[18,0] LIVRE DIX-HUITIÈME. [18,1] L'origine, le progrès et la fin nécessaire des deux cités, l'une Cité de Dieu, l'autre Cité du siècle, dans laquelle la première voyage aujourd'hui en tant qu'elle appartient à l'humanité; tel est le sujet que j'ai promis de traiter, après avoir réfuté, avec l'assistance de la grâce divine, les ennemis de la Cité sainte qui préfèrent leurs dieux à Jésus-Christ son fondateur, et, par ce sentiment d'envie si funeste à eux-mêmes, ont juré aux chrétiens une implacable haine : c'est ce que j'ai fait dans les dix premiers livres. Quant à cette triple promesse que je viens de rappeler, j'ai donc exposé l'origine des deux cités dans les quatre livres qui suivent le dixième : leur progrès, depuis le premier homme jusqu'au déluge, en un seul livre, qui est le quinzième de cet ouvrage ; et depuis cette époque, ces deux cités ont marché dans mon ouvrage comme elles ont marché dans le temps. Mais, depuis le patriarche Abraham jusqu'au temps des rois d'Israël, époque où nous avons terminé le seizième livre, et de là jusqu'à l'avénement charnel du Sauveur, où nous conduit le dix-septième livre, la Cité de Dieu semble avoir paru seule dans notre récit, quoiqu'elle n'ait pas paru seule dans le siècle, et qu'au contraire, toutes deux aient dans l'humanité, comme dès le principe, différencié le temps par leur progrès simultané. Et j'ai suivi ce plan afin que, du moment où les anciennes promesses de Dieu commencèrent à se dévoiler jusqu'à la naissance miraculeuse qui en fut l'accomplissement, la marche de la Cité de Dieu apparût plus distincte, dégagée de la cité rivale, bien que jusqu'à la révélation du Testament nouveau, elle n'ait avancé qu'à travers les ombres. Il faut donc maintenant reprendre le cours interrompu de la cité temporelle, depuis l'époque d'Abraham, afin que le lecteur puisse comparer ensemble l'une et l'autre Cité. [18,2] La société des mortels répandue par toute la terre, dans les lieux et les climats les plus divers, retenue toutefois par les liens d'une seule et même nature, tandis que chaque individu, préoccupé de ses intérêts ou de ses passions, ne poursuit qu'un objet, incapable de suffire à tous et à lui-même, parce que cet objet n'est pas le vrai but de l'homme, la société, dis-je, se divise d'ordinaire, et la partie la plus forte opprime l'autre. Car le vaincu succombe sous le vainqueur et paye de l'empire ou de la liberté même la paix et son salut quel qu'il soit : ainsi une vive admiration s'est-elle attachée à ceux qui ont préféré la mort à l'esclavage. C'est, en effet, comme la voix de la nature qui, chez presque tous les peuples, proclame qu'il vaut mieux se soumettre au vainqueur que de s'exposer aux dernières vengeances de la guerre. De là vient, non pas sans un décret de la providence de Dieu, arbitre des victoires et des revers, qu'aux uns l'empire, aux autres l'obéissance est échue en partage. Mais entre les nombreux États qui, selon les intérêts ou les passions terrestres, ont divisé la société ou la cité du monde, il en est deux dont la gloire éclipse tous les autres : l'empire d'Assyrie et l'empire romain, distincts l'un de l'autre, dans l'ordre des lieux comme dans l'ordre des temps. Si, en effet, l'un a paru le premier, l'autre le second, celui-là s'élève en Orient, celui-ci en Occident; et puis, la fin de l'un est le commencement de l'autre. Je dirai presque que les autres États ou royaumes furent comme des dépendances de ces deux grands empires. Ninus, qui succéda à son père Bélus, premier roi des Assyriens, régnait donc déjà quand Abraham naquit au pays des Chaldéens. Alors s'élevait le petit royaume des Sicyoniens, et de ce temps, comme d'une époque reculée, le savant Varron commence son histoire du peuple romain. Des rois de Sicyone il passe aux Athéniens ; de ceux-ci, aux Latins, puis aux Romains : mais tous ces empires antérieurs à la fondation de Rome sont infiniment petits en comparaison de celui des Assyriens. Et Salluste, l'historien romain, tout en reconnaissant la célébrité des Athéniens dans la Grèce, pense néanmoins que leur renommée a exagéré leur puissance. « Les exploits des Athéniens, dit-il, ont été, j'en conviens, assez glorieux et assez éclatants, mais toutefois un peu au-dessous de ce que la renommée en publie. C'est parce qu'Athènes a produits de grands génies pour les écrire que l'univers les admire comme des prodiges, et la vertu de ses héros a toute la grandeur qu'a pu lui donner l'éloquence de tant d'esprits supérieurs. » Et ce n'est pas non plus une des moindres gloires d'Athènes d'avoir été comme l'école des lettres et de la philosophie. Sous le rapport de la force, nul empire, en ces temps primitifs, ne fut aussi puissant que celui des Assyriens, et ne recula si loin ses limites. Car le roi Ninus, fils de Bélus, subjugua, dit-on, jusqu'aux confins de la Libye, l'Asie tout entière, la troisième partie du monde quant à la division numérique; la seconde quant à l'étendue. Seuls de tous les peuples d'Orient, les Indiens avaient échappé à sa domination ; aussi, après sa mort, Sémiramis, sa veuve, entreprit-elle de les dompter. Peuples et rois de ces contrées fléchirent donc sous le joug des Assyriens et en reçurent la loi. C'est alors, au temps de Ninus, qu'Abraham naquit dans cet empire, en Chaldée. Mais comme les faits de l'histoire grecque nous sont beaucoup plus connus que ceux de l'histoire d'Assyrie, et que le fil des temps conduit des Grecs aux Latins et des Latins aux Romains leurs descendants, tous ceux qui ont sondé les antiques ténèbres du berceau de Rome, n'est-il pas convenable de rappeler ici les rois assyriens, afin de montrer comment Babylone, cette première Rome, s'avance dans le cours des siècles, avec la Cité de Dieu étrangère en ce monde? Quant aux faits qui devront servir en cet ouvrage au parallèle des deux Cités, il faut plutôt les emprunter aux Grecs et aux Latins entre lesquels Rome, la seconde Babylone, s'élève. Or, à la naissance d'Abraham, Ninus était le second roi des Assyriens ; Europs, des Sicyoniens. L'un succédait à Bélus, l'autre à Ægialeus. Et quand Dieu promit à Abraham une nombreuse postérité et la bénédiction de tous les peuples en sa race, les Assyriens en étaient à leur quatrième roi, les Sicyoniens à leur cinquième. Car, chez les Assyriens, le fils de Ninus régnait après sa mère Sémiramis, qu'il tua, dit-on, pour repousser les criminelles amours d'une mère incestueuse. Quelques-uns attribuent à cette femme la fondation de Babylone, peut-être pour l'avoir rebâtie. Quand et comment elle fut fondée, c'est ce que nous avons dit au seizième livre. Pour ce fils de Ninus et de Sémiramis, qui succède à sa mère sur le trône, les uns l'appellent aussi Ninus; les autres, d'un nom dérivé de celui de son père, Ninyas. Telxion tenait alors le sceptre des Sicyoniens. Son règne s'écoula dans une paix si heureuse, qu'après sa mort, ses sujets l'honorent comme un dieu par des sacrifices et par des jeux, institués, dit-on, pour la première fois en son honneur. [18,3] Ce fut de son temps que le fils de la promesse de Dieu, Isaac, est donné à Abraham centenaire, et Sarra, sa femme, à qui la stérilité et la vieillesse avaient ôté toute espérance de postérité. Arrius était alors le cinquième roi des Assyriens. Isaac, âgé de soixante ans, a de sa femme Rebecca deux fils jumeaux, Esaü et Jacob. Ils naissent du vivant de leur aïeul Abraham, alors âgé de cent soixante ans. Il meurt à cent soixante quinze ans accomplis, à l'époque où régnaient, chez les Assyriens, l'ancien Xerxès surnommé Baleus, et, chez les Sicyoniens, Thuriacus, ou, comme plusieurs écrivent, Thurimachus, tous deux septièmes rois de leurs peuples. Quant au royaume des Argiens, où Inachus régna le premier, il naquit avec les petits-fils d'Abraham. N'oublions pas qu'au rapport de Varron, les Sicyoniens avaient coutume de sacrifier sur le tombeau de leur septième roi Thurimachus. C'est sous le règne d'Armamitres et de Leucippus, huitièmes rois, l'un des Assyriens, l'autre des Sicyoniens, et d'lnachus, premier roi des Argiens, que Dieu parle à Isaac et lui renouvelle la double promesse faite à son père : c'est-à-dire la terre de Chanaan donnée à sa postérité, et toutes les nations bénies en sa race. Promesses annoncées encore à son fils, petit-fils d'Abraham, appelé d'abord Jacob, puis Israël, sous le règne de Belocus, neuvième roi des Assyriens, de Phoroneus fils d'Inachus, second roi des Argiens : Leucippus régnait encore sur les Sicyoniens. Ce fut alors, sous le roi Phoroneus, que la Grèce commença à devenir célèbre par certaines institutions politiques et civiles. Phegoüs toutefois, son frère puîné, obtint, après sa mort les honneurs divins : sur son tombeau un temple fut bâti où des boeufs lui étaient immolés. Et ce qui, je crois, lui valut de tels honneurs, c'est que, dans la partie du royaume que son père lui avait laissée en partageant ses États entre ses deux fils pour y régner ensemble de son vivant, il avait bâti des sanctuaires aux dieux, et enseigné par la division des mois et des années la mesure et le calcul des temps. Admirant en lui l'auteur de tant de nouveautés, les hommes encore grossiers crurent ou décidèrent qu'après sa mort il était devenu Dieu. En effet, Io, fille d'Inachus, appelée depuis Isis, fut, dit-on, honorée en Égypte comme une grande déesse, bien que d'autres prétendent qu'elle vint d'Éthiopie régner en Égypte, où la gloire et la justice de son règne lui firent décerner après sa mort les honneurs divins, avec une religion telle que c'était se rendre coupable d'un crime capital que de prétendre qu'elle eût été une simple mortelle. [18,4] Le sceptre était chez les Assyriens entre les mains de Baleus, leur dixième roi; chez les Sicyoniens, de Messapus, leur neuvième roi, que quelques-uns appellent encore Cephisus (si toutefois ces deux noms ne représentent qu'un seul homme, et si plutôt ceux qui citent l'autre nom dans leurs écrits ne prennent pas un homme pour un autre); sous le règne d'Apis, troisième roi des Argiens, Isaac mourut à l'âge de cent quatre-vingts ans, laissant ses deux fils âgés de cent vingt ans. Le plus jeune, enfant de la Cité de Dieu qui repousse l'aîné, Jacob est père de douze fils; l'un d'eux, Joseph, est vendu par ses frères à des marchands se rendant en Égypte : Isaac, leur aïeul, vivait encore. Joseph grandit auprès de Pharaon; du plus profond abaissement il est élevé au faîte des honneurs, à l'âge de trente ans. C'est parce qu'il a surnaturellement interprété les songes du roi, et prédit les sept années heureuses, dont sept années stériles viendraient épuiser la fertilité, que Pharaon lui confie le gouvernement de l'Égypte, et le tire de la prison où l'a plongé son amour de la chasteté : chasteté si généreusement défendue contre la honteuse passion de sa maîtresse qui, pour se venger et de sa fuite et de ses mépris, va produire devant son maître crédule le vêtement laissé en ses mains adultères. En la seconde des sept années stériles, Jacob avec tous les siens vient trouver son fils en Égypte à l'âge de cent trente ans, suivant sa réponse même à la question du roi. Joseph alors était âgé de trente-neuf ans; car, aux trente ans qu'il avait, quand le roi le combla d'honneurs, il faut ajouter les sept années de fertilité et deux de famine. [18,5] A cette époque, le roi des Argiens, Apis, étant venu par mer en Égypte, y mourut, et devint Sérapis, le plus grand de tous les dieux égyptiens. Pourquoi, après sa mort, laisse-t-il ce nom d'Apis pour être appelé Sérapis? Varron en rend une raison très simple. En effet, cercueil, ou plus généralement « sarcophage » se disant en grec g-soros, et les hommages rendus au cercueil d'Apis ayant devancé l'érection d'un temple en son honneur, le nom lui fut donné de Sorapis (Soros-Apis) ; puis comme il arrive d'ordinaire, par le changement d'une lettre : Sérapis. Et la peine capitale fut décernée contre quiconque le dirait un homme. Dans presque tous les temps d'Isis et de Sérapis, leur statue, un doigt sur les lèvres, semblait inviter au silence; il fallait taire, suivant l'interprétation de Varron, que ces dieux eussent été des hommes. Quant au boeuf, que l'étonnante crédulité de l'Égypte nourrissait si délicatement en son honneur, comme il était adoré vivant et non dans le cercueil, on l'appelait Apis et non Sérapis. Ce boeuf mourant, on lui cherchait, on lui trouvait un successeur, marqué comme lui de certaines taches blanches : rare merveille dont les Égyptiens se croyaient redevables à la divinité. Était-il donc si difficile aux démons, ardents à tromper ces peuples, de représenter à une génisse féconde l'image d'un taureau semblable, à elle seule visible ; image à laquelle le désir de la mère emprunte les traits que son fruit devra corporellement reproduire ? Jacob avec des verges bigarrées obtint des chèvres et des brebis de couleurs différentes. Car, ainsi que les hommes, avec des couleurs véritables, les démons, avec des couleurs fantastiques, peuvent facilement exercer leur influence sur les générations animales. [18,6] Apis, roi des Argiens, et non des Égyptiens, meurt en Égypte. Son fils Argus lui succède, et c'est de lui qu'Argos et les Argiens tirent leur nom ; car, sous les rois précédents, ni le pays ni le peuple ne s'appelaient ainsi. Il était donc roi des Argiens, Eratus, des Sicyoniens, et Baleus régnait encore sur les Assyriens, quand Jacob mourut en Égypte, à l'âge de cent quarante-sept ans; bénissant à son lit de mort ses fils et petits-fils issus de Joseph, et annonçant le Christ dans ces paroles si claires de la bénédiction de Juda : "Il ne manquera ni prince de la race de Juda, ni chef de son sang, jusqu'au jour où s'accomplira tout ce qui lui a été promis ; et ii sera l'attente des nations." Sous le règne d'Argus, la Grèce commença à recueillir les produits de son sol, à répandre dans ses sillons les semences venues des autres contrées. Argus, après sa mort, passa bientôt pour un dieu; on lui décerna un temple et des sacrifices : honneurs déjà rendus, sous son règne et avant lui, à un simple particulier nommé Homogyrus, mort foudroyé, qui le premier attela les boeufs à la charrue. [18,7] Sous le règne de Mamitus, douzième roi des Assyriens, et de Plemnaeus, onzième roi des Sicyoniens, Argus régnant encore chez les Argiens, Joseph meurt en Égypte, à l'âge de cent dix ans. Après sa mort, le peuple de Dieu, prenant un merveilleux accroissement, demeure en Egypte l'espace de cent quarante-cinq ans, tranquille d'abord, tant que vécurent les hommes qui avaient connu Joseph. Mais plus tard l'accroissement de ce peuple devient suspect, et fait prévoir sa délivrance. Les Égyptiens le persécutent cruellement : et Dieu accroît toujours sa fécondité. Ses oppresseurs l'écrasent sous le faix d'une intolérable servitude. Cependant l'Assyrie et la Grèce n'offrent pas de changement de règne. [18,8] Au temps où régnaient Saphrus, quatorzième roi des Assyriens, Orthopolis, douzième roi des Sicyoniens, et Criasus, cinquième roi des Argiens, naquit en Egypte Moïse, le libérateur du peuple de Dieu. Par lui fut brisé le joug de la servitude, sous lequel le peuple élu devait gémir pour désirer l'assistance de son Créateur. Suivant l'opinion de quelques-uns, sous le règne des rois que je viens de nommer, vivait Prométhée : et comme il faisait une haute profession de sagesse, on lui attribue d'avoir formé des hommes d'argile : on ne sait pas néanmoins quels furent les sages de son temps. Son frère Atlas fut, dit-on, un grand astrologue; d'où la fable a pris occasion de placer le ciel sur ses épaules, bien qu'il y ait une montagne de ce nom dont la hauteur semble plutôt avoir accrédité cette fiction d'un point d'appui donné au ciel. C'est à cette époque que beaucoup d'autres fables commencèrent à se répandre en Grèce. Mais jusqu'au temps de Cécrops, roi des Athéniens, temps où la ville d'Athènes reçut ce nom, et où, par le ministère de Moïse, Dieu tira son peuple d'Égypte, dans le délire d'une coutume impie, la superstition des Grecs mit plusieurs morts au rang des dieux ; et dans ce nombre la femme du roi Criasus, Melantomice; Phorbas, leur fils, sixième roi des Argiens, après son père; Jasus, fils de leur septième roi, Triopas, et leur neuvième roi, Sthenelas, Stheneleus ou Sthenelus, car son nom varie dans les auteurs. En ce même temps vécut, dit-on, Mercure, petit-fils d'Atlas, par Maïa, sa fille, suivant les témoignages les plus célèbres. Il signala son habileté dans plusieurs arts qu'il transmit aux hommes ; bienfait qui lui valut, après sa mort, d'être fait et cru dieu. Hercule lui est, dit-on, postérieur; cependant il appartient à cette époque des Argiens, quoique plusieurs le fassent plus ancien que Mercure; erreur, selon moi. Mais, quelle que soit l'époque de leur naissance, les plus graves historiens de ces temps reculés tombent d'accord que tous deux furent des hommes, et qu'en retour des bienfaits qu'ils ont apportés aux mortels pour le soulagement de cette vie, ils ont reçu d'eux les honneurs divins. Quand à Minerve, elle est beaucoup plus ancienne qu'eux. Car, dit-on, c'est du temps d'Ogygès qu'elle apparut, à l'âge d'une jeune fille, sur les bords du lac Triton, d'où lui vint aussi le nom de Tritonia. On lui doit sans doute l'invention de beaucoup d'arts utiles; et l'on hésita d'autant moins à la croire déesse, que son origine est plus obscure. Quant à sa merveilleuse sortie de la tête de Jupiter, elle est du domaine de la poésie et de la fable, et non de l'histoire et des faits. Cependant les historiens ne s'accordent pas sur l'époque où vécut Ogygès lui-même, époque d'un vaste déluge; non pas ce déluge immense qui engloutit tout, excepté quelques hommes enfermés dans les flancs de l'arche : événement inconnu à l'histoire païenne, grecque ou latine; mais toutefois déluge plus grand que celui de Deucalion arrivé dans la suite. Car Varron commence à cette époque l'ouvrage dont j'ai parlé plus haut, et, pour arriver aux fastes de Rome, il ne voit aucun fait d'une plus haute antiquité que le déluge d'Ogygès. Mais nos chronologistes, Eusèbe, et Jérôme après lui, qui sans doute, ici, s'attachent au témoignage d'historiens précédents, reculent le déluge d'Ogygès de plus de trois cents ans, jusqu'au règne de Phoroneus, second roi des Argiens. Mais, quelle qu'en soit l'époque, déjà Minerve était honorée comme une déesse, alors que Cécrops régnait sur les Athéniens; c'est, dit-on, sous le règne de ce prince qu'Athènes est rebâtie ou fondée. [18,9] Mais d'où est venu à cette ville le nom d'Athènes, nom qu'évidemment elle emprunte à Minerve, appelée en grec g-Athehna? Voici l'origine que Varron signale. Un olivier était soudain sorti de terre ; ailleurs une source d'eau vive venait de jaillir. Frappé de ce prodige, le roi envoie consulter l'oracle de Delphes, pour savoir ce qu'il faut penser, ce qu'il faut faire. L'oracle répond que l'olivier est l'emblème de Minerve, l'eau celui de Neptune, et qu'il était au pouvoir des citoyens de choisir, pour nommer leur ville, entre les noms de ces deux divinités. A cette réponse de l'oracle, Cécrops appelle aux suffrages les citoyens de l'un et de l'autre sexe : car, selon l'ancien usage de ce pays, les femmes mêmes avaient voix dans les délibérations publiques. La multi- tude est consultée. Les hommes prononcent en faveur de Neptune, les femmes en faveur de Minerve; et, comme il se trouve une femme de plus, Minerve l'emporte. Alors Neptune irrité précipite sur la terre des Athéniens les flots de la mer. Est-il donc si difficile aux démons de répandre au loin quelque masse d'eaux que ce soit? Pour apaiser la colère de ce dieu, les Athéniens, suivant le même auteur, frappèrent les femmes d'une triple déchéance : elles ne durent plus à l'avenir être admises aux suffrages; nul enfant en naissant ne dut recevoir désormais le nom de sa mère; enfin il ne fut plus permis de les appeler « Athéniennes. » Ainsi, c'est à la raillerie des démons qui se jouent dans ce débat de ces deux divinités, mâle et femelle, c'est à la victoire procurée par les femmes à la femme, que cette cité nourrice des arts libéraux mère de tant d'illustres philosophes, cette cité, la gloire de la Grèce, doit le nom d'Athènes. Et cependant, frappée par le dieu vaincu, elle est forcée de punir la victoire même de la déesse, redoutant plus les eaux de Neptune que les armes de Minerve. Et dans les femmes ainsi châtiées, Minerve victorieuse est vaincue. Et elle ne vient pas en aide à celles qui l'ont assistée de leurs suffrages, afin qu'en dédommagement du droit dont elles sont déchues, et de cette rigueur qui rend les fils étrangers au nom de leurs mères, il leur soit du moins permis de s'appeler Athéniennes et de porter le nom de la déesse qui doit sa victoire à leurs suffrages ! Que ne resterait-il pas à dire ici, si d'autres sujets réclamaient impatiemment la suite de ce discours? [18,10] Cependant Varron refuse d'ajouter foi à ces fictions défavorables aux dieux; il craint de professer quelque sentiment indigne de leur majesté. Aussi ne veut-il pas que l'Aréopage, où l'apôtre Paul discuta avec les Athéniens et dont les juges sont appelés Aréopagites, doive son nom à la circonstance d'une accusation d'homicide portée contre Mars (en grec g-Arehs), qui, cité dans le bourg devant douze dieux, est renvoyé absous par le partage égal des voix : ce partage emportait toujours alors l'absolution de l'accusé. Varron rejette donc cette opinion la plus communément répandue, et va chercher dans les débris de traditions obscures de quoi bâtir une nouvelle étymologie. Il répudie la composition de ce mot Aréopage (Arès, Mars; pages, bourg ), comme un outrage aux dieux dont il éloigne et les contestations et les arrêts de la justice. Il assure que ce procès de Mars n'est pas moins faux que le débat élevé, dit-on, entre les trois déesses Junon, Minerve et Vénus, disputant, au tribunal de Pâris, la pomme d'or qui doit être le prix de la beauté ; et il le relègue parmi ces mensonges impies qui prêtent aux dieux une honteuse joie dans les représentations de leurs crimes réels ou supposés, au milieu des chants, des danses et des applaudissements du théâtre. Voilà ce que Varron repousse comme contraire à la nature et aux moeurs des dieux; et cependant lorsqu'il demande, non pas à la fable, mais à l'histoire, l'origine du nom d'Athènes, il accueille dans son ouvrage le récit de ce grave différend survenu entre Neptune et Minerve luttant de prodiges à qui lui donnerait son nom; différend où Apollon consulté n'ose décider entre eux, et, à l'exemple de Jupiter dans le débat des trois déesses, renvoie ces deux divinités au jugement des hommes : victorieuse par le nombre des suffrages, Minerve est vaincue dans le châtiment de celles qui lui ont donné la victoire : elle emporte contre les hommes, ses adversaires, le nom d'Athènes, et elle ne peut assurer aux femmes, ses amies, le nom d'Athéniennes. A cette époque et sous le règne de Cranaüs successeur de Cécrops, selon Varron, sous celui de Cécrops même, selon nos auteurs Eusèbe et Jérôme, arriva le déluge de Deucalion, ainsi appelé parce que le pays où régnait ce prince eut le plus à souffrir de la violence des eaux. Mais ce déluge ne s'étendit pas à l'Égypte ni aux contrées voisines. [18,11] Moïse affranchit donc de la servitude d'Égypte le peuple de Dieu, à la fin du règne de Cécrops chez les Athéniens, quand régnaient sur les Assyriens Ascatades, sur les Sicyoniens Marathus, sur les Argiens Triopas. Il donne au peuple délivré la loi reçue de Dieu sur le mont Sina, ou le vieux Testament, parce qu'il n'a que des promesses terrestres, et que Jésus-Christ devait révéler le Nouveau qui promet le royaume des cieux. Et il fallait ici garder cet ordre, ainsi qu'il arrive, suivant la remarque de l'Apôtre, en chaque homme qui s'avance vers Dieu. En cet homme, « ce n'est pas l'élément spirituel qui précède, mais l'élément animal; vient plus tard l'élément spirituel » car, ajoute l'Apôtre avec vérité, « le premier homme, formé de la terre, est l'homme terrestre; le second, venu du ciel, est l'homme céleste. » Moïse gouverna le peuple pendant quarante ans dans le désert; et il mourut à l'âge de cent vingt ans, ayant aussi lui-même prophétisé Jésus-Christ, par les figures des observations légales, par le tabernacle, le sacerdoce, les sacrifices et autres prescriptions mystérieuses. A Moïse succède Jésus Nave, qui établit le peuple dans la terre de promesse après avoir exterminé, en vertu de l'autorité divine, les premiers habitants de cette contrée. Il gouverne le peuple, après la mort de Moïse, pendant vingt-sept ans, et meurt à son tour sous les règnes d'Amyntas, le dix-huitième roi des Assyriens; de Corax, le seizième des Sicyoniens; de Danaüs, le dixième des Argiens, et d'Erichthon, le quatrième des Athéniens. [18,12] Pendant ce temps, c'est-à-dire depuis la sortie d'Égypte jusqu'à la mort de Jésus Nave, qui mit le peuple en possession de la terre promise, les rois de la Grèce instituèrent, en l'honneur des faux dieux, certaines solennités religieuses qui perpétuaient, dans la mémoire des hommes délivrés du déluge, le souvenir de cette catastrophe et de ces temps où leur misérable vie errait sur les montagnes pour redescendre dans les plaines. Car c'est ainsi qu'on explique ces courses des prêtres Luperques qui, montant et descendant sur la voie sacrée, figurent les hommes que l'inondation chasse vers les hauteurs, et que l'abaissement des eaux ramène dans les plaines. A cette époque, Dionysus, que l'on appelle encore Liber, mis après sa mort au rang des dieux, enseigne, dit-on, dans l'Attique, à son hôte, la culture de la vigne. Alors aussi, des jeux de musique sont institués en l'honneur d'Apollon de Delphes pour fléchir son courroux : on croyait que le sol de la Grèce était frappé de stérilité par ce Dieu, qui vengeait ainsi l'incendie de son temple que l'on n'avait pas su défendre contre l'invasion de Danaüs; c'est à la voix d'un oracle que ces jeux s'établirent. Le roi Erichthon, le premier, les institua dans l'Attique en son honneur et en l'honneur de Minerve. L'olivier était le prix des vainqueurs; car on attribue à Minerve la culture de cet arbuste, comme celle de la vigne à Liber. En ce temps, Xanthus, roi des Crétois, que d'autres nomment autrement, enleva, dit-on, Europe, dont il eut Rhadamanthus, Sarpedon et Minos, plus généralement connus comme fils de Jupiter et de la même mère. Mais les adorateurs de ces vaines divinités attribuent à la vérité historique ce que je viens de dire du roi de Crète; et tout ce que l'on publie de Jupiter, les poètes par leurs chants, les théâtres par leur pompe bruyante, les peuples par leurs cérémonies ; tout cela est la part du mensonge et de la fiction, matière de ces jeux où la représentation des crimes que l'on prête aux dieux apaise leur courroux. Alors Hercule était illustre à Tyrinthia; un autre Hercule que celui dont je viens de parler, car en soulevant les voiles de l'histoire, on trouve plusieurs Liber et plusieurs Hercule : celui-ci, dont les douze travaux sont célèbres, n'est pas le vainqueur de l'Africain Antée, mais celui qui se brûle lui-même sur le mont OEta; ce courage qui domptait des monstres s'abat sous la douleur. Alors, le roi ou plutôt le tyran Busiris immolait ses hôtes à ses dieux. Il passait pour être fils de Neptune et de Lybia fille d'Epaphus. Cependant que l'on épargne ce crime à Neptune et cette accusation aux dieux, j'y consens; qu'on l'impute aux poètes et aux théâtres qui conjurent ainsi les colères célestes. Erichthon, roi des Athéniens, qui touchait au terme de sa vie quand Jésus Nave mourut, était, dit-on, fils de Vulcain et de Minerve; mais, comme l'on veut que Minerve soit vierge, on prétend que dans le débat des deux divinités, Vulcain troublé répandit sa semence sur la terre : telle est l'origine d'Erichthon, de sa naissance et de son nom (en grec g-eris, débat; et g-chthohn, terre). Les savants, il est vrai, rejettent ce récit, et, l'écartant de leurs dieux comme une fable, ils en trouvent la source dans le fait suivant. II n'y avait à Athènes, pour Vulcain et Minerve, qu'un seul temple, où un jour fut trouvé un enfant enveloppé d'un serpent, emblème de sa grandeur future ; et les père et mère demeurant inconnus, la commune consécration du temple fit attribuer cet enfant à Vulcain et à Minerve. Cependant l'origine de ce nom s'explique mieux par la fable que par l'histoire; mais que nous importe? le récit historique n'est-il pas pour l'instruction des hommes religieux, la fable menteuse pour le plaisir des démons impurs, que ces hommes religieux adorent néanmoins comme des dieux? et s'ils nient de ces dieux ce que la tradition raconte, ils ne sauraient les laver des souillures du théâtre, puisque c'est à leur demande que l'on célèbre les jeux, honteuse mise en scène de ces actes que l'on trouve sage de nier : mensonges et infamies qui apaisent les dieux! En vain la fable déclare leurs crimes une fiction ; se plaire à des crimes supposés, n'est-ce pas un crime véritable? [18,13] Après la mort de Jésus Nave, le peuple de Dieu eut des juges; toute cette période est une constante alternative d'afflictions humiliantes et de consolantes prospérités, en raison des péchés d'Israël ou de la miséricorde divine; de ce temps date l'invention de plusieurs fables. C'est Triptolème qui, par ordre de Cérès, porté sur des serpents ailés, distribue, dans son vol, le blé aux pays affamés ; c'est le Minotaure, monstre renfermé dans un labyrinthe aux inextricables détours, d'où les hommes ne peuvent plus sortir une fois qu'ils y sont entrés; ce sont les Centaures, dont la nature réunit le cheval et l'homme; c'est Cerbère, le chien des enfers, à la triple tête; c'est Phryxus et Hellé, sa soeur, qui volent sur un bélier; c'est Gorgone, à la chevelure de serpents, et qui change en pierres ceux qui la regardent; c'est Bellérophon, qui monte un cheval ailé qu'on appelle Pégase; c'est Amphion, qui enchante et attire les rochers par la douceur des sons de sa lyre; c'est l'habile Dédale et son fils Icare, qui s'envolent sur des ailes artificielles ; c'est OEdipe, qui résout l'insoluble énigme proposée par le monstre à face humaine et à quatre pieds, victoire qui précipite le sphinx dans son propre abîme; c'est Antée, fils de la Terre, qu'Hercule étouffe, parce qu'en tombant sur sa mère il se relevait toujours plus fort ; et d'autres fables qui m'échappent peut-être ; toutes fictions inventées jusqu'à la guerre de Troie, où Varron termine son second livre des antiquités romaines, fictions que l'imagination humaine emprunte à des récits véritables, sans en faire une source d'opprobre pour les dieux. Mais quant à ceux qui supposent qu'un bel enfant est enlevé par Jupiter, crime du roi Tantalus, que la fable attribue au dieu ; ou que Jupiter, sous la pluie d'or, arrive à la couche de Danaé : fable qui nous laisse entendre que l'or vainquit la pudeur d'une femme; toutes actions réelles ou imaginaires, ou commises par d'autres et prêtées à Jupiter; qui pourrait dire à quel point les auteurs de ces fictions ont présumé de la dépravation du coeur des hommes, pour les croire capables de souffrir patiemment de tels mensonges, qu'ils ont néanmoins embrassés volontiers? Et cependant plus ils sont dévoués au culte de Jupiter, plus sévèrement ils devraient punir ces hardis blasphémateurs. Mais, loin d'être indignés contre eux, ils ont au contraire redouté l'indignation des dieux mêmes s'ils ne mettaient en scène ces honteuses fictions. A cette époque, Latone donne le jour à Apollon, non cet Apollon dont je viens de rappeler les oracles habituellement consultés, mais celui qui fut, avec Hercule, au service d'Admète, et cependant si bien admis au rang des dieux, que l'on confond d'ordinaire l'un et l'autre Apollon. A cette époque aussi, Liber porte la guerre dans l'Inde; il avait dans son armée une troupe de femmes appelées Bacchantes, plus célèbres par leur fureur que par leur courage. Suivant quelques auteurs, il fut vaincu et chargé de chaînes ; selon d'autres, il fut tué dans un combat par Perséus; et le lieu même de sa sépulture n'est pas inconnu. Et pourtant c'est en son nom comme au nom d'un dieu que, par l'inspiration des esprits immondes, les sacrées ou plutôt sacriléges bacchanales s'établissent : fêtes dont les cyniques fureurs, après tant d'années, frappèrent le sénat d'une telle honte, qu'il les bannit de Rome. C'était encore le temps de Perséus et d'Andromède sa femme, élevés au ciel après leur mort; et telle est la conviction de leur divinité, que l'on ne rougit pas de désigner leur image par des étoiles appelées de leurs noms. [18,14] A la même époque, il y eut des poètes qu'on appelait encore théologiens, parce qu'ils composaient des vers en l'honneur des dieux, mais de dieux qui, bien que grands hommes, furent cependant des hommes, s'ils ne sont les éléments de ce monde, ouvrage du vrai Dieu; ou bien élevés dans l'ordre des Principautés et des Puissances, par la volonté du Créateur, et non par leur propre mérite. Que si, parmi tant d'erreurs et de faussetés, ces poètes ont dit quelque chose du vrai Dieu, comme ils l'ont confondu dans leurs hommages avec d'autres qui ne sont pas dieux, et comme ils ont rendu à ces idoles le culte qui n'est dû qu'à Dieu seul, ils n'ont pas rendu à Dieu le service légitime, et ces poètes mêmes, Orphée, Musée, Linus, n'ont pu se garder de flétrir leurs divinités de ces fabuleux opprobres. Mais ces théologiens ont honoré les dieux et n'ont pas été honorés comme dieux, quoique la cité des impies donne à Orphée je ne sais quelle autorité sur les sacrifices ou plutôt sacriléges infernaux. La femme du roi Athamas, Ino, et son fils Mélicertes, trouvèrent dans l'abîme des flots une mort volontaire, et l'opinion des hommes les mit au rang des dieux, ainsi que plusieurs hommes de ce temps, entre autres Castor et Pollux. Cette mère de Mélicertes les Grecs l'appelèrent Leucothéa, les Latins Matuta; les uns et les autres la prennent pour une déesse. [18,15] En ce temps finit l'empire des Argiens, transféré à Mycènes, patrie d'Agamemnon, et le royaume des Laurentins s'élève où Picus, fils de Saturne, règne le premier, les Hébreux ayant alors pour juge Debbora ou plutôt l'Esprit de Dieu même en elle : car cette femme était prophétesse ; mais l'obscurité de ses prophéties nous obligerait à de longs commentaires pour en montrer le rapport à Jésus-Christ. Les Laurentins régnaient donc déjà en Italie, auteurs évidents des Romains après les Grecs. Cependant l'empire des Assyriens subsistait encore, et Lamparés, leur vingt-troisième roi, tenait le sceptre, quand Picus commençait la dynastie des rois Laurentins. Quant à Saturne, père de Picus, que les adorateurs de ces tristes divinités décident ce qu'ils en doivent penser, puisqu'ils nient qu'il fut homme. D'autres ont écrit qu'il régna en Italie avec son fils Picus; et Virgile a dit de lui dans ces vers célèbres : "Cette race sauvage et dispersée sur les hautes montagnes, il la rassemble, il lui donne des lois; et il veut que ce pays porte le nom de Latium, où il a trouvé asile et sécurité : son règne fut, dit-on, la période de l'âge d'or." Mais qu'ils relèguent ceci parmi les mensonges poétiques, qu'ils préfèrent donner pour père à Picus, Sterce, habile agriculteur qui imagina, dit-on, de féconder les champs par le fumier des animaux : d'où est venu à l'engrais le nom de "stercus", et à l'inventeur, selon quelques-uns, le nom de Stercutius; pour quelque raison qu'on ait voulu l'appeler Saturne, il n'en est pas moins certain que ce fut Sterce ou Stercutius, dont on fit avec raison le dieu de l'agriculture. On admit aussi au nombre de ces dieux Picus son fils, célèbre, dit-on, comme augure et comme guerrier. Picus engendra Faunus, second roi des Laurentins; il fut, ou plutôt il est encore un de leurs dieux. C'est avant la guerre de Troie que ces honneurs divins étaient rendus à des hommes morts. [18,16] Après la chute de Troie, dont le bruit a retenti sur toute la terre, ruine mémorable, si connue des enfants, et qui doit à son importance, à la beauté du langage des écrivains, d'être publiée par toutes les voix de la renommée; après cet événement arrivé sous le règne de Latinus, fils de Faunus, dont les peuples laissèrent désormais le nom de Laurentins pour celui de Latins, les Grecs vainqueurs, abandonnant les débris ce Troie, trouvent, à leur retour vers leurs foyers, d'épouvantables désastres qui les dispersent, qui les accablent : et toutefois ces malheurs mêmes leur fournirent de nouveaux dieux. Car on fit un dieu de Diomèdes ; Diomèdes que l'on nous représente frappé d'un châtiment divin qui le repousse de sa patrie; Diomèdes dont les compagnons changés en oiseaux, non pas au gré de la Fable menteuse, mais suivant un témoignage historique, ne peuvent obtenir de leur chef devenu dieu la recouvrance de leur première nature ; soit que lui-même ne puisse la leur rendre, soit que le puissant Jupiter ait accueilli par un refus la bienvenue de ce nouvel hôte. On assure encore que Diomèdes a un temple dans l'île Diomedea, non loin du mont Garganus en Apulie ; et l'on ajoute que ces mêmes oiseaux volent autour de ce temple, et l'honorent d'un tel culte, qu'ils se remplissent le bec d'eau pour l'arroser : que si des Grecs ou des individus d'origine grecque viennent en ce lieu, ces oiseaux se montrent non seulement paisibles, mais caressants ; s'ils aperçoivent des étrangers, ils volent autour de leurs têtes, et les frappent avec fureur jusqu'à leur donner la mort; car on les dit armés de becs assez durs et assez forts pour livrer ces terribles combats. [18,17] A l'appui de ce fait, Varron en cite d'autres non moins incroyables de cette fameuse magicienne Circé, qui change aussi en bêtes les compagnons d'Ulysse; et de ces Arcadiens que le sort désigne pour passer à la nage sur certain étang où ils deviennent loups, et vont vivre avec cette espèce farouche aux lieux déserts de cette contrée. S'ils s'abstiennent de chair humaine, au bout de neuf ans ils repassent le même étang à la nage, et reprennent leur forme d'hommes. Enfin il cite nominativement un certain Demaenetus, qui, ayant goûté du sacrifice d'un enfant que les Arcadiens immolent à leur dieu Lycæus, est changé en loup, et qui, dix ans après, réintégré dans sa véritable forme, remporte le prix du pugilat aux jeux olympiques. Et suivant le même historien, ce nom particulier en Arcadie, de Pan Lycæus et de Jupiter Lycæus, a son origine dans cette métamorphose d'hommes en loup qui, dans l'opinion de ces peuples, ne saurait arriver sans un acte de la puissance divine. "Loup", en effet, se dit en grec g-lukos, d'où le nom de Lycæus est évidemment dérivé. Enfin Varron prétend que les prêtres Luperques sont, pour ainsi dire, les descendants de ces mystères. [18,18] XVIII. Mais, sur ces perfides jeux des démons, mes lecteurs attendent peut-être mon sentiment. Et que dirai-je? sinon qu'il faut fuir de l'enceinte de Babylone : conseil prophétique et que nous devons entendre en esprit, fuyant la cité du siècle, la société des hommes et des anges impies, pour avancer vers le Dieu vivant du pas de la foi qui opère par l'amour. En effet, plus la puissance des démons ici-bas nous apparaît formidable, plus il faut nous tenir étroitement attachés au Médiateur qui nous élève avec lui. Dirai-je qu'il faut refuser toute croyance à ces prodiges? mais encore aujourd'hui les témoins ne manqueront pas pour affirmer que de semblables faits ont frappé leurs yeux ou leurs oreilles. N'avons-nous pas nous-même, pendant notre séjour en Italie, entendu raconter qu'en certaines parties de cette contrée, des femmes, des hôtelières initiées aux pratiques sacriléges, recélaient dans un fromage offert à tels voyageurs qu'il leur était loisible ou possible, le secret de les transformer soudain en bêtes de sommes qu'elles chargeaient de leurs bagages ? Cette tâche accomplie, ils revenaient à leur nature ; et toutefois cette métamorphose ne s'étendait pas jusqu'à leur esprit, ils conservaient la raison de l'homme, comme Apulée le raconte de lui-même dans le récit ou la fiction de l'Ane d'or, quand un breuvage empoisonné l'a fait devenir âne en lui laissant la raison. Mensonges que tout cela, ou phénomènes si rares qu'il est raisonnable de n'y pas ajouter foi. Ce qu'il faut croire, c'est que Dieu, par sa toute-puissance, peut faire tout ce qu'il veut, pour satisfaire à sa justice ou à sa clémence, et que les démons, ces créatures angéliques, mais perverties par leur volonté propre, n'agissent dans le ressort de leur puissance naturelle que suivant la permission de celui dont les jugements sont souvent cachés et jamais injustes. Sans doute qu'en déployant ces prestiges dont il est question, les démons ne créent pas de nouvelles natures, mais ils modifient tellement, dans leurs apparences, celles que le vrai Dieu a créées, qu'elles semblent être ce qu'elles ne sont pas. Ainsi je n'accorderai jamais aux démons, quel que soit leur artifice ou leur puissance, de pouvoir changer l'âme, que dis-je? le corps même de l'homme, au corps, aux formes réelles de la brute : ce que je crois, c'est que l'imagination humaine se modifiant selon la multitude infinie des objets que suggère la pensée ou le sommeil, et, quoique incorporelle, se pliant avec une merveilleuse rapidité à reproduire la ressemblance des corps, une certaine image fantastique de l'homme peut, à la faveur de l'assoupissement ou de la léthargie, arriver, comment? je l'ignore, sous une apparence corporelle, jusqu'à notre perception sensible; tandis que le corps même de l'homme gît peut-être ailleurs, vivant sans doute, mais dans un plus profond évanouissement que celui du sommeil. Ainsi, cette image fantastique de l'homme se montrerait à nos sens incorporée à certaine figure de brute, et dans cet état, comme dans l'illusion d'un songe, l'homme lui-même pourrait se croire tel qu'il se paraît et s'imaginer qu'il porte des fardeaux. Ces fardeaux sont-ils réels? ce sont alors les démons qui les portent pour abuser les hommes dont la vision se partage entre un fardeau réel et une brute imaginaire. Un certain Præstantius racontait que son père ayant par hasard goûté dans sa maison de ce fromage empoisonné, il était demeuré sur son lit, comme endormi, mais sans qu'il fût possible de l'éveiller. Revenu à lui-même quelques jours après, il raconta comme un songe ce qui venait de lui arriver : il était devenu cheval, et avait, en compagnie d'autres bêtes de somme, porté aux soldats des vivres, "retica", que l'on enveloppe dans des filets. Le fait s'était passé comme il le racontait, et ce fait ne lui paraissait qu'un songe. Un autre rapportait qu'une nuit, avant de reposer, il avait vu venir à lui un philosophe platonicien de sa connaissance, et obtenu de lui, sur quelques points de la doctrine de Platon, certains éclaircissements jusqu'alors refusés à ses instances. Et comme on demandait à ce philosophe pourquoi il avait accordé hors de chez lui ce que chez lui il avait refusé : "Je ne l'ai pas fait, répondit-il, mais je l'ai rêvé". Ainsi l'un eut, tout éveillé, sous ses yeux, à la faveur d'une image fantastique, ce que l'autre vit dans son sommeil. Ces faits nous sont parvenus, non sur l'attestation de gens quelconques, à qui il nous semblerait indigne d'ajouter foi, mais d'hommes que nous jugeons incapables de nous tromper. Ainsi ce que la tradition ou les monuments littéraires nous racontent des prestiges des dieux ou plutôt des démons, de ces métamorphoses habituelles d'Arcadiens en loups « et de ces enchantements de Circé qui transforma les compagnons d'Ulysse; » tout cela sans doute est arrivé (s'il est vrai toutefois) ainsi que je viens de le dire. Quant aux oiseaux de Diomèdes, comme leur espèce, dit-on, s'est perpétuée jusqu'à nous, je crois qu'ils le doivent, non pas à une métamorphose humaine, mais à une substitution semblable à celle de la biche, dévouée à la place d'Iphigénie, fille d'Agamemnon. De semblables prestiges, permis par les jugements de Dieu, pouvaient-ils être difficiles aux démons? Or, comme cette jeune fille fut trouvée vivante après le sacrifice, on reconnut aisément qu'une biche lui avait été substituée, tandis que les compagnons de Diomèdes ayant soudain disparu pour ne plus reparaître, victimes des mauvais anges, ministres de la colère divine, on les a crus métamorphosés en ces oiseaux qui, secrètement apportés des lieux où l'espèce habite, les auraient soudain remplacés. Quant à l'eau dont ils se remplissaient le bec pour arroser le temple de Diomèdes, quant à leurs caresses pour les Grecs et leurs fureurs contre les étrangers, faut-il s'étonner de retrouver ici la maligne influence des démons jaloux d'accréditer la divinité de Diomèdes, afin d'entretenir les hommes dans cette funeste erreur qui, pour les dieux menteurs, outrageant le vrai Dieu, prostitue à des hommes morts et qui n'ont pas même vécu de la vie véritable, l'hommage de ces temples, de ces autels, de ces sacrifices, de ces prêtres, tout ce culte enfin qui n'est dû qu'au seul Dieu de vie et de vérité ? [18,19] En ce temps, après la ruine de Troie, Énée, avec vingt vaisseaux qui portent les débris des Troyens aborde en Italie, sous le règne de Latinus. Régnaient alors, chez les Athéniens, Mnestheus ; chez les Sicyoniens, Polyphides ; chez les Assyriens, Tautanes; Labdon était juge des Hébreux. Après la mort de Latinus, Énée règne trois ans, du vivant de ces princes, le roi des Sicyoniens et le juge des Hébreux exceptés, qui ont déjà pour successeurs, l'un Pelasgus, l'autre Samson que sa force prodigieuse fit passer pour Hercule. Énée étant donc disparu, après sa mort les Latins s'en font un Dieu. Les Sabins rangent aussi parmi les dieux leur premier roi Sancus ou, suivant quelques-uns, Sanctus. C'est alors que Codrus, roi des Athéniens, vint s'offrir inconnu aux coups des Péloponnésiens, leurs ennemis : il est frappé, et paye, dit-on, de sa vie le salut de son pays. Car l'oracle avait promis aux Péloponnésiens la victoire, s'ils ne tuaient pas le roi des Athéniens. Codrus les trompe donc en venant à eux sous les haillons d'un pauvre et en provoquant par une querelle leur fureur et sa mort : "querelle de Codrus", a dit Virgile. Les Athéniens l'honorèrent comme un dieu, par des sacrifices. Sous le règne de Silvius, quatrième roi des Latins, fils d'Énée, non par Créusa, mère d'Ascanius, troisième roi de ce peuple, mais par Lavinia, fille de Latinus. Sous Silvius qui fut, dit-on, fils posthume d'Énée; alors qu'Oneus était le vingt-neuvième roi des Assyriens, Melanthus, le seizième des Athéniens, et le grand prêtre Héli, juge des Hébreux, finit le royaume des Sicyoniens, à qui on attribue une durée de neuf cent cinquante-neuf ans. [18,20] Bientôt, et du vivant de ces rois dans les contrées que je viens de nommer, le gouvernement des juges étant aboli, la royauté en Israël commence à Saül : c'est le temps du prophète Samuel ; et c'est aussi le temps de ces rois latins appelés Silviens du nom de ce fils d'Énée qui le premier s'appela Silvius. Les autres rois qui se succédèrent recevaient des noms propres avec ce surnom, comme longtemps après furent nommés Césars les successeurs de Jules César. Après la réprobation de Saül et le retranchement de sa race, ce prince étant mort, qui était roi depuis quarante ans, David lui succède. Alors, et depuis le trépas de Codrus, les Athéniens cessent d'avoir des rois, et confient à des magistrats le gouvernement de la république. David, après quarante ans de règne aussi, laisse le sceptre à son fils Salomon, qui bâtit ce fameux temple de Jérusalem. De son temps, Albe est fondée chez les Latins, et du nom de cette ville, dans la même contrée du Latium, les rois désormais s'appelèrent, non plus latins, mais albains. A Salomon succède son fils Roboam : sous ce prince, le peuple se partage en deux royaumes, chacun sous un roi particulier. [18,21] Après Énée, dont on avait fait un dieu, le Latium eut onze rois : aucun d'eux n'obtint les honneurs divins ; mais Aventinus, le douzième successeur d'Énée, ayant trouvé la mort dans un combat et sa sépulture sur la montagne qui porte encore aujourd'hui son nom, vint augmenter le nombre des dieux, tels qu'on savait s'en faire alors. Suivant une autre tradition, il n'aurait pas été tué en combattant; mais il aurait disparu, et ce n'est pas à lui, mais à l'arrivée d'une troupe d'oiseaux, que le mont Aventin devrait son nom. Après lui, le Latium ne fit plus d'autre dieu que Romulus, le fondateur de Rome. Mais, entre ces deux rois, il s'en trouve deux autres, dont le premier, et l'immédiat successeur d'Aventinus, est, pour parler avec Virgile, « cet illustre Procas, la gloire de la race troyenne. » C'est de son temps, quand l'Italie était comme en travail de l'enfantement de Rome, que le plus grand des empires, l'empire d'Assyrie, arrive au terme de son immense durée. Il passe aux Mèdes après environ treize cent cinq ans d'existence, en comptant l'époque de Bélus, père de Ninus, qui régna le premier et borna son ambition à l'étroite enceinte de ce royaume naissant. Procas est le prédécesseur d'Amulius. Amulius, dit-on, avait fait de la fille de son frère Numitor une vierge consacrée à Vesta. Son nom est Rhea ou Ilia, mère de Romulus : on prétend, pour glorifier ou excuser son déshonneur, qu'elle eut deux jumeaux du dieu Mars, et la preuve que l'on invoque, c'est que les deux enfants exposés furent allaités par une louve : animal qui, dit-on, appartient à Mars. Cette louve aurait offert la mamelle à ces enfants, parce qu'elle aurait reconnu les fils de son maître. Selon d'autres, et ceux-là ne manquent pas, ces jumeaux vagissaient abandonnés, quand ils furent d'abord recueillis par une courtisane qui, la première, leur donna le sein. On appelait alors les courtisanes louves, "lupa" : d'où est venu aux lieux infâmes le nom de "lupanar". Ils auraient été remis entre les mains du berger Faustulus, et nourris par sa femme Acca. Et quand, à la honte de ce roi qui avait eu la cruauté de les condamner à périr sous les eaux, dérobant au fleuve ces enfants prédestinés à fonder un si grand empire, Dieu eût offert à leurs cris la mamelle d'une louve, faudrait-il donc tant s'étonner ? Le sceptre du Latium passe d'Amulius à Numitor, aïeul de Romulus; et la première année de son règne, Rome est bâtie. Ainsi désormais il règne conjointement avec son petit-fils Romulus. [18,22] J'abrége. — Rome est fondée comme une seconde Babylone, comme la fille de la première, dont il plaît à Dieu de se servir pour dompter l'univers, et, réduit à l'unité de la république et de ses lois, le pacifier jusqu'à ses derniers confins. Car c'était' déjà des peuples forts et aguerris, des nations exercées aux armes, et dont la résistance obstinée ne devait laisser la victoire qu'au prix des derniers périls, d'une horrible extermination de part et d'autre, et des plus sanglants efforts. Quand l'empire des Assyriens subjugua presque toute l'Asie, cette conquête s'acheva par la guerre, et non par des guerres si rudes et si désastreuses ; les nations, encore novices à la résistance, étaient moins nombreuses et moins puissantes. Car depuis cet immense et universel déluge, où huit hommes seulement trouvèrent leur salut dans l'arche de Noé, mille ans s'étaient à peine écoulés, quand Ninus soumit l'Asie, à l'exception de l'Inde. Mais pour dompter tant de nations de l'Orient et de l'Occident que nous voyons aujourd'hui sujettes de l'empire Romain, il fallut à Rome plus de temps et d'efforts; car, en croissant peu à peu, partout où elle s'étend, elle les trouve vigoureuses et guerrières. Or, au temps de la fondation de Rome, le peuple d'Israël comptait, depuis son entrée dans la terre promise, sept cent dix-huit ans, dont vingt-sept appartiennent à la période de Jésus Nave, et trois cent vingt-neuf à celle des juges ; trois cent soixante-deux ans s'étaient écoulés depuis l'avénement des rois. Juda avait alors pour roi Achaz, ou, selon d'autres calculs, le successeur de ce prince, Ézéchias, si célèbre par ses vertus et sa piété, contemporain de Romulus. En ce temps, Osée venait de saisir le sceptre d'Israël. [18,23] C'est à cette époque que plusieurs rapportent les prédictions de la sibylle d'Érythra. Varron prétend qu'il y eut plusieurs sibylles. Cette sibylle d'Érythra a rendu, sur Jésus-Christ, certains témoignages évidents. Nous les avons lus, en vers d'une mauvaise latinité et se tenant à peine sur leurs pieds, grâce à l'inhabileté de l'interprète inconnu, comme je l'ai su depuis. Car l'illustre Flaccianus, qui fut même proconsul, cet homme si remarquable par la facilité de son éloquence et l'étendue de son savoir, dans un entretien sur Jésus-Christ, nous représenta un exemplaire grec qu'il nous dit être le recueil des vers de la sibylle d'Érythra, et appela notre attention sur certain passage où les premières lettres de chaque vers, réunies ensemble, offraient au lecteur ces mots : g-Iehsous g-Chreistos g-Theou g-Huios g-Sohtehr ; c'est-à-dire : « Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur. » Or ces vers, dont les premières lettres forment le sens que nous disons, suivant une autre interprétation en vers latins réguliers, énoncent cette prophétie : « Signe du jugement! la terre se couvrira d'une sueur glacée. Le roi des siècles va descendre du ciel, et c'est dans sa chair qu'il comparaît pour juger l'univers. Et Dieu se montre aux yeux de l'incrédule et du fidèle, dans sa gloire avec ses saints, au dernier terme des âges. Et les âmes paraissent aussi revêtues de leur chair, à son tribunal, quand la terre demeure inculte et ensevelie sous les ronces. Les hommes rejettent loin d'eux leurs idoles et leurs trésors. Le feu va dévorer la terre, et, gagnant la mer et le ciel, briser les portes du sombre Averne. Une pure lumière revêtira les corps des saints, et les coupables seront livrés à d'éternelles flammes. Découvrant ses actes cachés, chacun révélera les secrets de son coeur; Dieu ouvrira les consciences à la lumière. C'est l'heure des gémissements, l'heure où tous grinceront les dents. Le soleil est déchu de sa gloire, et le choeur des astres s'éteint. Le soleil disparaît, le rayon de la lune est éclipsé. Les collines tombent, les vallées s'élèvent de leurs profondeurs. Rien n'apparaît plus dans les choses de l'homme, de haut ni d'altier. Déjà les montagne et les espaces azurés de la mer descendent au niveau des plaines. Tout cesse ; la terre est brisée. Le feu dévore les fon- taines et les fleuves. Alors, du haut des cieux, la trompette fait planer sur le monde un son lugubre dont le gémissement annonce la catastrophe lamentable et la diversité des supplices. La terre s'entr'ouvrant laisse voir le chaos du Tartare. Là, tous les rois, jusqu'au dernier, vont paraître devant le Seigneur; les cieux versent un torrent de feu et de soufre. » Dans ces vers latins, tant bien que mal traduits du grec, le sens que forme la réunion des lettres initiales, ne peut se retrouver quand le vers commence par la lettre g-Y, faute d'un synonyme latin qui commence par cette lettre ; ces vers défectueux sont au nombre de trois : le cinquème, le dix-huitième, le dix-neuvième. Que si cependant nous rassemblons les lettres initiales de chaque vers, moins celles de ces trois vers auxquelles nous nous souviendrons de substituer l' g-Y comme si chacun de ces vers commençait par cette lettre, nous lisons cinq mots, grecs et non latins, dont voici le sens : "Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur. » De plus, ce passage se compose de vingt-sept vers, nombre qui représente le cube de trois. Car trois répété trois fois, font neuf; et neuf répétés à leur tour trois fois, pour élever la figure de largeur en hauteur, font vingt-sept. Or de ces cinq mots grecs : g-Iehsous g-Chreistos g-Theou g-Huios g-Sohtehr,ou : "Jésus-Christ, Fils de Dieu Sauveur", si l'on rassemble les premieres lettres, on forme le mot g-Ichthus, poisson, nom mystique de Jésus-Christ, qui a pu dans les abîmes de notre mortalité, comme dans les profondeurs de la mer, demeurer vivant, c'est-à-dire exempt de péché. Quant à cette sibylle d'Érythra, ou de Cumes suivant quelques-uns, son poème, dont je n'ai cité qu'un petit nombre de vers, ne rend aucun hommage à ces dieux, créatures du mensonge ou de l'homme ; que dis-je ? elle s'élève avec tant de force contre eux et contre leurs adorateurs, qu'elle pourrait être mise au nombre des enfants de la Cité de Dieu. Lactance aussi a inséré dans son ouvrage certaines prédictions de la sibylle sur Jésus-Christ. Il ne dit pas quelle est cette sibylle; mais ces citations éparses chez lui, courtes et fréquentes, j'ai cru devoir les réunir pour en former un tout plus étendu. « Il tombera, dit la Sibylle, entre les mains injustes des infidèles; leurs mains incestueuses donneront des soufflets à Dieu, et leur bouche impure le couvrira d'une salive empoisonnée. Lui se contentera de présenter aux verges son dos innocent. Il recevra des soufflets en silence, afin que nul ne reconnaisse quel Verbe il est, d'où il vient, afin qu'il parte aux Enfers et soit couronné de la couronne d'épines. Ils présentent le fiel à sa faim, et à sa soif, le vinaigre; ils dressent un festin d'inhospitalité. Insensée! tu n'as pas reconnu ton Dieu qui se joue de la raison des mortels, et tu l'as couronné d'épines, et tu l'abreuves d'un fiel amer! Le voile du Temple se déchire, et, au milieu du jour, une ténébreuse nuit de trois heures se répand. Il meurt de mort et s'endort d'un sommeil de trois jours. Et revenu des Enfers, le premier, il reparaît à la lumière, il montre en lui-même aux élus les prémices de la résurrection. » Tels sont les textes sibyllins que Lactance cite par fragments suivant l'ordre des preuves qu'il veut établir; textes que nous recueillons en faisceau et sans interruption, ayant soin seulement de distinguer les lettres initiales, pourvu que dans la suite les écrivains ne négligent pas de les maintenir. Selon quelques auteurs, la sibylle d'Érythra vivait non pas au temps de Romulus, mais à l'époque de la guerre de Troie. [18,24] Sous le règne de ce même Romulus, vécut, dit-on, Thalès de Milet, l'un des sept Sages qui, depuis les poètes théologiens, dont Orphée est le plus célèbre, furent appelés g-Sophoi, c'est-à-dire "Sages". C'est vers ce temps que les dix tribus d'Israël, vaincues par les Chaldéens, sont emmenées captives, tandis que les deux tribus de Juda, dont Jérusalem est la capitale, demeurent en Judée. Romulus mort, et à jamais disparu, les Romains (qui l'ignore? ) l'élèvent au rang des Dieux : usage aboli depuis longtemps, et que ramène, dans la suite, la flatterie et non l'erreur, au temps des Césars. Aussi Cicéron fait-il à Romulus un immense titre de gloire d'avoir mérité de tels honneurs, non en ces temps de grossièreté et d'ignorance, où il était si facile de tromper les hommes, mais déjà à une époque de culture et de civilisation, bien que la subtile et captieuse loquacité des philosophes n'eût pas encore fait irruption de toutes parts. Mais si les époques suivantes ne placent pas des morts sur les autels, on ne laisse pas toutefois d'honorer comme dieux, et de tenir pour tels, les dieux d'institution antique. Que dis-je? Par les idoles inconnues aux anciens, on ajoute l'attrait d'une folle et sacrilège superstition : puissance des esprits impurs et de leurs trompeurs oracles sur le coeur des hommes! Le siècle est déjà trop éclairé pour prêter des crimes aux dieux; et cependant, à la faveur des jeux scéniques, on se laisse précipiter dans l'adoration de ces dieux du mensonge! A Romulus succède Numa, qui, ayant pourvu Rome d'une infinité de faux dieux, n'eut pas lui-même, après sa mort, l'honneur d'être admis au nombre de ces dieux, comme si dans ce ciel où il avait entassé les divinités il n'eût pu trouver une place. C'est à l'époque où il régnait à Rome et au commencement du règne de Manassès chez les Hébreux, ce prince impie qui mit à mort le prophète Isaïe, que l'on rapporte le temps où vivait la sibylle de Samos. [18,25] Sedechias régnait chez les Hébreux, et chez les Romains, Tarquin l'Ancien, successeur d'Ancus Martius, quand le peuple juif fut emmené captif à Babylone, après la ruine de Jérusalem et du temple bâti par Salomon. Catastrophe prédite par les prophètes, lorsqu'ils reprochaient aux Juifs leurs iniquités et leurs impiétés; et surtout par Jérémie, qui même en avait marqué l'année. Vers cette époque vivait Pittacus de Mitylène, l'un des sept Sages ; et Eusèbe rapporte au temps de la captivité, celui où vivaient les cinq autres qui, avec Thalès dont nous venons de parler, et Pittacus, forment les sept Sages; c'est-à-dire Solon d'Athènes, Chilon de Lacédémone, Périandre de Corinthe, Cléobule de Lindos, et Bias de Priène. Tous sept, appelés Sages, parurent après les poètes théologiens. Leur genre de vie les élevait à certains égards au-dessus des autres hommes; on leur doit quelques préceptes de morale resserrés en de courtes sentences. Ils n'ont point laissé à la postérité d'autre monument, Solon excepté, qui donna, dit-on, plusieurs lois aux Athéniens. Thalès se livra à l'étude de la nature; il a laissé des traités dépositaires de sa doctrine. D'autres physiciens brillèrent encore à cette époque de la captivité de Babylone : Anaximandre, Anaximènes et Xénophanes. C'est aussi le siècle de Pythagore, qui le premier porta le nom de philosophe. [18,26] Vers ce temps, Cyrus, roi des Perses, qui étendait son sceptre sur les Chaldéens et les Assyriens, relâchant un peu la chaîne des Juifs, en renvoya cinquante mille en Judée pour rebâtir le temple. Mais ils en jetèrent seulement les premières assises et dressèrent un autel. Interrompue par les incursions des ennemis, l'oeuvre fut différée jusqu'à Darius. A cette époque arrivèrent les événements racontés dans le livre de Judith, que les Juifs n'ont pas admis dans le canon des Écritures. Ainsi, sous Darius, roi des Perses, les soixante-dix années prédites par le prophète Jérémie étant révolues, les Juifs délivrés de leurs fers sont rendus à la liberté. C'est l'époque où, chez les Romains, régnait Tarquin, leur septième roi. Il est chassé. Les Romains s'affranchissent aussi de la domination de leurs rois. Jusqu'alors, le peuple d'Israël eut des prophètes : mais, eu égard à leur nombre, il en est peu dont les écrits soient reçus comme canoniques, tant par les Juifs que par nous. J'ai promis, en terminant le livre précédent, de dire quelques mots sur ce sujet; il est temps de tenir parole. [18,27] Donc, pour bien préciser le temps où ils vivaient, remontons un peu plus haut. Au début du livre du prophète Osée, le premier des douze, il est écrit : « Voici la parole du Seigneur à Osée, du temps d'Ozias, de Joathan, d'Achaz et d'Ézéchias, rois de Juda. Amos écrit aussi qu'il a prophétisé du temps d'Ozias; il ajoute encore Jéroboam, roi d'Israël, qui vivait à cette époque. Isaïe, fils du prophète Amos, ou, ce qui est plus probable, d'un autre qui, sans être prophète, portait le même nom, inscrit en tête de son livre ces quatre rois que nomme Osée, et commence aussi par déclarer qu'il a prophétisé de leur temps. Michée marque l'époque de ses prophéties après Ozias, car il nomme les trois rois ses successeurs qu'Osée a nommés : Joathan, Achaz et Ézéchias. Tels sont les prophètes qui, d'après leur propre témoignage, parurent à la même époque. Il faut ajouter Jonas, sous le règne du même Ozias, et Johel, quand déjà régnait Joathan, successeur d'Ozias. Mais c'est dans les chronologistes, et non dans leurs écrits, muets à cet égard, que nous avons trouvé l'époque où ils vivaient. Or, cette période s'étend depuis Procas, roi des Latins, ou son prédécesseur, Aventinus, jusqu'au roi Romulus, qui ouvre l'ère de Rome, ou même jusqu'au commencement du règne de son successeur, Numa Pompilius. En effet, le règne d'Ézéchias, roi de Juda, se prolonge jusqu'à cette époque. C'est donc en cet espace de temps que ces sources de prophéties jaillirent à la fois, alors que l'empire des Assyriens finit et que celui des Romains commence. Comme en effet, à l'origine de l'empire des Assyriens, Abraham s'est rencontré, à qui furent confiées les promesses évidentes de la bénédiction des peuples en sa postérité, il faut aussi qu'elles se répandent à la naissance de la Babylone d'Occident; car sous son empire doit naître Jésus-Christ, en qui s'accompliront les oracles des prophètes, dont les paroles et les écrits attestent ce sublime avénement. Car, depuis les rois, les prophètes ne manquèrent presque jamais au peuple d'Israël, et ne parurent d'abord que dans l'intérêt de ce peuple. Mais l'ère des prophéties moins obscure, et qui s'adressent aux nations, devait s'ouvrir avec l'ère de Rome, future souveraine des nations. [18,28] Le prophète Osée, dans sa profondeur, se laisse difficilement pénétrer. Mais je dois lui emprunter quelques passages, et, suivant ma promesse, les rapporter ici : "Il arrivera, dit-il, qu'à l'endroit même où il leur est dit : Vous n'êtes point mon peuple, ils seront appelés aussi les enfants du Dieu vivant." Prophétie de la vocation des Gentils qui d'abord n'appartenaient pas a Dieu, et c'est en se sens que les Apôtres l'ont entendu; et comme le peuple des Gentils est aussi spirituellement au nombre des enfants d'Abraham, et par conséquent appelé avec raison Israël, le prophète ajoute : « Et les enfants de Juda et d'Israël se rassembleront en un seul pays; et ils se rangeront sous un même chef, et ils s'élèveront au-dessus de la terre. » Expliquer ce passage, ce serait affadir les paroles du prophète. Qu'on se rappelle toutefois la pierre angulaire et les deux murailles, l'une composée des Juifs, l'autre des Gentils; qu'on reconnaisse l'une sous le nom de Juda, l'autre sous le nom d'Israël, toutes deux en un même corps, s'appuyant sur un même chef, et s'élevant de terre. Quant à ces Israélites charnels qui maintenant ne veulent pas croire en Jésus-Christ, le même prophète annonce qu'ils croiront un jour en lui, c'est-à-dire leurs enfants (parce qu'en mourant, ils passeront à leur tour ); « les enfants d'Israël, dit le prophète, demeureront longtemps sans roi, sans prince, sans sacrifice, sans autel, sans sacerdoce, sans prophétie. » Qui ne reconnaît ici l'état présent des Juifs? Mais écoutons ce qu'il ajoute : "Et plus tard, les enfants d'Israël reviendront, et ils chercheront le Seigneur leur Dieu, et David, leur roi; et ils s'étonneront dans le Seigneur et dans ses bienfaits, aux derniers jours." Rien de plus clair que cette prophétie, où David représente évidemment Jésus-Christ, « né, dit l'Apôtre, selon la chair, de la race de David. » Le même prophète prédit aussi la résurrection de Jésus-Christ le troisième jour, avec une profondeur digne d'un tel mystère, quand il dit : « Il nous guérira après deux jours, et nous ressusciterons le troisième. » C'est, suivant cette parole, que l'Apôtre nous dit : « Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, cherchez les choses d'en haut. » Amos prophétise sur ce sujet : « Israël, dit-il, prépare-toi à invoquer ton Dieu, car c'est moi qui fais gronder le tonnerre et qui crée les vents, et annonce aux hommes leur Christ. » Et ailleurs : « En ce jour, dit-il, je relèverai la tente de David, qui est tombée, je relèverai de lui tout ce qui est tombé, je rétablirai et reconstruirai toutes ses ruines, comme au jour du siècle; en sorte que le reste des hommes me recherchent, et toutes les nations qui seront appelées de mon nom, dit le Seigneur; et il fait comme il dit. [18,29] Le prophète Isaïe n'est pas du nombre des douze petits prophètes, ainsi appelés parce qu'ils ont peu écrit en comparaison de ceux qui doivent le nom de grands prophètes à l'étendue de leurs prophéties. Entre ces derniers est Isaïe que je joins aux deux précédents comme ayant prophétisé à la même époque. Or, parmi les anathèmes dont il poursuit les iniquités, les préceptes de justice qu'il donne et les menaces qu'il porte contre le peuple pécheur, Isaïe contient beaucoup plus de circonstances prophétiques que les autres relativement à Jésus-Christ et à l'Église, c'est-à-dire relativement au roi et à la cité qu'il fonde; en sorte que quelques-uns l'appellent plutôt évangéliste que prophète. Mais, pour hâter la fin de cet ouvrage, je ne citerai ici qu'un passage entre beaucoup d'autres, celui où, parlant en la personne de Dieu le Père, il dit : "Et mon serviteur aura l'intelligence, il sera élevé au faîte de la grandeur et de la gloire". Comme plusieurs seront dans la stupeur à cause de toi, ta beauté et ta gloire seront aussi sans éclat aux yeux des hommes : ainsi il sera un objet d'étonnement pour les nations, et les rois demeureront en silence, car ceux à qui il n'est point annoncé le voient, ceux qui n'ont rien ouï dire de lui le reconnaissent. Seigneur, qui a cru notre parole? A qui le bras du Seigneur s'est-il révélé? Nous bégayions devant lui comme l'enfant ; notre langue est comme une racine dans une terre sans eau. Il est dépourvu de gloire et de beauté. Et nous l'avons vu, il n'avait ni grâce ni majesté. Son extérieur était sans éclat, plus infime que celui du dernier des hommes. Homme en butte aux coups, et qui sait ce que c'est que souffrir. Il détourne sa face, et on l'accable d'outrages et de mépris. C'est lui qui porte nos péchés et qui souffre pour nous. Et nous l'avons cru dans la douleur, dans les plaies, dans l'affliction. Mais c'est pour nos péchés qu'il est blessé; c'est pour nos péchés qu'il est faible. Il a fait l'apprentissage de notre paix; et nous avons été guéris par ses meurtrissures. Nous nous sommes égarés comme des brebis ; chacun est sorti de sa voie : et c'est lui que le Seigneur a livré pour nos péchés ; dans l'affliction, il n'a pas ouvert la bouche. Comme la brebis que l'on mène égorger, comme l'agneau sous le fer qui le tond, il est sans voix, il n'ouvre pas la bouche. L'ignominie de son jugement l'a élevé. Qui racontera sa génération? Sa vie sera retranchée de la terre. Il est entraîné à la mort par les iniquités de mon peuple. Je donnerai les impies pour récompense de sa sépulture, et les riches pour prix de sa mort. Car il est pur d'iniquité; la malice n'est point sur ses lèvres ; et le Seigneur veut le guérir de ses blessures. Si vous donnez votre vie pour le péché, vous verrez une longue postérité. Le Seigneur veut ravir son âme à la douleur, lui montrer la lumière, former son intelligence, justifier le juste qui s'est fait le serviteur des autres, se chargeant de leurs péchés. C'est pourquoi plusieurs seront son héritage, et il partagera les dépouilles des forts, parce que sa vie a été dévouée à la mort, parce qu'il a été rangé parmi les pervers, qu'il a porté les crimes de plusieurs, et qu'il est mort pour leurs crimes. Voilà ce que le prophète dit de Jésus-Christ. Ce qui suit se rapporte à l'Église; écoutons-le : « Réjouis-toi, stérile; éclate en cris de joie, toi qui n'étais pas mère, car la femme abandonnée a plus d'enfants que l'épouse heureuse. Agrandis le lieu de ta tente, et les voiles qui la couvrent. Ne ménage point l'espace, prolonge les câbles, affermis les pieux : va, étends-toi à droite et à gauche. Ta postérité aura les nations pour héritage, et elle habitera les cités désertes. Ne crains rien à cause de ta confusion présente; ne rougis point à cause de ton opprobre, car tu oublieras à jamais cette confusion; et la honte de ton veuvage passera de ton souvenir, parce que le Seigneur qui t'a créée a pour nom le Seigneur des armées, et que celui qui te délivre est le Dieu d'Israël, sur toute la terre. » C'en est assez. Certains passages voudraient sans doute être expliqués, mais il suffit des autres, je pense, dont l'évidence est telle, qu'en dépit d'eux-mêmes nos ennemis les entendent. [18,30] Le prophète Michée, représentant Jésus-Christ sous la figure d'une haute montagne, parle ainsi : « Dans les derniers jours, la montagne du Seigneur apparaîtra au-dessus de la cime des montagnes, et elle dominera sur les collines, et les peuples accourront à elle, et les nations viendront en foule, s'écriant : Venez, montons sur la montagne du Seigneur et à la maison du Dieu de Jacob; et il nous montrera sa voie, et nous marcherons dans ses sentiers; car la loi sortira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem. II exercera son jugement sur plusieurs peuples, et il châtiera des nations puissantes jusqu'aux plus lointaines contrées. » Ce prophète prédit le lieu de la naissance de Jésus-Christ : « Et toi dit-il, Bethléem, maison d'Ephrata, tu es trop petite pour être rangée entre les villes de Juda qui envoient mille combattants ; et cependant c'est de toi que va sortir le prince d'Israël; et sa sortie est dès le commencement et dès les premiers jours de l'éternité. C'est pourquoi Dieu abandonnera les siens jusqu'à l'époque où celle qui est en travail de l'enfantement, enfantera, et où le reste de ses frères se réuniront aux enfants d'Israël. Et il demeurera, il contemplera et il paîtra son troupeau dans la puissance du Seigneur, et les siens glorifieront le nom du Seigneur leur Dieu, car sa grandeur éclatera jusqu'aux extrémités de la terre. » Quant au prophète Jonas, il a prophétisé Jésus-Christ, moins par ses discours que par sa passion, pour ainsi dire : prophétie plus claire assurément que celle de la parole qui eût proclamé la mort et la résurrection du Sauveur. Car pourquoi est-il englouti dans les entrailles du monstre, et en est-il rejeté le troisième jour, sinon pour marquer Jésus-Christ sortant le troisième jour des abîmes de l'enfer? Joel nous entraînerait en de longs développements pour éclaircir tout ce qu'il prédit de Jésus-Christ et de l'Église. Cependant, il est un passage invoqué par les Apôtres eux-mêmes, quand, suivant la promesse de Jésus-Christ, l'Esprit saint descend d'en haut sur les fidèles assemblés; ce passage, je ne puis le passer sous silence « Et puis je répandrai mon esprit sur toute chair; et vos fils et vos filles prophétiseront; vos vieillards auront des songes; vos jeunes gens, des visions : oui, en ces jours, je répandrai mon esprit sur mes serviteurs et sur mes servantes. » [18,31] Trois des petits prophètes, Abdias, Nahum et Abacuc, ne disent rien du temps où ils ont prophétisé, et la chronologie d'Eusèbe et de Jérôme est muette à cet égard. Ils joignent, il est vrai, Abdias à Michée, mais non pas au même passage où, d'après le témoignage même des livres de Michée, ils déterminent l'époque de sa prophétie. Erreur qu'il faut sans doute imputer à une transcription négligente. Quant aux deux autres, nous n'avons pu les trouver mentionnés dans les ouvrages de chronologie que nous avons consultés. Cependant, comme ils sont compris dans le canon, nous ne les devons pas non plus passer sous silence. Abdias, le plus court de tous les prophètes, s'élève contre le peuple d'Idumée, ou les descendants d'Esaü, l'un des deux fils d'Isaac, petits-fils d'Abraham, cet aîné réprouvé de son père. Or. si par l'dumée, en vertu de la figure qui prend la partie pour le tout, nous entendons les nations, nous pouvons appliquer à Jésus-Christ ce qu'il dit entre autres paroles : « Sur la montagne de Sion sera le salut de la sainteté ; » puis à la fin de cette même prophétie : « Et ceux qui ont été rachetés de la montagne de Sion montent pour défendre la montagne d'Esaü, et la domination va appartenir au Seigneur. » Car évidemment ceci s'est accompli lorsque ceux qui ont été rachetés de la montagne de Sion, c'est-à-dire les enfants de la Judée croyant en Jésus-Christ, et ici l'on reconnaît surtout les Apôtres, montèrent pour défendre la montagne d'Esaü. Et comment l'ont-ils défendue, sinon par la prédication de l'Évangile, en sauvant ceux qui ont cru, les retirant de la puissance des ténèbres pour les transférer dans le royaume de Dieu ? C'est ce qu'il marque expressément quand il ajoute « Et la domination va appartenir au Seigneur. » En effet, la montagne de Sion signifie Judée, d'où sortiront dans l'avenir le salut et la sainteté, c'est-à-dire Jésus-Christ; et la montagne d'Esaü, c'est l'Idumée, figure de l'Église des Gentils, qui, je le répète, a trouvé pour défenseurs les élus rachetés de la montagne de Sion, afin que la domination appartînt au Seigneur. Avant l'accomplissement, quoi de plus obscur que ceci; mais depuis, aux yeux de la foi, quoi de plus clair? Le prophète Nahum, ou plutôt Dieu, par sa bouche, parle ainsi : « Je briserai les idoles taillées et de fonte, et j'en ferai ton sépulcre; car voici sur la montagne les pieds rapides du messager de la bonne nouvelle, du héraut de la paix. Juda, célèbre tes jours de fête ; offre tes voeux, car il n'arrivera plus qu'ils tombent en vétusté. Tout est consommé, passé, aboli. Il monte, celui qui souffle sur ta face et qui te délivre de l'affliction. » Qui est monté des enfers, qui a, sur la face de Juda, c'est-à-dire des disciples juifs, soufflé l'Esprit-Saint? Qui? Nommez-le, vous qui vous rappelez l'Évangile ? Car ils appartiennent au Nouveau Testament, ceux dont les jours de fête sont renouvelés spirituellement, jusqu'à ne pouvoir plus vieillir. Or, nous voyons déjà les idoles taillées et de fonte, les idoles des faux dieux brisées par l'Évangile et livrées à l'oubli comme à la tombe; et nous reconnaissons encore ici un accomplissement de cette prophétie. Quant au prophète Abacuc, de quel autre avénement que de celui du Christ peut-il parler, lorsqu'il dit : « Le Seigneur me répondit : Écris distinctement cette vision sur le buis, afin que le lecteur comprenne; car cette vision s'accomplira en son temps, à la fin, et ce ne sera pas en vain : s'il tarde, attends; car il vient, il vient sans retard. » [18,32] Et dans la prière de son Cantique, à quel autre qu'à Jésus-Christ Notre-Seigneur, dit-il « Seigneur, j'ai entendu ce que vous m'avez fait entendre, et j'ai tremblé. Seigneur, j'ai considéré vos oeuvres, et je suis demeuré dans l'épouvante. » Qu'est-ce à dire? Et n'est-ce pas l'ineffable surprise que lui inspire la merveille soudaine et nouvelle du salut des hommes, révélée à sa connaissance? "Vous serez reconnu au milieu de deux animaux" : qu'est-ce, sinon au milieu des deux Testaments, ou au milieu des deux larrons, ou au milieu de Moïse et d'Élie, conversant avec lui sur la montagne? « Voilà que les années approchent où vous serez reconnu ; le temps venu, vous serez dévoilé. » Parole qui se passe de commentaire. « Lorsque mon âme sera troublée, dans votre colère, vous vous souviendrez de votre miséricorde. » N'est-ce pas qu'il personnifie en lui-même les Juifs; ceux de sa nation, pour qui le Sauveur, fidèle au souvenir de sa miséricorde, tandis que leur aveugle fureur le crucifie, intercède en disant : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » « Dieu viendra de Theman, et le saint de la montagne couverte d'ombres épaisses; » d'autres interprètes, à ce mot, "Theman", substituent « la région du midi ou de l'Afrique. » Le midi, c'est-à-dire l'ardeur de la charité et la splendeur de la vérité. Quant à "la montagne couverte d'ombres épaisses" : quoiqu'on puisse l'expliquer en plus d'un sens, je l'entendrais plus volontiers de la profondeur des saintes Écritures qui annoncent Jésus-Christ ; car elles renferment de nombreux passages dont la sombre obscurité exerce l'intelligence qui s'y engage. Jésus-Christ sort de ces ténèbres quand l'intelligence sait l'y trouver. « Sa puissance a rempli les cieux, et la terre est pleine de sa gloire. » Qu'est-ce? sinon cette parole du psaume : « O Dieu, montez au-dessus des cieux, et que votre gloire s'élève sur toute la terre. Sa splendeur sera comme la lumière. » Qu'est-ce à dire, sinon que sa renommée ouvrira les yeux des fidèles ? « Il a des cornes dans ses mains,» qu'est-ce donc, sinon le trophée de la croix? « C'est sur la base de la charité qu'il appuie sa force; » ce qui est clair. "Le Verbe marche devant sa face et s'attache à ses pas." N'est-ce pas qu'avant sa venue, il est prédit, et depuis son départ, annoncé ? « Il s'est arrêté, et la terre s'est ébranlée : » n'est-ce pas « qu'il s'est arrêté » pour nous secourir, et que « la terre s'est ébranlée » pour croire ? Il a regardé, et son regard a desséché les nations. » En d'autres termes, il a eu pitié, et il a inspiré le repentir aux peuples. « Les montagnes ont été brisées avec violence; » la superbe des grands a été abattue par la force des miracles. « Les collines éternelles ont été abaissées; » abaissées pour un temps, afin d'être élevées pour l'éternité. » J'ai vu ses entrées éternelles, récompense de ses travaux. » J'ai vu que le travail de la charité avait son salaire : l'éternité. « L'épouvante entrera dans la tente des Ethiopiens et dans les tentes de la terre de Madian; les nations épouvantées soudain du bruit de vos miracles, les nations, même indépendantes de Rome, se réuniront au peuple chrétien. « Êtes-vous irrité contre les fleuves, Seigneur? Votre fureur s'exercera-t-elle sur les fleuves et votre courroux sur la mer ? » C'est qu'il ne vient pas maintenant juger le monde, mais le sauver par sa venue. » Vous monterez sur vos coursiers, et votre course, c'est le salut, » c'est-à-dire vos Évangélistes vous portent, et vous les guidez, et votre Evangile est le salut de ceux qui croient en vous. « Vous banderez votre arc contre les sceptres, dit le Seigneur; » vous menacerez de votre jugement, même les rois de la terre. « La terre sera déchirée par les fleuves ; c'est-à-dire que, sous les torrents de la parole de ceux qui vous annoncent, les coeurs des hommes à qui il est dit : « Déchirez vos coeurs, et non vos vêtements, » s'ouvriront pour vous confesser. Que signifie : « Les peuples vous verront, et seront dans la douleur, » sinon que leurs douleurs les conduiront dans la béatitude? Que veut dire :« l'eau rejaillit sous vos pas, sinon qu'en marchant en ceux qui vous annoncent partout, partout vous répandez des fleuves de doctrine? Que signifie : «l'abîme a fait entendre sa voix? » Ne serait-ce pas la profondeur du coeur humain, qui n'a pu retenir ce qu'il lui semble de vous ? « La profondeur de son imagination, » c'est comme une explication du verset précédent car la profondeur est un abîme. Or, lorsqu'il ajoute : « de son imagination, » il faut sous-entendre : « a fait retentir sa voix : c'est-à-dire, je le répète, publié ce qu'elle voit. En effet, l'imagination, c'est une vision que le coeur n'a pas retenue, qu'il n'a pas dissimulée, mais qu'il a proclamée à la gloire de Dieu. « Le soleil s'est levé, et la lune s'est tenue dans son ordre. » Le Christ est monté au ciel, et l'Eglise a été ordonnée sous son roi. « Vos traits voleront à la lumière ; » ce n'est pas en secret, mais à la face du jour, que vos paroles seront lancées. « A l'éclat radieux de vos armes, » il faut sous-entendre : « Vos traits voleront; » car il avait dit à ses disciples : « Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le en plein jour. » — « Sous votre menace, vous rapetisserez la terre : » sous votre menace, vous humilierez les hommes. Et, dans votre fureur, vous abattrez les nations;» ceux qui s'exaltent en eux-mêmes, vous les briserez dans votre vengeance. Vous êtes apparu pour le salut de votre peuple, pour sauver vos christs ; vous avez envoyé la mort sur la tête de vos ennemis : ceci est clair. « Vous avez mis des chaînes jusques à leur cou, on peut entendre ici les chaînes heureuses de la sagesse, afin que leurs pieds soient arrêtés par ses entraves, et leur cou, par son carcan. « Vous les avez rompues, à la stupeur de l'esprit, » sous-entendu « les chaînes, » car il a serré les bonnes et rompu les mauvaises, celles dont il est dit : « Vous avez brisé les chaînes, à la stupeur de l'esprit, c'est-à-dire miraculeusement. « Les têtes des puissants en seront émues, ils ouvriront la bouche pour mordre comme le pauvre qui mange en secret. » En effet, quelques-uns des principaux d'entre les Juifs venaient au Seigneur, dans l'admiration de ses oeuvres et de ses paroles; et, affamés du pain de sa doctrine, ils le mangeaint en secret, par crainte des juifs, selon le témoignage de l'Évangile. « Vous avez précipité vos coursiers dans la mer et troublé ses flots; » c'est-à-dire les peuples. En effet, les uns ne se convertiraient pas par crainte, les autres ne persécuteraient pas avec fureur, si tous n'étaient troublés. « J'ai pensé, et mes entrailles se sont émues au bruit des paroles de mes lèvres ; la crainte a pénétré dans mes os, tout mon être intérieur a été troublé. » Il pense aux choses qu'il vient de dire, il est lui-même épouvanté de cette prophétie qu'il annonce et où l'avenir se montre à ses yeux. En effet, au milieu de ces peuples troublés, il voit les tribulations qui menacent l'Église; se reconnaissant aussitôt membre de cette Église, il s'écrie : « Je me reposerai au jour de la tribulation : » car il est de ceux qui se réjouissent dans l'espérance et souffrent avec patience dans la tribulation. Afin que je m'élève, dit-il, jusqu'au peuple qui a été voyageur comme moi, » s'éloignant de ce peuple maudit, de cette parenté charnelle qui n'est point étrangère ici-bas, et ne cherche point la céleste patrie. « Car le figuier ne portera pas de fruit, et les vignes seront stériles ; la culture de l'olivier sera trompeuse ; et les campagnes ne fourniront point la nourriture. Les pâturages manquent aux brebis, et il ne reste plus de boeufs dans les étables. Il voit que cette nation, qui doit mettre à mort le Christ, perdra l'abondance des biens spirituels qu'il figure prophétiquement par la fertilité de la terre. Et comme cette nation subit le courroux céleste, parce qu'ignorant la justice de Dieu, elle a voulu établir sa propre justice, il ajoute : « Mais moi je me réjouirai au Seigneur; je me réjouirai en Dieu, mon salut; le Seigneur mon Dieu est ma force, il affermira mes pieds jusqu'à la fin : il m'élèvera sur les hauteurs afin que je triomphe en son cantique ; » ce cantique dont il est parlé dans le psaume en termes à peu près semblables : « Il a affermi mes pieds sur la terre, il a dirigé mes pas; il a mis dans ma bouche un cantique nouveau, un hymne à notre Dieu. » Celui-là donc triomphe dans le cantique du Seigneur, qui se complaît aux louanges de Dieu, et non à ses propres louanges ; « afin que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur. » Je préfère cette variante de certains exemplaires : «Je me réjouirai en Dieu, mon Jésus. » Ce nom, que les interprètes latins ont omis, est si aimable et si doux à prononcer ! [18,33] Le prophète Jérémie est au nombre des grands prophètes, comme Isaïe; non des petits, dont j'ai déjà cité quelques passages. Il prophétisa sous les règnes de Jonas, à Jérusalem, et d'Ancus Martius, chez les Romains, aux approches de la captivité des Juifs. Sa prophétie s'étend jusqu'au cinquième mois de cette captivité, suivant son propre témoignage. On lui adjoint Sophonias, l'un des petits prophètes; car, lui aussi, comme lui-même l'atteste, prophétisa du temps de Josias; mais jusqu'où? c'est ce qu'il ne dit pas. Jérémie prophétisa donc à l'époque non seulement d'Ancus Martius, mais encore de Tarquin l'Ancien, cinquième roi des Romains ; car le règne de ce prince commence avec la captivité. Jérémie parle ainsi de Jésus-Christ en prophétie : « Le souffle de notre bouche, Notre-Seigneur Jésus-Christ a été pris pour nos péchés; » marquant ainsi, en peu de mots, et que Jésus-Christ est Notre-Seigneur, et qu'il a souffert pour nous. Ailleurs : « Celui-ci est mon Dieu, dit-il, et nul autre n'est comparable à lui. C'est lui qui découvre toute voie de sagesse, et qui la découvre à Jacob son serviteur et à Israël son bien-aimé. Plus tard, il a été vu sur la terre, et il a conversé avec les hommes. » Quelques autres attribuent ce témoignage, non à Jérémie, mais à Baruch, son scribe; cependant il est plus généralement donne à Jérémie. Le même prophète dit encore de Jésus-Christ : « Voici que les jours approchent, dit le Seigneur, et je ferai sortir de David un reieton juste, et il régnera, et il sera rempli de sagesse, et il fera justice sur la terre. En ces jours, Juda sera sauvé, et Israël demeurera avec confiance, et voici le nom dont on l'appellera : le Seigneur, notre justice. » Quant à la vocation des Gentils, qui devait arriver, et que nous voyons maintenant accomplie, le prophète parle ainsi : « Le Seigneur est mon Dieu et mon refuge, au jour de l'affliction ; les peuples viendront à toi des extrémités de la terre, et diront : Eu vérité nos pères ont adoré des mensonges d'idoles, et il n'y a pas de secours à attendre ; » mais, les Juifs ne devant pas le reconnaître, parce qu'il fut mis à mort par eux, le même prophète dit encore : « Leur coeur est étrangement appesanti; c'est un homme; et qui le connaîtra? Jérémie est encore l'auteur de ce passage, que j'ai cité dans le livre dix-septième sur le Nouveau Testament, dont Jésus-Christ est le médiateur : « Voici que les temps approchent, dit le Seigneur, et je vais conclure avec la maison de Jacob une nouvelle alliance ; » et le reste. Pour Sophonias, qui prophétisait avec Jérémie, je veux en passant citer quelques-unes de ses prédictions sur Jésus-Christ : « Attendez-moi, dit le Seigneur, au jour de ma résurrection à venir; car ma volonté est de réunir les nations et de rassembler les royaumes ; » et encore : « Le Seigneur sera terrible contre eux ; il exterminera tous les dieux de la terre, et chaque homme et l'archipel de toutes les nations l'adoreront du lieu où ils habitent. » Et peu après : "Alors, dit-il, je dirigerai la langue des peuples et de sa postérité; en sorte que tous invoquent le nom du Seigneur, et le prient sous un joug unique. Des bords des fleuves de l'Éthiopie, ils m'apporteront des victimes; en ce jour, tu ne seras pas confondu pour toutes les trames impies que tu as imaginées contre moi; car alors j'effacerai la malice de tes offenses; il ne t'arrivera plus de te glorifier sur ma montagne sainte, et je substituerai à ce que tu es, un peuple doux et humble, et les restes d'Israël s'inclineront avec respect devant le nom du Seigneur. » Ce sont là les restes dont l'Apôtre, après un autre prophète, parle ainsi : « Le nombre des enfants d'Israël fût-il comme celui des grains de sable de la mer, les restes seront sauvés; » car les restes de cette nation ont cru en Jésus-Christ. [18,34] C'est pendant la captivité même de Babylone que Daniel et Ézéchiel, deux des grands prophètes, commencent à prophétiser; et Daniel va jusqu'à déterminer le nombre des années, l'époque de l'avénement et de la passion de Jésus-Christ. Le calcul serait trop long à reproduire ici ; et d'autres, avant nous, l'ont souvent vérifié. Quant à la puissance, quant à la gloire du Sauveur, voici comment le prophète s'exprime : "Je contemplais, dans une vision de nuit ; et c'était comme le Fils de l'Homme qui venait avec les nuées du ciel, et il s'avança jusqu'à l'Ancien des jours, et il fut porté en sa présence, et il lui fut donné la souveraineté, l'honneur et l'empire; et tous les peuples, toutes les tribus, toutes les langues lui rendront hommage. Son pouvoir est un pouvoir éternel qui ne passera pas, et son royaume ne tombera pas en décadence." Ézéchiel aussi, comme les autres prophètes, figurant Jésus-Christ par David, parce qu'il a tiré de la race de David sa nature charnelle, cette forme d'esclave qui le fait homme, et qui lui a valu à lui, Fils de Dieu, le nom d'esclave de Dieu, Ézéchiel l'annonce ainsi en parlant en la personne de Dieu le Père : "et je susciterai sur mes troupeaux le pasteur unique pour les paître, mon serviteur David, et il aura soin de les paître, et il sera leur pasteur. Et moi, le Seigneur, je serai leur Dieu, et mon serviteur David sera le prince au milieu d'eux; et moi, le Seigneur, je parlerai ainsi." "Il y aura, dit-il ailleurs, un seul roi dominant sur tous ; et ils ne seront plus désormais divisés en deux peuples et en deux royaumes ; et ils ne se souilleront plus de leurs idolâtries, ni de leurs abominations, ni de toutes leurs iniquités; et je les retirerai de tous les lieux où ils ont péché, et je les purifierai, et ils seront mon peuple, et je serai leur Dieu, et mon serviteur David sera leur roi et leur pasteur unique. » [18,35] Restent trois petits prophètes qui prophétisèrent sur la fin de la captivité : Aggée, Zacharie, Malachie. Aggée est celui d'entre eux qui prédit Jésus-Christ et l'Église avec la précision la plus claire : « Voici ce que dit le Seigneur des armées : Encore un peu de temps et j'ébranlerai le ciel et la terre, et la mer et le continent, je remuerai toutes les nations, et il viendra, le Désiré de tous les peuples. » Évidemment, cette prophétie est déjà en partie accomplie, et l'espérance nous garantit pour le reste son accomplissement futur. En effet, le Christ ébranle le ciel par le témoignage que les anges et les astres rendent à son incarnation. Il émeut la terre par le grand miracle de l'enfantement d'une vierge; il émeut le ciel et la terre et le continent, quand il fut annoncé dans les îles et par tout l'univers. Ainsi, nous voyons toutes les nations s'émouvoir à embrasser la Foi. Quant aux paroles suivantes : « Et il viendra, le Désiré de tous les peuples, elles expriment l'attente de son dernier avénenment; car cette attente et ce désir doivent être précédés de l'amour et de la Foi. Zacharie parle ainsi de Jésus-Christ et de l'Église : « Réjouis-toi, fille de Sion ; réjouis-toi, fille de Jérusalem, voici venir ton Roi, ta justice et ton salut. Il est pauvre, et vient monté sur une ânesse et sur le poulain de l'ânesse ; mais son pouvoir s'étend d'une mer à l'autre, et depuis les fleuves jusqu'aux confins de la terre. » Quand arrive-t-il que Notre-Seigneur Jésus-Christ se sert de cette monture? l'Évangile nous l'apprend et emprunte même à cette prophétie ce qu'il juge convenable. Ailleurs, parlant en esprit de prophétie à Jésus-Christ même de la rémission des péchés par l'effusion de son sang : « Et vous aussi, dit-il, par le sang de votre testament, vous avez délivré vos captifs du lac sans eau. » Par ce lac, que faut-il entendre? Plus d'un sens, même avoué de la foi. Cependant, suivant moi, on ne saurait mieux l'entendre que de la misère humaine, dont le lit desséché et stérile, n'est plus renouvelé par les eaux vives de la justice, et n'entretient que la vase profonde de l'iniquité. C'est de ce lac que le Psalmiste dit : « Et il m'a tiré d'un lac de misère et d'un abîme de fange. » Malachie, annonçant l'Église que nous voyons se répandre par Jésus-Christ, dit clairement aux Juifs, en la personne de Dieu : « Mon affection n'est point en vous, et je ne recevrai point d'offrandes de votre main; car, depuis le lever du soleil jusqu'au couchant, mon nom est grand parmi les nations, et il va m'être sacrifié en tous les lieux et il sera offert à mon nom une oblation pure, car mon nom est grand parmi les nations, dit le Seigneur. » Quand partout déjà de l'aurore au couchant, ce sacrifice est à nos yeux offert par le sacerdoce de Jésus-Christ, selon l'ordre de Melchisédech, et quand le sacrifice des Juifs à qui il est dit : « Mon affection n'est point en vous, et je ne recevrai point d'offrandes de votre main, » est indubitablement aboli; pourquoi donc attendent-ils encore un autre Christ, puisque la prophétie qu'ils lisent et qu'ils voient accomplie n'a pu s'accomplir que par lui? Car, un peu après, le prophète dit de lui-même en la personne de Dieu : "Mon alliance est avec lui, alliance de vie et de paix, et je lui ai donné de me craindre et d'avoir une crainte respectueuse en présence de mon nom. La loi de vérité était dans sa bouche ; il a marché avec moi dans la voie de la paix, et détourné plusieurs de l'iniquité, car les lèvres du grand prêtre seront les dépositaires de la science, et c'est de sa bouche qu'on recherchera la connaissance de la Loi, parce qu'il est l'Ange du Seigneur Tout-Puissant." Et il ne faut pas s'étonner que Jésus-Christ soit appelé l'Ange du Dieu Tout-Puissant. Il est esclave à cause de la forme d'esclave sous laquelle il est venu parmi les hommes; et il est Ange à cause de l'Évangile qu'il leur annonce. Car, « Évangile signifie « bonne nouvelle, » et « Ange » « Messager ». Aussi le prophète dit encore de Jésus-Christ : « Et je vais envoyer mon Ange, et il va explorer la route devant moi, et aussitôt viendront dans son temple le Seigneur que vous cherchez et l'Ange du testament que vous désirez. Il vient, le voici, dit le Seigneur Tout-Puissant; et qui soutiendra l'éclat de son apparition, ou qui pourra soutenir sa présence ? » Il prédit ici le premier et le second avénement de Jésus-Christ; le premier, quand il dit : "Et aussitôt le Seigneur viendra dans son temple," c'est-à-dire dans la chair, dont lui-même parle ainsi dans l'Évangile : "Détruisez ce temple, et en trois jours je le rétablirai" ; le second en ces termes : « Il vient, le voici, dit le Seigneur Tout-Puissant, et qui soutiendra l'éclat de son apparition ou qui pourra soutenir sa présence? » Quant à cette parole : « Le Seigneur que vous cherchez, et l'Ange du testament que vous désirez, assurément il fait entendre par là que les Juifs, dans leurs écritures, cherchent le Christ, et qu'ils le désirent : mais plusieurs ne reconnaissent pas que celui qu'ils cherchent et qu'ils désirent est déjà venu, aveuglés dans leurs coeurs par leurs fautes passées. Quant à l'alliance ou testament dont il parle, soit plus haut, quand il dit : « Mon testament est avec lui, » soit ici, quand il nomme « l'Ange du testament, » sans aucun doute il s'agit du Testament Nouveau, qui a la promesse des biens éternels, non de l'Ancien qui n'a que des promesses temporelles; d'où vient le trouble de tant de faibles, attachés aux choses de la terre et servant le vrai Dieu pour cette méprisable récompense, quand ils voient la prospérité des impies. Ainsi, pour distinguer la béatitude éternelle du Nouveau Testament, qui ne sera donnée qu'aux bons, du bonheur terrestre de l'Ancien, qui très souvent est le partage des méchants, le prophète dit : « Vous avez fait peser vos outrages sur moi, dit le Seigneur, et vous dites : Qu'avons-nous dit contre vous? Vous avez dit : Insensé qui sert Dieu ! Et que nous revient-il d'avoir observé ses commandements, et marché en suppliants devant la face du Seigneur Tout-Puissant? Et maintenant ne devons-nous pas appeler bienheureux les étrangers? Tous ceux qui commettent l'injustice s'élèvent; ils se sont dressés contre Dieu, et les voilà sauvés. Ainsi murmuraient tout bas ensemble ceux qui craignent le Seigneur; et le Seigneur s'est rendu attentif, et il a entendu, et il a écrit un livre qui doit servir de monument en faveur de ceux qui craignent le Seigneur et révèrent son nom. Ce livre désigne le Nouveau Testament. Écoutons enfin ce qui suit : « Et ils seront mon héritage, dit le Seigneur Tout-Puissant, au jour où ils doivent agir, et je les épargnerai comme l'homme épargne un fils obéissant. Et vous changerez de sentiments, et vous distinguerez entre le juste et l'injuste, entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas. Car le jour vient, tel que la fournaise ardente, et il les consumera. Et tous les étrangers, et tous les injustes seront comme la paille, et le jour qui vient va les dévorer, dit le Seigneur Tout-Puissant, et il ne restera d'eux ni branche, ni racine. Vous qui craignez mon nom, le Soleil de justice se lève; votre salut sera sous ses ailes : vous sortirez, et vous bondirez comme de jeunes taureaux délivrés de leurs liens; et vous foulerez les injustes, et ils seront cendre sous vos pieds, le jour où je dois juger, dit le Seigneur. Ce jour est le jour du jugement, dont nous parlerons plus amplement en son lieu, si Dieu nous l'accorde. [18,36] A cette même époque de la délivrance des fers de Babylone, après les trois prophètes Aggée, Zacharie, Malachie, écrivit Esdras, qui passe plutôt pour historien que pour prophète; il en est ainsi de l'auteur du livre d'Esther, cette femme dont les actions vouées à la gloire de Dieu remontent à peu près à cette époque. Peut-être faut-il voir dans Esdras une prophétie de Jésus-Christ, quand, rappelant ce débat élevé entre jeunes gens, pour savoir ce qu'il y a de plus puissant dans le monde; l'un décidant que ce sont les rois; un autre, le vin; un troisième, les femmes, qui d'ordinaire commandent aux rois; ce dernier, ou Esdras lui-même finit par établir la victoire de la Vérité sur tout le reste. Or l'Évangile consulté nous apprend que la vérité, c'est Jésus-Christ. Depuis cette époque où le temple est relevé, les Juifs n'ont plus de rois, mais des princes jusqu'à Aristobule. Le calcul de ce temps ne se trouve pas dans les Écritures dites canoniques, mais ailleurs, comme dans les livres des Machabées, que les Juifs ne comprennent pas dans leur canon. L'Église, au contraire, s'en empare, glorifiant les cruelles et héroïques souffrances de certains martyrs qui, avant I'avénement de Jésus-Christ dans la chair, ont, pour la loi de Dieu, combattu jusqu'à la mort et enduré des tortures inouïes. [18,37] Or, à l'époque de nos prophètes, dont les écrits sont déjà parvenus à la connaissance de toutes les nations, les Gentils n'ont pas encore de philosophes, sous ce nom du moins que Pythagore de Samos a porté le premier ; Pythagore, dont la célébrité ne commence à s'établir qu'à la fin de la captivité de Babylone. A plus forte raison, les autres philosophes se trouvent-ils postérieurs aux prophètes. En effet, Socrate lui-même, l'Athénien, et le maître de ceux qui alors occupèrent le plus la renommée, lui qui tient le sceptre dans cette partie de la philosophie qu'on appelle Morale ou active, ne vient chronologiquement qu'après Esdras. Peu après aussi naquit Platon, qui devait planer de si haut sur les autres disciples de Socrate. Ajoutons à ceux-ci leurs devanciers mêmes, qui ne s'appelaient pas encore philosophes, les sept Sages, puis les physiciens, successeurs de Thalès et ses imitateurs dans la recherche des secrets de la natare, Anaximandre, Anaximènes, Anaxagore, et quelques autres qui vécurent avant que Pythagore professât « l'amour de la sagesse, » ceux-là même n'ont pas, sur tous nos prophètes, l'avantage de l'antiquité. Car Thalès, le plus ancien de tous, n'apparut, dit-on, que sous le règne de Romulus, à l'époque où des sources d'Israël dans ces livres qui devaient se répandre par tout l'univers, jaillit le torrent des prophéties. Ainsi, les seuls poètes théologiens, Orphée, Linus, Musée, et peut-être quelque autre encore parmi les Grecs, se trouvent antérieurs aux prophètes hébreux, dont nous reconnaissons l'autorité. Mais le véritable théologien, notre Moïse, ce véridique prophète du Dieu unique et véritable, lui dont les écrits sont revêtus de la plus haute autorité canonique, Moïse n'est-il pas leur devancier? Ainsi donc, que pour leur part, les Grecs, dont la langue a jeté sur les lettres humaines un si vif éclat, ne revendiquent pas en faveur de leur sagesse, sinon la supériorité sur notre religion où réside la véritable sagesse, du moins l'antiquité. Cependant, il faut l'avouer, avant Moïse, il y avait eu déjà, non pas en Grèce, mais chez les nations barbares, comme en Égypte, une certaine doctrine qu'on appelait leur science; autrement, il ne serait pas écrit aux livres saints que Moïse fut instruit dans toutes les sciences des Égyptiens; né en ce pays, adopté et nourri par la fille de Pharaon. Mais la science même des Égyptiens ne peut être antérieure à celle de nos prophètes; car Abraham aussi fut prophète. Et quelle science pouvait-il y avoir en Égypte, avant qu'Isis, cette femme qu'ils crurent devoir honorer, morte, comme une grande déesse, leur eût communiqué l'invention des lettres? Or, suivant tous les témoignages, Isis était la fille d'Inachus, premier roi des Argiens, à l'époque où commence déjà la descendance d'Abraham. [18,38] Mais que je remonte à des temps beaucoup plus reculés, avant l'immense déluge, je trouve notre patriarche Noé, que je puis aussi justement appeler prophète, puisque l'arche même, son ouvrage, et le refuge où il se sauve avec les siens, est une prophétie de notre temps. Que dire d'Enoch, le septième descendant du premier homme, Adam? L'Épître canonique de l'apôtre Jude ne déclare-t-elle pas qu'il a prophétisé ? Que si les écrits de ces hommes n'ont fait autorité ni chez les Juifs ni chez nous, il ne s'en faut prendre qu'à leur trop grande antiquité qui dut les rendre suspects, tant on a craint que des erreurs ne fussent données pour des vérités. Et cependant certains livres sont représentés comme leurs écrits, par ces hommes qui croient à leur gré ce qu'ils désirent. Toutefois la pureté du canon est demeurée inflexible, non que l'on réprouve l'autorité de ces justes qui ont su plaire à Dieu, mais parce que l'on révoque en doute l'authenticité de ces écrits. Est-il donc en effet si étrange que l'on tienne pour suspects des livres produits sous le renom d'une si haute antiquité, lorsque, dans l'histoire même des rois de Juda et d'Israël, cette histoire des faits, qui sont la matière de notre foi aux Écritures canoniques, plusieurs circonstances se produisent qui manquent dans ces Écritures, et se trouvent, dit-on, en d'autres livres écrits par des prophètes, dont les noms ne sont pas restés inconnus? Livres que ne comprend pas toutefois le canon reçu du peuple de Dieu. La raison de ceci m'échappe, je l'avoue; si ce n'est que ces hommes auxquels le Saint-Esprit a révélé tout ce qui devait avoir autorité de religion ont peut-être écrit certaines choses, comme hommes, avec l'exactitude historique, et d'autres choses, comme prophètes, sous l'inspiration divine : d'où serait venue cette distinction entre les unes, qu'on croit devoir leur attribuer à eux-mêmes, et les autres, qu'on attribue à Dieu, parlant par leur bouche; les unes, appartenant ainsi au domaine de la science, les autres à l'autorité de la religion; autorité gardienne du canon en dehors duquel les livres produits sous le nom des antiques prophètes sont dépourvus d'autorité, même dans l'ordre de la science, parce que leur authenticité est douteuse; aussi ils n'obtiennent aucune créance, surtout s'ils renferment certains passages contraires à la foi des livres canoniques, ce qui suffit pour les convaincre de fausseté. [18,39] Gardons-nous donc de croire, sur la foi de quelques-uns, que la langue hébraïque seule ait été conservée par le patriarche appelé Heber qui donna son nom aux Hébreux, et transmise de lui à Abraham, tandis que les caractères hébraïques dateraient de la loi donnée par Moïse; mais il est plus probable que cette langue s'est conservée avec ses caractères dans la suite des générations primitives. Enfin Moïse établit certains hommes pour présider à l'enseignement des lettres, préalablement à toute connaissance de la loi divine. L'Écriture appelle ces hommes : g-grammatoeisagohgeis, c'est-à-dire "introducteurs ou initiateurs aux lettres", parce qu'ils les introduisaient pour ainsi dire dans l'intelligence de leurs disciples, ou plutôt introduisaient leurs disciples jusqu'à elles. Ainsi, que dans sa vanité aucune nation ne se vante de l'antiquité de sa science, comme antérieure à nos patriarches et à nos prophètes qui possédaient la science divine, quand l'Égypte elle-même, accoutumée à élever sur l'antiquité de ses doctrines de fausses et vaines prétentions, ne saurait revendiquer, pour la moindre de ses connaissances, la priorité sur la science de nos patriarches. Personne, en effet, n'oserait s'émerveiller de la sagesse des Égyptiens avant la connaissance des lettres, c'est-à-dire avant la venue d'Isis qui leur communiqua cette découverte. Et qu'était-ce après tout que cette doctrine ou sagesse tant vantée, sinon l'astronomie et peut-être quelque autre science semblable : gymnastique de l'esprit plutôt que lumière de l'âme? Quant à la philosophie, qui fait profession d'enseigner aux hommes à devenir heureux, ce n'est que vers l'époque de Mercure Trismégiste, que cette étude commence à fleurir en ces contrées, longtemps, il est vrai, avant les sages ou philosophes de la Grèce, mais toutefois après Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, et même après Moïse. Car c'est au temps de la naissance de Moïse que se rapporte celui où vivait Atlas, ce grand astrologue, frère de Prométhée et aïeul maternel du grand Mercure, dont Mercure Trismégiste est le petit-fils. [18,40] C'est donc la présomption la plus vaine, et une ridicule démangeaison de parole qui fait dire à plusieurs que, depuis le temps où l'Égypte a observé le cours des astres, on compte plus de cent mille années. Et dans quels livres ont-ils relevé ce calcul, eux qui, il n'y a guère plus de deux mille ans, ont appris d'Isis à connaître les lettres? Car Varron, dont l'autorité historique n'est pas médiocre, nous l'assure, et cela n'est pas en contradiction avec la vérité des divines Écritures. Comme en effet depuis le premier homme, depuis Adam, il n'y a pas encore six mille ans révolus, ne doit-on pas plutôt raillerie que réfutation à ceux qui avancent des opinions si étranges et si contraires à cette vérité reconnue? Car à qui pourrons-nous mieux nous en rapporter sur le passé, qu'à celui qui a prédit, comme avenir, ce que nous voyons maintenant accompli? Le désaccord des historiens entre eux nous permet d'en croire préférablement ceux qui ne sont pas en opposition avec notre Histoire sacrée. Quand les citoyens de la cité impie, répandus sur toute la terre, voient de très savants écrivains, et aucun d'eux dont l'autorité puisse être dédaignée, partagés sur des faits de l'antiquité la plus éloignée du souvenir de notre âge, ils ne savent auquel de préférence ajouter foi. Mais nous, en ce qui touche l'histoire de notre religion, appuyés sur l'autorité divine, nous ne doutons pas que tout ce qui la contredit ne soit très faux, quoique les témoignages profanes établissent, qui, vrais ou faux, n'ont aucune importance pour notre amendement ou notre félicité. [18,41] Mais, laissant désormais les éclaircissements historiques, revenons aux philosophes : eux qui semblent n'assigner à leurs études d'autre but que la découverte du genre de vie propre à donner le bonheur, pourquoi, maîtres et disciples, et disciples entre eux, sont-ils en désaccord, sinon parce qu'ils ont procédé à cette recherche comme des hommes, avec des sentiments et des raisonnements humains? Sans doute, ça été parmi eux émulation de vaine gloire, désir jaloux de paraître supérieur à d'autres en sagesse, en pénétration, non l'esclave de l'opinion d'autrui, mais l'auteur de ses propres doctrines et de son opinion; j'accorderai toutefois qu'il y en eut plusieurs ou même un grand nombre d'entre eux, que le seul amour de la vérité a détachés de leurs maîtres ou de leurs condisciples, leur mettant les armes à la main pour ce qu'ils croyaient, à tort ou à raison, être la vérité; mais en définitive, que prétend, où et par où peut se diriger la misère humaine pour atteindre le bonheur, si elle n'a pour guide l'autorité divine? Quant à nos auteurs, qui forment à juste titre le canon immuable et déterminé des saintes Lettres, tant s'en faut qu'il y ait entre eux le moindre dissentiment. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'on ait cru leurs livres dictés par Dieu même, et leurs paroles, la parole de Dieu ; et que cette créance, loin d'être celle d'un petit nombre de rhéteurs, dans l'enceinte contentieuse de quelques écoles, se soit répandue dans les campagnes et dans les villes, parmi les savants et les ignorants; qu'elle soit devenue la foi des peuples. Ces auteurs ont dû être peu nombreux, de peur que leur nombre ne discréditât ce que la religion devait consacrer; et d'autre part, ce nombre ne dut pas être si petit, que leur parfaite conformité ne fût un miracle. Car, dans cette multitude de philosophes qui ont laissé des monuments littéraires de leurs doctrines, il serait difficile d'en trouver qui fussent d'accord dans toutes leurs opinions : cela demanderait ici de trop longs développements. Quel est en effet le chef de secte qui obtienne de la cité démonolâtre une telle approbation, qu'elle condamne quiconque professe des sentiments différents ou contraires? Ne voit-on pas à Athènes fleurir à la fois les épicuriens, qui assurent que les choses humaines demeurent indifférentes aux dieux, et les stoïciens qui prétendent, au rebours, que leur marche est conduite et soutenue par l'assistance et la protection des dieux? Aussi je m'étonne qu'Anaxagore soit condamné pour avoir dit que le soleil n'était qu'une pierre enflammée, et non un Dieu; tandis que, dans la même ville, rien ne trouble la gloire et la sécurité d'Épicure, qui rejette non seulement la divinité du soleil et des astres, mais affirme encore qu'il n'y a dans le monde ni Jupiter, ni Dieu à qui parviennent les prières et les supplications des hommes. N'est-ce pas à Athènes qu'Aristippe place le souverain bien dans la volupté du corps, et Antisthènes, dans la vertu de l'âme; tous deux philosophes célèbres, tous deux disciples de Socrate, et toutefois assignant à la destinée humaine des fins si différentes et si opposées entre elles. Et de ces deux philosophes, l'un disait encore que le sage doit fuir le gouvernement de la République; l'autre, qu'il y doit prétendre : et chacun ralliait des disciples à sa secte. Car c'était au grand jour, sous le vaste et célèbre Portique, dans les académies, dans les jardins, dans les lieux publics et privés, une mêlée générale de toutes les opinions ; les uns soutenant qu'il n'existe qu'un monde; les autres, que les mondes sont innombrables; les uns, que ce monde a commencé; les autres, qu'il est sans commencement; les uns, qu'il doit finir; les autres, qu'il doit durer toujours; les uns, qu'une Providence le conduit ; les autres, qu'il est à la merci du hasard et des accidents. Et puis ceux-ci prétendent que l'âme est immortelle ; ceux-là, qu'elle est mortelle; et des partisans de son immortalité, les uns affirment son retour dans des corps de brutes, les autres le nient; des partisans de sa mortalité, les uns assurent qu'elle meurt avec le corps; les autres, qu'elle lui survit plus ou moins longtemps, et finit toujours par mourir : ceux-ci établissent le bien final dans le corps ; ceux-là dans l'âme; d'autres, en tous deux; d'autres ajoutent au corps et à l'âme les biens extérieurs : enfin quelques-uns pensent qu'il faut toujours s'en rapporter au témoignage des sens; les autres, pas toujours ; les autres, jamais. Ces innombrables dissidences entre les philosophes, quel peuple, quel sénat, quelle autorité ou magistrature de la cité impie, s'est jamais mise en peine de les juger; d'approuver et d'admettre, de condamner et de répudier; et n'a pas plutôt ouvert indifféremment son sein à ce pêle-mêle d'opinions contradictoires engagées, non sur quelque intérêt pécuniaire et temporel, mais sur les questions qui décident du malheur ou de la félicité de la vie? Et si parfois quelque vérité se laissait voir, le faux avait la même liberté de se produire; et ce n'est pas sans raison qu'une telle cité a reçu le nom mystique de Babylone ; car Babylone, avons-nous dit, signifie « confusion. » Et peu importe au prince de cette cité, au Diable, qu'ils débattent tant d'erreurs contraires; — formes variées de l'impiété qui les livre tous à son empire. Mais cette nation, ce peuple, cette république, ces Israélites, dépositaires de la parole de Dieu, n'ont jamais confondu avec une telle licence les faux et les véritables prophètes; une exacte conformité, sans aucune dissidence, signalait à leurs yeux les véritables écrivains sacrés. Ceux-là étaient leurs philosophes, leurs sages, leurs théologiens, leurs prophètes, leurs docteurs dans la vertu et la piété. Quiconque a vécu selon leurs maximes n'a pas vécu selon l'homme, mais selon Dieu, qui a parlé par leur bouche. S'ils défendent l'infraction de la loi, c'est Dieu qui la défend. S'ils disent : "Honore ton père et ta mère", c'est Dieu qui l'ordonne. S'ils ajoutent : "Tu ne seras pas adultère; tu ne commettras point d'homicide; tu ne voleras point", ce ne sont pas des paroles sorties des lèvres humaines, mais les oracles de Dieu. Ce peu de vérités qu'entre tant d'erreurs quelques philosophes ont pu entrevoir et qu'ils ont travaillé à établir sur de pénibles raisonnements : Dieu créateur du monde et qui le gouverne lui-même par sa souveraine providence; la beauté de la vertu, l'amour de la patrie, la confiance dans l'amitié, les bonnes oeuvres, tout ce qui se rapporte aux bonnes moeurs, quoiqu'ils aient ignoré et la fin et le moyen; tout cela est prêché au peuple dans la Cité divine par la parole des prophètes, parole de Dieu même, que des hommes prononcent, et sans aucun effort d'argumentations contentieuses; en sorte que la connaissance de ces vérités n'est point sans la crainte de mépriser, en y dérogeant, non pas l'esprit de l'homme, mais la parole de Dieu. [18,42] L'un des Ptolémées, roi d'Égypte, désire aussi connaître et posséder ces saintes Écritures, car, après l'empire d'Alexandre de Macédoine, qui fut surnommé le Grand, cet empire, prodige de grandeur et d'instabilité, l'Asie entière, que dis-je? presque tout l'univers conquis, soit par la force et les armes, soit par la terreur de son nom, et entre autres contrées de l'Orient, la Judée elle-même envahie et soumise; - lui mort, cet empire immense échut à ses capitaines, qui ne le partagent pas entre eux pour régner en paix chacun sur son héritage, mais qui le déchirent en lambeaux, pour promener partout la dévastation et la guerre; c'est alors que l'Égypte commence à avoir des Ptolémées pour rois. Le premier de tous, le fils de Lagus, emmène de Judée en Égypte un grand nombre de captifs. Un autre Ptolémée, son successeur, appelé Philadelphe, leur permet à tous, qui étaient venus esclaves, de s'en retourner libres. Il envoya même de royales offrandes au temple de Dieu, et demanda à Éléazar, alors grand prêtre, de lui donner les Écritures que la renommée lui avait sans doute annoncées comme divines, et qu'il désirait placer dans cette célèbre bibliothèque formée par ses soins. Le grand prêtre les lui ayant données en hébreu, Ptolémée demanda des interprètes, et SEPTANTE-deux hommes, six de chacune des douze tribus, versés dans l'une et l'autre langue, le grec et l'hébreu, lui furent envoyés. La coutume a prévalu d'appeler cette version, "La version des Septante". On rapporte qu'il y eut dans le choix de leurs expressions un accord si merveilleux, si étonnant et vraiment divin, que chacun d'eux ayant séparément accompli cette oeuvre (car il plut au roi Ptolémée d'éprouver ainsi leur fidélité), ils ne présentèrent entre eux aucune différence pour le sens, la valeur ou l'ordre même des mots; mais, comme s'il n'y eût eu qu'un seul interprète, l'interprétation de tous était une ; parce qu'en effet l'Esprit en tous était un. Et ils avaient reçu de Dieu ce don admirable, afin que l'autorité de ces Écritures obtînt, non comme oeuvre humaine, mais comme oeuvre divine, la vénération des Gentils qui devaient croire un jour; et ce jour nous le voyons arrivé. [18,43] Car, bien qu'il y ait eu d'autres interprètes qui ont fait passer d'hébreu en grec les oracles sacrés, comme Aquila, Symmachus, Théodotion, et l'auteur anonyme d'une oeuvre semblable, appelée pour cette raison la Cinquième version, l'Église toutefois a reçu celle des Septante comme si elle était seule, et les Grecs chrétiens en font usage, ignorant la plupart qu'il en existe d'autres. C'est la version des Septante traduite en latin que les Églises latines ont adoptée. Cependant un prêtre s'est rencontré de notre temps, le savant Jérôme, qui, habile dans les trois langues, a traduit les Écritures, non du grec, mais de l'hébreu en latin. Savant travail ; quoique les Juifs le reconnaissent fidèle, et prétendent que sur beaucoup de points les Septante se sont trompés, néanmoins les Églises de Jésus-Christ ne trouvent aucune autorité préférable à celle de tant d'hommes choisis pour une si grande oeuvre par le pontife Éléazar. Car, lors même que l'esprit un, et indubitablement divin, n'eût point apparu en eux, et que ces doctes Septante eussent ensemble humainement concerté les termes de leur interprétation, en sorte que rien n'aurait été maintenu sans un consentement unanime, encore serait-il vrai qu'aucun interprète isolé ne devrait leur être préféré. Mais, Dieu ayant à leur égard montré son assistance manifeste, désormais tout interprète fidèle des saintes Eeritures, en quelque langue qu'il les traduise, doit être d'accord avec les Septante, ou, s'il paraît s'éloigner d'eux, c'est qu'alors, il faut le croire, un mystère se cache sous la version prophétique des Septante. Car l'Esprit qui était dans les prophètes lorsqu'ils dictaient ce texte sacré, était aussi dans les Septante lorsqu'ils l'interprétaient. Et assurément cet Esprit, de son autorité divine, a pu rendre un autre oracle, comme si ce fût le même prophète qui eût énoncé l'un et l'autre, parce que l'un et l'autre serait, après tout, la parole du même Esprit; il a pu encore l'exprimer en d'autres termes, offrant aux intelligences droites, à défaut du même langage, le même sens ; il a pu enfin omettre et ajouter, pour faire voir qu'il n'y avait pas dans cette oeuvre servitude de l'homme, servitude de l'interprète devant la lettre, mais plutôt autorité divine inspirant et guidant l'intelligence de l'interprète. Quelques-uns ont pensé que le texte grec de la version des Septante devait être revu d'après l'original hébreu, et pourtant ils n'ont pas osé retrancher ce que les Septante avaient de plus que l'hébreu; ils ont seulement ajouté ce qui manquait dans les Septante, indiquant chaque verset ajouté par certains signes étoilés qu'on appelle astérisques. Quant aux additions des Septante à l'original hébreu, ils les marquent également, en tête des versets, par des traits horizontaux semblables aux signes des onces. Et un grand nombre d'exemplaires grecs et latins, ainsi marqués, sont répandus partout. Pour ce qui n'est ni omission, ni addition, mais seulement expression différente, qu'il s'ensuive une différence de sens, ou que sous une forme différente le même sens évidemment se produise, c'est ce dont on ne peut s'assurer qu'en conférant les deux textes. Si donc nous ne recherchons, ainsi qu'il se doit, dans les saintes Écritures, que ce qu'il a plu à l'esprit de Dieu de dire par l'organe des hommes, tout ce qui est dans l'original hébreu et n'est pas dans les Septante, l'Esprit de Dieu l'a voulu dire non par ces derniers prophètes, mais par les anciens. Et tous ce qui est dans les Septante et n'est pas dans le texte hébreu, le même Esprit a mieux aimé le dire par ceux-ci que par ceux-là, montrant par là que tous ont été prophètes. C'est ainsi qu'il dit, ceci par Isaïe, cela par Jérémie, cela par tel autre prophète; ou la même chose autrement par celui-ci, autrement par celui-là, selon qu'il le veut. Or, ce qui se trouve à la fois chez les uns et chez les autres, c'est lui qui l'a voulu dire par les uns et par les autres, lui, l'Esprit un et le même, disposant d'abord les uns pour prophétiser, puis les autres pour interpréter prophétiquement. Et comme la vérité et la concordance des uns dans leurs prédictions révèle en eux la présence de l'esprit de paix et d'unité; ainsi, quand les autres, sans concert entre eux, publient comme d'une seule voix leur unanime interprétation des Écritures, c'est le même Esprit d'unité qui se découvre. [18,44] Mais, dit-on, comment saurai-je si le prophète Jonas a dit aux habitants de Ninive : « Encore trois jours, et Ninive sera détruite, » ou : « Encore quarante jours? » Qui ne voit que le prophète, envoyé pour épouvanter cette ville par la menace d'une ruine imminente, n'a pu dire en même temps l'un et l'autre ? Si la catastrophe devait arriver dans le délai de trois jours, ce n'était pas après quarante; si elle devait arriver le quarantième jour, ce n'était pas le troisième. Si donc l'on me demande lequel des deux a dit Jonas, j'incline de préférence à la leçon de l'hébreu : "Encore quarante jours, et Ninive sera détruite". Car les Septante, venus longtemps après, ont pu dire autre chose qui, se rapportant au sujet, concourût, bien que sous une forme différente, à former un seul et même sens, et invitât le lecteur à s'élever, sans mépriser l'autorité ni de l'hébreu ni des Septante, au-dessus de l'histoire jusques à la recherche des réalités que l'histoire a dû figurer. Car ces faits sont réellement arrivés dans la cité de Ninive, mais ils en représentaient d'autres qui dépassent l'enceinte de cette cité. C'est un fait réel, que le prophète fut trois jours dans les entrailles du monstre, et néanmoins, le prophète est la figure de celui qui sera trois jours dans les abîmes de l'enfer, et celui-là est le Seigneur de tous les prophètes. Si donc il est raisonnable de voir dans cette ville la figure prophétique de l'Église des Gentils, renversée par la pénitence jusqu'à ne plus être ce qu'elle était ; comme Jésus-Christ est l'auteur de ce changement dans l'Église des Gentils que figure Ninive, c'est Jésus-Christ lui-même que désignent ces quarante jours ou ces trois jours; quarante, car tel est le nombre de jours qu'il passe avec ses disciples après sa résurrection avant de monter au ciel ; trois, car il ressuscite le troisième jour. Et ne dirait-on pas que les Septante — interprètes, et prophètes aussi, réveillent le lecteur qui s'endort sur la lettre du récit historique, et l'exhortent ainsi à sonder l'abîme de la prophétie : Cherche dans les quarante jours celui-là même en qui tu pourras trouver les trois jours; là, tu trouveras son ascension, ici, sa résurrection. Il a donc pu, dans l'un et l'autre nombre, être parfaitement désigné ; d'une façon, par le prophète Jonas, de l'autre, par la prophétie des Septante, mais toujours par le seul et même Esprit. J'abrége, ne voulant pas multiplier les exemples où les Septante paraissent s'éloigner de la venté du texte hébreu, et, mieux compris, se trouvent d'accord avec elle. Aussi moi-même, marchant autant qu'il est permis à ma faiblesse sur les traces des Apôtres qui invoquent également en témoignage prophétique l'hébreu et les Septante, je crois devoir m'appuyer sur l'une et l'autre autorité, parce que l'une et l'autre est une et divine. Mais achevons, selon nos forces, l'oeuvre qui nous reste. [18,45] Aussitôt que la race juive cessa d'avoir des prophètes, il est certain qu'elle devint pire; à l'époque où, le temple étant relevé après la captivité de Babylone, elle espérait s'améliorer. Car c'est ainsi que ce peuple charnel entendait cette prédiction du prophète Aggée : "La gloire de cette dernière maison sera grande, bien plus grande que celle de la première." Parole qui désigne le Nouveau Testament, comme il vient de le prouver dans ce passage, évidente promesse de Jésus-Christ : « Et je remuerai toutes les nations, et il viendra, le Désiré de toutes les nations. » Ici les Septante, de leur autorité de prophètes, énoncent un autre sens qui convient mieux au corps qu'à la tête, c'est-à-dire à l'Église qu'à Jésus-Christ : « Ils viendront les élus du Seigneur entre toutes les nations, » c'est-à-dire les hommes dont Jésus-Christ lui-même dit dans l'Évangile : "Il y en a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus". C'est en effet de ces élus des nations, pierres vivantes, que la maison de Dieu se bâtit par le Nouveau Testament, infiniment plus glorieuse que ne le fut ce temple élevé par le roi Salomon et relevé après la captivité. Aussi ce peuple n'a plus de prophètes depuis cette époque ; mais il a beaucoup à souffrir, et des rois étrangers, et des Romains eux-mêmes, afin qu'il ne s'imagine pas que cette prophétie d'Aggée soit accomplie dans le rétablissement du temple. Bientôt, Alexandre survient, qui les subjugue; sa colère, il est vrai, ne tombe point sur eux, parce qu'ils n'osent lui résister, et que la facilité de leur soumission l'apaise. Toutefois la gloire de cette maison est loin d'être ce qu'elle fut sous la libre domination de ses Rois. Alexandre immole des victimes dans le temple de Dieu, non qu'une véritable piété l'eût converti au culte du Dieu véritable, mais c'est que, dans l'impiété de son erreur, il croit devoir aussi l'honorer avec les faux dieux. Plus tard, après la mort d'Alexandre, Ptolémée, fils de Lagus, dont j'ai déjà parlé, les emmène captifs en Égypte; et son successeur, Ptolémée Philadephe, à qui nous devons la version des Septante, les renvoie avec bienveillance. Puis le fléau de la guerre les brise, guerres rapportées aux livres des Machabées. Conquis par le roi d'Alexandrie Ptolémée dit Épiphanes, puis contraints par les cruautés inouïes d'Antiochus, roi de Syrie, à honorer les idoles, leur temple, le temple lui-même est rempli des sacriléges superstitions des Gentils; mais la valeur de leur chef, Judas Machabée, victorieuse des lieutenants d'Antiochus, purifie l'enceinte sacrée de ces abominations de l'idolâtrie. Peu de temps après, un certain Alcimus usurpe, par ambition, la dignité de pontife, bien qu'il fût étranger à la famille sacerdotale; c'etait un crime. Environ cinquante ans plus tard, et dans cet intervalle, malgré quelques prospérités, ils n'eurent point la paix. Aristobulus, le premier chez eux, s'empara du diadème, roi et grand prêtre tout ensemble; car, depuis le retour de la captivité de Babylone et le rétablissement du temple, ils avaient eu, au lieu de rois, des chefs ou princes, bien que celui qui est roi puisse être appelé prince, eu égard à la prééminence du commandement, et chef, puisqu'il est le chef des armées; cependant tout chef ou prince ne saurait être appelé roi comme le fut cet Aristobulus. Alexandre, qui lui succéda dans le sacerdoce et la royauté, fit, dit-on, peser un joug cruel sur ses sujets. Après lui, sa femme Alexandra fut reine des Juifs; depuis ce règne, de nouvelles et plus rudes adversités les accablent. Les deux fils d'Alexandra, Aristobulus et Hircanus, se disputant le sceptre, attirent sur la race d'Israël les forces romaines, car Hircanus leur demande secours contre son frère. Alors, déjà maîtresse de l'Afrique, maîtresse de la Grèce, étendant au loin son empire sur d'autres parties du monde, mais impuissante à se soutenir elle-même, Rome se brisait en quelque sorte sous sa propre grandeur. Elle en était arrivée à de cruelles dissensions intérieures, puis aux guerres sociales, bientôt aux guerres civiles, et réduite à un tel état de consomption et d'épuisement que la ruine de la république au profit de la royauté paraissait imminente. Donc, Pompée, l'un des plus célèbres capitaines du peuple romain, envahit la Judée, s'empare de la ville, ouvre le temple, non pas avec l'humilité d'un suppliant, mais par le droit du vainqueur; il entre dans le Saint des saints dont l'entrée n'était permise qu'au grand prêtre ; et ce n'est pas en adorateur, mais en profanateur qu'il y pénètre après avoir confirmé le pontificat d'Hircanus, et imposé à la nation vaincue Antipater pour gouverneur ou « procurateur. » Il emmène avec lui Aristobulus enchaîné. Depuis ce temps, les Juifs deviennent tributaires des Romains. Cassius pille de nouveau le temple. Et, peu d'années après, les Juifs méritent un roi étranger, Hérode, sous le règne duquel le Christ vient au monde. Car les temps étaient accomplis que l'Esprit des prophéties avait marqués par la bouche du patriarche Jacob : « Les princes ne manqueront point dans la race de Juda, les chefs issus de son sang, jusqu'à ce qu'il vienne celui en qui repose la promesse, et il est l'attente des nations. » Les princes de race juive ne manquèrent donc pas aux Juifs, jusqu'à cet Hérode, le premier roi qu'ils eurent de race étrangère. C'était donc le temps où devait venir celui en qui repose la promesse de l'alliance nouvelle, cette promesse qui le rend l'attente des nations. Or il serait impossible aux nations d'être dans l'attente où nous les voyons du glorieux avénement, alors qu'il viendra juger dans l'éclat de la puissance, si elles ne croyaient d'abord en lui, alors qu'il est venu subir un jugement, dans l'humilité de la patience. [18,46] Hérode régnait donc en Judée; chez les Romains, la constitution de la république changée, César-Auguste était empereur, et il avait donné la paix au monde, quand le Christ naquit, selon la précédente prophétie, à Bethléem dans la tribu de Juda; homme visible, né humainement d'une vierge; Dieu caché étant de Dieu le père. Car le prophète l'avait prédit ainsi : « Voici le temps où une vierge va concevoir dans son sein et enfanter un fils; et son nom sera Emmanuel, c'est-à-dire : Dieu avec nous. » Il proclame sa divinité par un grand nombre de miracles, et l'histoire évangélique en rapporte plusieurs qu'elle croit suffisants à ce témoignage. Le premier de ces miracles est celui de sa naissance, le second est celui de sa résurrection corporelle d'entre les morts et de son ascension au ciel. Les Juifs ses meurtriers, qui n'ont pas voulu croire en lui, parce qu'il fallait qu'il mourût et qu'il ressuscitât, dès lors plus misérablement opprimés par les Romains, arrachés de leur pays, où déjà ils obéissaient à une domination étrangère, exterminés et dispersés dans l'univers; les Juifs, qu'on trouve partout, nous rendent témoignage par leurs Écritures que les prophéties relatives à Jésus-Christ ne sont pas de notre invention. Et ces prophéties, plusieurs d'entre eux les considérant avant sa passion et surtout après sa résurrection, ont cru en lui, et c'est d'eux qu'il est prédit : « Le nombre des enfants d'Israël fût-il égal à celui des grains de sable de la mer, les restes seront sauvés. » Les autres ont été aveuglés, et c'est d'eux qu'il est prédit : « Qu'en récompense, leur table leur soit une pierre d'achoppement; que leurs yeux soient obscurcis, afin qu'ils ne voient pas, et que leur dos se courbe à jamais. » Ainsi, tandis qu'ils refusent de croire à nos Écritures, les leurs, qu'ils lisent en aveugles, s'accomplissent en eux; si ce n'est peut-être que quelqu'un attribue aux chrétiens l'invention de ces prophéties qu'on produit sous le nom de la Sibylle, ou d'autres, s'il en est encore quelques-unes étrangères au peuple juif. Or celles-là nous suffisent, qui ressortent des livres de nos ennemis, et c'est à cause de ce témoignage, qu'ils nous fournissent malgré eux, possesseurs et gardiens des mêmes livres, que nous les voyons dispersés chez toutes les nations, partout où l'Église de Jésus-Christ étend son empire. Et il est, dans les psaumes qu'ils lisent, une prophétie sur leur dispersion même : "C'est mon Dieu; sa miséricorde me préviendra. Voilà ce que mon Dieu m'a déclaré au sujet de mes ennemis; ne les tuez pas, de peur qu'ils oublient votre loi; dispersez-les par votre puissance." Dieu a donc montré à l'Église, dans les Juifs ses ennemis, la grâce de sa miséricorde, parce que, selon la parole de l'Apôtre, leur crime est le salut des Gentils : « et il ne les tue pas, » c'est-à-dire il ne détruit pas en eux, quoique vaincus et exterminés par les Romains, le caractère de la race juive, de peur qu'oubliant la loi de Dieu, ils ne puissent plus même nous prêter ici leur témoignage. Aussi il ne suffirait pas de dire : « Ne les tuez pas, de peur qu'ils oublient votre loi, » si l'on n'ajoutait : « Dispersez-les. » Car, s'ils étaient, avec ce témoignage des Écritures, renfermés dans leur pays et non répandus en tous lieux, l'Église, qui est partout, pourrait-elle les avoir chez toutes les nations, pour témoins des prophéties qui ont annoncé Jésus-Christ? [18,47] Ainsi, tout étranger, c'est-à-dire tout homme non issu d'Israël et non compris par les Juifs dans le canon des saintes lettres, tout étranger qu'on dit avoir prophétisé touchant le Messie, s'il est venu ou doit venir à notre connaissance, nous pouvons le citer par surcroît : non que ce témoignage fût un besoin pour nous, s'il nous manquait, mais c'est que l'on peut croire avec assez de raison qu'il y eut aussi dans les autres nations des hommes à qui ce mystère a été révélé, et qui se sentirent poussés à le prédire, soit qu'ils aient participé à la même grâce, soit qu'à défaut de ce don ils aient été instruits par les mauvais anges que nous savons avoir confessé Jésus-Christ présent, tandis que les Juifs ne le reconnaissaient pas. Et je ne pense pas que les Juifs eux-mêmes osent prétendre que nul n'a appartenu à Dieu, les seuls Israélites exceptés, depuis que la race d'Israël a commencé à se répandre, après la réprobation de son frère aîné. Il n'y eut, il est vrai, aucun autre peuple qui ait été proprement appelé le peuple de Dieu; mais que, chez les autres peuples, certains hommes se soient rencontrés qu'une affinité spirituelle et non terrestre rattache aux vrais Israélites, aux citoyens de la céleste patrie, c'est ce qu'ils ne peuvent nier ; autrement, il serait facile de les convaincre par le saint et admirable Job, qui, n'étant ni Juif, ni prosélyte ou étranger admis au foyer d'Israël, mais issu de race iduméenne, né et mort en cette contrée, reçoit de la parole divine ce glorieux témoignage, que pour la justice et la piété nul homme de son temps ne lui fut comparable. Ce temps où il vécut, nous ne le trouvons pas déterminé chronologiquement; mais par son livre, à qui, en raison de son excellence, les Juifs reconnaissent une autorité canonique, nous conjecturons qu'il est postérieur à Israël de trois générations. Or je ne doute pas que ce ne soit par un dessein de la divine Providence que l'exemple de ce seul juste nous apprenne qu'il a pu s'en trouver chez les autres nations qui aient vécu selon Dieu et agréables à Dieu, citoyens prédestinés de la Jérusalem spirituelle. Et cette grâce, croyons-le, n'a été accordée qu'à quiconque aura reçu la révélation divine de l'unique médiateur futur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, dont le charnel avénement a été montré dans l'avenir aux saints des temps antiques comme il nous est montré dans le passé, afin que par le médiateur une seule et même foi conduise à Dieu tous les élus, pour être sa Cité, sa Maison et son Temple. Mais toutes les prophéties sur la grâce de Dieu en Jésus-Christ que l'on produit ailleurs, on peut les regarder comme inventions des chrétiens. Aussi rien n'est plus fort pour convaincre les contradicteurs, et les amener à nous s'ils ont quelque rectitude d'intelligence, que de représenter les prédictions divines sur Jésus-Christ, qui sont écrites dans les livres des Juifs. Car ceux-ci, arrachés de leur patrie et dispersés par toute la terre pour rendre ce témoignage, contribuent à la propagation universelle de l'Église. [18,48] Cette maison de Dieu est bien plus auguste que la première bâtie de bois et de pierres et de métaux précieux. La prophétie d'Aggée n'a donc pas été accomplie dans le rétablissement de ce temple. Car depuis qu'il fut rebâti, on ne voit pas qu'il ait jamais recouvré la gloire qu'il avait eue au temps de Salomon; que dis-je? on voit plutôt cette gloire diminuée d'abord par la cessation des prophéties, puis par les immenses désastres de la nation elle-même, jusqu'à sa ruine dernière consommée par les Romains, selon les précédents témoignages. Quant à cette maison nouvelle appartenant au Nouveau Testament, sa gloire est d'autant plus grande qu'elle est bâtie de pierres meilleures, de pierres vivantes, pierres fidèles et renouvelées. Mais elle est figurée par le rétablissement du premier temple, parce que ce rétablissement exprime en langage prophétique, le second Testament, le Testament nouveau. Ainsi, quand Dieu dit par le prophète déjà cité : « Et je donnerai la paix en ce lieu, » par le lieu figuratif, il faut entendre le lieu figuré. Et comme l'Église qui devait être bâtie par Jésus-Christ est représentée par ce lieu rétabli, ces paroles : « Je donnerai la paix en ce lieu, » n'ont d'autre sens que : Je donnerai la paix dans le lieu que celui-ci figure : car toutes les figures semblent jouer le rôle des réalités figurées. L'Apôtre ne dit-il pas en ce sens : « La pierre était Jésus-Christ, » parce que cette pierre dont il parle figurait certainement Jésus-Christ. La gloire de cette maison du Nouveau Testament éclipse donc la gloire de la première maison de l'Ancien Testament, et elle brillera d'un éclat plus vif encore au jour de sa dédicace; car c'est alors que viendra « le Désiré de tous les peuples, » comme on lit dans l'hébreu. En effet, son premier avénement n'était pas encore désiré de tous les peuples; pouvaient-ils donc connaître celui qu'ils devaient désirer, puisqu'ils ne croyaient pas en lui? Alors aussi, selon le sens prophétique des Septante, "viendront les élus du Seigneur entre toutes les nations"; car alors il ne viendra en vérité que les élus dont l'Apôtre parle ainsi : « Comme il nous a élus en lui, avant la création du monde. » Et, en effet, l'architecte lui-même qui a dit : « Il y en a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus, » n'établit pas sur ceux qui n'ont répondu à l'appel que pour se faire chasser du festin, mais sur les seuls élus, la solidité de cette maison qui désormais ne craindra plus aucune ruine. Aujourd'hui que l'Église est remplie de ceux qui seront vannés dans l'aire, la gloire de cette maison n'apparaît pas aussi éclatante qu'elle doit apparaître quand chacun sera toujours où il sera une fois. [18,49] Donc, en ce siècle pervers, en ces jours mauvais où, par des humiliations passagères, l'Église achète sa grandeur future, tandis que l'aiguillon de la crainte, les angoisses de la douleur, la rigueur des travaux, le péril des tentations l'éprouvent, ne lui laissant d'autre joie que l'espérance quand sa joie n'est pas insensée, un grand nombre de réprouvés sont mêlés aux élus, et tous, réunis et comme emprisonnés dans le filet de l'Évangile, nagent pêle-mêle au sein de la mer du monde, jusqu'à ce que l'on touche au rivage où les méchants doivent être séparés des bons, et Dieu habiter dans les bons comme dans son temple pour être tout en tous. Nous reconnaissons donc qu'aujourd'hui s'accomplit la parole qui disait dans le psaume : « J'ai annoncé et j'ai parlé; ils se sont multipliés au-dessus de tout nombre. » C'est ce qui arrive maintenant depuis qu'il a publié et annoncé, d'abord par la bouche de son précurseur Jean, puis par sa propre bouche : "Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche." Il choisit des disciples qu'il nomme apôtres, il les choisit sans naissance, sans considération, sans lettres, afin que tout ce qu'ils seront et feront de grand, lui-même en eux le soit et le fasse. Un méchant s'est trouvé parmi eux, dont il fait un bon usage pour accomplir le décret de sa passion, et donner à son Église l'exemple de supporter les méchants. Il sème autant qu'il le faut par sa présence corporelle le saint Évangile, puis il souffre, meurt et ressuscite; montrant, par sa passion, ce que nous devons souffrir pour la vérité; par la résurrection, ce que nous devons espérer dans l'éternité, sans parler du profond mystère de son sang répandu pour la rémission des péchés. Il converse quarante jours sur la terre avec ses disciples, et à leur vue même, il monte au ciel, dix jours après. Selon sa promesse, il leur envoie l'Esprit saint de son Père, dont la venue sur les fidèles se manifeste par ce signe souverain et souverainement nécessaire : chacun d'eux parle les langues de tous les peuples, figurant ainsi l'unité future de l'Église catholique qui se répand chez toutes nations et parle toutes langues. [18,50] Ensuite, selon cette prophétie : "La loi sortira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem" ; et selon la prédiction de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, lorsqu'après sa résurrection, il ouvre l'intelligence de ses disciples étonnés pour leur faire entendre les Écritures, et leur dit : « Selon qu'il est écrit, il fallait ainsi que le Christ souffrît, qu'il ressuscitât d'entre les morts, le troisième jour, et qu'en son nom fussent prêchées la pénitence et la rémission des péchés dans toutes les nations, à commencer par Jérusalem ; puis quand il répond à ses disciples qui s'enquièrent de son dernier avénement : « Il ne vous appartient pas de savoir le temps ou les moments dont mon Père s'est réservé la disposition; mais vous recevrez la vertu de l'Esprit-Saint qui viendra sur vous, et vous me rendrez témoignage, à Jérusalem, dans toute la Judée, à Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre. » C'est de Jérusalem que l'Église commence à se répandre, et, après en avoir amené plusieurs à la foi dans la Judée et à Samarie, elle se propage chez d'autres nations, et l'Évangile est annoncé par ceux que le Maître lui-même avait élevés jusqu'à sa parole, et comme des flambeaux allumés de son Esprit-Saint; car il leur avait dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et qui ne peuvent tuer l'âme. » Dans le coeur de ces hommes, les glaces de la crainte fondaient à l'ardeur de leur charité. Et non seulement eux qui ont vu et entendu Jésus-Christ avant sa passion et après sa résurrection; mais, après leur mort, leurs successeurs, dans les persécutions les plus cruelles, dans des tortures inouïes, dans le sang des martyrs, annoncent l'Évangile à tout l'univers, Dieu confirmant leur témoignage par des signes, des prodiges, d'éclatantes manifestations de sa puissance, par les dons du Saint-Esprit, afin que les peuples, amenés à croire en celui qui a été crucifié pour leur rédemption, vénèrent d'un amour chrétien le sang qu'ils ont répandu avec une diabolique fureur; afin que les rois eux-mêmes, dont les édits ravagaient l'Église, s'inclinent heureusement devant ce nom que leur cruauté s'efforçait d'exterminer ; afin qu'ils commencent contre les fausses divinités cette persécution que pour elles ils déclaraient aux adorateurs du Dieu véritable. [18,51] Mais, voyant les temples des démons devenir déserts, et, au nom du Médiateur qui nous délivre, accourir le genre humain, le diable suscite les hérétiques pour combattre sous le nom chrétien la doctrine chrétienne, comme si la Cité de Dieu pouvait les souffrir dans son sein avec cette tolérance indifférente que la cité de confusion professe à l'égard des philosophes, divisés et opposés dans leurs opinions. Ceux donc qui, au sein de l'Église de Jésus-Christ, développent quelque doctrine malsaine et contagieuse, s'ils présentent à l'autorité qui veut les redresser et les guérir une résistance obstinée ; si, loin de se rétracter de leurs dogmes pernicieux et mortels, ils persistent à les défendre, ils deviennent hérétiques, et, sortant de l'Église, elle les range parmi les ennemis qui tournent à son épreuve. Ils sont un mal, et ils servent néanmoins aux vrais catholiques membres de Jésus-Christ, Dieu usant bien même des méchants, et toutes choses contribuant au bien de ceux qui l'aiment. Car tous les ennemis de l'Église, quel que soit l'aveuglement de leur erreur, ou la malice de leur dépravation, exercent sa patience, s'ils reçoivent le pouvoir de l'affliger corporellement ; sa sagesse, s'ils la combattent seulement par leurs mauvaises opinions; sa bienveillance ou sa bienfaisance jusques à l'amour même de ses ennemis, soit qu'elle procède contre eux par la persuasion de la doctrine ou par la terreur de la discipline. Aussi le prince de la cité impie, en soulevant ses esclaves contre la Cité de Dieu, étrangère en ce monde, le diable n'a pas la permission de lui nuire. N'en doutons pas, la prospérité est contre les découragements de l'adversité, une consolation, et l'adversité, contre la corruption de la prospérité, une épreuve que la divine Providence lui ménage ; et c'est dans ce juste tempérament qu'il faut chercher l'origine de cette parole du psaume : « En raison des douleur sans nombre qui remplissent mon coeur, vos consolations ont réjoui mon -âme. » De là encore cette parole de l'Apôtre : « Dans la joie de l'espérance, dans la patience de l'affliction. » Le docteur des nations dit aussi : « Quiconque veut vivre saintement en Jésus-Christ souffrira persécution; » et il ne faut pas s'imaginer que cela manque en aucun temps. Car, lors même que les fureurs ralenties de ceux du dehors, en laissant une tranquillité apparente ou réelle, apportent une grande consolation surtout aux faibles, il ne manque jamais, ou plutôt il y a toujours un grand nombre d'ennemis intérieurs, dont la corruption est un supplice pour le coeur des justes; parce qu'elle est une occasion de blasphème contre le nom chrétien et catholique; et plus ce nom est cher à ceux qui veulent vivre saintement en Jésus-Christ, plus ils souffrent de la présence de ces méchants intérieurs qui ne laissent pas venir jusqu'à lui autant d'amour que les saintes âmes désirent. Et quand on pense que les hérétiques ont le nom, les sacrements, la profession de chrétiens et les Écritures des chrétiens, c'est une vive douleur aux âmes fidèles ; car les dissidences de ces hommes en retiennent beaucoup dans l'hésitation, qui voudraient embrasser la foi, et donnent à beaucoup d'autres sujet de blasphémer le nom chrétien, que les hérétiques portent aussi à certains égards. Les égarements et les erreurs de ces hommes, telle est la persécution que souffrent ceux qui veulent vivre saintement en Jésus-Christ, et cette persécution s'exerce, lors même qu'ils ne souffrent en leur corps ni oppression ni tortures. Persécution intérieure énoncée par cette parole du Psaume : « En raison des douleurs sans nombre qui remplissent mon coeur; » le prophète ne dit pas : « Mon corps, » mais comme l'on sait d'ailleurs les promesses de Dieu immuables : « Le Seigneur, dit l'Apôtre, connaît ceux qui sont à lui; » et que de ces élus, « Prédestinés, dans sa prescience, conformes à l'image de son Fils, » nul ne peut périr, le Psalmiste ajoute : « Vos consolations ont réjoui mon âme. » Car la douleur même, émue dans le coeur des justes que persécutent les moeurs de ces mauvais ou faux chrétiens, est utile aux affligés, parce qu'elle vient de la charité qui s'alarme pour eux, et pour ceux dont ils empêchent le salut. Enfin de grandes consolations naissent du retour de ces hommes, et leur conversion pénètre les âmes pieuses d'une joie égale à la douleur qu'elles ressentaient de leur perte. C'est ainsi qu'en ce siècle, en ces jours mauvais, non seulement depuis l'époque de la présence corporelle de Jésus-Christ et de ses Apôtres, mais depuis Abel, le premier juste, victime de l'impiété de son frère, et désormais jusqu'à la fin des temps entre les persécutions du monde et les consolations de Dieu, l'Église poursuit son pèlerinage. [18,52] Aussi je ne pense pas que l'on doive dire ou croire au hasard, ce que plusieurs ont prétendu ou prétendent, qu'à l'avenir, jusqu'à l'époque de l'Antechrist, l'Église ne souffrira plus d'autres persécutions que les dix qu'elle a déjà souffertes, n'ayant plus à attendre que la onzième et dernière, celle de l'Antechrist. Car la première qu'ils comptent est la persécution de Néron; la seconde, celle de Domitien; la troisième, celle de Trajan; la quatrième, celle d'Antonin; la cinquième, celle de Sévère; la sixième, celle de Maximin; la septième, celle de Decius; la huitième, celle de Valérien; la neuvième, celle d'Aurélien; la dixième, celle de Dioclétien et de Maximien. Les dix plaies de l'Égypte, qui précèdent la sortie du peuple de Dieu, seraient la figure de ces persécutions, et la dernière, celle de l'Antechrist, ressemblerait a la onzième plaie, quand la mer Rouge, ouvrant un passage au peuple de Dieu, engloutit les Égyptiens qui le poursuivent. Cependant je ne puis voir dans ces anciens événements une image prophétique des persécutions, quoique les partisans de cette opinion trouvent dans la comparaison attentive des faits plus d'un rapport spécieux et ingénieux ; toutefois il n'y a point là inspiration de l'Esprit de prophétie, mais simple conjecture de l'esprit humain, qui arrive tour à tour à la vérité et à l'erreur. Car, enfin, que disent-ils de la persécution où Notre-Seigneur fut mis en croix? Quel rang lui vont-ils assigner? S'ils l'exceptent de leur calcul, s'ils ne comptent que les persécutions qui s'adressent au corps, et non celle qui frappe et retranche la tête, que feront-ils de la persécution élevée à Jérusalem, après que Jésus-Christ est monté au ciel, persécution où le bienheureux Étienne est lapidé; où Jacques, frère de Jean, périt par le glaive; où l'apôtre Pierre va passer de la prison au supplice, quand un ange le délivre; où les frères sont chassés de Jérusalem et dispersés; où Saul, qui va devenir l'apôtre Paul, dévaste l'Église, et bientôt, annonçant lui-même la foi qu'il vient de persécuter, souffre à son tour ce qu'il a fait souffrir, en Judée chez les nations étrangères, partout où son zèle prêche Jésus-Christ? Pourquoi donc veulent-ils commencer à Néron les afflictions de l'Église, puisque ce n'est qu'à travers les plus sanglantes épreuves qu'elle arrive en grandissant jusqu'au règne de cet empereur? Que s'ils tiennent compte des persécutions suscitées par les rois, oublient-ils Hérode et ses fureurs, après l'ascension de Notre-Seigneur? Et que disent-ils de Julien, qu'ils ne rangent point parmi les dix persécuteurs? Quoi ! ne persécute-t-il pas l'Église quand il défend aux chrétiens d'apprendre et d'enseigner les lettres humaines, quand, sous son règne, Valentinien, qui fut après lui le troisième empereur, est, comme confesseur de la foi chrétienne, dégradé de sa dignité militaire? Je passe sous silence la persécution que Julien commençait à Antioche, quand la foi héroïque d'un jeune homme l'arrêta : ce jeune homme, entre plusieurs comme lui destinés aux tortures, torturé le premier pendant tout un jour, ne cesse de chanter des hymnes sacrées au milieu des ongles de fer et des chevalets ; cette fière indifférence pour la douleur, et cette joie, frappent l'empereur d'admiration et d'horreur; il craint de recevoir des autres fidèles encore plus de honte. De nos jours, enfin, le frère de Valentinien, l'arien Valens n'a-t-il pas exercé en Orient contre l'Église catholique une horrible persécution? Qu'est-ce à dire? Parce que l'Église croît et fructifie par tout le monde, ne remarque-t-on plus les persécutions dont certains rois l'affligent, quand ailleurs elle demeure en paix ? Est-ce donc qu'il ne faut pas compter parrni les persécutions la cruauté inouïe que, dans la Gothie même, le roi des Goths déploya contre les catholiques, qui pour la plupart reçurent la couronne du martyre, comme nous l'ont raconté plusieurs de nos frères, témoins dans leur enfance de ces scènes cruelles dont le souvenir leur était toujours très présent? Et naguère, en Perse, ne s'est-il pas élevé une persécution (qui sévit peut-être encore), si violente que plusieurs vinrent chercher un asile dans les cités romaines? Plus j'y songe, moins il me semble possible de déterminer le nombre des persécutions qui doivent éprouver l'Église. Et cependant assurer qu'elle en souffrira plusieurs autres de la part des rois, avant la dernière que nul chrétien ne révoque en doute, ne serait pas moins téméraire. Nous laissons donc la question indécise, sans rien établir, sans rien renverser, n'écartant que l'audacieuse présomption qui affirme l'une ou l'autre de ces opinions. [18,53] Quant à cette dernière persécution, qui doit venir de l'Antechrist, Jésus-Christ lui-même l'étouffera par sa présence. « Il le tuera du souffle de sa bouche, dit l'Écriture, et il l'anéantira par l'éclat de sa présence. » Quand? demande-t-on d'ordinaire, et fort mal à propos. Car, s'il nous était utile de le savoir, qui eût pu mieux répondre sur cette question que notre Dieu et notre maître à ses disciples qui l'interrogent ? Loin de s'en taire auprès de lui, ils lui demandent, tandis qu'il est présent : « Seigneur, si vous paraissez en ce temps, quand reparaîtra le royaume d'Israël ? Mais il leur répond : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps dont mon père s'est réservé la disposition. » Ils ne demandent ni l'heure, ni le jour, ni l'année, et cependant telle est la réponse qui leur est faite. C'est donc en vain que nous cherchons à compter et à déterminer les années qui restent au temps actuel, quand nous apprenons de la bouche de la Vérité qu'il ne nous appartient pas de le savoir. On établit pourtant, au hasard, des calculs de quatre cents, de cinq cents, de mille ans depuis l'Ascension du Seigneur jusqu'à son dernier avénement. Montrer comment chacun appuie son opinion, cela serait trop long et nullement nécessaire. Simples conjectures humaines, qui n'emprunent rien de certain à l'autorité des Écritures canoniques. Mais il réprime le mouvement calculateur des doigts, celui qui a dit : "Il ne vous appartient pas de connaître les temps dont mon Père s'est réservé la disposition". Toutefois, comme c'est ici une parole de l'Évangile, est-ce merveille qu'elle n'ait pas détourné les idolâtres de prêter aux démons, leurs dieux, certaines réponses déterminant la durée de la religion chrétienne ? Voyant en effet que, loin d'être anéanties par tant de sanglantes persécutions, ses forces y puisaient au contraire de merveilleux accroissements, ils ont imaginé je ne sais quels vers grecs, comme étant une réponse de l'oracle qui, à la vérité, absout Notre-Seigneur de ce prétendu crime de sacrilège, mais impute à Pierre d'avoir usé de sortilèges pour faire adorer pendant trois cent soixante-cinq ans le nom de Jésus-Christ, qui, cette période accomplie, disparaîtra soudain. O sublimes conceptions d'hommes éclairés! O doctes esprits, et bien dignes de croire cela de Jésus-Christ, vous qui refusez de croire en Jésus-Christ! Ce n'est pas lui qui enseigne la magie à son disciple Pierre ; il est innocent de ces maléfices, et c'est à la gloire de son maître plutôt qu'à la sienne que ce disciple dévoue ses travaux, ses périls, son sang même ! Si Pierre use de tels prestiges pour que le monde aime Jésus-Christ, qu'a fait Jésus-Christ innocent pour être tant aimé de Pierre? Qu'ils se répondent donc à eux-mêmes, et, s'il est possible, qu'ils comprennent que cette grâce d'en haut, qui fait aimer Jésus-Christ au monde en vue de la vie éternelle, est la même qui fait aimer Jésus-Christ à Pierre, afin de recevoir de lui la vie éternelle, et jusqu'à souffrir pour lui la mort temporelle! Et puis quels sont ces dieux qui peuvent prédire et ne peuvent empêcher; vaincus par un enchanteur, par un sacrifice magique, où, dit-on, un enfant d'un an est égorgé, déchiré et enseveli avec d'abominables rites ! Ils laissent pendant longtemps une secte, leur ennemie, grandir et vaincre, sans résister, mais à force de souffrir, les cruelles fureurs de tant de persécutions ; ils laissent cette victoire s'étendre jusqu'à la ruine de leurs statues, de leurs temples, de leur culte et de leurs oracles! Quel est enfin le Dieu, leur dieu et non le nôtre à coup sûr, auquel un si grand crime a pu surprendre ou arracher une telle complaisance? car ce n'est pas à un démon, c'est à un dieu que s'adressent ces vers qui accusent Pierre d'avoir fondé sur la magie sa loi sacrilège. Ils méritent bien un tel dieu, ceux qui ne veulent pas de Jésus-Christ pour Dieu. [18,54] Telles sont entre autres les raisons que j'alléguerais, si elle n'était pas encore écoulée cette année qu'une prédiction menteuse a promise et qu'une crédulité ridicule attendait. Mais ces trois cent soixante-cinq ans depuis l'avénement du nom de Jésus Christ, et son culte institué par son Incarnation et par les apôtres, étant déjà révolus depuis quelques années, que faut-il de plus pour réfuter cette fausseté? Car, en ne datant pas de la naissance de Jésus-Christ l'origine de ce grand fait, parce que, dès le berceau, dès l'enfance, il n'a pas encore de disciples, tous jours est-il indubitable que c'est au moment où il commence à en avoir, après son baptême par le ministère de Jean, dans les eaux du Jourdain, qu'on voit se lever avec lui la doctrine et la religion chrétienne. C'est, en effet, ce que marquait cette prophétie : « Il étendra sa domination d'une mer à l'autre, et depuis le fleuve jusqu'aux extrémités de la terre. » Mais comme, avant sa passion et sa résurrection d'entre les morts, la foi n'était pas encore annoncée à tous (car elle n'est annoncée que dans la résurrection de Jésus-Christ, selon cette parole de l'apôtre Paul aux Athéniens : « Désormais il avertit tous les hommes et en tous lieux de faire pénitence, car il a arrêté un jour pour juger le monde selon la justice, par celui en qui il a annoncé a tous la foi en le ressuscitant d'entre les morts », il vaut mieux, pour résoudre cette question, ouvrir ici l'ère chrétienne, surtout parce que c'est alors que le Saint-Esprit fut donné comme il devait l'être, après la résurrection de Jésus-Christ, en cette ville où dut commencer la seconde loi, c'est-à-dire le Testament Nouveau. Moïse reçoit la première sur le mont Sina, c'est le Vieux Testament. Quant à celle que le Christ doit apporter, voici ce qui est prédit : « De Sion sortira la loi, et la parole du Seigneur de Jérusalem. Aussi lui-même dit qu'il faut en son nom prêcher la pénitence à toutes les nations, mais en commençant par Jérusalem. C'est donc là que commence le culte de ce nom, là que s'élève la foi en Jésus-Christ crucifié et ressuscité. Foi signalée par des débuts d'une si éclatante ferveur, que l'on voit plusieurs milliers d'hommes convertis au nom de Jésus-Christ avec une miraculeuse rapidité, vendre leurs biens pour les distribuer aux pauvres, et dans la sainteté de leur zèle, dans l'ardeur de leur charité, embrasser la pauvreté volontaire, se préparant, au milieu des Juifs frémissants et altérés de carnage, à combattre jusqu'à la mort, avec la plus puissante de toutes les armes, la patience. Si la magie n'a rien fait ici, pourquoi donc hésiter à croire que la même vertu divine puisse accomplir par tout le monde le miracle qu'elle vient d'accomplir en ce lieu ? S'il faut, au contraire, attribuer aux maléfices de Pierre cet enthousiasme pour le culte du nom de Jésus-Christ dont s'enflamme soudain cette multitude d'hommes, qui ont saisi, qui ont crucifié le Sauveur, qui l'ont percé de clous ou d'insultes, il faut calculer par l'année même de cet événement, quand les trois cent soixante-cinq ans ont été accomplis. Or Jésus-Christ meurt, sous le consulat des deux Géminus, le huit des calendes d'avril. Il ressuscite le troisième jour, sous les yeux mêmes des apôtres. Quarante jours plus tard, il monte au ciel; dix jours après c'est-à-dire le cinquantième jour après sa résurrection, il envoie l'Esprit-Saint. C'est alors que trois mille hommes croient en lui sur la prédication des apôtres. Et c'est alors aussi que le culte de son nom s'élève, par la vertu du Saint-Esprit, selon notre foi et selon la vérité ; par les prestiges de Pierre, selon le mensonge ou l'erreur de l'impiété. Et puis, quand un boiteux de naissance, tellement infirme qu'on le portait toujours à la porte du temple pour y demander l'aumône à la parole de Pierre et au nom de Jésus-Christ, se lève guéri, cinq mille hommes embrassent la foi. Et ainsi successivement l'Église s'augmente de nouvelles recrues de fidèles. Il est donc facile de déterminer le jour où cette année commence, c'est celui où le Saint-Esprit fut envoyé, c'est-à-dire pendant les ides de mai. Or, en comptant les consuls, les trois cent soixante-cinq ans se trouvent accomplis pendant ces mêmes ides, sous le consulat d'Honorius et d'Eutychianus. Et cependant, l'année suivante, sous le consulat de Manlius Théodore, alors que, selon cet oracle des démons ou cette imposture des hommes, il ne devait pas rester trace de la religion chrétienne, qu'arrive-t-il dans les autres parties du monde? Peu nous importe; mais toujours ce que nous savons, c'est que, dans la plus célèbre, dans la première ville de l'Afrique, à Carthage, le quatorze des calendes d'avril, Gaudentius et Jovius, comtes de l'empereur Honorius, ruinent les temples des faux dieux et brisent leurs statues. Depuis lors jusqu'à ce jour, c'est-à-dire pendant l'espace environ de trente années, qui ne voit combien le culte du nom de Jésus-Christ s'est répandu, surtout depuis les nombreuses conversions arrivées parmi ceux que leur créance en cette vaine prédiction détournait de la foi, et que l'accomplissement de l'année fatale a désabusés de cette ridicule chimère? Pour nous qui sommes chrétiens, et portons le nom de chrétiens, nous ne croyons pas en Pierre, mais en celui en qui Pierre a cru. La parole de Pierre sur Jésus-Christ est une parole qui nous édifie, et non un charme qui nous égare; Pierre n'est pas un artisan de maléfices qui nous trompe, c'est un bienfaiteur qui nous assiste. Le maître de Pierre dans la doctrine qui conduit à la vie éternelle, Jésus-Christ, est aussi notre maitre. Mais il est temps enfin de clore ce livre, après avoir discuté jusqu'ici et suffisamment retracé le cours des deux Cités, celle de la terre et celle du ciel, mêlées ici bas depuis l'origine jusqu'à la fin. L'une la cité de la terre, s'est fait tels dieux qu'elle a voulu, faux dieux qu'elle a pris partout, même parmi les hommes, pour leur offrir ses sacrifices et son hommage. L'autre, la Cité céleste, voyageuse sur cette terre, ne se fait point ses dieux; mais elle-même est l'oeuvre du vrai Dieu pour devenir son véritable sacrifice. Toutes deux néanmoins sont également admises à la jouissance des biens et à l'épreuve des maux temporels; mais leur foi, leur espérance et leur amour diffèrent, jusqu'à ce que séparées par le dernier jugement, elles arrivent chacune à sa fin qui n'aura point de fin. C'est cette fin qui attend l'une et l'autre que nous devrons discuter plus tard.