[1,0] CONTRE LES ACADÉMICIENS. LIVRE PREMIER. [1,1] CHAPITRE PREMIER. SAINT AUGUSTIN EXHORTE ROMANIEN A L'ÉTUDE DE LA VRAIE PHILOSOPHIE. 1. Plût à Dieu, Romanien, que la vertu pût à son tour enlever à la fortune et à ses résistances l'homme qui lui convient, aussi aisément qu'elle empêche la fortune de le lui enlever à elle-même ! Ah ! j'en suis persuadé, elle eût déjà mis la main sur toi, et, proclamant que tu lui appartiens, elle te mènerait à la jouissance des biens solides, et ne permettrait plus que tu fusses esclave, même dans d'heureux accidents. Mais, soit châtiment de nos fautes, soit nécessité de notre nature, l'esprit le plus sublime, s'il conserve quelque attache aux biens fragiles, ne peut aborder au port de la vraie sagesse, pour y être à l'abri des orages de la mauvaise fortune et des séductions de la prospérité, à moins qu'une disgrâce secrète ou même quelque vent favorable ne l'y fasse entrer. Il ne nous reste donc plus qu'à supplier le Seigneur, qui préside à ces destinées, de te rendre enfin à toi-même; c'est le moyen facile de te rendre également à nous; qu'il daigne aussi permettre que ton intelligence, qui, depuis si longtemps soupire après sa délivrance, respire enfin au grand air de la vraie liberté. Peut-être, en effet, ce qu'on appelle communément la fortune est-il soumis à un gouvernement secret; peut-être donnons-nous le nom de hasard aux événements dont nous ne découvrons ni la cause ni la raison; et rien de particulier n'arrive en bien ou en mal, qui n'ait sa relation et son accord avec l'ensemble. Ce sentiment est enseigné par les oracles des doctrines les plus fécondes; il n'est pas accessible aux intelligences vulgaires; mais la philosophie à laquelle je t'invite, promet d'en démontrer la vérité à ses vrais amis. Ne te méprise donc pas toi-même parce qu'il arrive des accidents indignes de toi. S'il est vrai, et on n'en peut douter, que la Providence divine s'étende jusqu'à nous, crois-moi, il est nécessaire que tu éprouves ce qui t'arrive. En effet, lorsque dès ta jeunesse, aux jours où ta raison chancelait encore, tu es entré, doué de cet excellent caractère que je ne puis me lasser d'admirer, dans cette vie du monde, qui n'est qu'erreurs et préjugés, tu t'es trouvé au sein des plus abondantes richesses, et dans cet âge où le coeur se passionne pour ce qui est beau et grand, tu t'es laissé prendre aux douceurs des plaisirs, et tu serais tombé d'abîmes en abîmes, si les coups de cette fortune, que l’on nomme adversité, n'étaient venus t'arracher du naufrage. 2. Mais, si tu donnais encore à tes concitoyens des combats d'ours et des spectacles inconnus jusque-là, si tu n'avais recueilli toujours que les applaudissements les plus enivrants du théâtre; si la voix des insensés, dont la foule est immense, s'élevait et s’imposait pour te porter jusqu'aux nues; si nul n'osait se dire ton ennemi; si les registres publics te signalaient comme le protecteur de tes concitoyens, même des cités voisines et faisaient graver ton nom sur l'airain; si on t'élevait des statues; si on ornait ta toge des marques multipliées des honneurs et des dignités; si on te préparait chaque jour de splendides festins ; si chacun te demandait sans hésiter et obtenait sur-le-champ tout ce qui pourrait satisfaire ses besoins et même ses plaisirs; si tes bienfaits se répandaient sur ceux mêmes qui ne les demandent pas, et que tes biens fidèlement administrés par de sages agents te fournissent toujours les moyens de couvrir de si somptueuses dépenses; si toi-même tu passais ta vie dans de magnifiques palais, dans des bains voluptueux, à des jeux honnêtes, à la chasse et aux festins; si, par la bouche de tes clients, de tes concitoyens, de tous les peuples enfin tu étais proclamé le plus doux, le plus libéral, le plus élégant, le plus heureux des hommes, et tu l'as été; je te le demande, qui oserait, Romanien, qui oserait te parler d'une autre vie, qui soit la seule heureuse? Qui entreprendrait de te persuader non-seulement que tu n'es pas heureux, mais encore que tu es d'autant plus misérable que tu le crois moins? Et maintenant qu'il est facile de te parler de cette vérité, grâce à tes innombrables et accablantes disgrâces! Ah ! il n'est que faire d'exemples étrangers pour te prouver qu'il n'y a ni solidité, ni durée dans tout ce que les hommes appellent des biens et que tout est plein de calamités. Une triste expérience t'a si bien servi, que nous pouvons désormais proposer aux autres ton exemple. 3. Ainsi donc, ce beau caractère qui t'a toujours porté à désirer les grandes et belles choses, à aimer mieux être libéral que riche, à être aussi juste que puissant et à ne fléchir jamais devant l'adversité et l'injustice; ce divin caractère que cette vie avait comme assoupi et engourdi, une secrète providence a résolu de le ranimer par, diverses et violentes secousses. Eveille-toi donc, je t'en conjure, éveille-toi ! Crois-moi, tu te féliciteras avec transport de n'avoir recueilli, des faveurs de ce monde, presque aucune des prospérités auxquelles se laissent prendre tant d'âmes imprévoyantes. Occupé à célébrer chaque jour ces faveurs, j'étais menacé d'en être moi-même la victime, si une douleur violente de poitrine ne m'eût forcé à renoncer à cette école de vanités, pour me réfugier au sein de la philosophie. C'est elle qui maintenant me nourrit et me fortifie dans ce loisir que j'ai si ardemment souhaité; c'est elle qui m'a enfin retiré de cet abîme de superstitions, où je t'avais fatalement entraîné avec moi. Elle enseigne avec raison que tout ce qui est visible à un oeil mortel, tout ce qui frappe nos sens n'est digne d'aucun culte et mérite nos mépris; elle promet de manifester le Dieu véritable et inconnu, et déjà elle daigne nous le faire apercevoir comme au travers de quelques nuées lumineuses. 4. Notre cher Licentius vit, avec moi, complètement adonné à cette belle science. Entièrement détaché des séductions et des voluptés de son âge, il s'est tourné si ardemment vers elle que j'ose sans crainte le proposer pour modèle à son père. Aucun âge, en effet, ne peut se plaindre d'être rejeté loin des mamelles de la philosophie. Pour t'engager à t'y attacher, à y puiser avec plus d'avidité, et quoique je connaisse parfaitement combien tu en as soif, j'ai voulu t'envoyer comme un avant-goût. Puisses-tu le trouver si agréable qu'il te détermine à poursuivre ! Fais que je ne sois pas déçu dans mon espérance. Je te fais donc passer une discussion entre Trygétius et Licentius, que j'ai pris soin de faire recueillir. On dirait que la milice n'a appelé le premier dans ses rangs que pour lui ôter le dégoût du travail; car il nous est revenu encore jeune, plein d'ardeur et de passion pour les grandes et nobles études. Quelques jours donc après que nous eûmes commencé la vie que nous nous étions proposé de mener à la campagne, j'ai voulu les exhorter et les animer à l'étude; mais, les trouvant plus préparés et plus ardents que je ne l'avais espéré, je voulus essayer de quoi ils étaient capables à cet âge, surtout parce que la lecture de l'Hortensius de Cicéron paraissait les avoir déjà grandement disposés à la sagesse. Je fis donc venir un scribe; je ne voulus pas que notre travail fût emporté au vent, et je n'en laissai rien perdre. Tu trouveras dans ce livre leurs réflexions et leurs pensées, et aussi les paroles d'Alype et les miennes. [1,2] CHAPITRE II. EST- IL NÉCESSAIRE POUR ÊTRE HEUREUX DE CONNAITRE OU SEULEMENT DE CHERCHER LA VÉRITÉ? 5. Après donc que, sur mon invitation, nous nous fûmes tous réunis dans un même lieu, et quand le moment me parut favorable : Mettriez-vous en doute, leur dis-je, que nous soyons obligés de connaître la vérité? Nullement, répondit Trygétius, et les autres firent comprendre à l'air de leur visage qu'ils étaient du même avis. Mais, repris je alors, si nous pouvions être heureux sans connaître la vérité, penseriez-vous qu'il fût encore nécessaire de la connaître? Sur cette question, dit Alypius, j'estime que je remplirais mieux le rôle de juge. — Car, ayant résolu de faire un voyage à la ville, il faudrait que je fusse relevé du soin de prendre une part à la discussion, et il me sera aussi plus facile de trouver quelqu'un à qui déléguer le rôle de juge plutôt que celui de défenseur. Ainsi donc, n'attendez pas de moi que je prenne parti dans l'un ou dans l'autre sens. Lorsqu'on se fut rendu à sa demande, et que j'eusse répété ma question : Certainement, dit Trygétius, tous nous voulons être heureux, et si nous y pouvons parvenir sans la vérité, il ne nous est pas nécessaire de la rechercher. Qu'est-ce à dire, repris je? est-ce que tu penserais que nous puissions être heureux sans avoir trouvé là vérité? Certainement, dit alors Licentius, pourvu que nous la cherchions. Ici, je fis signe aux autres d'énoncer leur sentiment. — Pour moi, dit Navigius, je suis. assez touché de ce que Licentius vient d'avancer; car peut-être est-ce la même chose de vivre heureusement, que de vivre en cherchant la vérité. Définis donc, dit Trygétius, ce que c'est que la vie heureuse, pour que je puisse, d'après cette définition, voir ce que je devrai répondre. Penses-tu, lui dis-je, que vivre heureusement soit autre chose que de vivre conformément à ce qu'il y a en l'homme de plus parfait ? Je ne parlerai pas témérairement, reprit-il, car je crois que c'est à toi de me définir ce qu'il y a en l'homme de plus parfait. Et qui a jamais douté, dis-je, que ce qu'il y a en l'homme de plus parfait est cette partie de l'âme à laquelle tout en nous doit soumission et obéissance? Or, pour que tu ne demandes pas d'autre définition, cette partie est ce qu'on peut appeler raison ou esprit. Si tu n'es pas de cet avis, cherche à définir toi-même, ou ce qu'est la vie heureuse, ou ce qu'il y a de plus parfait en l'homme. Je suis de cet avis, répondit-il. 6. Eh bien ! pour revenir à notre .dessein, te paraît-il qu'on puisse vivre heureux, sans avoir trouvé la vérité, mais pourvu qu'on la cherche? Je répète mon sentiment, dit-il, je ne le crois pas. Et vous, dis-je aux autres, que vous en semble? Pour moi, reprit Licentius, je crois le contraire. En effet, nos anciens, que nous tenons pour sages et heureux, n'ont bien et heureusement vécu que parce qu'ils cherchaient la vérité. Je vous rends grâces, dis-je, de m'avoir établi votre juge avec Alypius, dont, je vous l'avoue, je commençais à envier le rôle. Ainsi donc, il paraît à l'un de vous que la vie heureuse consiste dans la seule recherche de la vérité, et à l'autre, qu'elle ne peut consister qu'à la trouver; pour Navigius, il vient de faire assez connaître qu'il inclinait de notre côté. Licentius, j'attends donc avec impatience comment vous pourrez chacun défendre votre opinion. Car c'est une grande chose, et très-digne d'une soigneuse discussion. Si c'est une grande chose, dit Licentius, elle demande de grands hommes. Ne prétends pas, lui dis-je, trouver, surtout dans cette campagne, ce qu'il serait difficile de rencontrer ailleurs dans le monde entier; mais plutôt, développe toi-même ce que tu n'as pas sans doute avancé inconsidérément; et fais connaître les raisons sur lesquelles tu l'apprécies. Car les grandes choses, quand elles sont traitées par les petits, ont coutume de les faire devenir grands. [1,3] CHAPITRE III. ON DÉFEND L'OPINION DES ACADÉMICIENS QUI PRÉTENDENT QUE LE BONHEUR CONSISTE DANS LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ. 7. Je vois, dit alors Licentius, que tu nous presses beaucoup d'engager la discussion et je m'assure que c'est pour notre utilité. Ainsi, je demande pourquoi on ne pourrait pas être heureux en cherchant la vérité, même sans qu'on la trouve. C'est, dit Trygétius, que nous voulons que l'homme heureux soit en tout parfait et sage. Or, celui qui cherche encore n'est pas parfait. Je ne vois donc pas comment tu peux soutenir qu'il est heureux. — As-tu, reprit Licentius, quelque déférence pour l'autorité des anciens? - Non pas de tous, répondit Trygétius. — Desquels, alors? — De ceux qui ont été sages. — Carnéades, reprit Licentius, ne te parait-il pas sage? —Je ne suis point grec, répondit Trygétius, je ne sais ce qu'a été ce Carnéades. — Et notre grand Cicéron, reprit Licentius, qu'en penses-tu? - Après un long silence : C'était un sage, répondit Trygétius. Tu crois alors que son sentiment sur cette question pourra être de quelque poids? — Oui. — Apprends donc quel était ce sentiment, car il paraît t'avoir échappé. Or, notre Cicéron prétend que celui qui cherche la vérité est heureux, alors même qu'il ne peut parvenir à la trouver. — Où Cicéron a-t-il dit cela? - Et qui ne sait, reprit Licentius, qu'il a énergiquement affirmé que tout échappe à la compréhension de l'homme et qu'il ne reste au sage qu'à chercher soigneusement la vérité; parce que s'il venait à donner son assentiment à des choses incertaines, quand même il se pourrait faire qu'elles fussent vraies, il ne saurait se délivrer de l'erreur : c'est la plus grande faute du sage. Si donc il faut croire que le sage est nécessairement heureux, et que la recherche de la vérité est l'office parfait de la sagesse, pourquoi hésiter encore à croire qu'on peut arriver à la vie heureuse uniquement par cette recherche même? 8. Me sera-t-il permis, dit Trygétius, de revenir sur certaines choses que j'ai concédées témérairement? Ici je pris la parole: On n'accorde pas d'ordinaire cette faculté à ceux qui n'ont pas le désir de trouver la vérité, mais sont poussés par une puérile vanité d'esprit. Aussi, chargé du soin de vous élever et de vous instruire, non-seulement j'accorde chez moi cette faculté, je veux même que vous regardiez comme une règle de revenir à la discussion des choses que vous auriez concédées trop inconsidérément. — Selon moi, reprit Licentius, ce n'est pas un faible progrès en philosophie que d'être uniquement touché du désir de trouver la raison et la vérité quand on dispute, et de n'avoir que du mépris pour la victoire. Je défère donc volontiers à ton commandement, à ton avis, et je permets à Trygétius, comme c'est mon droit, de revenir sur ce qui lui a semblé trop imprudemment concédé. — Ici Alypius prit la parole : Vous reconnaissez avec moi, dit-il, qu'il n'est pas encore temps que j'exerce la charge que j'ai acceptée. Mais le petit voyage que j'ai résolu il y a quelque temps, m'obligeant d'interrompre mes fonctions de juge, j'espère que celui qui les partage avec moi voudra jusqu'à mon retour se charger de l'autorité de tous les deux, car je m'aperçois que notre discussion pourra bien se prolonger. — Après qu'il fut parti, Licentius dit à Trygétius : Fais connaître ce que tu as avancé sans réflexion. — J'ai affirmé trop légèrement que Cicéron a été un sage. —Quoi donc? ne l'était-il pas, lui qui chez les Latins a inauguré l'étude de la philosophie et l'a portée à sa perfection? - Quand même je conviendrais, reprit Trygétius, qu'il a été un sage, je n'approuve pas pour cela tout ce qui est de lui. — Mais encore faut-il que tu réfutes beaucoup d'autres de ses opinions si tu ne veux point passer pour désapprouver à la légère celle dont il s'agit ici. — Et si je suis prêt à soutenir, que pour celle-ci seulement, je le désapprouve? — Peu vous importe, pourvu que je donne de mon affirmation des raisons de quelque valeur. — Continuez, dit Licentius. — Qu'oserai-je encore avancer contre celui qui se déclare l'adversaire de Cicéron ? 9. Je voudrais, dit Trygétius, que toi qui es notre juge, tu fisses attention à la définition que tu nous as donnée plus haut de la vie heureuse. Tu as dit en effet, que celui-là est heureux, qui vit selon cette partie de l'âme qui mérite de commander aux autres. — Et toi Licentius (car en vertu de cette liberté que la philosophie promet si hautement de nous garantir, j'ai secoué le joug de l'autorité), je veux que tu m'accordes maintenant que celui qui cherche la vérité n'est point parfait. — Après quelque temps de silence : Je ne l'accorde point, dit Licentius. — Pourquoi donc, reprit Trygétius? Explique- toi, je t'en prie, car je suis ici pour cela, et je désire savoir par quel moyen un homme peut être parfait et chercher encore la vérité. —J'avoue, répondit-il, que celui qui n'est point encore arrivé au terme, n'est point parfait. Je le crois néanmoins, Dieu seul connaît la vérité; peut-être encore l'âme la connaît-elle lorsqu'elle a abandonné la ténébreuse prison de ce corps. Quant à l'homme, sa fin est de chercher parfaitement la vérité : car si nous cherchons un homme parfait, après tout c'est un homme. L'homme, reprit Trygétius, ne saurait donc être heureux ? Comment le serait-il en effet, puisqu'il ne peut arriver au terme qu'il désire le plus ardemment? Or, il est certain que l'homme peut vivre heureux, puisqu'il peut vivre en obéissant à cette partie de son âme qui doit commander en lui. Donc il peut trouver la vérité. Ou bien, il faut qu'il se replie sur lui-même, qu'il abandonne le désir de la vérité, pour ne devenir pas nécessairement malheureux, dans l'impuissance d'y parvenir. Mais voilà le vrai bonheur de l'homme, dit alors Licentius, il consiste à chercher parfaitement la vérité : c'est là parvenir à la fin de l'homme puisqu'on ne peut aller au delà. Donc, celui qui ne cherche pas la vérité avec toute l'ardeur nécessaire, n'atteint pas la fin de l'homme: mais celui qui s'occupe de chercher la vérité autant que l'homme peut et doit le faire, celui-là est heureux, quand même il ne la trouverait pas, car il fait tout ce pourquoi il est né. S'il n'arrive pas à son but, il ne lui manque que ce que la nature lui a refusé. Enfin, puisqu'il faut que l'homme soit heureux ou malheureux, n'est-ce point erreur et folie que d'appeler malheureux celui qui passe les jours et les nuits à chercher la vérité autant qu'il le peut? il est donc heureux. J'ajoute que la définition qu'on a donnée du bonheur me sert admirablement. En effet, si celui-là est heureux, et c'est incontestable, qui vit en obéissant à cette partie de son âme qui doit commander aux autres, et si cette partie de l'âme s'appelle raison, celui-là, je le demande, ne vit-il pas selon la raison, qui cherche parfaitement la vérité? S'il est absurde de le nier, pourquoi hésiter encore à déclarer un homme heureux, seulement parce qu'il cherche la vérité? [1,4] CHAPITRE IV. CE QUE C'EST QUE L'ERREUR. 10. Pour moi, dit Trygétius, je crois que, quiconque est dans l'erreur, ne peut ni vivre selon la raison, ni être heureux. Or, celui-là est dans l'erreur qui toujours cherche, et jamais ne trouve. Ainsi, il faut que tu prouves une de ces deux choses, ou que celui qui est dans l'erreur peut être heureux, ou qu'en ne trouvant jamais ce qu'il cherche il n'est pas dans l'erreur. Celui qui est heureux, répète Licentius, ne peut errer. Puis il ajoute après un long silence: car ce n'est pas errer que de chercher, puisqu'on ne cherche aussi attentivement que pour ne pas errer. J'accorde, dit Trygétius, qu'il cherche pour ne pas errer : mais puisqu'il ne trouve pas, il est dans l'erreur. Tu as cru te tirer d'embarras en te rejetant sur ce qu'il ne veut pas être dans l'erreur, comme si l'on ne pouvait pas y être malgré soi, ou plutôt comme si ce n'était pas toujours malgré soi qu'on y est. Et moi, voyant que Licentius tardait à répondre, je leur dis : il faut que vous donniez la définition de l'erreur; car vous pouvez plus aisément la voir puisque vous y êtes entrés si profondément. Je ne suis pas fort sur les définitions, reprit Licentius, quoiqu'il soit plus facile de définir l'erreur que de la finir. Pour moi, dit Trygétius, je définirai; cela m'est très-facile, non par les ressources de mon esprit, mais par la bonté de ma cause. Errer, à mon avis, c'est chercher toujours et ne jamais trouver: Si je pouvais réfuter cette définition, dit Licentius, ma cause gagnerait beaucoup; mais puisque la chose est ardue par elle-même, ou me parait telle, je demande que la question soit remise à demain, si je n'ai pu rien trouver à répondre aujourd'hui, après que j'y aurai beaucoup pensé. Ce désir me paraissant légitime, et les autres ne s'y opposant pas, nous nous levâmes pour nous promener. Mais tandis qu'entre nous la conversation roulait sur des sujets nombreux et divers, Licentius demeurait absorbé dans ses pensées. S'apercevant qu'il se fatiguait en vain, il aima mieux laisser reposer un peu son esprit et se mêler à notre entretien: Puis, comme il se faisait tard, ils étaient revenus à la même discussion ; mais j'y mis fin, et je leur persuadai de la renvoyer à un autre jour. De là, nous nous rendîmes aux bains. 11. Le jour suivant, nous nous assîmes et je leur dis : Continuez ce que vous avez commencé hier. Si je ne me trompe, dit Licentius, on avait suspendu la discussion à ma prière, parce que la définition de l'erreur m'embarrassait beaucoup. Ici, certainement, repris-je, tu n’es pas dans l'erreur et je voudrais de grand coeur que ce fût pour toi de bon augure. Ecoute donc, me dit-il, ce que j'aurais dit hier, si tu n'étais intervenu. Prendre le faux pour le vrai, voilà, je crois, ce que c'est que d'être dans l'erreur; celui-là n'y tombe jamais qui croit que la vérité est toujours à chercher. Car celui qui n'admet rien ne peut pas admettre le faux. Il ne peut donc errer. Mais il peut très-facilement être heureux. Et, sans aller plus loin, s'il nous était permis de vivre chaque jour comme nous avons vécu hier, je ne vois pas pourquoi nous craindrions de nous appeler heureux. Car nous avons vécu dans une grande tranquillité d'esprit, élevant l'âme au-dessus de toute souillure corporelle, nous tenant très-éloignés des ardeurs de la cupidité, donnant notre temps à la raison autant qu'il est permis à l'homme, c'est-à-dire vivant selon cette partie divine de notre âme, ce qui fait la vie heureuse, comme nous en sommes convenus dans notre définition d'hier. Il me semble cependant que nous n'avons rien trouvé, et que nous n'avons fait que chercher la vérité. L'homme peut donc parvenir à la vie heureuse en cherchant la vérité sans la trouver. Et vois combien il est facile de réfuter ta définition par une notion simple et commune. Tu as dit qu'être dans l'erreur, c'est chercher toujours et ne jamais trouver. Mais, voici quelqu'un qui ne cherche rien, demande-lui, par exemple, s'il fait jour à l'heure qu'il est; s'il arrive que sans mille réflexion, il s'imagine et réponde qu'il fait nuit, ne diras-tu pas qu'il est dans l'erreur ? Ta définition n'a donc pas compris ce genre si grossier d'erreur. Et de plus, si elle s'applique aux gens, qui n'errent point, peut-il y avoir une définition plus fautive? Qu'un homme veuille aller à Alexandrie, et qu'il en suive le chemin, tu ne pourrais pas dire, je crois, qu'il est dans l'erreur. Et cependant si, pour différentes raisons, il est arrêté longtemps dans sa route, et qu'il soit même surpris par la mort; il a toujours cherché, il n'a jamais trouvé, et cependant n'a point erré. Non, dit Trygétius, il n'a pas toujours cherché. 12. Tu as raison, reprit Licentius, et ton observation vient à propos. C'est en effet ce qui montre parfaitement que la définition ne va point au fait. Car je ne t'ai pas dit que celui qui cherche la vérité, est heureux ; c'est impossible: premièrement, parce qu'il n'est pas toujours homme, ensuite, parce que, dès qu'il commence d'être homme, son âge l'empêche de chercher la vérité. Ou si tu veux encore soutenir qu'il cherche toujours, s'il ne perd aucun des moments qu'il peut y employer, il te faut retourner à Alexandrie. — Supposez en effet un homme, qui dès le premier moment où son âge et ses affaires lui ont permis de se mettre en route, s'avance sans se détourner d'un pas, comme j'ai déjà dit, et meure cependant avant d'arriver: assurément tu te trompes singulièrement en prétendant qu'il a erré, quoiqu'il n'ait pas cessé de chercher, et ne soit pas arrivé à son but. C'est pourquoi, si ma définition est vraie; si celui-là n'erre point qui cherche consciencieusement la vérité sans la trouver, il est heureux par cela seul qu'il vit conformément à la raison. Mais ta définition est prise en défaut, et quand même cela ne serait pas, je ne devrais point m'en mettre beaucoup en peine, puisque la mienne suffit pour défendre ma cause. Pourquoi donc, je te prie, cette question n'est-elle pas terminée entre nous ? [1,5] CHAPITRE V. QU'EST-CE QUE LA SAGESSE ? 13. Conviens-tu, dit alors Trygétius, que la sagesse soit le droit chemin de la vie? — Sans doute, répondit Licentius ; je demande cependant que tu définisses la sagesse, pour voir si nous en avons la même idée. — Est-ce qu'elle ne te paraît pas assez définie, dit Trygétius, par la question que je viens de t'adresser? Tu as même accordé ce que je voulais: car, si je me trompe, ce n'est pas à tort que la sagesse est appelée le droit chemin de la vie. — Rien ne me paraît plus plaisant, dit Licentius, que cette définition. — C'est possible, dit Trygétius, cependant ne précipitons rien, je t'en conjure, et raisonnons plutôt que de rire, car rien n'est plus honteux qu'une raillerie qu'on peut railler aussi. — Mais n'avoues-tu pas, reprit-il, que la mort est le contraire de la vie? — Je l'avoue. — Or, poursuivit Licentius, je ne vois pas d'autre chemin de la vie que celui par où chacun passe pour ne pas tomber dans la mort. — Trygélius en convint. — Donc, ajouta Licentins, si quelque voyageur n'entre pas dans une hôtellerie, où il a entendu dire que sont des voleurs, s'il continue de suivre le grand chemin, et se sauve ainsi de la mort, n'a-t-il pas suivi le droit chemin de la vie? Personne pourtant n'appelle ce chemin la sagesse. Comment tout droit chemin de la vie est -il donc la sagesse? J'ai accordé qu'elle était ce chemin, mais elle n'est pas que cela ; et sa définition ne devrait rien comprendre d'étranger. C'est pourquoi, définis de nouveau, si bon te semble, ce que c'est que la sagesse. 14. Il garda le silence quelque temps, puis il dit : Voici encore une autre manière de définir la sagesse, si tu as résolu de ne pas en -finir sur ce point : la sagesse est le droit chemin qui conduit à la vérité.- Cela se réfute de la même manière, dit Licentius; car, selon ce qui est dit à Enée par sa mère, dans l'Enéide de Virgile : "Allez, portez vos pas où vous mène la route"; en suivant cette route, il parvint où on lui avait dit, c'est-à-dire à la vérité. Soutiens, si cela te plaît, que l'endroit où Enée posa le pied peut s'appeler la sagesse; mais suis-je donc fou pour me donner la peine de réfuter ta définition, car il n'en est aucune qui serve mieux ma cause? Tu n'as pas dit, en effet, que la sagesse fût la vérité même, mais seulement la voie qui y conduit. Donc, quiconque suit cette voie suit la sagesse elle-même, et quiconque suit la sagesse doit nécessairement arriver à être sage; donc aussi celui-là sera sage qui aura cherché de son mieux la vérité, quoiqu'il n'y soit pas encore parvenu. En effet, selon moi, on ne peut pas comprendre une meilleure voie qui conduise à la vérité qu'une soigneuse recherche de la vérité; ainsi, pour devenir sage, il suffit de suivre cette voie. Or, s'il n'y a point de sage qui soit malheureux et si tout homme est heureux ou misérable, ce n'est donc pas seulement en trouvant mais en cherchant la vérité qu'on est heureux. 15. Trygétius reprit alors en souriant : C'est à bon droit que tout cela m'arrive, après avoir suivi avec tant de confiance le sentiment de mon adversaire dans une chose si secondaire. Suis-je donc un grand faiseur de définitions, et rien me semble-t-il plus oiseux dans une discussion? Et quand aurions-nous fini, si à mon tour je te demandais de me définir quelque chose, puis les termes mêmes de la définition, enfin toutes les conséquences qui en découlent, feignant de ne rien comprendre? Car, qu'y a-t-il de si clair dont je ne puisse te demander la définition si on est en droit de me demander la définition de la sagesse? Y a-t-il un nom dont la nature ait gravé en nos âmes une définition plus nette? Mais, je ne sais comment, après que cette notion elle-même est sortie de notre esprit où elle était comme dans un port, et qu'elle s'est enveloppée de termes comme d'autant de voiles, les subtilités lui apparaissent aussitôt comme des écueils où elle peut faire mille fois naufrage. Qu'on ne me demande donc plus une définition de la sagesse, ou que notre juge daigne la prendre sous son patronage. — Voyant alors que la nuit allait empêcher de recueillir nos paroles, et sentant venir quelque grande et nouvelle question, je remis la discussion à un autre jour. Nous avions commencé à discuter lorsque le soleil était déjà sur son déclin, et le jour s'était passé presque tout entier à régler quelques affaires de campagne et à relire le premier livre de Virgile. [1,6] CHAPITRE VI. DÉFINITION DE LA SAGESSE. —- OBJECTIONS. — LE DEVIN ALBICÈRE. 16. Aussitôt qu'il fit jour, car la veille nous avions si bien réglé nos occupations domestiques qu'il nous restait un ample loisir, nous reprîmes la question. Je dis d'abord à Trygétius : Tu m'as prié hier de quitter mes fonctions de juge pour prendre la défense de la sagesse, comme si dans vos discours la sagesse avait quelque chose à craindre ou que son défenseur eût tellement compromis sa cause, qu'il lui fallût implorer un protecteur plus puissant. Mais comme il ne s'agit entre vous que de savoir ce que c'est que la sagesse, vous ne l'attaquez ni l'un ni l'autre puisque tous deux vous désirez la connaître, et si tu crois avoir erré en la définissant ce n'est pas une raison d'abandonner dans tout le reste la défense de ton sentiment. Tu n'auras donc de moi qu'une définition de la sagesse qui n'est pas de moi, et n'est pas nouvelle, mais qui nous vient des sages des temps anciens, et je m'étonne que vous ne vous en soyez pas souvenus. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous entendez dire que la sagesse est la science des choses divines et humaines. 17. Je croyais que Licentius chercherait longtemps ce qu'il aurait à dire après cette définition; mais il répondit tout à coup: Pourquoi donc, je te prie, ne pas donner le nom de sage à ce scélérat que nous connaissons bien et qui s'adonne à toutes sortes de crimes et d'infamies ? Je veux parler de cet Albicère qui, pendant plusieurs années, dit des choses si certaines et si merveilleuses à ceux qui venaient le consulter à Carthage. Je pourrais rapporter un grand nombre, si je ne m'adressais à des gens qui en ont fait eux-mêmes l'expérience ; il me suffira d'en rappeler quelques-unes pour prouver ce que j'avance. On lui demandait de ta part (c'est à moi qu'il parlait) ce qu'était devenu un gobelet qu'on ne trouvait point au logis; ne dit-il pas très-promptement, très-véridiquement, non-seulement où était caché cet objet, mais le nom de la personne à qui il appartenait? Je ne parle pas de la vérité de ses réponses sur les questions qui lui ont été posées en ma présence; mais un esclave qui portait des écus en ayant volé une partie, lorsque nous allions trouver Albicère ; il ordonna de les compter tous devant lui et contraignit l'esclave à restituer sous nos yeux ce qu'il avait soustrait, avant qu'il eût vu lui-même les écus et qu'il eût appris d'aucun d'entre nous combien on lui en avait apportés. 18. N'avons-nous pas appris de toi-même ce qui étonna si fort un jour Flaccianus, cet homme si savant et si célèbre? Ayant parlé du dessein d'acquérir un domaine, il fut trouver le devin et l'entretint de manière à voir s'il serait capable de lui déclarer ce qu'il avait fait. Albicère dit aussitôt de quelle affaire il s'agissait; de plus, et Flaccianus ne put contenir ici un cri d'étonnement, il cita le nom du domaine, nom si bizarre qu'à peine Flaccianus l'avait-il retenu. Enfin, je ne puis te le dire sans stupeur d'esprit; un de tes disciples, notre ami, voulant le harceler un jour, le pressa vivement de dire à quoi il pensait alors; le devin lui répondit qu'il pensait à un vers de Virgile. Notre ami stupéfait ne pouvant dire le contraire, alla jusqu'à demander quel était ce vers; et Albicère, qui avait à peine vu en passant une école de grammaire, n'hésita pas à réciter ce vers d'un air libre et enjoué. N'étaient-ce point là des choses humaines sur lesquelles on le consultait? Et pouvait-il, sans la connaissance des choses divines, donner des réponses aussi vraies, aussi certaines ! Il serait absurde de penser l'un ou l'autre; car les choses humaines ne sont rien autre que les choses des hommes, comme l'argent, les pièces de monnaie, un fonds de terre, et même aussi la pensée elle-même; et qui n'estimerait avec raison que les choses divines sont celles par lesquelles le pouvoir de deviner est donné à l'homme ? Albicère fut donc un sage, si nous accordons que la sagesse est la science des choses humaines et divines. [1,7] CHAPITRE VII. ON SOUTIENT LA DÉFINITION DE LA SAGESSE. 19. Premièrement, dit Trygétius, je n'appelle point science, une connaissance qui trompe quelquefois celui qui la possède, car une science n'est pas seulement un système de vérités comprises, mais comprises de sorte qu'on ne doive jamais s'y tromper, ni se laisser ébranler par aucune difficulté. De là vient que quelques philosophes ont eu raison de dire que la science ne peut se trouver que dans le sage, qui non-seulement doit comprendre ce qu'il soutient et ce qu'il fait, mais encore s'y tenir d'une manière ferme et inébranlable. Or, nous savons que cet Albicère, dont tu viens de nous parler, a dit bon nombre de choses fausses; car je ne l'ai pas seulement appris par la bouche d'autrui, mais je l'ai quelquefois reconnu par moi-même. Dois-je donc l'appeler savant quand il s'est si souvent trompé; puisque je ne lui en donnerais pas le nom, s'il avait hésité en disant toujours la vérité? Appliquez mon raisonnement aux aruspices, aux augures, et à tous ceux qui consultent les astres ou se mêlent d'interpréter les songes. Ou bien, montrez-moi, si vous le pouvez, un de ces hommes qui n'ait jamais hésité dans ses réponses, qui ait toujours répondu la vérité. Car il ne s'agit point ici des prophètes qui ne parlent que sous l'inspiration d'un esprit étranger. 20. De plus, quand je conviendrais que les choses humaines sont les choses des hommes, crois-tu que nous possédions bien véritablement ce que le hasard peut nous donner ou nous ravir? Ou bien entends-tu par science des choses humaines celle qui fait connaître la quantité et la qualité des biens de chacun, ce qu'il a d'or, d'argent, ou bien s'il pense à des vers d'un autre? La science des choses humaines c'est celle qui connaît la lumière de la prudence, la beauté de la tempérance, le pouvoir de la force, la sainteté de la justice; voilà ce que nous pouvons sans crainte appeler nos biens, parce qu'ils sont à l'abri des révolutions de la fortune; et si cet Albicère avait appris ces choses, sa vie, crois-moi, eût été moins déréglée et moins honteuse. S'il a dit à cet homme le vers qu'il roulait dans l'esprit, je ne pense pas que cela doive être compté non plus au nombre de nos biens : je ne disconviens pas toutefois que les sciences honnêtes appartiennent d'une certaine manière à notre esprit, mais un ignorant peut prononcer et chanter le vers d'un autre. C'est pourquoi si ces choses tombent dans notre mémoire, il n'est pas étonnant qu'elles soient aperçues par quelques-uns de ces misérables esprits qui sont dans l'air, qu'on appelle démons ; je reconnais qu'ils puissent l'emporter sur nous, par la finesse et la subtilité des sens, mais non par la raison. J'ignore de quelle manière secrète et inaccessible à nos sens cela peut arriver. biais si nous admirons l'abeille qui s'envole après avoir fait son miel avec je ne sais quelle sagacité par où elle l'emporte sur l'homme, nous ne devons pas pour cela ni la préférer ni la comparer à nous-même. 21. J'aimerais donc mieux voir cet Albicère apprendre à faire des vers à celui qui le lui aurait demandé, ou bien, pressé par quelqu'un de ceux qui seraient venus le consulter, chanter des vers de sa façon sur un sujet qui lui aurait été proposé à l'instant. C'est ce que Flaccianus disait souvent, d'après ce que tu as coutume de nous rappeler, lorsque, du haut de sa grande âme, il raillait et méprisait ce genre de divination, et qu'il l'attribuait à je ne sais quel abject petit esprit, comme il disait lui-même, qui instruisait Albicère et lui dictait ses réponses. Ce savant homme demandait aussi quelquefois à ceux qui admiraient de tels prestiges si Albicère pouvait enseigner la grammaire ou la musique, la rhétorique ou la géométrie. Mais qui l'a connu sans avouer qu'il ignorait complètement ces sciences? Aussi Flaccianus finissait par exhorter ceux qui étaient versés dans ces études, à les préférer sans hésitation à cet art si vain de connaître l'avenir: il leur recommandait. aussi de travailler à remplir et à fortifier leur esprit par des connaissances sérieuses qui l'élèveraient bien au-dessus de ces esprits invisibles qui sont dans l'air. [1,8] CHAPITRE VIII. LE DEVIN EST-IL UN SAGE. —QU'EST-CE QU'UN SAGE? — DÉFINITION DE LA SAGESSE CONFORMÉMENT A L'OPINION DES ACADÉMICIENS. 22. Quant aux choses divines, tout le monde en convient, elles sont meilleures et beaucoup plus augustes que les choses humaines; comment donc aurait-il pu les connaître puisqu'il ne se connaissait pas lui-même? Penserais-tu que les astres que nous contemplons chaque jour sont quelque chose de grand en comparaison du Dieu véritable et caché que l'intelligence atteint si peu, que les sens n'atteignent pas, tandis que ces astres sont présents à nos yeux? Ce ne sont donc pas là ces choses divines que la sagesse déclare connaître seule. Or, quant aux autres choses dont les devins abusent ou pour se faire un gain, ou pour se faire une occasion de vanterie, elles sont bien inférieures aux astres. Donc Albicère n'a point eu la science des choses divines et humaines; tu as vainement attaqué par ce moyen notre définition, et comme il faut compter pour rien et mépriser tout ce qui est en dehors des choses humaines et divines, en quoi, je te prie, ce sage que tu vantes cherche-t-il la vérité? Dans les choses divines, dit Licentius, car il est constant que la vertu dans l'homme est quelque chose de divin. — Albicére les savait donc déjà, au lieu que ton sage les cherchera toujours? - Il connaissait, répondit Licentius, des choses divines mais non pas celles que le sage doit chercher. Car ne serait-ce pas renverser l'usage ordinaire du langage que d'accorder à un homme la divination, et de lui ôter la connaissance des choses divines dont la divination a pris son nom? C'est pourquoi, votre définition me semble renfermer je ne sais quoi qui n'aurait pas de rapport avec la sagesse. 23. Celui qui a donné cette définition, dit alors Trygétius, la défendra s'il lui plait. Maintenant réponds-moi et arrivons enfin à la question dont il s'agit. Je suis prêt, dit Licentius. Conviens-tu, poursuivit Trygétius, qu'Albicère a connu la vérité ? Certainement. Il valait donc mieux que ton sage? — Nullement : car ces sortes de vérités que cherche le sage non-seulement ce devin en délire ne les connaissait pas, mais elles restent inconnues au sage même durant la vie mortelle. Et cette situation est pourtant si excellente qu'il est beaucoup plus avantageux à le chercher ces vérités sublimes que de trouver quelquefois les autres. J'ai grand besoin du secours de votre définition pour me tirer de ce mauvais pas, dit Trygétius. Elle t'a semblé vicieuse parce qu'elle s'applique aussi à celui que nous ne pouvons appeler sage; mais l'approuveras-tu quand-nous dirons que la sagesse est la connaissance des choses divines et humaines, en tant qu'elles se rapportent à la vie heureuse? La sagesse est cela, répond Licentius, mais elle n'est pas que cela; c'est pourquoi encore que ta première définition allât trop loin, la dernière est trop restreinte. La première peut être accusée d'avarice, la seconde de folie. Si maintenant l'on me permet de dire mon avis dans une définition, je répondrai que la sagesse me parait être non-seulement la connaissance des choses divines et humaines qui ont rapport à la vie heureuse, mais qu'elle en est encore la recherche soigneuse. Si l'on veut diviser ma définition; on trouvera que la première partie qui comprend la science, est de Dieu, et que la seconde qui est comprise dans la recherche est de l'homme. Dieu est heureux par l'une, et l'homme par l'autre. J'admire, dit Trygétius, comment tu condamnes ton sage à toujours travailler en vain. — Pourquoi dis-tu en vain, puisque le sage est si bien récompensé ? Car par cela même qu'il cherche il est sage : et parce qu'il est sage il est heureux. Autant qu'il lui est possible, en effet, il dégage son esprit de toutes les enveloppes du corps et se recueille en lui-même; il ne se laisse pas déchirer par les passions, mais il s'applique à lui-même et à Dieu avec une inaltérable tranquillité. Ainsi, dès ce monde, il jouit de sa raison, ce qui est le bonheur, nous en sommes convenus, et, à la fin de la vie, il sera tout prêt à obtenir ce qu'il a recherché, et il jouira à bon droit d'une divine béatitude, après avoir déjà goûté une félicité humaine. [1,9] CHAPITRE IX. CONCLUSION. 24. Trygétius fut longtemps occupé de préparer une réponse; je pris alors la parole et dis à Licentius: Je ne crois pas que les arguments manquent à Trygétius, si nous lui donnons le temps de les chercher : car jusqu'à présent qu'a-t-il laissé sans réponse? D'abord, la question de la vie heureuse, ayant été soulevée, et le sage seul étant nécessairement heureux, puisque de l'avis même des fous la folie est une misère, il a conclu que le sage doit être parfait, qu'on n'est point parfait tant qu'on cherche la vérité, sans la trouver, d'où il suit qu'alors on n'est pas non plus heureux. Tu as voulu à ce propos lui opposer le poids de l'autorité, et le nom de Cicéron que tu as cité lui a causé un peu de trouble; mais il a bientôt relevé la tête, et s'élançant avec une généreuse audace au faîte de la liberté, il a repris ce qu'on voulait lui enlever de vive force, et il t'a demandé si celui qui cherchait encore te semblait parfait; si tu avouais qu'il ne l'était pas, il devait revenir au point principal de la question et montrer, s'il le pouvait, par la définition qu'on avait adoptée, que l'homme était parfait quand il se conduisait selon la raison, et conséquemment qu'on ne pouvait être heureux sans être parfait. Tu as échappé à ce piège plus habilement que je ne pensais, en disant que l'homme parfait était celui qui cherchait soigneusement la vérité; et tu t'es servi, pour l'attaquer avec plus de fierté et de confiance, de cette même définition dans laquelle nous avions dit que la vie heureuse consistait précisément à vivre selon la raison. Trigétius alors t'a répliqué avec netteté et s'est emparé de ta position, et ta défaite aurait été entière, si la trêve n'avait réparé tes forces. Où en effet les académiciens dont tu soutiens le sentiment ont-ils placé leur citadelle, si ce n'est dans la définition de l'erreur? Et si, la nuit en rêvant peut-être, cette définition ne t'était revenue dans l'esprit, tu n'aurais eu rien à répondre : et pourtant tu avais déjà rappelé cela en exposant l'opinion de Cicéron. Ensuite, on est arrivé à la définition de la sagesse. Tu t'es efforcé avec tant d'adresse de la combattre qu'Albicère, ton soutien, n'aurait peut-être pas reconnu tes détours. Avec quelle attention, avec quelle force Trigétius t'a résisté? Il t'aurait accablé et entièrement confondu, si tu n'avais enfin appelé à ton secours une définition nouvelle, savoir que la sagesse humaine était une recherche de la vérité, qui assure à l'âme une tranquillité profonde et la rend heureuse. Il ne répondra rien à cette opinion, surtout s'il demande grâce pour le peu de temps qui reste aujourd'hui. 25. Mais si on le trouve bon, ne prolongeons pas davantage cet entretien, car je crois qu'il serait superflu de discuter plus longtemps. La question a été suffisamment traitée pour le but que nous nous sommes proposé; il ne faudrait plus que quelques mots pour la terminer entièrement, si je n'aimais mieux vous exercer et éprouver vos forces et vos études, ce qui est l'objet de mes grands soins. Car mon but étant de vous exciter à la recherche ardente de la vérité, j'avais commencé à examiner de quelle importance elle pouvait être pour nous. Or, elle est si grande pour vous tous que je n'ai rien à désirer de plus. Comme nous souhaitons d'être heureux, soit par la découverte, soit par la recherche soigneuse de la vérité, nous devons, si nous voulons être heureux, la chercher de préférence à tout le reste. Aussi, comme je l'ai déjà dit, terminons cette discussion, et après l'avoir mise par écrit, envoyons-la, surtout à ton père Licentius. Je sais que son cœur s'est déjà tourné vers la philosophie; mais j'attends encore que la fortune l'y fasse entrer. Il pourra être plus ardemment poussé à l'amour de ces études, lorsqu'il apprendra, non pas seulement par ouï dire, mais par la lecture de ce récit, que toi-même tu vis ainsi avec moi en t'y appliquant. Pour toi, si, comme je le présume, les académiciens te plaisent, prépare-toi plus fortement à les défendre; car j'ai résolu de les appeler en jugement. A ces mots, on vint nous prévenir que le dîner était prêt, et nous nous levâmes.