[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] CHAPITRE PREMIER. PREMIÈRE DISCUSSION. EXAMEN DE LA DÉFINITION DE L'ORDRE. 1. Très-peu de jours après Alype arriva. Un brillant soleil s'était levé, un ciel pur, une température aussi douce que possible pour ces contrées, durant l'hiver, nous invitèrent à descendre sur la pelouse où nous nous réunissions souvent dans l'intimité. Ma mère était aussi avec nous. La communauté de vie et une étude attentive m'avaient montré depuis longtemps, combien son esprit et son coeur étaient enflammés pour les choses divines; mais dans une discussion assez importante que j'eus avec mes convives, à l'anniversaire de ma naissance, et dont je fis un livre, son intelligence s'était révélée si grande, que rien ne m'avait paru plus apte à la vraie philosophie. J'avais donc résolu de la faire assister à nos conférences quand elle en aurait le loisir. C'est ce que tu as déjà vu dans le premier livre de cet ouvrage. 2. Nous nous assîmes donc le plus commodément possible dans le lieu indiqué; et, m'adressant aux deux jeunes gens : En dépit de ma sévérité contre vous, leur dis-je, quand vous traitiez en enfants un sujet d'un si haut intérêt, il me semble néanmoins que ce n'est pas sans un ordre et une faveur de Dieu, que le temps s'est consumé en reproches faits à votre légèreté, et qu'un tel sujet a été ajourné jusqu'à l'arrivée d'Alype. Déjà je lui ai fait connaître complètement la question, et le point où nous en sommes arrivés : ainsi donc, es-tu prêt, Licentius, à défendre, d'après ta définition, la cause que tu as embrassée? Je crois m'en souvenir, tu as dit que l'ordre est le mobile par lequel Dieu gouverne tout. — Je suis prêt, répondit-il, autant que je le puis être. — Comment donc, ajoutai-je, Dieu gouverne tout avec ordre? Veux-tu dire qu'il se conduit aussi lui-même avec ordre, ou que l'ordre préside à la direction de tout ce qui n'est pas lui? — Où tout est bon, l'ordre n'est point, reprit-il ; car il y a là une égalité parfaite qui n'a pas besoin d'ordre. — Tu nies donc, qu'en Dieu, tout soit bon? — Non. — J'en infère, ajoutai-je, que ni Dieu, ni rien de ce qui est en lui ne sont dirigés avec ordre. — Il me l'accorda. — Mais alors, dis-je, tout ce qui est bien, te paraît-il n'être pas? — Au contraire, dit-il, c'est le bien qui existe véritablement. — Où est donc tout ce que tu as avancé, savoir, que tout ce qui existe est régi avec ordre, et que rien absolument n'est séparé de l'ordre ? — Mais il y a aussi le mal, reprit-il, qui fait que l'ordre renferme le bien. Car ce n'est pas le bien seulement qui est dirigé avec ordre, mais le bien simultanément avec le mal. Et quand nous disons tout ce qui existe, nous ne parlons pas uniquement du bien; d'où il suit que l'ordre règne en même temps dans tout ce que Dieu gouverne. 3. Je continuai: Tout ce qui est gouverné et conduit, te paraît-il en mouvement ou immobile? —Tout ce qui se fait dans le monde, reprit-il, est en mouvement, je l'avoue. — Tu le nies quant au reste? — Tout ce qui est en Dieu, répondit-il, ne se meut point, tout le reste se meut, à mon avis. — Mais, répliquai-je, si tu penses que tout ce qui est en Dieu ne se meut point, et que tu accordes le mouvement à tout le reste, tu nous montres que tout ce qui est mobile, n'est pas en Dieu. — Répète, dit-il, ton objection un peu plus clairement; et en cela je crus voir en lui, moins la difficulté de comprendre, que le désir d'obtenir un délai pour chercher sa réponse. — Tu as dit, repris-je, que tout ce qui est avec Dieu ne se meut point, et que tout le reste est en mouvement. Si donc tout ce qui a mouvement n'en aurait plus en demeurant en Dieu, car tu refuses le mouvement à tout ce qui est en Dieu, il faut conclure que tout ce qui a mouvement est en dehors de Dieu. Il gardait encore le silence. — Enfin: Il me semble, dit-il, que, même en ce monde, s'il y a des choses immobiles, elles sont avec Dieu. —Peu m'importe, répondis-je; car tu avoues, je crois, qu'il n'y a pas mouvement dans tout ce qui est en ce monde; il en résulte que tout ce qui est de ce monde, n'est pas en Dieu. — Je l'avoue, dit-il, tout n'y est pas. — Il y a donc quelque chose en dehors de Dieu? — Non, reprit-il. — Donc tout est avec Dieu? —Après une légère pause: Je t'en prie, dit-il, suppose que je n'ai pas dit qu'il n'y a rien en dehors de Dieu, car tout ce qui a mouvement ne me paraît pas être en Dieu. — Ce ciel est donc en dehors de Dieu, lui dis-je, car son mouvement n'est douteux pour personne. — Non, reprit-il, le ciel n'est pas en dehors de Dieu. — Donc il est en Dieu quelque chose de mobile ? — Je ne puis, répliqua-t-il, expliquer ma pensée comme je le voudrais, mais je fais appel à votre pénétration, et sans trop peser mes paroles, comprenez, si c'est possible, ce que je vais essayer de répondre. Il me semble que rien n'existe en dehors de Dieu, et tout ce qui est en Dieu me semble également immobile. Mais je ne puis dire que le ciel soit en dehors de Dieu; car, non-seulement, à mon avis, rien n'existe en dehors de Dieu, mais je crois qu'il y a dans le ciel quelque chose d'immobile et qui est véritablement Dieu ou en Dieu. Je n'élève toutefois aucun doute sur la rotation et le mouvement du ciel. [2,2] CHAPITRE II. QU'EST-CE QU'ÊTRE AVEC DIEU? COMMENT LE SAGE DEMEURE IMMOBILE EN DIEU. 4 . Qu'il te plaise donc de nous définir ce que c'est qu'être en Dieu, et ce que c'est que n'être pas en dehors de Dieu. Car si nous ne sommes en désaccord que sur les mots, laissons-là les mots, et fais nous voir l'objet de ta pensée. — Je n'aime pas de définir, répliqua-t-il. —Mais alors que ferons-nous? — C'est toi, reprit-il, qui définiras; je t'en prie, car il m'est plus facile de voir ce qui me déplaît dans la définition d'autrui, que d'expliquer ma pensée, par une bonne définition. — Je me rends à tes voeux, lui dis-je. Considères-tu comme. étant en Dieu ce que Dieu régit et conduit? — Telle n'était pas ma pensée, répondit-il, quand je disais que les choses sans mouvement sont en Dieu. — Vois donc, répliquai-je, si cette définition te plaira Tout ce qui comprend Dieu est en Dieu. — Je l'accepte, répondit-il — Mais le sage ne te paraît-il point comprendre Dieu? — Il le comprend, dit-il. — Donc si des sages sont en mouvement, non-seulement dans une maison, ou dans une ville, mais dans des pays immenses, voyageant par terre et par mer, comment sera-t-il vrai que tout ce qui est en Dieu est immobile? - Tu me portes à rire, dit-il, ai-je avancé que l'action même du sage soit en Dieu? Ce qu'il connaît, voilà ce qui est en Dieu. — Alors, lui répliquai-je, le sage ne connait ni son livre, ni son manteau, ni sa tunique, ni ses meubles, s'il en a, ni les autres choses de ce genre, que connaissent très-bien les sots ? — J'avoue, dit-il, que cette connaissance du manteau, de la tunique, n'est pas en Dieu. 5. Voici donc, repris-je, ce que tu as avancé: Tout ce qui est de la connaissance du sage, n'est point en Dieu, mais tout ce qu'il a en Dieu, le sage le connaît. C'est tout à fait cela, dit-il, car tout ce qu'il perçoit par les sens corporels, n'est point en Dieu, mais seulement ce qu'il perçoit par l'esprit. Peut-être même oserai-je en dire davantage; oui, je le dirai, afin que votre appréciation me confirme, ou m'instruise. Quiconque ne connaît que ce qui est du ressort des sens corporels, ne me paraît être ni en Dieu ni même en soi. Je remarquai alors, à l'air de Trygétius, qu'il voulait dire je ne sais quoi, mais qu'il était retenu par la crainte de paraître empiéter sur le terrain d'autrui ; et comme Licentius gardait le silence, je lui permis de parler s'il voulait. Il s'exprima ainsi: Tout ce qui appartient aux impressions corporelles ne me semble connu de personne ; car autre est sentir, et autre connaître. Aussi toutes les connaissances que nous pouvons avoir, me paraissent être dans l'intelligence, et ne pouvoir être comprises que par elle. D'où il suit que si nous plaçons en Dieu tout ce que le sage connaît par l'intelligence, il faudra mettre en Dieu toutes les connaissances du sage. Licentius approuva l'observation et en ajouta une autre que je ne pouvais aucunement dédaigner. Il dit: Le sage est donc en Dieu, car il se comprend lui-même. C'est la conséquence et de ce que tu as dit, savoir, que tout ce qui comprend Dieu est en Dieu, et de ce que nous avons dit nous-mêmes, savoir, que nous mettons en Dieu tout ce que le sage comprend; mais cette partie de lui-même qui perçoit par les sens, car je ne crois pas qu'elle fasse nombre, quand nous parlons du sage, j'avoue que je n'en connais et que je n'en soupçonne aucunement la nature. 6. Tu nies donc, repris-je, que le sage possède, je ne dis pas une âme et un corps, mais une âme tout entière; car il y aurait démence à n'accorder point à l'âme, cette faculté qui perçoit par les sens. Ce ne sont en effet ni les yeux, ni les oreilles qui perçoivent, mais je ne sais quelle autre chose perçoit au moyen de ces organes. Et si nous n'attribuons pas à l'intelligence cette faculté de sentir, nous ne pouvons l'attribuer à aucune partie de l'âme. Reste donc à l'attribuer au corps, et jusqu'à présent je ne sache rien de plus absurde. — L'âme du sage, reprit-il, entièrement purifiée par la vertu, et déjà attachée à Dieu est digne, à son tour, d'être appelée sage; mais à rien autre de ce qui est en lui ne convient le nom de sage. Il y a néanmoins au service de son âme, comme des souillures et des enveloppes grossières dont il s'est purifié, en se retirant en lui-même. Si tout cela doit s'appeler âme, il n'en sera pas moins vrai, que ces enveloppes sont au service et sous la dépendance de cette partie de l'âme, qui mérite seule d'être appelée sage. C'est même dans cette partie soumise qu'habite, je crois, la mémoire, qui est au service du sage, comme l'esclave auquel on commande, et qui doit, s'il est soumis et dompté, respecter les bornes de la loi; et se servant des sens pour tout ce qui est nécessaire non au sage mais à elle-même, la mémoire ne doit point chercher à s'élever, ni s'enorgueillir contre son maître, ni user immodérément et sans règle, de ce qui lui appartient; car c'est à cette partie si infinie, qu'on peut rapporter tout ce qui passe. En quoi effectivement la mémoire nous devient-elle nécessaire, sinon pour ce qui passe, et nous fuit? Ce sage donc s'attache à Dieu; il jouit de Celui qui demeure toujours, qui ne laisse pas attendre qu'il soit, ni craindre qu'il! ne soit plus, mais qui est toujours présent, par là même qu'il est l'Etre véritable. Immobile et paisible en lui-même, ce sage prend soin du pécule de son esclave; il veut que celui-ci en use comme un serviteur diligent et économe, le ménage et le conserve. 7. Je considérais avec admiration cette pensée, et je me souvins qu'un jour je l'avais émise rapidement devant lui. Souriant alors Licentius, lui dis-je, remercie ton esclave, s'il ne te donnait de son pécule, tu n'aurais peut-être rien à présenter. Car si la mémoire est dans cette partie de l'âme, qui s'abandonne comme une esclave à la direction d'un jugement sain, c'est elle, crois-moi, qui t'a aidé à parler ainsi. Avant donc d'en revenir à l'ordre qui est notre sujet, ne vous paraît-il pas que, pour de semblables motifs, c'est-à-dire pour des études honnêtes et nécessaires, le sage ait besoin de mémoire? - Comment, reprit-il, cette mémoire lui serait-elle nécessaire, puisqu'il a présent, sous la main, tout ce qui lui appartient? Car ce n'est pas même pour les objets sensibles, pour ce qui est devant nos yeux, que nous demandons aide à la mémoire; or, le sage a tout présent aux yeux intérieurs de son intelligence, c'est-à-dire qu'il contemple d'un regard fixe et immobile Dieu lui-même, Dieu qui renferme en lui tout ce qui voit et possède l'intelligence. Je vous le demande donc, a-t-il besoin de mémoire? Pour moi, si j'en ai eu besoin pour retenir ce que j'ai recueilli de toi, c'est que je ne suis pas encore maître de cet esclave. Tantôt j'en suis dominé, tantôt je me débats pour m'affranchir, et je m'anime en quelque sorte à revendiquer ma liberté. Si quelquefois je commande, si elle m'obéit, si elle me fait croire souvent à une victoire complète, bientôt en d'autres occasions, elle se redresse contre moi et me foule misérablement aux pieds. Aussi quand nous parlons du sage, ne me nomme pas, je t'en prie. — Ni moi non plus, répondis-je. Le sage toutefois pourra-t-il jamais abandonner les siens? Pourra-t-il, en conduisant ce corps où il retient cette esclave sous sa loi, oublier de quelque manière, l'obligation de faire du bien à qui il peut, et surtout d'enseigner la sagesse, ce qui lui est demandé avec instance? Pour cela, pour enseigner convenablement, et être moins inhabile, il prépare souvent ce qu'il doit dire, afin de l'exposer avec ordre, et cela lui échappera nécessairement, s'il ne l'a confié à sa mémoire. Il faut donc ou nier que la bienfaisance soit un devoir du sage, ou avouer que le sage doit confier quelque chose à sa mémoire. Tu diras peut-être qu'il confie à la garde de ce serviteur, cette part de ses richesses dont il a besoin non pour lui-même, mais pour les siens, et qu'en veillant avec fidélité et d'après la manière dont l'a formé le maître, sur ce que celui-ci a commis à ses soins, l'esclave n'agit que dans l'intérêt des insensés qu'on veut rendre sages? — Je crois, reprit-il, que le sage ne lui donne absolument rien à garder, car le sage est toujours fixé en Dieu, qu'il observe le silence ou converse avec les hommes. Mais ce serviteur bien dressé garde avec soin ce qu'il doit présenter à son maître pendant la conversation; et comme ce maître est très-juste, comme il se voit sous son empire, il prend à tâche de mériter ses bonnes grâces dans l'accomplissement de son devoir. Il agit ainsi non par raisonnement, mais par une loi supérieure, et par l'ordre suprême. — Maintenant je ne résiste plus à tes raisons, lui dis-je ; achevons plutôt ce que nous avons commencé. Quant à cette dernière question, comme elle n'est pas sans importance, et qu'on ne peut la traiter si brièvement, nous en examinerons avec soin la nature un autre jour, lorsque, d'après l'ordre de Dieu lui-même, s'en présentera l'occasion. [2,3] CHAPITRE III. LA FOLIE EST-ELLE EN DIEU ? 8. Qu'est-ce qu'être avec Dieu ? nous l'avons défini. J'avais avancé : tout ce qui comprend Dieu est en Dieu, et vous avez ajouté qu'en lui aussi est tout ce que comprend le sage. Ce qui me frappe singulièrement ici, c'est que tout à coup vous placez la folie en Dieu. Car si nous mettons en Dieu tout ce que le sage comprend, et si le sage ne peut éviter la folie qu'il ne la comprenne, alors, ce qui est affreux à dire, cette horrible folie sera en Dieu. Emus de cette conclusion, ils se tinrent quelque temps en silence : Que celui-là réponde, interrompit Trygétius, qui nous est venu si opportunément pour cette discussion, et dont l'arrivée ne nous a pas causé, je pense, une joie sans motif. — Dieu me soit en aide ! répondit Alype ; était-ce donc là que devait aboutir mon long silence ? Mais on a troublé mon repos. Je m'efforcerai donc de satisfaire à vos sollicitations, après avoir sauvegardé l'avenir, et obtenu de vous, que vous ne me demanderez que cette réponse. Je repris : Il ne serait, Alype, ni de ta bienveillance, ni de ton humanité, de refuser à nos entretiens ta parole, surtout quand on la désire. Mais continue, de grâce, achève ce que tu as commencé ; le reste viendra selon l'ordre qui nous occupe. J'ai droit, dit-il, de fonder à mon tour, les plus belles espérances, sur cet ordre, dans la discussion duquel vous me voulez faire entrer. Or, si je ne me trompe, ce qui a fait croire que la conclusion de ces jeunes gens rattachait à Dieu la folie, c'est leur assertion que tout ce que comprend le sage est en Dieu. Quel sens faut-il y attacher ? Pour le moment je le laisse de côté; remarque un peu ton propre raisonnement. Tu as dit : Si tout ce que comprend le sage est en Dieu, et qu'il ne puisse éviter la folie, qu'à la condition de la comprendre. Mais n'est-il pas clair que nul ne peut être appelé du nom de sage, avant d'avoir évité la folie ? Tout ce qui est compris par le sage, a-t-il été dit encore, est en Dieu. En ce cas, celui-là n'est pas encore sage qui comprend la folie afin de pouvoir l'éviter. Mais quand il sera sage, alors il ne faudra plus compter la folie au nombre des choses qu'il comprend. C'est pourquoi si l'on met en Dieu tout ce que le sage comprend, on a raison d'en éloigner la folie. 9. Cette réponse est subtile comme toutes les tiennes, Alype ; mais tu t'es jeté dans l'impasse où sont les autres. Toutefois comme je pense que tu daignes encore être fou avec moi, que ferons-nous, si nous rencontrons quelque homme sage qui voudra bien, par l'enseignement et la discussion, nous délivrer d'un si grand mal? Car ce que je croirai devoir lui demander avant tout, c'est qu'il me montre clairement ce que l'on entend par folie, quelles en sont la nature et les propriétés. Je n'ose rien dire de toi, pour moi elle me tient autant et aussi longtemps que je ne là comprends pas. Voici donc, d'après toi, la réponse que ce sage nous fera : Pour le savoir de moi, vous deviez venir quand j'étais fou. Vous pouvez maintenant vous servir de maîtres à vous-mêmes; car moi, je ne comprends plus la folie. En vérité, si je recevais cette réponse, je ne craindrais pas d'inviter ce sage à nous accompagner, afin de chercher ensemble un autre maître. Je ne comprends pas parfaitement la folie, et néanmoins je ne vois rien de plus fou que cette réponse. Il rougira sans doute de nous abandonner ainsi ou de nous suivre; il entrera donc en discussion, et nous développera longuement les inconvénients de la folie. Et nous, par une sage prudence, ou nous écouterons attentivement cet homme qui ignore ce qu'il dit, ou nous croirons qu'il sait ce qu'il ne comprend pas, ou bien encore, selon le raisonnement de tes clients, la folie continuera d'être en Dieu. Les deux premières hypothèses ne peuvent, selon moi, se soutenir - il reste donc la dernière dont tu ne veux pas. — Jamais tu ne m'avais paru si jaloux, répondit-il, et si j'avais, selon la coutume, reçu quelques honoraires de mes clients, comme tu les appelles, je devrais les leur rendre à l'instant même, devant cette extrême ténacité de ton raisonnement. Ainsi qu'il leur suffise du temps assez long qu'en combattant contre toi je leur ai gagné pour réfléchir, ou s'ils sont disposés à écouter le conseil de. leur patron vaincu, mais non par sa faute, qu'ils te cèdent sur ce sujet et soient plus prudents à l'avenir. 10. Je ne veux pas oublier, répliquai je, que pendant ta plaidoirie Trygétius trépignait et voulait dire je ne sais quoi; je suis donc à lui, si tu me le permets; il se peut que tu ne sois pas suffisamment préparé, car tu viens seulement de te mêler à notre discussion, et comme j'ai commencé, je vais les écouter patiemment défendre leur cause sans toi. Alors Trygétius, pendant que Licentius était complètement distrait : Accueillez cette folie, dit-il, et riez-en comme il vous plaira. Il me semble que l'on ne doit pas appeler intelligence la faculté de comprendre la folie, car la folie est l'unique, ou le plus grand obstacle à l'intelligence. — Il m'est difficile, repris-je, de repousser cette raison. Je suis encore sous l'impression de la pensée d'Alype, je me demande comment on peut enseigner convenablement ce que l'on n'entend point, et si l'esprit peut beaucoup souffrir de ce qu'il ne voit pas. Remarquez-le en effet; Alype a craint d'avouer ce que tu viens de dire, et pourtant il avait lu cette pensée dans les écrits des sages. Donc, malgré cette impression, je considère les sens corporels, qui sont pour l'âme des instruments, et qui peuvent seuls nous donner le terme d'une comparaison plus ou moins exacte, et je suis porté à affirmer que nul ne peut voir les ténèbres. C'est pourquoi si comprendre est à l'esprit ce que voir est aux yeux; si nous ne pouvons voir les ténèbres lors même que les yeux sont ouverts, il n'y a pas absurdité à dire que l'on ne peut comprendre la folie: car nous ne connaissons pas d'autres ténèbres pour l'esprit. Comment se demander encore si l'on peut éviter la folie sans la comprendre? De même que pour échapper aux ténèbres, il nous suffit de ne pas fermer les yeux, ainsi pour éviter la folie on ne doit pas s'efforcer de la comprendre, mais s'affliger de ne pas comprendre, à cause d'elle, ce qui peut être compris, et sentir qu'on y est livré, non quand on la comprend mieux, mais quand on comprend moins le reste. [2,4] CHAPITRE IV. L'HOMME FAIT-IL AVEC ORDRE CE QU'IL A TORT DE FAIRE? LE MAL RAMENÉ A L'ORDRE CONCOURT A LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS. 11. Mais revenons à l'ordre et que Licentius nous soit enfin rendu. Voici donc ma question : L'insensé vous paraît-il agir avec ordre, quoi qu'il fasse ? Mais voyez les piéges de cette question : si vous répondez que c'est avec ordre, alors l'insensé se conduisant lui-même en tout avec ordre, que devient cette définition : L'ordre est la règle selon laquelle Dieu régit tout ce qui existe? Et si l'ordre n'est point dans tout ce que fait l'insensé, quelque chose sera donc en dehors de l'ordre? Mais vous n'admettez ni l'un ni l'autre. Prenez garde qu'en définissant l'ordre vous ne mettiez tout en désordre. Comme Licentius était encore distrait : Il est facile, dit Trygétius, de répondre à ce dilemme, et toutefois je n'ai point sous la main une comparaison qui devrait, je crois, donner à ma pensée plus de force et de clarté. J'exprimerai néanmoins cette pensée, et tu feras ensuite ce que tu as fait tout à l'heure; car cette mention des ténèbres, à propos de ce que j'avais avancé d'une manière si obscure, ne m a pas médiocrement éclairé. Je dis donc que toute la vie des insensés, quoiqu'elle n'ait de leur part, ni suite, ni ordre, est cependant, grâce à la divine Providence, renfermée dans l'ordre nécessaire des choses; et comme si une place lui était préparée par cette loi ineffable et éternelle, jamais elle n'est où elle ne doit pas être. De là vient que tout homme qui la considère avec un esprit étroit, s'en détourne comme repoussé par une laideur horrible. Mais s'il élève et étend ses regards jusqu'à embrasser l'ensemble, il ne trouvera rien qui ne soit ordonné, rien qui ne soit en quelque sorte toujours disposé et mis à la place qu'il doit occuper. 12. Quelle grande et merveilleuse réponse, lui dis-je, me donne, par votre organe, Dieu lui-même, et, comme je suis de plus en plus amené à le croire, ce je ne sais quel ordre caché dans l'univers. J'entrevois tant de vérité et de profondeur dans les choses dites par vous, que j'ignore comment vous en parlez sans les avoir vues, et comment vous les voyez. Tu ne cherches peut-être pour exprimer ta pensée qu'une seule comparaison; mais j'en vois maintenant d'innombrables qui m'amènent à penser comme toi. Quoi de plus hideux que le bourreau? Quoi de plus farouche et de plus impitoyable que cette âme? Mais il occupe dans la législation une place nécessaire, et il fait partie de l'ordre dans une société bien réglée; il croit nuire et il est le châtiment de ceux qui nuisent à l'ordre public. Quoi de plus repoussant, de plus dépourvu de beauté, quoi de plus couvert de honte que les prostitués, les prostituées et autres fléaux du même genre? Bannis de la société humaine les femmes de mauvaise vie, et tu troubles tout par les passions honteuses; donne-leur la place des femmes mariées, et tu jettes partout le déshonneur et l'infamie. Ainsi donc les moeurs impures de ces sortes de gens déshonorent leur vie, et la loi de l'ordre les met à la dernière place. Dans le corps de l'animal, n'y a-t-il pas des membres que l'on ne peut envisager à part ? et néanmoins l'ordre de la nature n'a pas voulu qu'ils fissent défaut, car ils sont nécessaires; ni qu'ils fussent mis en évidence, car ils sont honteux. Il y a plus : ces membres d'ignominie, en occupant leur place, ont cédé la place d'honneur aux membres plus nobles. Quoi de plus agréable pour nous, quel spectacle plus convenable dans une campagne, que le fut l'autre jour ce combat de coqs dont nous avons fait mention au premier livre? Cependant quoi de plus abject que l'abattement du vaincu ? Toutefois encore il contribuait à faire ressortir la beauté de ce combat. 13. Tout en est là, je crois, mais il faut des yeux. Des poètes ont aimé ce qu'on nomme solécismes et barbarismes; ils ont préféré en changer les noms, les appeler figures et syncopes, plutôt que d'éviter ces fautes manifestes. Ote aux poèmes ces figures, et nous regretterons de doux agréments. Entasse-les en un seul endroit, et mon cœur se soulèvera comme il se soulève devant ce qui est aigre, fétide, gâté. Transporte-les dans le langage libre du forum, qui ne les en chassera et ne les renverra au théâtre? Aussi l'ordre qui en règle l'usage et y veut de la mesure ne peut souffrir, ni qu'ils soient prodigués quand ils sont propres au genre, ni qu'ils disparaissent entièrement partout ailleurs. Qu'un style simple et comme négligé paraisse de temps en temps; il fait mieux ressortir encore les endroits saillants et les beaux passages. Règne-t-il partout? Tu le méprises et jettes le livre. N'est-il nulle part? Les beautés ne font plus saillie, elles ne s'élèvent plus en quelque sorte sur les endroits qu'elles doivent dominer; elles s'éclipsent par leur propre éclat et jettent partout la confusion. [2,5] CHAPITRE V. COMMENT REMÉDIER A L'ERREUR DE CEUX QUI NE CROIENT PAS A L'ORDRE DANS LE MONDE. Ici encore nous devons à l'ordre une vive reconnaissance. Qui ne craint, qui ne déteste les conclusions fausses, et celles qui, en ajoutant ou en diminuant, travaillent insensiblement au profit de l'erreur? Toutefois quand elles arrivent à propos dans une discussion, elles portent d'heureux fruits, et sans que je sache pourquoi, l'erreur même fait plaisir. N'est-ce pas encore là une occasion de louer l'ordre? 14. Dans la musique, dans la géométrie, dans les mouvements des astres, dans la rigueur des nombres, l'ordre domine au point que, si l'on veut le voir dans son principe et pour ainsi dire dans son sanctuaire, c'est là qu'on le trouvera, ou par là qu'on y arrivera sans s'égarer. Dans ces sciences, en effet, rien n'est à redouter que l'excès, et celui qui s'y applique avec modération, maître ou disciple en philosophie, y puise la vigueur, prend son essor comme il lui plaît, monte et conduit à sa suite de nombreux esprits, jusqu'à cette mesure souveraine au delà de laquelle il ne peut, ni ne doit, ni ne veut plus rien connaître. De là, et quoique mêlé encore aux choses humaines, il les voit si petites, et les apprécie avec tant de justice que rien ne l'étonne. Il ne demande plus pourquoi celui-ci désire des enfants sans en avoir, tandis que celui-là s'afflige de l'excessive fécondité de son épouse; pourquoi l'un manque de l'argent dont il est disposé à faire de grandes largesses, tandis que l'usurier sec et sordide couve son trésor enfoui; pourquoi la luxure dévore et disperse d'amples patrimoines, lorsque les larmes d'un mendiant obtiennent à peine un denier dans toute une journée; pourquoi l'indigne est élevé aux honneurs, tandis que des moeurs irréprochables sont cachées dans la foule. 15. Voilà, avec tant d'autres choses que présente la vie humaine, ce qui détermine la plupart des hommes à cette croyance impie, qu'il n'y a ni ordre, ni providence pour nous gouverner. D'autres mortels, pieux, bons et doués d'un brillant génie, ne peuvent se persuader que nous soyons abandonnés par le Dieu suprême. Troublés néanmoins par l'obscurité et la confusion des choses, ils ne peuvent y découvrir un ordre, et dans leur désir de connaître les causes les plus secrètes, souvent même ils recourent à la poésie, pour déplorer leurs erreurs. Qu'ils demandent seulement pourquoi les Italiens désirent toujours des hivers sereins, et pourquoi notre infortunée Gétulie est toujours desséchée, qui leur répondra facilement? Qui d'entre nous s'occupera de faire des conjectures sur les motifs d'une telle disposition? Pour moi, si je puis donner un avis à ceux qui me sont chers, je crois, au moins selon mes vues et mon sentiment, qu'ils doivent s'appliquer à l'étude de toutes les sciences. Car il est impossible autrement de comprendre toutes ces questions et d'en voir la solution plus clairement qu'on ne voit la lumière elle-même. Mais si leur esprit est trop lent, ou trop occupé d'autres affaires, ou trop peu capable d'étudier encore, qu'ils se préparent un appui dans la foi, et Celui qui ne laisse périr aucun de ceux qui croient docilement les mystères sur sa parole, les attirera à lui par ce moyen, et les délivrera de ces épaisses et horribles ténèbres. 16. En effet, pour échapper à l'obscurité, deux routes s'ouvrent à nous : la raison ou au moins l'autorité. La philosophie promet la raison, et c'est avec peine encore que très-peu sont affranchis par elle; elle seule cependant force, non-seulement à ne pas dédaigner ces mystères, mais à les comprendre tels qu'ils doivent être compris. La vraie, et pour ainsi parler, la pure philosophie n'a d'autre affaire que d'enseigner quel est le Principe de toutes choses qui n'a point de principe; combien grande est la pensée qui demeure en Lui, et ce qui est descendu de Lui pour notre salut sans aucune altération. C'est ce Dieu unique, Tout-puissant et trois fois puissant, Père, Fils et Saint-Esprit que nous enseignent les augustes mystères, dont la foi sincère et inébranlable est pour les peuples un principe de délivrance; et dans cet enseignement, il n'y a ni confusion, comme quelques-uns le prétendent, ni outrage à la raison, comme beaucoup le soutiennent. Quelle grandeur, qu'un Dieu si grand ait daigné s'incarner et vivre dans un corps de même nature que le nôtre ! Plus on voit d'abaissement dans cet acte, plus il surabonde de clémence, et condamne cet orgueil qui est propre aux savants. 17. Mais quelle est l'origine de notre âme? que fait-elle ici-bas? quelle distance la sépare de Dieu ? quelle est cette propriété qui s'applique à des oeuvres de deux natures différentes? jusqu'à quel point est-elle mortelle, et comment prouve-t-on son immortalité ? L'ordre ne demande-t-il pas que l'on étudie ces problèmes ? Il le demande certainement; nous en dirons bientôt quelques mots si le temps le permet. En ce moment je me contenterai de vous dire : Celui qui, témérairement et sans coordonner ses connaissances, ose se jeter dans l’étude de ces questions, fait preuve de curiosité plus que de zèle, de crédulité plus que de science, d'incertitude même plus que de prudence. Aussi j'ignore d'où a pu vous venir cette justesse et cette précision, que je suis forcé de reconnaître dans les réponses que vous venez de faire à mes questions. Voyons cependant jusqu'où peut aller le travail de votre esprit. Que Licentius nous rende aussi sa parole : si longtemps occupé de je ne sais quelle idée, il est tellement étranger à cet entretien, qu’il lira tout ceci, je pense, comme ceux de nos amis qui sont absents. Reviens à nous, Licentius, et sois-y tout entier, je t'en conjure, c'est à toi que je parle. Tu as approuvé ma définition quand j'ai dit ce que c'est qu'être en Dieu, et autant qu'il m'en souvienne, tu as voulu me prouver que l'esprit du sage demeuré immobile en Dieu. [2,6] CHAPITRE VI. DEUXIÈME DISCUSSION. — L'ESPRIT DU SAGE EST IMMOBILE. l8. Mais voici pour moi une difficulté : ce sage vivant parmi les hommes et y demeurant en corps, on ne saurait le nier, comment se peut-il que ce corps aille deçà et delà et que l'esprit demeure immobile? Tu peux dire, il est vrai, qu'un vaisseau se meut et que les hommes qu'il renferme sont en repos, quoique ceux-ci, nous l'avouons, le maîtrisent et le gouvernent. Mais ne le dirigeassent-ils que de la pensée, et le fissent-ils aller ainsi au gré de leurs désirs, quand le vaisseau est en mouvement, ceux qui le montent ne peuvent eux-mêmes éviter le mouvement. — L'esprit, dit Licentius, n'est point dans le corps, soumis aux ordres du corps. — Je ne le dis pas non plus, répondis-je, mais le cavalier, à son tour, n'est pas sur le cheval pour en recevoir la loi; et néanmoins tout en faisant marcher le cheval à son gré, il faut qu'il en subisse le mouvement. — Mais il peut, reprit-il, rester immobile sur ce cheval. — Tu nous forces, lui dis-je, à définir le mouvement; mais si tu le peux, définis-le toi-même. —Continue, reprit-il, à me rendre service, car je persiste dans ma demande, et pour t'éviter la peine de me l'adresser dé nouveau, si je peux définir je le déclarerai quand j'en serai capable. A ces paroles, un serviteur, que nous avions chargé de cet office, accourut pour nous dire que l'heure du dîner était arrivée. Ce serviteur, dis-je alors, nous force non pas à définir le mouvement, mais à le montrer aux yeux. Allons donc, passons de ce lieu dans un autre; le mouvement n'est que cela, si je ne me trompe. On rit et nous partîmes. — 19. Après le repas, comme des nuages couvraient le ciel, nous allâmes nous asseoir, à l'ordinaire, dans la salle des bains. Ainsi donc, dis-je à Licentius, tu accordes que le mouvement n'est que le passage d'un lieu dans un autre? — Je l'accorde, répondit-il. — Tu accordes aussi, repris je, que nul n'est dans un lieu où il n'était pas d'abord sans avoir fait un mouvement? — Je ne comprends pas. — Si, dis-je, une chose, qui était d'abord en un lieu, est maintenant dans un autre, n'est-ce point parce qu'il y a eu mouvement? Il l'accorda. Donc, repris je, le corps vivant d'un sage pourrait être maintenant ici avec nous, et son esprit ailleurs? — Il le pourrait. — Quand même il s'entretiendrait avec nous et nous enseignerait quelque chose? — Quand même il nous enseignerait la sagesse, reprit-il, mais je ne dirais point que son esprit est avec nous, il serait plutôt avec lui-même. — Alors il ne serait point dans son corps ? — Non, reprit-il. — Je poursuivis : Ce corps sans son esprit ne serait-il pas mort? et je parlais d'un corps vivant. — Je ne sais, dit-il, comment m'expliquer. — je ne sais point comment le corps d'un homme peut être vivant si l'âme n'est point en lui ; et en quelque lieu du monde que soit le sage, je ne puis dire que son âme ne soit point avec Dieu. — Je vais, repris-je, te mettre en état de t'expliquer. C'est probablement parce que Dieu est partout, que partout où le sage puisse aller, il trouve Dieu et peut être avec lui. — Ainsi nous pour irions dire et qu'il passe d'un lieu à l'autre, ce qui est le mouvement, et que néanmoins il est constamment avec Dieu. — J'avoue, répondit-il, que le corps passe d'un lieu à l'autre, mais je le nie quant à l'esprit que nous avons appelé sage. [2,7] CHAPITRE VII. QUEL A PU ÊTRE L'ORDRE QUAND LE MAL N'ÉTAIT PAS ? 20. Je te cède pour le moment, lui dis-je, de peur qu'un sujet si obscur et qui veut être traité plus longuement et avec plus de soin, ne nous éloigne maintenant du but proposé. Mais puisque nous avons défini ce que c'est qu'être en Dieu, voyons si nous pourrons savoir aussi ce que c'est qu'être sans Dieu. Je crois même que la chose est déjà suffisamment claire, car il te paraît sans doute qu'être sans Dieu c'est n'être pas avec Dieu. — Si les paroles venaient à mon gré, répondit-il, je pourrais te faire une réponse qui ne te déplairait point. Mais je t’en prie, aie pitié d'un enfant, et saisis ma pensée avec la pénétration qui convient à ton esprit. Il me semble donc qu'alors on n'est pas avec Dieu, et que toutefois on est en la possession de Dieu. Et comment appeler sans Dieu ceux qui sont à Dieu même? Je ne dirai pas non plus qu'ils sont avec Dieu, car Dieu n'est pas en leur possession. En effet, posséder Dieu, ainsi que nous en convînmes dans cet entretien si agréable que nous eûmes le jour de ta naissance, ce n'est autre que jouir de Dieu. Mais j'avoue que je redoute ces propositions contraires comment se peut-il qu'un homme ne soit ni sans Dieu ni avec Dieu ? 21. Ne t'effraye point de cela, lui dis-je, lorsque la pensée est juste, qui ne fait peu de cas des paroles? Revenons donc enfin à cette définition de l'ordre. Tu as dit que l'ordre c'est la règle d'après laquelle Dieu conduit tout. Mais il n'est rien, si je m'en crois, que Dieu ne conduise, et c'est ce qui t'a porté à penser que rien n'est en dehors de l'ordre. — Je persiste, reprit-il, dans mon sentiment, mais je prévois que tu vas me demander si Dieu conduit aussi ce que nous avouons n'être pas bien. — A merveille, répliquai-je, ton regard a plongé dans ma pensée. Mais, je t'en prie, puisque tu as vu ce que j'allais dire, vois aussi ce qu'il faut répondre. — Pour lui, faisant signe des yeux et des épaules : Nous voilà troublés, répondit-il. Le hasard avait amené ma mère au moment de cette question. Après quelque temps de silence, il, me pria de la lui répéter; il n'avait pas remarqué que Trygétius y avait répondu plus haut. Répéter quoi? lui dis-je, et à quoi bon ? — C'est fait, reprennent les autres, ne recommence point. — J'aime donc mieux, ajoutai-je, t'engager à lire ce qui a été dit plus haut puisque tu n'as pu l'entendre. J'ai supporté sans peine ta distraction pendant notre entretien, et je t'y ai laissé longtemps; car je voulais ne mettre aucun obstacle à ce que tu élaborais attentivement, en toi-même et loin de nous, et continuer un sujet que l'écriture recueillait pour toi. 22. Voici maintenant une question que nous n'avons point encore essayé de discuter avec soin. Dès l'abord, cette question de l'ordre ayant été soulevée, je ne sais par quel enchaînement, tu as dit, il m'en souvient, que la justice de Dieu consiste en ce qu'il sépare les bons des méchants, et rend à chacun ce qui lui appartient. Il n'est pas, selon moi, de définition plus claire de la justice. Ainsi donc je te prie de me dire s'il te semble que Dieu ait été un moment sans justice. — Jamais, répondit-il. —Mais si Dieu a toujours été juste, répliquai-je, le bien et le mal ont toujours existé. — Certes, répondit ma mère, je ne vois pas d'autre conclusion possible; car la justice divine ne s'exerça point quand le mal n'existait pas; et, si Dieu n'a pas toujours rendu aux bons et aux méchants ce que méritait chacun d'eux, on ne peut dire que toujours il ait été juste. — Donc, lui- répondit Licentius, nous devons dire, selon toi, que le mal a toujours existé? — Je n'oserais parler ainsi, reprit-elle. — Que dirons-nous donc, répliquai-je ? Si Dieu est juste, quand il discerne entre les bons et les méchants, il n'était donc point juste quand le mal n'existait pas. Comme tous gardaient le silence, je remarquai que Trygétius voulait répondre, et je le lui permis. —Assurément, reprit-il, Dieu était juste, car il pouvait discerner entre le bien et le mal, si ce dernier eût existé, et cette puissance constituait la justice. Dire en effet que Cicéron découvrit avec prudence la conjuration de Catilina, que son désintéressement le mit au-dessus des présents qui l'eussent porté à épargner les coupables, que sa justice les envoya au dernier supplice au nom du sénat, que son courage lui fit soutenir tous les traits des ennemis, et le fardeau de leur haine, comme il l'appelait; ce n'est pas dire qu'il aurait manqué de ces vertus, si Catilina n'eût point menacé la république de sa ruine. C'est par elle-même et non par des oeuvres semblables, que l'on doit apprécier la vertu même dans l'homme, et à combien plus forte raison en Dieu, si toutefois la difficulté de comprendre et de s'exprimer permet d'établir ici quelque comparaison. Car afin de nous montrer qu'il a toujours été juste, Dieu ne différa point de rendre à chacun ce qu'il méritait aussitôt que le mal exista, et qu'il dut le séparer du bien. Il n'avait point alors à apprendre la justice, mais à en user, car elle a toujours été en lui. 23. Licentius et ma mère l'ayant approuvé dans leur extrême embarras : Eh bien ! dis-je, Licentius, qu'en penses-tu ? Où est ta grande proposition, que rien ne se fait en dehors de l'ordre? Car, si le mal a été fait, ce n'est point par l'ordre de Dieu, mais il a été enfermé dans cet ordre après avoir été produit. Celui-ci étonné, et voyant avec peine une bonne cause lui échapper des mains si subitement : Assurément, reprit-il, je soutiens que l'établissement de l'ordre date de l'origine du mal. — Donc, répondis je, ce n'est point l'ordre qui a permis le mal, puisque cet ordre n'a commencé qu'après la naissance du mal; et alors, ou bien cette négation que nous appelons le mal a toujours existé, ou bien, si nous trouvons que le mal a commencé, comme l'ordre est le bien même, ou est issu du bien, rien jamais n'a été et ne sera jamais sans ordre. Je ne sais cependant ce qui m'était venu de meilleur, mais comme d'ordinaire, il a été emporté par l'oubli; et, selon moi, il est dans l'ordre que cela me soit arrivé : car, ainsi le mérite l'élévation ou la direction de ma vie. J'ignore comment, répondit-il, a pu m'échapper une pensée que je réprouve maintenant. Il. n'eût pas fallu dire que le mal est né, ni que l'ordre a commencé, mais que l'ordre a toujours été en Dieu, comme Trygétius l'a dit de la justice, et qu'il fût seulement appliqué lorsque le mal commença. — Tu retombes au même point, lui dis je, et ce que tu refuses même demeure inébranlable. Car, soit que l'ordre ait toujours été en Dieu, soit qu'il ait commencé en même temps que le mal, il n'est pas moins vrai que le mal est né en dehors de l'ordre. Si tu m'accordes cela, tu avoues qu'en dehors de l'ordre quelque chose est possible, ce qui affaiblit et tronque ta thèse; si tu ne l'accordes pas, alors le mal va nous paraître produit par l'ordre de Dieu, et ce sera professer que Dieu est l'auteur du mal. Est-il rien de plus détestable qu'un pareil sacrilège? Il ne comprenait point ou feignait de ne pas comprendre ; je tournais alors et retournais mon argument dans tous les sens, mais il n'eut rien à répondre et garda le silence. — Pour moi, dit alors ma mère, je ne pense pas que rien se puisse faire en dehors de l'ordre de Dieu. Il est vrai, le mal qui est produit ne doit aucunement son origine à l'ordre, mais la justice de Dieu ne l'a point laissé sans le coordonner; elle l'a ramené et poussé à la place qu'il doit occuper dans l'ordre. 24. Voyant alors que tous cherchaient avec ardeur, et chacun selon ses forces, à connaître Dieu, mais ne suivaient point cet ordre dont nous traitions, et qui conduit à l'intelligence de cette ineffable majesté : Je vous en prie, leur dis-je, si, comme je le vois, vous tenez fortement à l'ordre, ne souffrez point que la précipitation nous jette dans le désordre. Une raison secrète promet de nous démontrer que rien ne se fait en dehors de l'ordre ; cependant, si nous entendions un maître d'école essayant d'apprendre à un enfant à syllaber avant de lui avoir fait connaître les lettres, je ne dis pas qu'il faudrait en rire comme d'un fou, mais nous opinerions qu'il doit être lié comme un furieux, uniquement pour n'avoir pas suivi l'ordre de l'enseignement. Qui doute que des choses semblables ne soient faites souvent par les hommes sans expérience qui font la réprobation et la risée des hommes instruits, et par des insensés qui n'échappent pas toujours à la censure des sots? Néanmoins, toutes ces actions que nous appelons perverses, ne sont point en dehors de l'ordre divin : c'est ce qu'une science profonde, dont le vulgaire est bien éloigné de soupçonner l'idée, promet de démontrer aux esprits studieux qui n'aiment que Dieu et les âmes, et de démontrer de façon à produire en eux une certitude qui défie la certitude mathématique. [2,8] CHAPITRE VIII. RÈGLES DE CONDUITE POUR LES JEUNES GENS. — ORDRE DE LEURS ÉTUDES. 25. Cette science est la loi même de Dieu. Toujours immuable et invariable en lui, elle se grave, pour ainsi dire, dans les âmes des sages. Ils savent que leur conduite est d'autant meilleure, et d'autant plus élevée, que la contemplation de l'esprit leur a mieux fait comprendre cette loi, et que leur genre de vie en est une plus fidèle observation. Or, cette science trace en même temps deux ordres à quiconque veut l'acquérir; l'un est pour la conduite, l'autre pour les études. Tout jeune homme qui est épris de l'amour de cette loi, doit donc éviter les plaisirs de la chair, la sensualité dans la nourriture, les soins exagérés du corps et de la parure, les vaines occupations du jeu, l'appesantissement du sommeil et de la paresse, les rivalités, la jalousie, l'envie, l'ambition des honneurs et du pouvoir, et même le désir immodéré des louanges. Qu'ils regardent l'amour de l'argent comme le venin qui tuera infailliblement toutes leurs espérances; que leurs actions ne ressentent ni la mollesse, ni l'arrogance. S'agit-il des fautes de leur famille? qu'ils bannissent toute colère, ou la compriment, jusqu'à ne point la laisser paraître. Nulle haine contre personne, nul vice qu'ils ne veuillent corriger. Qu'ils s'observent de manière à n'être ni excessifs dans la vengeance, ni trop réservés dans le pardon. Qu'ils ne punissent que pour améliorer, qu'ils n'aient point d'indulgence qui puisse encourager le mal, qu'ils aiment, comme les membres de leur famille, ceux qui sont soumis à leur autorité, qu'ils les servent comme s'ils rougissaient de commander, et qu'ils leur commandent comme s'ils étaient heureux de les servir. S'agit-il des fautes des étrangers? qu'ils ne reprennent personne contre son gré, qu'ils évitent les inimitiés avec soin, les supportent de bon coeur, les terminent au plus tôt; dans tout engagement, toute communication avec les hommes, il suffit d'observer cet adage vulgaire : "Qu'on ne fasse point à autrui ce qu'on ne veut point endurer". Qu'ils ne consentent point à entrer clans l'administration de l'Etat, avant d'être parfaits, et qu ils deviennent parfaits à l'âge sénatorial, ou mieux encore, dans la jeunesse. Mais, que nul ne se croie exempt de tout précepte, parce qu'il ne s'en est occupé que dans un âge avancé; l'observation ne lui en sera que plus facile dans l'âge mûr. Qu'en toute condition, en tout lieu, en tout temps, on ait des amis, ou que l'on cherche à s'en faire. Qu'on ait de la déférence pour ceux qui en méritent, et qui même ne s'y attendent pas. Qu'on ait peu d'égards pour les orgueilleux, et que soi-même on évite l'orgueil. Il faut une vie sage et décente : honorer Dieu, s'occuper de lui, le rechercher en s'appuyant sur la foi, l'espérance et la charité; désirer, pour ses études et celles de ses amis, la tranquillité et de solides progrès; pour soi-même et pour tous, s'il est possible, un bon esprit et une vie paisible. [2,9] CHAPITRE IX. DE L'AUTORITÉ ET DE LA RAISON DANS LES ÉTUDES. 26. Il nous reste à exposer comment on doit étudier, quand on a entrepris de vivre comme nous l'avons dit. Nous ne pouvons avoir que deux moyens de nous instruire : l'autorité et la raison. Dans l'ordre du temps, l'autorité précède; dans la réalité, la raison l'emporte. Autre chose est ce que nous faisons d'abord, autre chose ce que nous désirons et estimons davantage. L'autorité des hommes de bien paraît plus utile à la multitude ignorante, et la raison plus convenable aux savants. Cependant, comme tous sont ignorants avant d'apprendre, comme nul ignorant ne sait dans quelles dispositions il doit se présenter devant ses maîtres, ni quel genre de vie peut le préparer à la science; l'autorité seule peut ouvrir la porte, quand on aspire à connaître quels sont les trésors mystérieux et divins. Le seuil une fois franchi avec assurance, on s'applique à suivre les règles de la vie parfaite, et par ce moyen, qui donne la docilité, on apprendra enfin quelle profonde raison il y a dans les préceptes qu'on a observés sans les comprendre, et ce qu'est cette raison qui succède aux langes de l'autorité, que l'on suit maintenant d'un pas ferme et que l'on comprend; et ce qu'est cette intelligence en qui tout est renfermé, ou plutôt, qui est tout; et ce que c'est, en dehors de tout, que le principe de tout. Peu arrivent, en cette vie, à cette connaissance, et nul ne peut aller au delà, même en l'autre vie. Quant à ceux qui se contentent de l'autorité pour s'appliquer aux bonnes mœurs et aux saints désirs, qui dédaignent ou sont incapables de se livrer à l’étude profitable de sciences libérales, je ne sais comment leur donner le nom d'heureux, pendant qu'ils sont parmi les hommes; mais, je le crois fermement sitôt qu'ils auront quitté ce corps, ils seront délivrés avec plus ou moins de facilité, selon que leur vie aura été plus ou moins irréprochable. 27. L'autorité est divine ou humaine; mais l'autorité vraie, solide, souveraine, c'est l'autorité divine. II faut ici redouter l'étonnante fourberie des animaux aériens. Soit en prédisant des choses qui sont du domaine des sens corporels, soit en produisant des effets où éclate une grande puissance, ils arrivent facilement à tromper les âmes qui sont ou désireuses des biens périssables, ou avides d'un pouvoir fragile, ou effrayées de vains prodiges. On doit donc regarder l'autorité comme divine, quand non-seulement elle surpasse tout pouvoir humain par des merveilles sensibles, mais quand, animant l'homme lui-même, elle lui montre jusqu'à quel point elle s'est abaissée pour lui. Elle nous ordonne de nous affranchir des sens que frappent ces prodiges, et de nous élever jusqu'à l'intelligence; elle nous montre en même temps, et ce qu'elle peut ici-bas, et pourquoi elle fait ces merveilles, et le peu de prix qu'elle y attache. Elle doit en effet nous manifester sa puissance par ses actes, sa clémence par ses abaissements, sa nature par les ordres qu'elle donne. C'est ce qui nous est présenté d'une manière plus profonde et plus solide dans les vérités sacrées auxquelles nous sommes initiés, et où la vie des hommes de bien se purifie beaucoup plus facilement, non par les subtilités de la dispute mais par l'autorité des mystères. Quant à l'autorité des hommes, elle trompe souvent; mais parmi eux, ceux-là paraissent à bon droit mériter plus de confiance, qui mettent à la portée du vulgaire des preuves plus nombreuses de leur doctrine, et qui ne vivent pas autrement qu'ils n'enseignent à vivre. S'ils sont, de plus, favorisés des dons de la fortune, qu'ils soient grands à en user, plus grands encore à les mépriser, comment blâmer la confiance donnée aux règles de vie qu'ils enseignent? [2,10] CHAPITRE X. PEU CONFORMENT LEUR VIE AUX PRÉCEPTES DIVINS. 28. Alype me dit alors : Quel grand modèle de vie tu nous places sous les yeux ! Tu as tout dit en peu de mots; nous sommes chaque jour avides de tes leçons; mais aujourd'hui tu nous as inspiré plus de zèle encore et plus d'ardeur pour ce genre de vie. Je voudrais y voir parvenir et s'y attacher intimement, s'il était possible, non-seulement nous, mais encore tous les hommes : ces préceptes deviendraient aussi faciles à suivre qu'ils sont admirables à entendre. Comment, hélas ! se fait-il, puisse ce malheur s'éloigner de nous ! Comment se fait-il qu'en entendant ces règles, l'esprit humain les proclame célestes, divines, entièrement vraies, et qu'il agisse différemment quand il faut y atteindre? Aussi je suis profondément convaincu que, pour vivre ainsi, il faut des hommes divins ou un secours divin. Je répondis : Actuellement, Alype, c'est ma parole qui exprime ces règles de vie, que tu accueilles avec tant de plaisir, comme toujours; mais elles ne sont point de mon invention, tu le sais parfaitement. Elles remplissent les livres d'hommes grands et presque divins; et cette observation, je la dois non pas à toi, mais à ces jeunes gens qui auraient quelque droit de les dédaigner, si elles ne reposaient que sur mon autorité. Jamais je ne leur demanderai de m'en croire que sur les preuves dont j'appuierai mon enseignement ; et c'était, je présume, pour les stimuler par l'importance du sujet, que tu as parlé de la sorte. Ces règles ne sont point difficiles à suivre pour toi ; telle est ton avidité à les saisir, et l'élan de ton admirable nature à les pratiquer, que si je suis ton maître en paroles, tu es le mien en actions. Je n'ai aucun motif ni même aucun prétexte de mentir. Un éloge immérité ne stimulerait point, je crois, ton ardeur ; ceux qui sont ici nous connaissent tous deux, et ni l'un ni l'autre n'est inconnu à celui qui recevra cet écrit. 29. Quant aux hommes qui s'adonnent à la pratique du bien et des bonnes mœurs, si tes paroles sont d'accord avec ta pensée, tu en crois le nombre plus restreint que cela ne me paraît probable : beaucoup te sont entièrement inconnus; et chez ceux que tu connais, ce qui est précisément digne d'admiration t'échappe aussi. Tout cela est en effet du domaine de l'âme qui est inaccessible aux sens, et qui souvent, pour s'accommoder au langage des hommes vicieux, accorde ses paroles avec ce qu'elle paraît ou approuver ou désirer. Elle agit souvent contre son gré, afin d'éviter la haine d'autrui, ou l'accusation d'ineptie ; et comme les actes nous arrivent par le témoignage des oreilles ou des yeux, il nous est difficile de nous écarter de leur appréciation. C'est ce qui nous empêche de connaître un bon nombre d'hommes aussi bien qu'ils se connaissent et que les connaissent leurs amis. Tu peux le comprendre en te rappelant quelques grandes qualités que seuls nous voyons chez les nôtres. Une des causes qui induisent ainsi en erreur, et ce n'est pas la moindre, c'est que beaucoup se convertissent subitement à une vie meilleure et digne d'admiration; et qu'on les croit toujours ce qu'ils étaient, jusqu'à ce que des actions d'éclat révèlent ce qu'ils sont. Sans aller plus loin, quiconque eût naguère connu ces jeunes gens, croirait-il facilement qu'ils recherchent aujourd'hui les grandes vérités, avec tant de zèle, et qu'à tel âge ils ont déclaré une telle guerre aux plaisirs? Ainsi rejetons cette opinion; car ce secours divin dont tu as fait, comme il était convenable, une mention pieuse à la fin de ton discours, produit dans tous les peuples et beaucoup plus largement que plusieurs ne se l'imaginent, l'oeuvre de sa miséricorde. Mais revenons, s'il te plaît, à l'ordre de notre discussion, et après avoir suffisamment parlé de l'autorité, voyons ce qu'exige la raison. [2,11] CHAPITRE XI. DE LA RAISON ET DE SES TRACES DANS LES CHOSES SENSIBLES. — DIFFÉRENCE ENTRE CE QUI EST RATIONNEL ET CE QUI EST RAISONNABLE. 30. La raison est ce mouvement de l'esprit qui peut distinguer et résumer ce que l'on apprend. S'il est bien rare que les hommes recourent à ses lumières pour comprendre soit Dieu, soit leur âme propre ou toute autre âme, c'est uniquement à cause de la difficulté qu'éprouve à se replier sur soi, quiconque s'est habitué à vivre par les sens. Tous, il est vrai, veulent se conduire par la raison, lors même qu'ils se livrent à des affaires où ils ne trouvent que déception; très-peu, néanmoins, en connaissent la nature et les propriétés. Cela paraît étonnant; c'est néanmoins indubitable. Ces observations suffisent pour le moment; car je suis actuellement incapable de vous parler comme il convient d'un si vaste sujet; j'en suis aussi incapable que je serais présomptueux si je prétendais l'avoir au moins compris. Recherchons toutefois, si nous le pouvons maintenant et autant que l'exige le but de cet entretien, combien elle a daigné se manifester dans les objets qu'il nous semble connaître. 31. Voyons en premier lieu, dans quelles circonstances on emploie d'ordinaire ce mot que nous appelons la raison. Ce qui doit nous frapper avant tout, c'est que les sages de l'antiquité ont défini l'homme de la manière suivante : L'homme, disent-ils, est un animal raisonnable et mortel. Le terme d'animal désigne ici le genre, et les deux autres termes indiquent deux différences, destinées, je crois, à faire connaître à l'homme où il doit revenir et d'où il doit s'éloigner. Son âme en partant d'elle-même s'était jetée misérablement dans la matière; il lui faut revenir à la raison. En disant qu'il est raisonnable, on le distingue des bêtes; et en l'appelant mortel on montre combien il diffère de ce qui est divin. S'il ne s'attache à la raison, il se confondra avec les animaux; s'il ne s'éloigne de la matière, il ne pourra se diviniser. Mais les savants appliquent souvent leur esprit et leur pénétration à distinguer ce qui est raisonnable de ce qui est rationnel: le but que nous poursuivons demande que nous les imitions. Ils appellent donc raisonnable ce qui fait ou ce qui peut faire usage de la raison, et rationnel ce qui est produit ou dicté par elle. Ainsi nous pouvons dire de ces bains et de notre conférence qu'ils sont rationnels, et nommer raisonnables soit celui qui a construit ces bains, soit nous qui parlons. La raison par conséquent procède de l'âme raisonnable, et s'applique à des actes et à des discours rationnels. 32. Il y a donc deux choses où la force et la puissance de la raison sont accessibles aux sens eux-mêmes : d'une part les œuvres humaines que l'on voit, et d'autre paroles que l'on entend : mais dans les deux cas l’esprit, pour frapper les sens emploie un double intermédiaire; les yeux et les oreilles. Aussi quand nous voyons un objet dont les parties sont bien proportionnées, nous pouvons dire qu'il paraît rationnel ; nous disons également qu'une musique est rationnelle, lorsqu'elle frappe l'oreille d'une manière harmonieuse. Mais qui ne rirait de celui qui dirait : odeur rationnelle, saveur rationnelle, douceur rationnelle? Ce serait toutefois autre chose si dans un but déterminé on avait cherché à procurer cette odeur, cette saveur, cette chaleur et le reste; si par exemple en considérant les odeurs fortes que l'on a placées dans un lieu pour en éloigner les serpents, on disait que rationnellement ce lieu exhale des odeurs ; si également l'on disait d'un breuvage préparé par le médecin, que rationnellement il est amer ou rationnellement doux; et d'un bain apprêté pour un infirme, qu'il est rationnellement chaud ou tiède. Mais quel homme, flairant, sur l'ordre même du médecin, une rose dans un jardin, osera dire jamais : Que cette odeur est rationnelle ? L'ordre ou le conseil de la flairer peut être rationnel, l'odeur elle-même ne saurait s'appeler ainsi, et précisément parce qu'elle est une odeur naturelle. Nous pouvons bien dire d'un mets de cuisine qu'il est raisonnablement épicé ; mais l'usage ne permet point de parler ainsi lorsque la saveur n'a d'autre but que de satisfaire la sensualité. Demandez au malade à qui le médecin a fait servir un breuvage, pourquoi ce breuvage devait être aussi doux, il vous donnera un motif différent de la sensualité; ce motif est la nature même de la maladie; elle n'affecte pas le goût, mais le corps, ce qui est fort différent. Demandez au contraire à un intempérant qui recherche le plaisir de la bouche pourquoi ce qu'il prend est doux; s'il répond: c'est que j'y trouve mon plaisir, mes délices, personne ne dira que cette douceur est rationnelle, à moins toutefois que le plaisir procuré par elle ne doive conduire à un but, et que les aliments n'aient été préparés en vue de ce but même. 33. Voilà donc quelques traces de raison qu'il nous a été possible de découvrir dans les sens, dans le plaisir même de la vue et de l'ouïe. La raison ne se montre point dans la satisfaction des autres sens, mais dans le but que se propose d'atteindre par eux la créature raisonnable. On appelle beau l'objet qui frappe agréablement les yeux et où se montre une proportion raisonnable des parties entre elles, et on appelle proprement harmonieux un concert agréable aux oreilles, quand la raison préside à la mesure, inspire la composition et l'exécution du chant. Mais on ne fait point intervenir la raison, lorsque l'oeil est flatté par de belles couleurs, ou l'oreille réjouie par le son clair et juste que produit un coup frappé sur la corde d'une lyre : pour voir la raison dans le plaisir de ces deux sens, il faut que l'on puisse y distinguer les proportions et l'harmonie. 34. Aussi lorsque nous considérons attentivement toutes les parties de cet édifice, comment n'être pas blessés de voir une porte à l'extrémité et une autre porte à peu près au milieu sans être au milieu même? N'est-ce pas offenser l'oeil que de prendre en construisant des mesures irrégulières sans y être forcé? Voici à l'intérieur trois fenêtres: une au milieu, deux aux extrémités; elles sont à égales distances et jettent également la lumière sur la baignoire. N'éprouvons-nous pas du plaisir, notre esprit n'est-il point satisfait lorsque nous les regardons avec une attention particulière? La chose est évidente, il n'est pas nécessaire de vous en parler longuement. Aussi les architectes disent-ils que cette disposition a une raison d'être, comme ils disent qu'elle est sans raison lorsque les parties sont distribuées sans ordre. On peut faire souvent ces observations, les appliquer à presque tous les actes et à toutes les œuvres de l'homme. Dans la poésie, disons-nous, la raison doit avoir en vue le plaisir de l'oreille; et n'est-ce point la mesure qui le produit tout entier? Quoique les mouvements bien cadencés d'un danseur charment les regards par la mesure même à laquelle ils obéissent, le spectateur intelligent comprend ce qu'ils signifient, ce qu'ils représentent; aussi en faisant abstraction des jouissances qu'elle procure aux sens, dit-on alors que la danse est rationnelle; qu'elle donne à Vénus des ailes, un manteau à Cupidon; qu'elle représente ces prétendues divinités avec toute la souplesse et toute la grâce possibles, les yeux n'en seront pas blessés, mais l'esprit. Aux yeux de l'esprit cette représentation ne serait point fidèle; les yeux du corps seraient choqués si le mouvement manquait d'harmonie; car il est fait pour les sens et pour plaire à l'âme en tant qu'elle anime le corps. Autre est donc le plaisir des sens; autre ce que l'on perçoit par les sens; les sens sont flattés d'un beau mouvement, et ce que l'âme reçoit d'eux avec plaisir, c'est l'agréable connaissance de ce que signifie le mouvement. Il est plus facile encore d'appliquer cette remarque au sens de l'ouïe. L'oreille est charmée, séduite par tout son mélodieux; mais, quoique transmise par l'oreille, la belle pensée que rappelle le son s'adresse exclusivement à l'esprit. De là vient qu'en entendant ces vers : "Pourquoi de nos soleils l'inégale clarté S'abrège dans l'hiver, se prolonge en été?" (Virgile, Géorgiques, II, v. 480 et 482) nous ne confondons pas dans nos éloges la beauté des vers et la beauté de la pensée . et nous ne disons pas au même point de vue que l'harmonie est belle et que l'expression est rationnelle. [2,12] CHAPITRE XII. LA RAISON A INVENTÉ TOUS LES ARTS. — COMMENT ONT ÉTÉ DÉCOUVERTS LES MOTS, LES LETTRES, LES NOMBRES. — DISTINCTION DES LETTRES, DES SYLLABES ET DES MOTS. — ORIGINE DE L'HISTOIRE. 35. Déjà donc voilà trois espèces de choses où la raison a visiblement laissé son empreinte. La première comprend les actions rapportées à une fin déterminée; la seconde, les paroles; et la troisième l'agrément. Dans la première, la raison nous avertit de ne rien faire témérairement ; dans la seconde, d'enseigner la vérité ; dans la troisième, de contempler avec bonheur. La première a rapport aux moeurs, les deux autres, aux arts et aux sciences dont nous nous occupons actuellement. En effet, la partie raisonnable de nous-mêmes, celle qui fait usage de la raison pour produire ou imiter des oeuvres rationnelles, s'aperçut que naturellement l'homme devait vivre en société avec ceux qui comme lui avaient la raison en partage. Mais aucune société humaine ne peut solidement s'établir sans le langage, sans ce moyen de communiquer les pensées et les sentiments. Il fallut donc donner aux choses des noms, c'est-à-dire fixer des sons pour les exprimer. On ne peut voir l'esprit d'autrui; mais le langage en frappant les sens devait unir les âmes. Cependant on ne pouvait percevoir les paroles des absents; la raison imagina les lettres, ces caractères qui représentent, sans les confondre, tous les sons formés par le mouvement de la langue et de la bouche. Mais comment parler et écrire en restant dans un vague immense, en ne déterminant. rien ? C'était impossible, cette impossibilité même fit remarquer l'utilité du calcul; or, cette invention de l'écriture et du calcul donna naissance à la profession des copistes et des calculateurs. On était comme à l'enfance de la grammaire, ou, comme dit Varron, aux « éléments des lettres, litterationem. » Je ne suis pas assez sûr, pour le moment, du terme qui correspond dans la langue grecque à l'expression latine. 36. La raison observa ensuite des différences entre les émissions de voix qui formaient le langage et que représentait l'écriture. Les unes, malgré la variété de leurs inflexions, demandaient qu'on ouvrît peu la bouche; simples et faciles, elles s'en échappaient sans effort: d'autres exigeaient que l'on comprimât diversement les lèvres, tout en produisant un son : il en était enfin qui ne pouvaient se produire qu'au moyen des premières. De là et dans le même ordre, les lettres nommées voyelles, semi-voyelles et muettes. Vinrent ensuite la distinction des syllabes, et la distribution des mots en huit espèces, avec leurs formes particulières. Plus tard on remarqua avec habileté et pénétration, les figures, la pureté du langage, la liaison des mots entre eux. Loin d'oublier le nombre et la mesure, la raison s'appliqua encore à étudier la quantité des mots et des syllabes ; elle reconnut que la prononciation des unes demandait un temps simple, celle des autres un temps double, et qu'ainsi les premières étaient brèves, que les secondes étaient longues. Elle prit note de tout cela, en forma des règles déterminées. 37. La science de la grammaire pouvait être considérée comme complète. Mais son nom même signifie qu'elle revendique l'enseignement des lettres, ce qui parmi nous l'a fait nommer littérature. Aussi fallut-il lui attribuer encore les faits confiés aux lettres, comme dignes de passer à la mémoire de la postérité : ce fut l'histoire. L'histoire n'était pour elle qu'un nom de plus; mais quelle infinie variété de choses embrassait ce nom ! Plus fertile en soucis que remplie d'agréments et de vérités, l'histoire donne plus de peine aux littérateurs qu'aux historiens mêmes. Est-il possible qu'on traite d'ignorant un homme qui n'a point- entendu parler de Dédale volant dans les airs; et qu'on ne traite pas de menteur celui qui a imaginé cette fable, d'insensé celui qui la croit, d'effronté celui qui en fait l'objet d'une question? Combien aussi je plains nos amis qu'on traite d'ignares, lorsqu'ils ne peuvent répondre quel nom portait la mère d'Euryale et qui n'osent traiter d'hommes vains, sots et curieux ceux qui leur adressent de semblables questions ! [2,13] CHAPITRE XIII. ORIGINE DE LA DIALECTIQUE ET DE LA RHÉTORIQUE. 38. Après avoir complété dans toutes ses parties la science de la grammaire, la raison dut étudier la faculté génératrice de l'art. Par ses définitions, par l'analyse et la synthèse, elle avait mis dans l'art l'ordre et la lumière, elle avait même su le prémunir contre toutes les attaques du mensonge. Mais comment songer à créer d'autres sciences ? Ne devait-elle pas remarquer auparavant la voie qu'elle avait suivie, les moyens qu'elle avait employés, les raisonner, les discuter et créer ensuite cet art des arts que l'on nomme la dialectique? C'est la dialectique qui apprend à enseigner et à étudier ; c'est dans la dialectique que la raison même se dévoile et montre ce qu'elle est, ce qu'elle veut, ce qu'elle peut. La dialectique se rend compte de ce qu'elle fait; seule aussi, non-seulement elle veut, mais elle peut communiquer la science. N'est-il pas vrai toutefois que lorsqu'on veut inspirer aux insensés des sentiments vrais, beaux et utiles, la plupart ne s'attachent point à la vérité elle-même? Si peu d'hommes, hélas ! la contemplent; presque toujours ils suivent l'inclination des sens et de l'habitude. Il ne suffisait donc pas de leur enseigner ce qui peut être à leur portée, il fallait surtout et souvent les émouvoir. Pour remplir ce rôle, plus nécessaire que souvent il n'est pur, il fallait pouvoir charmer le peuple et l'amener librement à ce qui lui est avantageux : la raison confia cette mission à la rhétorique. Voilà jusqu'où s'éleva, par les études et les sciences libérales, cette partie raisonnable de nous-mêmes qui s'applique à la parole. [2,14] CHAPITRE XIV. MUSIQUE ET POÉSIE. — LE VERS, LE RYTHME. 39. La raison voulut s'élever ensuite à l'heureuse contemplation des choses divines. Pour ne pas tomber de haut, elle chercha à monter par degrés et s'ouvrit elle-même une voie à travers le pays qu'elle avait conquis et organisé. Elle voulait voir seule, sans nuages et sans les yeux du corps, la beauté suprême. Les sens y faisaient obstacle. Aussi commença-t-elle à diriger son activité sur ceux d'entre eux qui prétendaient hautement posséder la vérité et qui par leurs cris importuns empêchaient l'essor de la raison. L'oreille disait donc que le langage était de son ressort, et le langage avait déjà servi à former la grammaire, la rhétorique et la dialectique. D'un oeil perspicace, la raison distingua le son de l'idée qu'il exprime. Elle reconnut que l'oreille ne peut juger que du son, et qu'il y en a de trois sortes l'un est la voix de l'être vivant, le second est le bruit des instruments à vent, et le troisième, des instruments à cordes. Le premier est produit par les choeurs des tragédies, des comédies ou d'autres choeurs de musique; le second est produit par la flûte ou d'autres semblables instruments; le troisième, par la harpe, la lyre, le tambour et tout instrument qui devient sonore sous la main qui le frappe. 40. Mais cet exercice ne mériterait que le dédain, si on ne savait régler les sons par la mesure des temps, et une sage alternative de lenteur et de rapidité. La raison se rappela qu'en examinant la grammaire avec une attention soigneuse, elle avait vu dans les pieds et les accents le germe de ce qu'elle cherchait actuellement. Comme il était facile d'observer que les syllabes brèves et longues étaient répandues dans le discours d'une manière à peu près égale; elle essaya de réunir et d'arranger ces pieds avec ordre; et consultant l'oreille elle commença par de petites mesures qu'elle appela césures et hémistiches. Les pieds ne devaient pas courir au delà de ce que demandait le goût : elle fixa une limite après laquelle ils reviendraient, "reverterentur"; ce fut l'étymologie du mot vers. Quand le vers n'aurait pas de mesure uniforme, et que cependant les pieds se suivraient dans un ordre rationnel, on le nommerait rythme, ce qui dans notre langue signifie nombre. Ainsi naquirent les poètes; et considérant les effets merveilleux qu'ils produisaient par l'harmonie et la parole, la raison les combla d'honneur et leur permit de produire tous les mythes rationnels qu'il leur plairait. Ils travaillaient d'abord sur les mots; ils eurent pour juges les littérateurs. 41. La raison s'aperçut que les nombres faisaient tout en musique, qu'ils régnaient sur le rythme et sur l'harmonie. Elle étudia leur nature avec le plus grand soin; elle trouva qu'il y en avait de divins, d'éternels, surtout en observant qu'ils l'avaient aidée jusqu'alors à tout disposer avec ordre. Déjà elle voyait avec la plus grande peine qu'ils perdaient de leur éclat et de leur pureté en passant par des bouches humaines; et comme ce qui fait l'objet des contemplations de l'esprit est toujours présent, immortel; comme les nombres étaient tels, tandis que le son, parce qu'il est sensible, passe et n'a plus d'existence que dans la mémoire, la raison permit aux poètes (ne devaient-ils pas en effet remonter à la génération de toutes choses?) de supposer dans une fable rationnelle que les Muses étaient filles de Jupiter et de la Mémoire. Ce qui fit donner le nom de Musique à cet art qui parle aux sens et à l'esprit. [2,15] CHAPITRE XV. GÉOMÉTRIE ET ASTRONOMIE. 42. La raison travailla ensuite pour les yeux. Parcourant donc la terre et le ciel, elle sentit que rien ne lui état agréable que la beauté, et que ce qui lui plaisait dans la beauté c'étaient les formes ; dans les formes, les proportions, et dans les proportions, les nombres. Elle examina alors si la ligne, si la circonférence, si toute autre forme et toute autre figure étaient en réalité ce qu'elles étaient dans l'intelligence. Mais elle découvrit qu'elles étaient bien inférieures et qu'il n'y avait aucune comparaison à établir entre ce qui tombe sous les sens et ce qui est du domaine de la pensée. Elle approfondit ces observations, les mit en ordre et en fit une science qu'elle nomma géométrie. Le mouvement du ciel la frappait, elle se sentait portée à le considérer avec attention. Là aussi, dans les régulières vicissitudes des temps, dans le cours invariable et limité des astres, dans les intervalles réglés qui les séparent, elle s'aperçut que les mesures et les nombres dominaient encore. Résumant tout dans des définitions et des divisions, elle produisit l'astronomie, cette grande preuve de la religion, ce tourment perpétuel de sa curiosité. 43. Partout donc les nombres se présentaient à elle dans ces sciences, mais ils lui apparaissaient avec plus d'éclat dans les proportions, dont elle voyait en elle-même l'absolue vérité, par la réflexion et la méditation, et dont les choses sensibles ne présentent que des ombres et quelques traces. Elle s'anima alors, elle s'enhardit et entreprit de prouver que l'âme est immortelle. Elle considéra tout avec soin, se reconnut douée d'une grande puissance et comprit toutefois qu'elle ne pouvait rien qu'avec les nombres. Emue de cette merveille, elle se demanda si elle n'était point le nombre même qui s'applique à tout, ou si du moins ce nombre n'était pas où elle cherchait à parvenir. Elle s'attacha de- toutes ses forces à ce nombre qui devait lui révéler toute vérité. Mais c'était dans ses mains ce Protée dont Alype a fait mention lorsque nous parlions des Académiciens. En effet les fausses images des choses extérieures que nous comptons et qui sont produites par le nombre secret qui dirige nos calculs, absorbent la pensée et font souvent évanouir ce nombre quand on l'a saisi. [2,16] CHAPITRE XVI. LES SCIENCES LIBÉRALES ÉLÈVENT L'ESPRIT AUX CHOSES DIVINES. 44. Quand on n'a point succombé devant ces difficultés; quand on a ramené à l'unité réelle et véritable tant de notions diverses recueillies dans toutes ces sciences; quand on mérite le nom d'homme instruit; on peut alors, sans témérité, chercher, non plus seulement à croire, mais à contempler, à comprendre et à posséder les choses divines. Au contraire, est-on encore esclave des passions? soupire-t-on après les choses périssables? ou, quoiqu'on s'éloigne de ces faux biens et que l'on vive dans la chasteté, ignore-t-on ce qu'on entend par le néant, la matière informe et les formes inanimées? N’a-t-on pas une juste idée du corps, de la beauté corporelle, du lieu, du temps, de ce qui est dans le lieu et dans le temps, du mouvement local et non local, du mouvement stable et de l'immortalité? Ne sait-on ce que c'est d'être quelque part sans être dans un lieu, ce que c'est que de n'être pas dans le temps et d'être toujours, ce que c'est que de n'être jamais et de n'être pas jamais? Si malgré tant d'ignorance on veut discuter et raisonner, je ne dis pas sur ce grand Dieu que l'on connaît mieux quand on sait qu'on ne le connait pas, mais sur l'âme elle même, on s'égarera autant qu'il est possible. Or on saura la réponse à toutes ces questions si l'on comprend les nombres abstraits et intelligibles; et pour comprendre ceux-ci, il faut de la force dans l'esprit, le loisir qu'assure l'âge ou une situation heureuse, un ardent amour de l'étude ; il faut de plus avoir parcouru convenablement et avec ordre les sciences que nous venons de rappeler. Car tous ces arts libéraux se rapportant soit aux usages de la vie, soit à la connaissance et à la contemplation de la vérité, il est très-difficile de s'y former à moins d'avoir beaucoup d'intelligence et de s'y être appliqué dès le jeune âge avec toute l'ardeur et toute la constance dont on est capable. [2,17] CHAPITRE XVII. IL EST DE HAUTES QUESTIONS QUE L'ON NE PEUT ABORDER SANS S'Y ÊTRE PRÉPARÉ PAR L'ÉTUDE DES SCIENCES LIBÉRALES. 45. Qu'y a-t-il dans tout cela de nécessaire au but que nous poursuivons? Je t'en prie, ma mère, ne t'effraie point à la vue de cette immense forêt. On y prendra un très-petit nombre d'idées essentielles et générales. Pour beaucoup, il est vrai, elles seront difficiles à saisir; mais pour toi dont l'esprit chaque jour me semble nouveau, pour toi dont je sais que le coeur a puisé dans l'âge ou dans une tempérance merveilleuse, la plus vive horreur de toute frivolité, et qu'au-dessus de toute corruption charnelle il est fort élevé en lui-même ; ces idées seront aussi faciles qu'elles sont difficiles aux esprits lourds et aux âmes plongées dans l'ignominie. Je mentirais à coup sûr, si je te promettais de parvenir à une entière pureté de langage. Malgré l'urgente nécessité qui m'a obligé d'étudier ces matières, les Italiens me reprochent souvent de mal prononcer certains mots. Il est vrai qu'à mon tour je leur fais de semblables reproches; car autre chose est la certitude que donne la science, et autre celle que donne le pays. Il est même possible que l'oreille attentive des savants surprenne dans mon langage ce que nous appelons des solécismes ; je me souviens qu'on m'en a fait remarquer avec beaucoup d'habileté jusques dans Cicéron. Quant aux barbarismes, on en voit tellement aujourd'hui, que le discours qui sauva Rome, en paraît hérissé. Pour toi, méprisant ces questions puériles ou étrangères, tu connais si bien la nature et la puissance presque divine de la grammaire, que tu sembles, aux yeux des plus doctes, en avoir pris l'âme et jeté le cadavre. 46. Je pourrais en dire autant des autres arts libéraux. Si donc tu as pour eux un profond dédain, je t'en conjure, autant que je le puis comme ton fils, autant que tu me le permets, conserve avec prudence et fermeté la foi que tu as puisée dans les augustes mystères; persévère aussi avec force et avec soin dans la vie que tu mènes. Voici des questions fort obscures et pourtant divines : Dieu n'est point l'auteur du mal, de plus il est tout-puissant; comment donc se fait-il tant de mal? Pourquoi donc a-t-il créé le monde, puisqu'il est sans besoin? Le mal a-t-il toujours été, ou bien a-t-il commencé avec le temps? Si le mal a toujours existé, était-il sous la main de Dieu, et s'il y était, ce monde a-t-il aussi toujours existé, a-t-il été toujours le théâtre où Dieu domptait le mal en le ramenant à l'ordre? Si au contraire le monde a eu un commencement, comment, avant sa formation, le mal était-il maintenu sous la puissance divine? quelle nécessité y avait-il de construire ce monde et d'y enfermer le mal pour tourmenter les âmes? Si l'on suppose qu'il fut un temps où le mal n'était pas sous la puissance divine, quel changement s'est fait tout à coup après tant de siècles? Il y aurait, je ne dis pas impiété, mais extravagance, à affirmer que Dieu s'est arrêté à un dessein nouveau; et prétendre avec quelques-uns qu'il était importuné et comme fatigué du mal, ce serait provoquer le rire de tout homme instruit, la critique des ignorants même : comment, en effet, aurait pu nuire à Dieu cette espèce de nature mauvaise ? Avoue-t-on qu'elle ne l'a pu ? Alors, pourquoi construire le monde? Soutient-on qu'elle en a été capable? Mais quel inexpiable forfait de croire que Dieu puisse être blessé et que sa force ne puisse préserver sa propre nature des atteintes du mal, comme elle n'en préserve pas les âmes dont on ose confondre la nature avec la nature divine? Dirons-nous que ce monde n'est pas créé? Ce serait impiété et ingratitude; car il en pourrait résulter que Dieu ne l'a pas même formé. Or, il faut avoir parcouru avec ordre les études dont nous avons parlé, pour s'occuper de ces questions et de questions semblables, sans quoi il y faut renoncer. [2,18] CHAPITRE XVIII. COMMENT L'AME ARRIVE-T-ELLE A SE CONNAÎTRE ET A CONNAÎTRE L'UNITÉ? TOUT TEND A L'UNITÉ. 47. Pour éloigner de nous l'accusation d'avoir trop embrassé, je me résume plus nettement. Je dis donc que nul ne doit aspirer à résoudre ces problèmes s'il ne connaît l'argumentation et la puissance des nombres. Estime-t-on que ce soit trop? Que l'on sache au moins les nombres ou la dialectique. Est-ce trop encore? Qu'on sache au moins parfaitement la nature et la valeur de l'unité numérique, non point en la considérant dans la loi suprême et l'ordre souverain qui régit l'univers, mais dans tout ce que nous faisons et éprouvons chaque jour. En effet, la philosophie a besoin de cette connaissance, et elle n'y puise en résumé que l'unité, mais l'unité absolue et divine. Elle a deux questions à résoudre : l'une concerne l'âme, l'autre concerne Dieu. La première nous aide à nous connaître nous-mêmes; la seconde, à connaître notre origine. L'une est plus agréable, l'autre est plus précieuse; l'une nous rend dignes de la vie bienheureuse, l'autre nous rend heureux; la première est pour ceux qui s'instruisent, la seconde pour ceux qui sont instruits. Tel est l'ordre suivant lequel on doit étudier la sagesse, pour parvenir à pouvoir comprendre l'ordre universel, c'est-à-dire à connaître les deux mondes et le Père même de l'univers, que l'âme ne connaît qu'en sachant comment elle ne le connaît pas. 48. Lorsque l'âme, après avoir parcouru cet ordre, s'applique à la philosophie, elle commence par s'examiner elle-même. Ses études précédentes lui ont appris qu'elle a ou qu'elle est la raison ; que dans la raison il n'y a rien de meilleur ni de plus fort que les nombres ou bien que le nombre et la raison même. Que l'âme alors s'adresse ce langage : Par un acte intérieur et secret je puis analyser et enchaîner ce que je dois apprendre; cette faculté s'appelle ma raison. Mais que dois-je soumettre à l'analyse, sinon ce qui paraît un sans l'être, ou ce qui l'est moins qu'il ne le paraît? Et pourquoi recourir à la synthèse, sinon pour établir l'unité autant qu'il est possible ? Soit donc que j'emploie l'analyse ou la synthèse, c'est l'unité que je cherche, c'est l'unité que j'aime. Par l'analyse, je veux la rendre pure, par la synthèse, je veux en assurer l'intégrité. L'analyse écarte les éléments étrangers, la synthèse réunit les parties homogènes; c'est de part et d'autre pour arriver à la perfection de l'unité. Pour former une pierre, n'a-t-il pas fallu en réunir toutes les parties, en condenser tous les éléments ? Un arbre serait-il un arbre s'il n'était pas un? Et les membres, et les organes intérieurs, et toutes les autres parties intégrantes d'un être vivant? Nul doute que si l'unité se rompt, l'être vivant ne périsse. Que cherchent les amis, sinon de s'unir, et ne sont-ils pas d'autant plus amis qu'ils sont plus unis? Un peuple est comme une grande cité qui doit redouter les dissensions ; mais les dissensions ne sont-elles pas des diversités de sentiments? Plusieurs soldats forment une armée, cette multitude n'est-elle pas d'autant plus invincible qu'elle est plus unie ? Aussi les Latins ont-ils donné le nom de cuneus (coin) à cette union, comme s'ils avaient dit couneus, (unité renforcée). Et toute espèce d'amour? Ne veut-elle pas s'unir à ce qu'elle aime, et ne le fait-elle pas lorsqu'elle le peut? Quand est-ce que les plaisirs des sens sont eux-mêmes plus vivement sentis ? N'est-ce pas quand il y a union entre les corps qui s'aiment? Qu'y a-t-il de nuisible dans la douleur? N'est-ce pas son travail pour séparer ce qui était uni? Il est donc funeste et dangereux de s'unir aux objets dont on peut être séparé. [2,19] CHAPITRE XIX. QUI ÉLÈVE L'HOMME AU-DESSUS DE LA BRUTE. COMMENT L'HOMME PEUT VOIR DIEU. 49. Voici de nombreux matériaux à mes pieds, je les rassemble sous une forme commune, j'en fais une maison. Je vaux mieux que cette maison, car le la fais et elle est faite; oui, je suis d'une nature supérieure par là même que je la fais; la chose n'est pas douteuse. Mais il ne s'ensuit point que je sois préférable à l'hirondelle, à l'abeille même. L'une construit artistement ses nids et l'autre ses rayons. Je leur suis supérieur, parce que je suis raisonnable. Si cependant la raison consiste à observer des proportions convenables, n'y a-t-il pas des proportions aussi convenables et aussi justes dans ce que fabriquent les oiseaux? Tout n'y est-il pas exactement mesuré? Si donc je leur suis supérieur, ce n'est pas en agissant avec nombre, c'est en connaissant les nombres. Quoi ? ces petits êtres, pouvaient-ils, sans les connaître, agir avec nombres? Ils le pouvaient à coup sûr. Comment l'expliquer? C'est que nous-mêmes, pour parler, nous faisons mouvoir la langue d'une manière déterminée contre les dents et le palais, sans toutefois nous rendre compte des mouvements que nous devons lui imprimer alors. Voyez aussi un bon chantre : ignorât-il la musique, est-ce que le sentiment naturel ne fait pas qu'il observe en chantant le rythme et la mélodie confiés à sa mémoire ? Se peut-il rien de mieux réglé? Il ne se rend compte de rien, il agit sous l'impression de la nature. En quoi donc est-il supérieur et préférable aux animaux? En ce qu'il sait ce qu'il fait. Ainsi la seule distinction qui m'élève au-dessus de l'être sans raison, c'est que je suis un animal raisonnable. 50. Si je suis raisonnable, on définit aussi que je suis mortel: comment alors la raison est-elle immortelle? Ne le serait-elle pas? Un est à deux comme deux est à quatre, voilà une proportion absolument vraie; hier elle n'était pas plus vraie qu'elle ne l'est aujourd'hui; ni demain, ni, dans un an elle ne le sera davantage; en vain tout ce monde périrait-il, jamais cette proposition ne pourra cesser d'être vraie. En effet, elle est toujours la même, tandis que ce monde n'avait pas hier, n'aura pas demain ce qu'il possède aujourd'hui; aujourd'hui même le soleil n'est pas, durant une heure seulement, dans la même position pour le monde; et rien en lui ne demeure, non, rien ne demeure un instant dans le même état. Si donc la raison est immortelle et si je suis la raison, moi qui distingue ces principes et qui établis ces conclusions; ce qui en moi s'appelle mortel n'est pas moi. Si au contraire l'âme n'est pas la raison mais en fait usage, et si c'est la raison qui fait ma dignité, je dois quitter ce qui est moins bon pour ce qui est meilleur, ce qui est mortel pour ce qui est immortel. Telles sont et d'autres encore, les réflexions que l'âme bien instruite se fait en elle-même. Je ne veux point poursuivre; car en cherchant à vous faire connaître l'ordre, je pourrais dépasser la mesure qui produit l'ordre. Soutenue donc, non-seulement par la foi, mais encore par sa raison fortifiée, l'âme se forme aux bonnes moeurs et à la vie parfaite. Quand elle considère attentivement la valeur et la puissance des nombres, il lui semble indigne et étrangement déplorable de savoir rendre un vers coulant et jouer harmonieusement de la harpe, tandis qu'elle laisse sa vie et elle-même s'égarer hors de la voie, et qu'au souffle des passions le bruit honteux des vices établit en elle le plus criant désaccord. 51. Quand elle aura mis en elle la règle, l'ordre, l'harmonie et la beauté, elle osera chercher à contempler Dieu même, cette source féconde de toute vérité, le Père même de la Vérité. Grand Dieu ! Quels seront alors ces yeux ! En eux quelle pureté, quelle beauté, quelle vigueur, quelle force, quelle sérénité, quel bonheur ! Et l'objet qu'ils verront, quel est-il? Quel est-il, je vous le demande? Qu'en penser, à quoi le comparer, qu'en dire? Loin d'ici les termes ordinaires, l’usage les a souillés. Tout ce que je puis dire, c'est qu'on nous promet de voir cette beauté, au reflet de laquelle tout est beau, en comparaison de laquelle tout est laid. Il suffit pour la voir de bien vivre, de bien prier, de bien étudier. Mais une fois en sa présence, qui demandera encore pourquoi l'un désire des enfants sans en avoir, pourquoi l'autre en a beaucoup et les expose, pourquoi celui-ci les hait avant leur naissance, pourquoi celui-là les aime sincèrement après; comment rien ne peut arriver sans Dieu et comment Dieu faisant tout avec ordre ce n'est pourtant pas en vain qu'on t'implore? Comment enfin l'homme juste s'étonnera-t-il des charges, des dangers, des dégoûts et des caresses de la fortune? Dans ce monde sensible il faut, il est vrai, considérer avec soin ce qu'on entend par le temps et par le lieu; comprendre que s'il est dans un temps ou dans un lieu des parties qui plaisent, le tout est bien plus agréable encore; et que s'il est des parties qui blessent, c'est uniquement, comme le remarque un homme éclairé, parce que l'on ne voit pas le tout avec lequel elles s'harmonisent merveilleusement. Mais dans ce monde intelligible, chaque partie est aussi belle et aussi parfaite que l'ensemble. Nous traiterons plus complètement ces questions, pourvu que vous entrepreniez de suivre dans vos études et que vous suiviez sérieusement et avec constance, comme je vous y engage et comme je l'espère, l'ordre que nous venons de rappeler. Vous pourriez peut-être aussi vous attacher à un autre qui fût plus court et plus facile: mais il faut qu'il conduise directement au but. [2,20] CHAPITRE XX. CONCLUSION ET EXHORTATION A LA VERTU. 52. Pour y parvenir, appliquons-nous de toutes nos forces à améliorer notre vie, autrement notre Dieu ne pourra nous exaucer, tandis qu'il exauce aisément ceux dont la vie est bonne. Prions donc, non pour obtenir les richesses, les honneurs, ni ces biens fragiles et périssables qu'aucun effort ne peut conserver, mais pour obtenir ce qui nous rend bons et heureux. A toi surtout, ma mère, de mériter pour nous l'accomplissement généreux de ces désirs. C'est à tes prières, je le crois sans hésiter et je le certifie, que Dieu m'a accordé de ne préférer absolument rien à la découverte de la vérité, de ne vouloir, de ne chercher, de n'aimer qu'elle. Aussi je ne cesse de croire qu'après nous avoir obtenu par tes mérites le désir d'un bien si grand, tu nous en obtiendras encore, par tes prières, l'heureuse jouissance. Et toi, Alype, pourquoi t'exciter, t'avertir? Si ton ardeur ne me paraît pas trop vive, c'est que loin d'être excessif, l'amour le plus enflammé pour ces sortes de biens ne l'est jamais assez. 53. Prenant alors la parole : Quelquefois, dit Alype, la mémoire des savants et des grands hommes nous a paru d'une incroyable étendue : mais tes réflexions de chaque jour et l'admiration que maintenant tu excites en nous, ne nous permettent plus de le révoquer en doute; nous pourrions même au besoin jurer qu'elle est prodigieuse. Ne viens-tu pas en effet de nous mettre en quelque sorte sous les yeux, cette doctrine vénérable et presque divine, que l'on a eu raison d'attribuer à Pythagore et qui est sûrement de lui ? Tu nous as montré en peu de mots quelles règles doivent diriger notre vie, quels chemins nous doivent conduire à la science, ou plutôt quelles sont les plaines et les vastes mers où elle prend ses ébats; tu nous as même fait connaître, ce qui a inspiré pour ce philosophe un si profond respect, où est et quel est le sanctuaire de la vérité, ce qu'il faut être pour chercher à y pénétrer. Si complet que soit aujourd'hui ton enseignement, nous soupçonnons, nous croyons même que tu connais encore des secrets plue intimes; mais nous manquerions de réserve, en croyant devoir te demander davantage. 54. Je t'écoute avec joie, repris-je. Car ce qui me plait, ce qui m'encourage, ce ne sont point tes paroles qui manquent de vérité, mais l'affection sincère dont elles sont l’expression, Et justement nous avons dessein d'envoyer cet écrit à un homme qui a aussi l'habitude de dire avec plaisir beaucoup de mensonges quand il parle de nous. Si d'autres viennent à le lire, je ne crains pas non plus qu'ils te blâment. Qui ne pardonne volontiers l'erreur où l'on tombe en jugeant un ami? En faisant mention de Pythagore, tu as obéi à je ne sais quel ordre secret et divin. J'avais effectivement oublié une chose fort importante et que je loue presque chaque jour, tu le sais: c'est que, s'il faut ajouter foi à l'histoire, et comment n'en pas croire Varron ? ce grand homme n'enseignait qu'en dernier lieu la science du gouvernement; il voulait auparavant que ses disciples fussent déjà instruits, déjà parfaits, déjà sages, déjà heureux. Il voyait dans le gouvernement de tels orages, qu'il ne voulait y exposer qu'un homme capable d'éviter les écueils par une sagesse presque divine et, au besoin, d'arrêter lui-même les flots. Du sage seulement on peut dire en toute vérité "Comme un roc immobile, il résiste aux tempêtes" (Virgile, L'Enéide, VII, v. 586-590) et tout ce qu'expriment en ce sens les beaux vers qui suivent. Ici finit l'entretien, et tous pleins de joie et d'espérance nous levâmes la séance, quand déjà on avait apporté les flambeaux.