention formelle de ne parler que de la semence du froment, car il craignait qu'il ne devînt par trop évident qu'il n'était qu'un imposteur de taire par respect le nom de la concupiscence, pendant qu'il en faisait pompeusement l'éloge. En effet, peut-on mieux le réfuter qu'en lui opposant ce qui se passe dans la semence du froment ? Pourquoi n'admettrions-nous pas que, dans le paradis terrestre, Dieu a pu faire pour l'homme innocent ce qu'il fait pour les cultivateurs à l'égard de leurs semences? Des deux côtés, pourquoi n'y aurait-il pas eu le même calme des sens, la même soumission des membres à l'empire de la volonté ? Est-ce que le désir de se former une postérité n'est pas dans les parents de beaucoup préférable au désir qu'éprouvent les cultivateurs de remplir leurs greniers ? Dans sa toute-puissance le Créateur ne pouvait-il pas assimiler le sein de la mère à celui de la terre qui conçoit sans volupté et qui enfante sans douleur ? Quiconque soutiendrait que Dieu ne pouvait en agir ainsi, malgré l'innocence de nos premiers parents et malgré le bonheur dont ils jouissaient, prouverait qu'il se pose non pas en admirateur d'une fécondité désirable, mais en amateur d'une ignoble volupté. [2,30] 30. Il invoque ensuite le passage relatif à Abimélech et à la stérilité dont Dieu avait frappé la maison de ce roi impie. Mais quel rapport ce fait a-t-il avec la question qui nous occupe? avec la honteuse passion dont nous parlons ? Est-ce cette passion que Dieu a enlevée à ces femmes, et qu'il leur a rendue quand il l'a voulu? Dieu les avait punies en les frappant de stérilité, il leur pardonna en leur rendant la fécondité dans les conditions ordinaires. Dieu devait-il à des corps de mort donner la conception pure et l'enfantement sans douleur, qui étaient le partage des premiers hommes avant le péché ? Qu'on examine attentivement le texte sacré, et l'on comprendra facilement qu'il est question d'un châtiment extérieur qui rendait douloureuse l'union de l'homme et de la femme, et la frappait en même temps de stérilité, sans qu'il fût besoin de changer quoi que ce fût dans la nature des choses ? Il est vrai que le texte sacré porte qu'Abimélech fut guéri; mais pourquoi supposer que cette guérison eut pour effet de lui rendre la force génératrice qu'il aurait perdue? S'il l'avait perdue, à quoi bon la défense qui lui est faite de connaître l'épouse d'Abraham ? Il fut guéri cela veut donc dire uniquement que le fléau qui pesait sur sa maison disparut. [2,31] 31. Voyons enfin ces trois propositions qu'il regarde comme le comble de l'impiété : « Ou Dieu n'a pas créé l'homme, ou il l'a créé pour le démon, ou le démon lui-même a créé l'homme à l'image de Dieu ». De ces trois propositions la première et la dernière ne sont jamais sorties, même indirectement, de nos lèvres ; il en conviendra lui-même, à moins qu'il ne soit arrivé au comble de l'aveuglement et de l'obstination. Reste donc la seconde proposition. Il est encore ici dans une erreur profonde, s'il nous suppose capables de soutenir qu'en créant un enfant par l'intermédiaire de ses parents, Dieu se propose directement de faire de ces enfants autant d'esclaves du démon. Loin de nous une semblable doctrine, qu'on ne tolérerait même pas dans une intelligence enfantine ! Dieu crée les hommes par amour, et si nos premiers parents sont sortis innocents de ses mains, tandis que les autres hommes en sortent soumis au péché, nous n'avons sur ce point qu'à adorer la profondeur de ses décrets éternels. Quand il a créé le premier homme, Dieu savait que le démon le porterait au mal; cependant l'acte créateur a été juste et légitime, quoiqu'il eût prévu que sa créature deviendrait coupable et perverse; de même à l'égard du genre humain tout entier, quoique tous les hommes naissent coupables du péché, l'acte créateur qui leur donne naissance est bon et légitime, soit qu'il fasse des uns autant de vases de miséricorde que la grâce sépare des vases de colère; soit que des autres il fasse des vases de colère, pour mieux faire briller les richesses de sa gloire à l'égard des vases de miséricorde. Que notre adversaire accuse donc l'Apôtre, dont je reproduis ici la doctrine ; qu'il accuse surtout le potier auquel l'Apôtre nous défend de répondre : « O homme, nous dit-il, qui êtes-vous pour oser répondre à Dieu ? Un vase d'argile dit-il à celui qui l'a fait : pourquoi m'avez vous fait ainsi? Le potier n'a-t-il pas le pouvoir de faire, de la même masse d'argile, un vase d'honneur ou un vase d'ignominie (Rom. CX, 20, 21)? » Soutiendra-t-il que ces vases de colère ne sont pas sous l'empire du démon ? Et parce qu'ils sont sous l'empire du démon, dira-t-il qu'ils n'ont pas été créés par celui qui a fait les vases de miséricorde ? ou qu'ils n'ont pas été tirés de la masse commune et universelle? Qu'il s'écrie encore, j'y consens c'est donc pour le démon que Dieu a formé ces vases ; comme s'il ne savait pas que, à l'égard de ces vases comme à l'égard du démon, Dieu tire toujours le bien du mal. [2,32] 32. Quant à ces enfants de perdition, quant à ces boucs qui seront placés à la gauche (Matt. XXV, 33), est-ce pour le démon que Dieu les paît, les nourrit et les couvre, parce qu'il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber la pluie sur les justes et sur les pécheurs (Id. V, 45)? Dieu crée donc les méchants comme il leur donne la nourriture et le vêtement. Ce qu'il leur accorde en les créant constitue la bonté même de leur nature ; et quand il leur octroie la nourriture et le vêtement, il vient en aide, non point à leur méchanceté, mais à la nature bonne qu'il leur a conférée. En leur qualité d'hommes ils sont naturellement bons, et ont Dieu pour créateur; mais, en tant qu'ils naissent avec le péché, ils doivent périr s'ils ne renaissent pas, et appartiennent à cette race maudite depuis le commencement (Sag. XII, 11), par l'effet de l'antique désobéissance. Toutefois, Dieu ne laisse pas que de faire un bon usage de ces vases de colère, en rendant plus manifestes les richesses de sa gloire en faveur des vases de miséricorde. N'est-ce pas ce qu'il procure en inspirant aux bons de ne pas attribuer à leurs propres mérites la grâce qui a su les distinguer au sein de la masse commune, et à rapporter à Dieu seul la gloire dont ils peuvent se glorifier (II Cor. X, 17). [2,33] 33. Quelle folie donc de la part de notre adversaire de renoncer à cette foi catholique qui repose sur le fondement inébranlable de l'enseignement des Apôtres et de la tradition universelle! Quelle folie de soutenir avec les Pélagiens que les enfants ne naissent pas esclaves du démon, et n'ont aucun besoin qu'on les présente à Jésus-Christ, pour les arracher à la puissance des ténèbres et les transférer dans son royaume (Coloss. I, 13) ! N'est-ce point condamner l'Eglise répandue sur toute la terre, et dans laquelle tous les petits enfants sont présentés au baptême, et reçoivent ce souffle tout-puissant qui ne leur est inspiré que pour chasser loin d'eux le prince de ce monde (Jean, XII, 31)? Comment donc ces enfants ne seraient-ils point des vases de colère soumis à l'empire du démon, puisqu'ils naissent de la race d'Adam, jusqu'à ce qu'ils renaissent en Jésus-Christ, et que par sa grâce ils soient transférés dans son royaume comme autant de vases de miséricorde? C'est donc cette vérité fondamentale qu'il renverse; mais pour ne point paraître s'attaquer à l'Eglise universelle de Jésus-Christ, c'est moi seul qu'il prend à partie; c'est à a moi seul qu'il semble adresser ce reproche et cet avertissement : « C'est Dieu lui-même qui vous a créé; mais il faut avouer qu'une erreur bien grave a dénaturé son ouvrage ». Que Dieu soit mon Créateur, je le reconnais et je lui en rends grâces; et. cependant, si je n'avais eu d'autre bonheur que de naître d'Adam, sans renaître de Jésus-Christ, j'aurais infailliblement péri avec les vases de colère. C'est là pourtant ce qu'il ne veut pas admettre, tant il est aveuglé par l'impiété de Pelage. Si donc il persévère jusqu'à la fin dans cette erreur criminelle, ce n'est pas lui, mais les catholiques qui verront quelle impiété l'a, non point dénaturé, mais tué pour toute l'éternité. [2,34] 34. Notre adversaire continue. « Pour vous prouver que les enfants issus du mariage sont naturellement bons, je vous renvoie à cette parole que l'Apôtre adresse aux méchants : Les hommes, rejetant l'union des deux sexes qui est selon la nature, ont été embrasés d'un désir brutal les uns envers les autres, l'homme commettant avec l'homme des crimes infâmes (Rom. I, 27)». Il ajoute : « L'Apôtre affirme donc que l'usage de la femme est un usage naturel et en soi louable; tandis que c'est un horrible crime de profaner volontairement la pudeur originelle. C'est donc à juste titre qu'on loue ce genre et ce mode de concupiscence dans ceux qui en font un bon usage, tandis que ceux qui le souillent par de coupables excès méritent un légitime châtiment. Enfin Dieu rendit en même temps à Abraham et à Sara la fécondité dont leur âge les avait dépouillés (Gen. XXI, 1), tandis qu'il punit par une pluie de feu les voluptueux habitants de Sodome (Id. XIX, 24, 25). Si donc vous croyez devoir accuser la vigueur des membres, parce qu'elle a été cruellement punie dans les Sodomites, vous accuserez également le pain et le vin, car l'Ecriture nous dit clairement qu'ils en faisaient également des instruments de péché. Ne lisons-nous pas dans Ezéchiel; Voici quelles ont été, les iniquités de Sodome votre soeur : l'orgueil, l'excès de la nourriture, l'abondance du vin, toutes choses dont elle regorgeait, elle et ses fils; ils ne venaient point au secours du pauvre et de l'indigent (Ezéch. XVI, 49) ? Prenez donc le parti qui vous plaira; ou bien rapportez à Dieu l'union des corps, ou bien condamnez comme mauvais le pain et le vin. Dans cette dernière hypothèse, vous êtes convaincu de manichéisme. Celui donc qui se renferme dans les limites de la concupiscence naturelle, fait un bon usage d'une chose bonne. Mais alors, comment osez-vous dire : Le mariage, bon en lui-même, n'est point responsable du mal originel qui en découle; de même que l'adultère, mauvais en soi, n'est point légitimé par le bien naturel qui en résulte, la naissance des enfants (Du Mariage et de la Concupiscence, liv. I, n. 1) ? Par ce langage vous concédez ce que vous aviez nié, et vous détruisez ce que vous aviez admis; et toute votre sollicitude ne semble avoir d'autre but que de ne point comprendre. Montrez nous un mariage corporel en dehors de toute union des époux, et donnez-lui un nom, appelez-le bon ou mauvais. Vous avez promis de définir le mariage un bien naturel ; si le mariage est un bien, si l'enfant qui en est le fruit est bon; si ce fruit, en tant qu'il est l'oeuvre de Dieu, ne saurait être mauvais; où donc trouvez-vous un mal originel, quand toutes ces propositions en sont la négation absolue ? » [2,35] 35. A cela je réponds qu'en tant que créatures de Dieu les enfants adultérins, aussi bien que les enfants légitimes, apportent en naissant un caractère de bonté incontestable, ce qui n'empêche pas que les uns comme les autres naissent soumis à la damnation, par suite du péché originel, à moins qu'ils ne renaissent dans le second Adam; c'est-à-dire en Jésus-Christ. Quant à ces paroles de l'Apôtre : « Les hommes rejetant l'union des deux sexes, qui est selon la nature, ont été embrasés d'un désir brutal les uns envers les autres, l'homme commettant avec l'homme des crimes infâmes», il n'y est nullement question du devoir conjugal, mais d'une profanation réelle des fonctions naturelles qui dans les deux sexes ont pour but et pour résultat la propagation de la famille. Au contraire, qu'il arrive à un homme de connaître une prostituée, il commet un crime mais il ne viole pas les lois de la nature ; tandis que l'époux à l'égard de son épouse peut violer l'ordre de la nature s'il n'observe pas les lois établies par le Créateur. Voilà pourquoi l'Apôtre avait d'abord dit en parlant des femmes : « Les femmes, parmi eux, ont changé l'usage qui est selon la nature en un autre qui est contre la nature (Rom. I, 26) » ; c'est alors seulement qu'il parle des hommes qui, rejetant l'union des deux sexes, commettent les uns envers les autres des crimes infâmes. En parlant de cet usage naturel, l'Apôtre n'a donc pas pour but de louer l'union conjugale, mais de signaler des crimes mille fois plus honteux et plus infâmes que ne sauraient l'être la simple fornication, voire même l'adultère. [2,36] 36. Parce qu'il y a des hommes qui abusent de la nourriture et du vin, ce n'est pas une raison pour condamner d'une manière absolue la nourriture et le vin, pas plus qu'on ne condamne l'or, parce qu'il y a des hommes cupides et avares. De même nous ne condamnons pas l'union honnête des époux, quoiqu'il s'y mêle toujours certains mouvements honteux de la concupiscence. Si cette union était restée ce qu'elle aurait été avant le péché, les époux n'auraient pas à en rougir; mais le péché a fait naître la concupiscence, et c'est d'elle que nos premiers parents ont rougi, c'est à cause d'elle qu'ils se sont voilés (Gen. III, 7). Voilà ce qui nous explique pourquoi les époux, tout en restant dans les limites du mariage, éprouvent le besoin de se cacher, et confessent ainsi que, même dans un acte légitime, il peut y avoir un côté honteux, et par là même mauvais, car on ne doit pas rougir de ce qui est bon. De là deux conséquences évidentes, dont l'une a pour objet la légitimité de l'union conjugale dans le but de créer la famille, et dont l'autre regarde le mal de la honteuse concupiscence, qui impose à ceux qui naissent l'obligation de se régénérer, s'ils veulent échapper à la damnation. De cette concupiscence il résulte que celui qui use légitimement du mariage, fait du mal un bon usage; tandis que celui qui connaît en dehors du mariage, fait un mauvais usage de ce qui était déjà mauvais en soi. En effet, peut-on ne pas appeler mauvais ce qui fait rougir les bons et les méchants, et comment ne pas croire à celui qui a dit : « Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair (Rom. VII, 18) », plutôt qu'à celui qui appellerait bien une chose dont il ne rougit que parce qu'elle est mauvaise, et dont il ne pourrait ne pas rougir sans faire preuve d'une impudence plus criminelle encore ? C'est donc en toute vérité que nous avons dit : « Le mariage ne saurait être responsable du mal originel qui en découle, comme l'adultère ne saurait être excusé par le bien naturel qui en résulte, c'est-à-dire la génération des enfants ». Et en effet, la nature humaine, qu'elle découle du mariage ou de l'adultère, est toujours l'oeuvre de Dieu. Si elle était mauvaise, rien ne pourrait en autoriser la génération; si elle ne naissait pas coupable, elle n'aurait nul besoin de régénération ; en un mot, si la nature humaine était essentiellement mauvaise, elle ne pourrait pas être sauvée ; si elle était entièrement bonne, elle n'aurait pas besoin d'être sauvée. Dire qu'elle n'est pas bonne c'est nier la bonté de son Créateur; nier qu'elle soit mauvaise, c'est lui refuser la miséricorde de son Sauveur. Il suit de là que l'adultère ne doit pas être excusé par le bien qui en résulte, comme le mariage ne doit pas être incriminé par le mal qui s'y mêle, et dont la guérison est opérée par la miséricorde du Sauveur, comme la génération même adultérine des enfants est opérée par la puissance du Créateur. [2,37] 37. « Montrez-nous », dit-il, « des mariages corporels sans union réciproque des époux ». Il m'est aussi impossible de lui montrer des mariages corporels sans l'union des époux, qu'il lui est impossible de me montrer cette même union des époux sans confusion aucune. Si le péché n'était point survenu, la génération se serait faite également par l'union des époux; mais cette union n'aurait connu ni honte ni confusion. Au lieu de cette honteuse concupiscence de la chair, les membres seraient restés dans une tranquille et parfaite obéissance. J'en conclus la bonté intrinsèque du mariage, comme principe légitime de la naissance de l'homme; j'en conclus également la bonté intrinsèque du fruit du mariage, car ce fruit n'est autre que l'homme lui-même. Mais ce qui est un mal, c'est le péché avec lequel tout homme prend naissance. Dieu sans doute a été et est toujours le créateur de l'homme, mais le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché; et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes, par celui en qui tous ont péché (Rom. V, 12) ». [2,38] 38. « Grâce », dit-il, « à un nouveau mode de discuter, vous vous flattez de rester catholique tout en patronnant l'erreur de Manés, quand vous proclamez le mariage un grand bien et un grand mal ». Ou notre adversaire ne sait pas ce qu'il dit, ou il affecte de ne pas le savoir; car, ou bien il ne comprend pas, ou bien il ne veut pas comprendre ce que nous disons. S'il ne comprend pas, c'est qu'il est aveuglé par son erreur; et s'il ne veut pas comprendre, c'est qu'il s'obstine aveuglément à soutenir son erreur. Tombé dans une nouvelle hérésie depuis quelques années, Jovinien, lui aussi, reprochait aux catholiques de patronner le manichéisme, en soutenant contre lui que la virginité est un état plus parfait que celui du mariage. Mais notre adversaire va sans doute nous répondre qu'il ne partage pas la doctrine de Jovinien sur l'égalité du mariage et de la virginité. Je ne soutiens pas non plus qu'ils partagent cette erreur ; cependant, que ces nouveaux hérétiques apprennent par l'exemple de Jovinien qu'ils n'ont pas même le mérite de la nouveauté quand ils accusent les catholiques de favoriser les Manichéens. Oui, nous affirmons que le mariage est bon en lui-même. Mais, de même que les Ariens nous accusent de sabellianisme, quoique nous ne disions pas avec les Sabelliens que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont une seule et même chose, mais avec les catholiques, que le Père, le Fils et le Saint-Esprit n'ont qu'une seule et même nature ; de même les Pélagiens nous accusent de manichéisme, quoique nous ne disions pas avec les Manichéens que le mariage est essentiellement mauvais, mais avec les catholiques, que le péché a été commis par les premiers époux, et que ce péché est passé à tous leurs descendants. Pour échapper au sabellianisme les Ariens sont tombés dans une erreur plus criminelle encore, puisqu'ils ont admis dans la Trinité, non pas seulement la distinction des personnes, mais encore la distinction des natures. De même, en voulant éviter le manichéisme, les Pélagiens se sont jetés dans une hérésie plus funeste encore, puisque, en soutenant que ces enfants n'ont aucun besoin de la rédemption de Jésus-Christ, ils les placent dans une situation pire que celle qui leur était faite par les Manichéens. [2,39] 39. « Vous soutenez », dit-il, « que l'homme n'est pas coupable quand il naît de la fornication, et qu'il n'est pas innocent quand il naît du mariage. C'est là, en effet, ce que l'on peut conclure de cette proposition dans laquelle vous ne craignez pas d'affirmer que le bien naturel peut résulter de l'adultère, et le mal originel du mariage ». Tout lecteur intelligent devinera facilement la perversité de semblables insinuations. Avons-nous dit jamais que l'homme, s'il naît de la fornication, n'est pas coupable? Ce que nous affirmons, c'est que l'homme, qu'il naisse soit du mariage, soit de la fornication, est bon par lui-même en tant qu'il est la créature de Dieu ; ce qui n'empêche pas qu'il naisse coupable, par suite du péché originel. Tel est le sens de ces paroles : Le bien naturel peut découler de l'adultère, comme le mal originel du mariage. Pourquoi donc les dénaturer jusqu'au point de nous faire dire que ce qui naît de l'adultère n'est pas coupable, tandis que ce qui naît du mariage n'est pas innocent ? Dans l'un et l'autre cas l'enfant naît coupable par l'effet du péché originel; et dans l'un et l'autre cas il doit être absous par la régénération, à cause du bien inhérent à sa nature. [2,40] 40. « De ces deux propositions », dit-il, « l'une est vraie et l'autre est fausse ». Imitant ce laconisme, je réponds : Elles sont toutes deux vraies, aucune n'est fausse. « Il est vrai », dit-il, « que le crime de l'adultère ne trouve pas son excuse dans le fruit qui en naît, car la faute commise par les parents est l'effet de la perversion de leur volonté, tandis que l'enfant est le résultat d'une fécondité en soi-même louable. Semez du froment volé, la récolte en sera-t-elle mauvaise et nuisible ? Je blâme le voleur, mais je loue la récolte. De même je déclare innocent tout enfant qui vient de naître, et lui applique ces paroles de l'Apôtre : Dieu lui donne le corps qu'il lui plaît, et il donne à chaque semence le corps qui lui est propre (I Cor. XV, 38); mais je condamne le malheureux qui s'est rendu coupable par a la perversion de sa volonté». [2,41] 41. Il continue : « Si le mal découle du mariage, loin d'excuser le mariage, on ne peut que le condamner, comme soumettant à l'empire du démon les enfants qui en naissent; il devient ainsi la cause du mal, or, ce qui est la cause du mal ne saurait être bon. Quant à l'enfant qui naît du mariage, il doit son existence, non pas au crime mais à l'union des époux. D'un autre côté, cette union est fondée sur la nature des corps: celui qui en fait un mauvais usage, se rend personnellement coupable, mais ne souille pas la race elle-même. Il est donc évident que le bien ne saurait être la cause du mal. Si donc le mal originel découle du mariage, il faut en conclure que la cause de ce mal c'est le mariage lui-même ; et si ses fruits sont mauvais, c'est qu'il est mauvais lui-même, selon cette parole du Sauveur: « L'arbre se reconnaît à ses fruits (Matt. VII, 16).Comment donc pourrait-on vous croire quand vous soutenez que le mariage est bon en lui même, quoique ses fruits soient mauvais? J'en conclus que le mariage est mauvais, si c'est par lui que l'on contracte le péché originel; on ne pouvait le justifier qu'au tant que ses fruits seraient innocents. Or, le mariage est universellement approuvé et trouvé bon; d'où il suit que ses fruits sont regardés comme innocents ». [2,42] 42. Avant de répondre j'invite le lecteur à se rappeler que le but poursuivi par nos adversaires, c'est de faire croire que les enfants n'ont aucun besoin d'un Sauveur, et qu'ils ne sont coupables d'aucun de ces péchés qui leur rendraient la rédemption nécessaire. C'est là une erreur funeste qui se pose en ennemie déclarée de la grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui est venu chercher et sauver ce qui était perdu (Luc, XIX, 10). Cependant, c'est cette erreur qu'ils cherchent à insinuer dans les coeurs peu intelligents, sous le voile extérieur des louanges prodiguées aux oeuvres de Dieu, c'est-à-dire à la nature humaine, à sa fécondité, au mariage, à l'union des deux sexes; je n'ose pas dire à la concupiscence, car s'il rougit de prononcer ce nom, ce n'est que pour se donner le droit de louer autre chose. Si donc il confond le maux survenus à la nature, avec la bonté de la nature elle-même, ce n'est point précisément pour montrer qu'elle est saine, mais pour empêcher sa guérison. Voilà pourquoi il admet avec nous que « le crime de l'adultère ne saurait être justifié par le bien qui en résulte, c'est-à-dire par l'enfant qui en naît »; et pour mieux prouver sa pensée, qui est aussi la nôtre, il invoque la comparaison d'un voleur qui sème dans son champ un froment usurpé, sans que pour cela la moisson en devienne mauvaise et nuisible. Quant à cette autre proposition formulée par nous: « Le mariage reste bon, malgré le mal originel qui en est la conséquence », il la rejette et la condamne; il le fallait bien, car il ne pouvait l'admettre sans cesser d'être Pélagien pour devenir immédiatement catholique. « Si », dit-il, « le mal sort du mariage, le mariage n'est plus justifiable et doit être condamné; car vous en soumettez les fruits à l'empire du démon, oubliant ainsi que la cause du mal ne saurait être bonne ». Tous les développements qu'il invoque tendent à prouver que la cause du mal ne saurait être un bien, d'où il conclut que le mariage, par cela même qu'il est un bien, ne saurait être la cause du mal; par conséquent, le fruit du mariage ne peut être coupable, et comme tel ne saurait avoir besoin d'un Rédempteur. Quoi donc? est-ce que jamais nous avons dit que le mariage fût la cause du péché, tout en soutenant que l'enfant qui en sort ne naît pas sans péché ? Le mariage a été institué pour engendrer, et non pas pour pécher ; de là cette bénédiction conférée par Dieu aux époux: « Croissez, multipliez vous, et remplissez la terre (Gen. I, 28) ». Quant au péché que l'on apporte en naissant, il n'est pas l'oeuvre même du mariage, mais la conséquence d'un mal survenu parmi les hommes, pour qui la consommation du mariage consiste dans l'union des époux. Il s'agit de la concupiscence. Or cette concupiscence peut exister en dehors du mariage, et le mariage aurait pu exister en dehors de toute concupiscence. Elle est l'oeuvre du corps, non pas du corps de vie, mais de ce corps de mort; voilà pourquoi depuis le péché le mariage ne peut exister sans la concupiscence, quoique la concupiscence puisse exister en dehors du mariage. Rien de si contraire au mariage que l'adultère et tous les autres crimes de la volupté, et cependant tout cela n'est inspiré que par la concupiscence. Bien plus, lors même qu'aucun de ces crimes ne serait commis, lors même que la volonté s'armerait d'énergie et de courage pour refuser son consentement, la concupiscence cesserait-elle pour cela ses mouvements tumultueux et sa perfide agitation, voire même ses rêves et ses songes voluptueux ? Ainsi donc, même dans le mariage, ce mal n'est pas le mal du mariage; il réside avant tout dans ce corps de mort ; les époux en sont atteints lors même qu'ils ne le voudraient pas, mais ils sont toujours libres d'en accomplir les oeuvres. La concupiscence n'est donc pas; à proprement parler, le résultat du mariage dont Dieu à béni l'institution primitive ; elle est le fruit de ce péché qui est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, en sorte que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché » . [2,43] 43. Dans quel but cite-t-il ces paroles que nous lisons dans l'Evangile : « On reconnaît l'arbre à ses fruits? » Le Seigneur ne parlait-il pas des deux volontés de l'homme, l'une bonne représentée par le bon arbre, et l'autre mauvaise représentée par le mauvais arbre? N'est-ce pas, en effet, de la volonté bonne que procèdent les bonnes oeuvres, et de la volonté mauvaise que procèdent les mauvaises oeuvres? D'une volonté bonne, il ne peut sortir d'oeuvre mauvaise, et réciproquement. Appliquant donc au mariage cette comparaison évangélique, nous dirons que le mariage c'est l'arbre bon, tandis que la fornication c'est l'arbre mauvais. Mais alors, si l'homme naît du mariage comme le bon fruit du bon arbre, jamais il n'aurait dû naître de la fornication, d'après cet autre principe que le mauvais arbre ne saurait produire de bons fruits (Matt. VII, 18). Pour échapper à cette difficulté, dira-t-il que l'arbre signifie, non point l'adultère, mais la nature humaine de laquelle l'homme prend naissance? J'y consens, pourvu qu'il ajoute que l'arbre ne signifie pas davantage le mariage, mais la nature humaine de laquelle l'homme prend naissance. Par conséquent, cette parabole évangélique ne saurait s'appliquer à la question qui nous occupe, car ce qui a produit le péché qui est contracté par la naissance et expié par la renaissance, ce n'est pas le mariage, mais le péché volontaire du premier homme. « Vous dites encore, ajoute-t-il, que le péché, de quelque manière qu'il soit contracté par les enfants, est l'oeuvre du démon, tandis que l'homme, quelle que soit d'ailleurs sa naissance, est toujours l'œuvre de Dieu ». C'est bien là ce que j'ai dit, et ce langage est tellement conforme à la vérité, qu'il s'empresserait lui-même de le formuler hautement, s'il était catholique et non pas pélagien. [2,44] 44. Quelle est donc la portée de cette question qu'il nous pose : « Le péché dans les enfants est-il l'effet de leur volonté propre, du mariage lui-même ou de leurs parents? » Puis, sans attendre la réponse, il résout la question en soutenant que rien n'autorise à admettre le péché dans les enfants. Voici ses paroles : « Par quoi le péché peut-il avoir été produit dans les enfants? Par la volonté? Ils n'en ont encore aucune. Par le mariage? Mais il est l'oeuvre des parents, et vous avez admis vous-même qu'ils n'ont pas péché en le contractant; j'avoue que, à s'en tenir à la suite de vos développements, cette concession ne parait pas sincère sur vos lèvres, et qu'on devrait plutôt condamner le mariage, puisqu'il est la cause du mal, du moins en ce qui regarde l'union réciproque et le concours des époux. Condamnons alors les parents qui ne se sont connus que pour produire le péché. Si donc on embrasse la doctrine que vous professez, il ne restera plus qu'à vouer les époux aux châtiments éternels, puisque ce n'est que par eux que le démon est parvenu à exercer son empire sur les générations naissantes. Et vous nous disiez tout à l'heure que l'homme a Dieu lui-même pour créateur? Si c'est par leur origine que les hommes contractent le péché, c'est par le péché que le démon soumet les hommes à son empire; par conséquent, dès lors que vous faites intervenir le démon dans la naissance de l'homme, vous proclamez implicitement que le démon est l'auteur même de l'homme. Si vous soutenez, au contraire, que l'homme est créé par Dieu et que les époux sont innocents, rien désormais ne vous autorise à admettre la transmission du péché originel ». [2,45] 45. L'Apôtre répond lui-même à toutes ces difficultés. En effet, il n'accuse aucunement la volonté de l'enfant, car il n'a pas de volonté propre suffisante pour pécher. Il n'accuse pas le mariage comme tel, dont il rappelle l'institution divine, sanctionnée par une bénédiction solennelle. Enfin il n'accuse pas les parents comme tels, car il proclame parfaitement légitime leur union réciproque pour la création des enfants. Que dit-il donc? Ecoutez : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché; et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché ». Si nos adversaires prêtaient à ces paroles une oreille et un cœur catholiques, ils cesseraient de se montrer rebelles à la foi et à la grâce de Jésus-Christ, ils ne tenteraient pas de vains efforts pour détourner en faveur de leur hérésie des paroles aussi claires et aussi formelles; ils ne pousseraient pas l'aveuglement jusqu'à soutenir que ces paroles de l'Apôtre signifient uniquement qu'Adam a été le premier pécheur, et que tous ceux qui ont péché depuis n'ont fait qu'imiter son exemple, en sorte que le péché d'un seul se transmet à tous les autres, non point par voie de génération, mais par voie d'imitation. Si l'Apôtre avait voulu parler de cette seconde espèce de transmission, ce n'est pas par un seul homme, mais par le démon, qu'il aurait fait entrer le péché dans le monde, et par lui dans tous les hommes. N'est-ce pas du démon qu'il est écrit: «Il est imité par ceux qui sont à lui (Sag. II, 25) ?» Si donc l'Apôtre nous affirme que c'est par un seul homme que le péché est entré dans le monde, c'est qu'il voulait nous faire comprendre que le péché originel se transmet par voie de génération. [2,46] 46. Voyons si plus loin l'Apôtre a changé de doctrine. Il ajoute immédiatement : « Car le péché a toujours été dans le monde jusqu'à la loi », c'est-à-dire que la loi n'a pu elle-même détruire le péché. « Néanmoins », dit-il, quand la loi n'existait pas, le péché n'était point imputé ». Il existait donc, mais il n'était point imputé, car ce qui l'aurait rendu imputable n'était point encore montré. Nous trouvons ailleurs la même pensée formulée en ces termes : « C'est par la loi que nous est venue la connaissance du péché (Rom. III, 20) ». « Ce pendant la mort a régné depuis Adam jus qu'à Moïse »; en d'autres termes, « jusqu'à la loi », comme il l'a dit précédemment. Il ne prétend pas que le péché n'ait point régné depuis Moïse, il affirme seulement que même la loi donnée par Moïse n'a pu détruire l’empire de la mort, laquelle ne règne pourtant que par le péché. Ce règne a pour effet de sévir contre l'homme déjà mortel et de le précipiter dans la mort seconde qui sera éternelle. « La mort a donc régné », et sur qui donc? Même sur ceux qui n'ont pas péché par une transgression semblable à celle « d'Adam qui est la figure du futur ». De qui est-il la figure, si ce n'est de Jésus-Christ? Et comment en est-il la figure, si ce n'est dans un sens tout opposé? Cette opposition se trouve ailleurs formulée dans ces quelques mots : « De même que tous meurent en Adam, tous seront également vivifiés en Jésus-Christ (I Cor. XV, 22) ». Se peut-il un contraste plus frappant entre l'un et l'autre ? Et c'est ce contraste qui en constitue la figure. Pourtant cette figure elle-même ne doit pas être prise dans son extrême rigueur; de là les paroles suivantes du même Apôtre : « Mais il n'en est pas de la grâce comme du péché. Car, si par le péché d'un seul plusieurs sont morts, la miséricorde et le don de Dieu se sont répandus beaucoup plus abondamment sur plusieurs, par la grâce d'un seul homme qui est Jésus-Christ ». D'où vient cette plus grande abondance, si ce n'est de ce que tous ceux qui sont rachetés par Jésus-Christ meurent, il est vrai, temporellement à cause d'Adam, mais seront éternellement vainqueurs à cause de Jésus-Christ lui-même? Et il n'en est pas de ce don comme du péché », dit l'Apôtre, « car nous avons été condamnés par le jugement de Dieu pour un seul, tandis que nous sommes justifiés par la grâce après plusieurs péchés ». « Pour un seul » ; n'est-ce pas pour un seul péché, puisqu'il ajoute : « Nous sommes justifiés par la grâce après plusieurs péchés? » Que nos adversaires nous disent comment nous avons été condamnés pour un seul, à moins que pour cette condamnation il ne suffise du seul péché originel, qui se transmet à tous les hommes? Quant à la grâce, elle nous justifie après plusieurs péchés, parce qu'elle efface non-seulement le péché originel, mais aussi les autres péchés dont chaque homme se rend coupable par le dérèglement de sa volonté propre. « Si donc, à cause du péché d'un seul, la mort a régné par un seul ; à plus forte raison, ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et du don de la justice, règneront dans la vie par un seul, qui est Jésus Christ. Comme donc c'est par le péché d'un seul que tous les hommes sont tombés dans la condamnation, ainsi c'est par la justice d'un seul que tous les hommes reçoivent la justification de la vie». Que nos adversaires s'obstinent donc dans la vanité de leur esprit, qu'ils soutiennent que, si le péché s'est transmis, c'est uniquement par voie d'imitation et non par voie de génération. Mais alors, comment peut-il se faire que ce soit par le péché d'un seul que tous les hommes sont tombés dans la condamnation », et non pas chacun par ses propres péchés ? Ne faut-il pas en conclure que ce péché, quoique numériquement seul, était suffisant par lui-même pour précipiter tous les hommes dans la condamnation, et y précipite en effet tous les enfants qui meurent avant d'avoir repris naissance en Jésus-Christ ? Pourquoi donc nous poser une question dont il ne veut pas entendre la solution de la bouche même de l'Apôtre ? « Comment », dit-il, « le péché peut-il se trouver dans les enfants: est-ce par leur volonté propre, est-ce par l'effet du mariage, est-ce par la faute des parents? » Voici la réponse, qu'il l'écoute et qu'il se taise : « C'est par le péché d'un seul », dit l'Apôtre, « que tous les hommes sont tombés dans la condamnation ». C'est donc par Adam que tous sont condamnés, comme c'est par Jésus-Christ que tous sont justifiés; non pas, sans doute, qu'il affirme que tous ceux qui meurent en Adam soient réellement vivifiés par Jésus-Christ; le sens véritable de cette proposition c'est que, de même que la mort n'arrive à personne que par Adam, de même la vie n'est conférée à personne que par Jésus-Christ. Prenons un exemple: Quand il n'y a qu'un seul professeur de belles-lettres dans une ville, on est en droit de dire que c'est lui qui enseigne les belles-lettres à tous les habitants; non pas, sans doute, que tous les apprennent, mais parce que personne ne les apprend que de lui. Enfin, comme pour nous aider à trancher cette difficulté, l'Apôtre remplace bientôt le mot : tous, par le terme moins général : plusieurs, tout en désignant dans ces deux cas les mêmes personnes. « Car, comme plusieurs sont devenus pécheurs par la désobéissance d'un seul homme, ainsi plusieurs seront rendus justes par l'obéissance d'un seul (Rom. V, 12-19) ». [2,47] 47. Qu'il demande encore comment le péché peut se trouver dans un enfant. Les oracles sacrés lui répondent : « Le péché est entré dans ce monde par un seul homme, et la mort par le péché, et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché. Beaucoup sont morts pour le péché d'un seul; un jugement de condamnation a pesé sur tous, par un seul ; à cause du péché d'un seul, la mort a régné par un seul; par le péché d'un seul, tous les hommes sont tombés dans la condamnation; par la désobéissance d'un seul, beaucoup ont été constitués pécheurs ». Voilà comment le péché se trouve dans les enfants. Qu'il croie donc maintenant au péché originel, et qu'il laisse venir les enfants à Jésus-Christ, afin qu'ils y trouvent le salut. Mais alors, pourquoi ces paroles: «Le péché n'est commis ni par celui qui naît, ni par celui qui l'engendre, ni par celui qui le crée; de quelque côté que je regarde, je ne trouve que l'innocence ; par quelle voie le péché a-t-il donc pu s'introduire? » Pourquoi chercher une petite ouverture, quand devant lui la porte est ouverte tout au large? « Par un seul homme », dit l'Apôtre; «par le péché d'un seul homme », dit le même Apôtre ; « par la désobéissance d'un seul homme », dit enfin le même Apôtre. Peut-il trouver quelque chose de plus formel, de plus explicite, de plus positif ? [2,48] 48. « Si c'est de la volonté que vient le a péché », dit-il, « la volonté qui commet le péché est mauvaise; si c'est de la nature, la nature est mauvaise ». Je réponds aussitôt: C'est de la volonté que vient le péché. Il demandera peut-être s'il en est ainsi du péché originel lui-même. Je réponds : Le péché originel ne fait point exception, car il a été produit par la volonté du premier homme, de manière à affecter son auteur et à se transmettre à toute sa postérité. Il ajoute : « Si le péché vient de la nature, la nature est mauvaise ». Je lui demande à mon tour : Si c'est de la volonté mauvaise, comme d'un arbre mauvais, que procèdent toutes les mauvaises actions, cette volonté mauvaise, par qui est-elle produite ? Par l'ange ? Mais l'ange n'était-il pas la plus excellente des œuvres de Dieu ? Par l'homme? Mais l'homme n'était-il pas l'œuvre de Dieu ? Si c'est l'ange qui a rendu la volonté de l'ange mauvaise, si c'est l'homme qui a rendu la volonté de l'homme mauvaise, cet homme et cet ange, avant la perversion de leur volonté, n'étaient-ils pas de Dieu les créatures les plus parfaites et les plus admirables ? Voici donc que le mal sort du bien ; et en effet, il ne pouvait sortir d'ailleurs, puisque, avant le péché, tout était bien; je parle de la volonté mauvaise, avant que le péché ne fût commis, et non pas des œuvres mauvaises qui sortent nécessairement de la volonté mauvaise, comme les mauvais fruits du mauvais arbre. Mais si ce qui était bon a pu produire une volonté mauvaise, ce n'est pas en tant que ce bien avait été créé par Dieu, mais en tant qu'il avait été tiré du néant et non pas de Dieu. Et il ose nous dire : « Si la nature est l'œuvre de Dieu, l'œuvre du démon n'a pu passer par l'œuvre de Dieu?» Quand l'œuvre du démon s'est déclarée dans l'ange qui est devenu démon, s'est-elle déclarée dans l'œuvre de Dieu? Si donc le mal qui jusque-là n'existait nulle part a pu naître dans l'œuvre de Dieu ; pourquoi le mal qui existait déjà quelque part n'aurait-il pu passer dans l'oeuvre de Dieu? L'Apôtre ne nous dit-il pas : « Et c'est ainsi que la mort ou le péché est passé dans tous les hommes ? » Est-ce que les hommes ne sont pas l'œuvre de Dieu? Quand donc le péché est passé dans tous les hommes, n'était-ce pas l'œuvre du démon qui passait dans l'oeuvre de Dieu? J'en conclus que Dieu seul est immuable dans sa bonté toute-puissante ; avant qu'aucun mal n'existât, c'est lui qui a créé tous les biens; et, aujourd'hui que le mal s'est glissé dans les créatures les plus parfaites, c'est encore Dieu qui tire le bien du mal, et opère le bien en toutes choses. [2,49] 49. « Dans un seul et même homme », dit-il, « on peut blâmer l'intention et louer l'origine, car ce sont là deux choses essentiellement indépendantes l'une de l'autre; mais, s'il s'agit d'un enfant, on ne trouve en lui qu'une seule de ces deux choses, la nature; car, pour la volonté, elle n'existe pas. Par conséquent, ou bien c'est à Dieu que vous attribuez cette nature, ou bien c'est au démon. Si cette nature est l'œuvre de Dieu, vous ne pouvez plus admettre en elle le péché originel. Si elle est l'oeuvre du démon, il n'y a plus lieu d'admettre en elle l'action divine. C'est donc adhérer parfaitement au manichéisme que de croire au péché originel ». Tous ces raisonnements ne tiennent pas devant la vérité. Nous convenons sans peine que, dans un seul et même homme, on peut blâmer l'intention et louer l'origine, car ce sont là deux choses essentiellement différentes l'une de l'autre; mais nous n'admettons pas que dans un enfant il n'y ait qu'une seule chose, la nature, dans laquelle l'homme a été créé par un Dieu bon; il y a aussi le péché qui est passé dans tous les hommes par un seul, comme l'enseigne clairement l'Apôtre, et quoi qu'en pensent Pelage, Célestius et leurs disciples. Or, de ces deux choses que nous trouvons dans les enfants, l'une, la nature, est l'œuvre de Dieu; l'autre, le péché, est l'œuvre du démon. De plus, en admettant que, par le péché, la nature même est soumise à l'empire du démon, nous ne sommes nullement en contradiction avec nous-mêmes, car nous maintenons toujours que cette nature est l'oeuvre, non pas du démon, mais de Dieu. Le vice est soumis au vice, et la nature à la nature, car vice et nature se trouvent dans le démon. Quand donc les élus sont arrachés à la puissance des ténèbres, à laquelle ils n'étaient que trop légitimement soumis, Dieu nous révèle par là toute l'étendue des grâces qu'il leur accorde, et la bonté avec laquelle il sait toujours tirer le bien du mal. [2,50] 50. J'admire le ton presque religieux avec lequel il s'écrie : « Si la nature vient de Dieu, le péché originel ne saurait exister en elle » ; mais ne pourrait-on pas lui répondre avec un accent plus religieux encore : Si la nature vient de Dieu, elle n'est accessible à aucun péché ? Ce serait pourtant une grossière erreur, celle même des Manichéens, qui prétendaient qu'aucune créature n'avait été tirée du néant, et entassaient dans la nature de Dieu tous les maux imaginables. Nous disons, nous, que le mal n'a pu prendre naissance que dans le bien, non pas dans le bien immuable et souverain qui est Dieu, mais dans le bien qui a été fait de rien par la sagesse de Dieu. Malgré le péché, l'homme tient donc encore à Dieu par quelque chose, car il n'est homme que parce qu'il a été créé par Dieu. D'un autre côté, le mal n'existerait pas dans les enfants, si la volonté du premier homme n'avait pas péché, et si le péché originel n'était pas transmis par cette origine viciée. Il est donc dans l'erreur quand il accuse de manichéisme celui qui soutient l'existence du péché originel ; mais il serait parfaitement dans le vrai, s'il accusait de pélagianisme celui qui nie le péché originel. Est-ce donc seulement depuis la naissance malheureuse du manichéisme, que l'on présente les enfants à l'Eglise de Dieu pour leur conférer le baptême, l'exorcisme et l'insufflation, c’est-à-dire ces dons mystérieux qui nous prouvent qu'il faut avoir été arrachés à la puissance des ténèbres, pour pouvoir être transférés dans le royaume de Jésus-Christ (Coloss. I, 18) ? Est-ce dans les livres de Manès que nous lisons pour la première fois que le Fils de l'Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu (Luc, XIX, 10) ; ou que le péché est entré dans le monde par un seul homme (Rom. V, 12) ; et autres vérités semblables que nous avons énumérées précédemment? Est-ce par Manès que nous apprenons que Dieu rend parfois les enfants responsables des péchés de leurs pères (Exod. XX, 5) ; ou que, selon la parole du psaume : « J'ai été engendré dans l'iniquité, et ma mère m'a conçu dans le péché (Ps. L, 7)», « L'homme est devenu semblable à la vanité, et ses jours passent comme une ombre (Id. CXLIII, 4) », Mes jours ont «vieilli, ma substance est devenue comme un néant devant vous, et tout homme vivant n'est qu'une vanité universelle (Id., XXXVIII, 6) ? » Ecoutons les paroles suivantes : « Toute créature est soumise à la vanité (Rom. VIII, 29) », « Vanité des vanités, et tout est vanité ; quel fruit abondant l'homme retire-t-il des travaux qu'il accomplit sous l'ardeur du soleil (Eccl. I, 2, 3) ? » Un joug bien lourd pèse sur les enfants d'Adam depuis leur sortie du sein de leur mère, jusqu'au jour de leur sépulture dans «le sein de la mère des vivants (Eccli. XL, 1) », « Tous meurent en Adam (I Cor. XV, 22) », « L'homme né de la femme n'obtient qu'une vie courte et pleine de misères, et tombe comme l'herbe des séchée ; il fuit comme une ombre et ne s'arrêtera pas ; avez-vous donc pris soin de cet homme, et l'avez-vous fait entrer en jugement devant vous ? Quel homme sera pur de toute souillure ; il n'en est pas un seul, lors même que sa vie sur la terre n'aurait été que d'un jour (Job, XIV, 1-5, selon les Sept.) ». On voit à la simple lecture que les souillures dont nous parle Job ne peuvent désigner que les péchés ; nous en trouvons une nouvelle preuve dans un passage du prophète Zacharie, où il est dit à un prêtre, que l'on avait dépouillé de son vêtement souillé : « Je vous ai ôté vos péchés (Zach. III, 4) ». Or, il me semble que ces passages, et autres du même genre, qui proclament hautement que l'homme naît victime du péché et de la malédiction, ne nous sont pas présentés dans les écrits ténébreux des Manichéens, mais dans les lumineux ouvrages des catholiques. [2,51] 51. Que dirai-je des commentateurs qui ont développé avec tant d'éclat, dans l'Eglise catholique, le sens des divines Ecritures? Dans tous ces passages ils ont vu clairement la doctrine du péché originel, parce que, au lieu d'écouter les suggestions d'une erreur nouvelle, ils préféraient demeurer inébranlablement attachés à l'antique foi de l'Eglise. Il serait trop long de citer les témoignages que nous trouvons dans leurs écrits ; et puis, je craindrais de paraître ne pas accorder aux autorités canoniques tout le respect que je leur dois. Toutefois, sans parler de saint Ambroise, dont Pelage a hautement loué, comme je l'ai dit, l'intégrité de la foi, et qui n'invoquait d'outre motif que le péché originel, pour prouver que les enfants ont besoin d'être sauvés par Jésus-Christ; comment ne pas citer le glorieux martyr Cyprien, afin qu'on nous dise de lui s'il a été ou s'il a pu être manichéen, puisqu'il était mort avant que cette déplorable hérésie eût pris naissance à Rome? Dans son livre sur le baptême des enfants, il soutient tellement l'existence du péché originel, qu'il ordonne de baptiser les enfants, même avant le huitième jour qui suit leur naissance, si l'on ne veut pas exposer leur âme à la mort éternelle. Il ajoute que cette facilité qui nous est accordée de recevoir le baptême, nous est accordée d'autant plus grande que les péchés qui nous y sont remis ne sont pas nos péchés propres, mais des péchés d'autrui. Saint Ambroise et saint Cyprien vont-ils donc passer pour des Manichéens aux yeux de notre adversaire? Accusera-t-il de manichéisme cette antique tradition de l'Eglise qui ordonne de conférer aux enfants le baptême, l'exorcisme et l'insufflation, afin de les introduire dans le royaume de Jésus-Christ, après les avoir arrachés à la puissance des ténèbres, c'est-à-dire du démon et de ses anges? De notre côté, restant étroitement unis à ces saints docteurs et à l'antique foi de l'Eglise catholique, nous sommes prêts à subir toutes les malédictions et tous les outrages, plutôt que de nous associer aux Pélagiens, dussions-nous être par eux couronnés de fleurs et comblés d'éloges. [2,52] 52. « Vous nous répétez », ajoute-t-il, « que la concupiscence n'aurait pas été connue, si l'homme n'avait pas péché ; tandis qu'au contraire le mariage aurait existé, lors même que le péché n'aurait pas été commis ». Je n'ai jamais dit qu'il n'y aurait pas eu de concupiscence, car il y a une concupiscence parfaitement louable, la concupiscence spirituelle qui a pour objet la sagesse (Sag. VI, 21); j'ai seulement affirmé qu' « il n'y aurait pas eu de concupiscence honteuse ». Qu'on relise mes paroles, que du reste il a citées lui-même, et l'on verra avec quelle intention perverse il cherchait à dénaturer ma doctrine. Qu'il donne le nom qu'il voudra à la concupiscence dont je parle; toujours est-il que j'ai parlé de cette concupiscence, qui n'aurait point existé sans le péché, dont nos premiers parents ont eu à rougir dans le paradis terrestre, pour laquelle ils se sont couverts de feuillage, et dont aucun homme ne saurait nier l'existence. Telle est la concupiscence qui a commencé à se faire sentir aussitôt que le péché de désobéissance a été commis. Si l'on veut savoir ce que Adam et Eve ont prouvé, qu'on se rappelle ce qu'ils ont voilé. S'ils cueillent des feuilles de palmier, ce n'est point pour en faire un vêtement, mais pour se tresser une ceinture dont on connaît l'usage, et que les Latins désignent par un nom (campestria), qui rappelle l'usage suivi par les jeunes romains de couvrir certaines parties du corps, au moment même où ils se livraient nus aux exercices du gymnase ou du cirque. [2,53] 53. « Ce mariage que vous nous représentez », dit-il, « comme étranger à toute concupiscence, à toute émotion du corps, à toute nécessité de sexe, vous le louez sans réserve ; mais, quand il s'agit du mariage tel qu'il existe aujourd'hui, vous le traitez comme étant l'oeuvre même du démon. « Vous approuvez cette utopie de mariage dont vous avez pu rêver l'institution ; quant au mariage dont l'Ecriture a dit : L'homme abandonnera son père et sa mère pour s'attacher à son épouse, et ils seront deux dans une seule chair (Gen. II, 24), vous le proclamez un mal diabolique, une véritable maladie, et non pas un mariage proprement dit ». Que les Pélagiens déploient tous les efforts possibles pour dénaturer à leur gré nos paroles, pourquoi nous en étonner, puisque, fidèles en cela à l'habitude des autres hérétiques, ils dénaturent même les saintes Ecritures jusque dans les passages les plus clairs et les plus explicites? Qui oserait dire que le mariage peut exister sans aucun mouvement des corps, sans aucune nécessité de sexe? N'est-ce point Dieu qui a créé les différents sexes, selon cette parole : « Dieu les créa homme et femme (Id. I, 27)?» Appelés à s'unir, et à s'unir pour la génération, leurs corps pouvaient-ils rester insensibles? avec une telle insensibilité, quel mariage eût été possible? Il ne s'agit donc point ici de l'insensibilité et de l'immuabilité des corps, mais de ces émotions voluptueuses sans lesquelles le mariage pourrait fort bien obtenir ses effets, et qui n'aurait point existé, si 1a volonté était restée maîtresse des sens et de toutes les parties du corps. Nous n'avons aujourd'hui qu'un corps de mort, et cependant la volonté peut imposer ses ordres au pied, au bras, au doigt, à la lèvre et à la langue. Ne s'impose-t-elle pas à ces fonctions tout intérieures qui entretiennent la vie, en rejetant au dehors ce qui nuirait à la santé du corps ? Si le corps est sain et qu'il jouisse de sa liberté, la volonté peut commander jusque-là et être parfaitement obéie. N'en serait-il pas de même de tous les autres membres et de leurs différentes fonctions, s'ils n'étaient devenus les tristes victimes d'une honteuse concupiscence qui se révolte contre l'homme, comme l'homme s'est révolté contre Dieu? C'est là le châtiment du péché, et ce châtiment est vivement senti par tous ceux qui, même dans le mariage, voudraient soumettre leur corps aux prescriptions les plus sévères de la chasteté et de la modestie. Quant aux voluptueux, qui ne cherchent, je ne dis pas même hors du mariage, mais dans le mariage, que la satisfaction de cette honteuse passion, ils trouvent ,leur bonheur dans ce supplice de la chair, et c'est ce qui fait le supplice plus grand encore de leur esprit. [2,54] 54. Il nous accuse d'avoir dit que le mariage, tel qu'il existe aujourd'hui, est l'oeuvre même du démon. C'est une pure calomnie. C'est Dieu qui, dès le commencement du monde, a institué le mariage. Après l'avoir institué pour propager et perpétuer le genre humain, Dieu n'a pas retiré aux hommes cette institution, pas plus qu'il ne leur a retiré les sens et les membres; tout cela est resté le don de Dieu, quoique les hommes dussent y trouver une occasion de se perdre. Le mariage, tel qu'il existe aujourd'hui, est bien celui dont il a été dit : « L'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair » ; disons cependant qu'il figurait primitivement le sacrement de Jésus-Christ et de son Eglise. Ces paroles, en effet, furent prononcées avant le péché ; et si ce péché ne s'était point commis, le mariage n'aurait point connu la honteuse concupiscence. Il n'en est plus de même aujourd'hui dans ce corps de mort; cependant il est toujours vrai de dire que, en vertu du mariage, l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à son épouse et ils seront deux dans une seule chair. Quand donc nous affirmons que le mariage n'est pas aujourd'hui ce qu'il aurait été sans le péché, nous ne parlons pas de sa nature, mais uniquement de telle ou telle de ses qualités. Essentiellement parlant, l'homme reste toujours le même ; et cependant, suivant le genre de vie qu'il embrasse, ne dit-on pas qu'il change en bien ou en mal? Autre est un juste, autre est un pécheur; et cependant c'est toujours le même homme. De même, autre est le mariage sans la concupiscence honteuse, autre est-il avec cette concupiscence; et cependant il reste toujours essentiellement le même, quant à l'union de l'homme et de la femme, quant à la fidélité et au devoir conjugal, et quant à la génération des enfants; à ce point de vue il est ce que Dieu l'a institué, quoiqu'il ait été souillé, non pas par le démon lui-même, mais par les hommes, qui ont prêté l'oreille à l'antique séduction, et se sont criminellement révoltés contre Dieu, sauf à sentir en eux la révolte de leurs propres membres. Cette révolte était un châtiment dont ils ont dû rougir; toutefois, malgré cette honteuse concupiscence qui en est aujourd'hui inséparable, le mariage n'a pas perdu la bonté essentielle qu'il tient de son institution divine. [2,55] 55. Des époux il passe aux enfants, qui sont en effet l'objet de cette grande question pour laquelle nous engageons contre ces nouveaux hérétiques de si longues discussions. Mais voici que, poussé sans doute par une force secrète et divine, il dévoile complètement sa pensée, et tranche lui-même le noeud de la difficulté. En effet, voulant frapper contre nous le dernier coup, parce que nous disons que même les enfants issus du mariage légitime naissent coupables d'un péché, il s'écrie: «Vous soutenez donc que les enfants qui ne sont jamais nés ont pu être bons, tandis que a ceux qui ont rempli le monde, et pour lesquels Jésus-Christ est mort, sont l'oeuvre propre du démon, le fruit de la maladie spirituelle, et sont coupables depuis leur naissance ». J'ai prouvé que toute votre augmentation tend à montrer que « Dieu n'est pas le créateur des hommes qui existent ». Je réponds que toujours j'ai affirmé que Dieu seul est le créateur de tous les hommes, quoique ces hommes naissent coupables et ne puissent échapper à la condamnation, à moins qu'ils ne renaissent en Jésus-Christ. Grâce au démon, ils ont été conçus dans l'iniquité, et ils naissent dans le péché, quoique par leur nature proprement dite ils soient toujours l'oeuvre de Dieu. Faites que la concupiscence honteuse n'agite nos membres qu'avec le consentement formel de notre volonté, et alors je dirai que notre nature est saine; que cette concupiscence ne fasse plus rougir le mariage, même licite et honnête; que ce mariage cesse de craindre la publicité de ses oeuvres et ne cherche plus les ténèbres, alors encore je dirai que notre nature est saine; que l'Apôtre cesse de défendre aux époux de s'unir sous l'influence de cette maladie, et je dirai de nouveau que notre nature est saine. N'est-ce point là cette maladie que les commentateurs latins désignent, tantôt sous le nom de maladie du désir ou de la concupiscence, et tantôt sous le nom de passion de la concupiscence (I Thess. IV, 5), ou sous tout autre nom semblable? Quoi qu'il en soit, dans la langue latine et surtout dans le langage ecclésiastique, le mot passion implique toujours une idée de blâme et de mépris. [2,56] 56. Du reste, peu nous importe que notre adversaire pense ce qu'il voudra de la concupiscence de la chair. Quant aux enfants dont nous nous occupons spécialement, et dont nous ne croyons le salut possible que par l'application nécessaire des mérites du Sauveur, voyez ce qu'il en pense, et laissez-moi vous redire ses propres paroles : « Quant à ceux », dit-il, « qui ne sont jamais nés, vous dites qu'ils ont pu être bons ; quant à ceux qui ont rempli le monde, et pour lesquels Jésus Christ est mort, vous les regardez comme l'œuvre du démon, comme nés de la maladie et comme coupables depuis le commencement ». Plaise à Dieu qu'il termine la discussion comme il tranche le noeud de la question t Mais dans un instant ne soutiendra-t-il pas que c'est aux hommes que s'appliquent ses paroles? Il ne s'agit pourtant que des enfants, de ceux qui naissent; et parce que nous affirmons qu'ils naissent coupables du péché originel, il nous en fait un crime en nous objectant que Jésus-Christ est mort pour eux. S'ils ne sont pas coupables, dans quel but Jésus-Christ est-il donc mort pour eux? C'est assurément ici que nous allons trouver la cause de ces inculpations qu'il nous adresse. Voici sa question : « Comment sont coupables des enfants pour lesquels Jésus-Christ est mort? » Je réponds: Comment des enfants, pour lesquels Jésus-Christ est mort, pourraient-ils ne pas être coupables ? Je n'attends plus qu'un juge pour se prononcer sur cette controverse. Ce sera Jésus-Christ; et lui-même va nous dire quels sont les coupables qui ont été sauvés par sa mort. « Ceci », dit-il, « est mon sang, qui sera a répandu en faveur de plusieurs pour la rémission de leurs péchés (Matt. XXVI, 28) » . Le juge que j'invoque, ce sera aussi l'Apôtre, car c'est Jésus-Christ qui parle dans l'Apôtre. Parlant donc du Père, il s'écrie : « Il n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous (Rom. VIII, 32) ». En disant que Jésus-Christ a été livré pour nous tous, il est évident pour moi qu'il ne sépare pas la cause des enfants de la nôtre. Mais pourquoi insister sur ce point, puisque notre adversaire convient lui-même que Jésus-Christ est mort pour les enfants, et nous accuse d'erreur parce que nous pouvons encore regarder comme coupables des enfants pour lesquels Jésus-Christ est mort? L'Apôtre nous a dit que Jésus-Christ avait été livré pour nous tous; qu'il nous dise maintenant pourquoi il a été livré pour nous. « Il a été livré », dit-il, « pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification (Rom. IV, 25) ». Si donc il est vrai que Jésus-Christ a été livré pour les enfants, et notre adversaire en convient lui-même, puisque c'est au nom de cette vérité qu'il nous attaque, il n'est pas moins vrai que c'est pour nos péchés que Jésus-Christ a été livré; mais alors, les enfants sont donc coupables du péché originel, puisque c'est pour leurs péchés que Jésus-Christ a été livré; ils ont donc besoin d'être guéris, puisque le Sauveur a dit lui-même : « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais ceux qui sont malades qui ont besoin de médecin (Matt. IX, 12) » ; ils ont donc besoin du salut que leur apporte celui qui, selon le même Apôtre, est venu a dans le monde pour sauver les pécheurs (I Tim. I, 15) ; ils ont donc besoin du pardon de Celui qui nous atteste lui-même qu'il a répandu son sang pour la rémission des péchés; ils ont besoin d'être recherchés par Celui qui est venu « chercher et sauver ce qui était perdu (Luc, XIX, 10) » ; ils ont besoin d'être délivrés par le Fils de Dieu, qui, selon saint Jean, est venu pour briser les oeuvres du démon (I Jean, III, 8). C'est donc se poser en ennemi du salut des enfants, que de leur supposer une parfaite innocence qui leur rend inutile toute guérison de plaies et de blessures. [2,57] 57. Notre adversaire continue en ces termes Si c'est Dieu qui, avant le péché, a donné aux hommes la fécondité, et si c'est le démon qui a jeté dans les parents les émotions de la concupiscence, on ne doit point hésiter à proclamer l'innocence de ceux qui naissent et la culpabilité de ceux qui engendrent. « Mais, comme une telle doctrine serait la condamnation manifeste du mariage, je vous supplie de l'étouffer entièrement dans l'Eglise, et de croire que c'est par Jésus-Christ que tout a été fait et que rien n'a été fait sans lui (Jean, I, 3) ». Par ce langage il suppose évidemment que nous regardons le démon comme auteur, dans l'homme, de quelque chose de substantiel. Non, le démon n'a créé aucune substance; mais, à force de séductions, il a persuadé le péché. Il a persuadé la nature, parce que l'homme est une nature, et en la persuadant il l'a viciée. Celui qui imprime une blessure, ne crée pas pour cela les membres, il les vicie. Les blessures dont on frappe le corps, affectent les membres et rendent l'homme boiteux ou malade, mais elles n'atteignent aucunement la vertu qui le rend juste ; il n'en est pas de même de cette blessure que nous appelons le péché, elle s'attaque à la vie même et en détruit la droiture. Or, la première blessure imprimée par le démon sur la nature de l'homme a été beaucoup plus profonde et plus grave que ne le sont aujourd'hui les blessures dont les hommes se frappent eux-mêmes par leurs péchés les plus connus. Voilà pourquoi il a suffi de ce premier péché pour faire déchoir notre nature, pour la rendre pécheresse et lui communiquer le triste privilège d'engendrer des pécheurs. Toutefois, cette langueur au sein de laquelle périt la puissance de bien vivre, n'est point une nature distincte, mais un vice; de même que la plus mauvaise santé corporelle n'est point une nature distincte, mais un vice, ce qui n'empêche pas que très-souvent la mauvaise santé des parents se transmet et reparaît dans la constitution des enfants. [2,58] 58. Ce péché, qui a fait déchoir l'homme dans le paradis terrestre, et dont la gravité surpasse de beaucoup la faible portée de notre jugement, se transmet à tout enfant qui prend naissance, et ne lui est remis que par sa renaissance en Jésus-Christ. A ce point de vue, peu importe que les parents aient été régénérés, et qu'ils aient obtenu pour eux-mêmes la rémission de ce péché ; il ne s'en transmet pas moins à leurs enfants qui le contractent par l'effet de leur naissance charnelle et n'en sont purifiés que par une seconde naissance toute spirituelle. C'est là un mystère, mais un mystère auquel le Créateur a voulu nous initier en nous proposant l'exemple de l’olivier franc et de l'olivier sauvage, car ce dernier est produit non-seulement par l'olivier sauvage, mais encore par l'olivier franc, qui ne saurait ainsi se reproduire lui-même. De même, dans les hommes engendrés par la nature et régénérés par la grâce, nous trouvons toujours la concupiscence charnelle se révoltant contre la loi de l'esprit; cependant, comme cette concupiscence a été pardonnée dans la rémission générale des péchés, elle n'est plus imputée à péché, elle ne saurait même plus nuire, à moins que la volonté ne consente à ses mouvements illicites. Quant aux enfants qui naissent du mariage, comme ils sont le fruit, non pas de la concupiscence spirituelle, mais de la concupiscence charnelle, quoiqu'ils naissent de l'olivier franc, ils ne sont pourtant que l'olivier sauvage, et naissent tellement coupables qu'il leur faudra renaître spirituellement pour être délivrés de cette maladie du péché. Comment donc notre adversaire ose-t-il après cela nous accuser d'innocenter les enfants et d'accuser les parents, puisque, dociles à l'évidence de la vérité, nous affirmons que, malgré la sainteté des parents, la faute originelle ne laisse pas de souiller les enfants jusqu'à ce qu'ils en obtiennent la rémission dans une seconde naissance ? [2,59] 59. Maintenant notre adversaire est libre de penser ce qu'il voudra de cette concupiscence de la chair qui commande en tyran aux voluptueux, exige des hommes chastes une répression continuelle, et soulève un sentiment de honte dans le coeur des uns et des autres. Toutefois, il me semble remarquer que cette concupiscence lui plaît beaucoup; eh bien ! s'il rougit de la nommer, qu'il n'hésite pas à la combler d'éloges; qu'il continue, comme il l'a fait précédemment, de l'appeler la vigueur des membres, la puissance des membres, sans craindre de pousser l'impudence jusqu'à faire rougir toutes les âmes chastes. S'il n'est point accessible à la honte, qu'il dise que, si le péché n'avait point été commis, cette vigueur aurait pu s'épanouir dans tout l'éclat de la fleur; qu'aucun voile n'aurait été nécessaire pour cacher des mouvements dont personne n'aurait eu à rougir; enfin, que cette vigueur aurait toujours pu s'exercer librement, sans être soumise à aucune répression, sans se voir privée un seul instant de la félicité qui lui était réservée. Gardons-nous bien de supposer que cette félicité ait pu rester un seul instant sans objet, ou éprouver dans son corps ou dans son esprit des sensations pénibles. Dès lors, en admettant que le mouvement de la passion eût prévenu la volonté de l'homme, la volonté l'aurait immédiatement suivie; l'épouse, dont aucune absence n'était possible, fût-elle libre ou embarrassée, se serait. à l'instant présentée ; et si la génération ne devait point se produire, du moins la volupté aurait obtenu une satisfaction naturelle et louable. A quelque prix que ce fût, jamais cette bonne concupiscence n'aurait été frustrée dans ses désirs ; seulement les époux n'auraient point eu recours à un usage contraire à la nature, et auraient trouvé dans l'ordre établi toutes les satisfactions désirables et possibles. Toutefois, qu'arriverait-il si cet usage contre nature venait à plaire, si cette louable passion aspirait à ce genre de volupté ? La suivrait-on, parce qu'elle paraîtrait douce ; la repousserait-on, parce qu'elle paraîtrait honteuse? Si on la suivait; que deviendraient les plus simples notions de l'honnêteté? Si on la repoussait, que deviendrait la paix inhérente à une telle félicité? Rougissant peut-être de semblables conséquences, notre adversaire soutiendra sans doute que, en vertu de cette heureuse paix et de l'ordre établi en toutes choses, jamais la concupiscence de la chair n'aurait prévenu la volonté humaine; avant de s'émouvoir, elle aurait attendu les ordres de cette volonté ; celle-ci à son tour ne se serait prononcée que quand la génération serait devenue un besoin. De cette manière tout se serait passé dans un ordre parfait, avec un résultat certain, et sans aucun inconvénient possible, car la chair et la passion n'auraient été que des servantes dociles, toutes prêtes à obéir au premier signe de commandement. Or, si c'est là sa réponse, qu'il constate du moins que les choses se passent tout autrement aujourd'hui. Et s'il ne veut pas avouer que la passion soit un vice, qu'il nous concède au moins que la concupiscence de la chair a été viciée par la désobéissance de l'homme, en sorte qu'elle ne se meut aujourd'hui que d'une manière désobéissante et désordonnée, quand au contraire ses mouvements auraient dû se produire dans l'obéissance et l'ordre le plus parfaits. Même dans les époux les plus chastes, cette concupiscence est loin de se montrer docile à la volonté, car elle s'émeut sans aucune nécessité; et quand elle est nécessaire, elle se montre tantôt plus lente et tantôt plus empressée. C'est donc de cette désobéissance de la chair qu'ont été frappés nos premiers parents en punition de leur propre révolte, c'est d'elle aussi que nous héritons par voie de naissance et d'origine. S'ils ont rougi de leurs membres, tandis qu'auparavant ils pouvaient s'en glorifier, n'est-ce point parce que la concupiscence, jusque-là docile et soumise, leur fit ressentir des mouvements désordonnés? [2,60] 60. Mais, comme je l'ai dit précédemment, que notre adversaire pense de la concupiscence ce qu'il voudra, qu'il la prêche, qu'il la loue comme il voudra; et en effet, dans plusieurs passages de ses écrits il lui prodigue de grands éloges; que les Pélagiens qui, par amour pour la continence, ne jouissent pas du mariage charnel, cherchent à suppléer à cette privation, en versant sur la concupiscence les louanges les plus abondantes; je leur laisse sur ce point liberté pleine et entière. Du moins, qu'il épargne les enfants, qu'il leur épargne des louanges inutiles et une justification cruelle ; qu'il ne dise point qu'ils sont sauvés, et qu'il leur permette de se présenter, non point à leur panégyriste Pélage, mais à Jésus-Christ leur Sauveur. Je veux terminer ce livre, comme il a terminé le sien, en citant ces paroles : « Croyez fermement que c'est par Jésus que tout a été fait, et que rien n'a été fait sans lui ». Oui, qu'il concède que Jésus est vraiment Jésus pour les enfants ; et, puisqu'il confesse que tout a été fait par le Verbe-Dieu, qu'il confesse également, s'il veut être catholique, que les enfants sont sauvés par Jésus. Ce n'est là, du reste, que l'application de cette parole de l'Evangile : « Ils le nommeront Jésus, car il sauvera son peuple de leurs péchés (Matt. I, 21) ». Dans la langue latine le mot Jésus n'est-il pas synonyme de Sauveur? Il sauvera son peuple », et dans ce peuple sont également compris les enfants. « Il les sauvera de leurs péchés » ; si les enfants n'étaient pas coupables du péché originel, Jésus pourrait-il être leur Sauveur?