[16,0] LIVRE SEIZIÈME. [16,1] Après le déluge voit-on se continuer les traces de la Cité sainte; ou bien l'invasion des siècles d'impiété les a-t-elle si violemment interrompues qu'il ne reste plus un seul homme fidèle au culte du vrai Dieu ? C'est une question difficile à éclaircir par les paroles de l'Écriture. En effet depuis Noé, qui, avec sa femme, ses trois fils et ses trois brus, mérite d'être sauvé de la catastrophe universelle, depuis Noé jusqu'à Abraham, nous ne trouvons dans les livres canoniques personne dont le témoignage divin recommande expressément la piété. Noé toutefois étend sur ses deux fils Sem et Japhet une bénédiction prophétique, éclairé d'une profonde intuition de l'avenir. Et c'est pourquoi il maudit le crime de Cham, le second de ses trois fils, non pas dans la personne même de ce fils coupable, mais dans celle du fils de Cham, dans celle de son petit-fils : « Maudit soit l'enfant Chanaan! il sera l'esclave de ses frères. Or Chanaan était né de Cham, qui, loin de couvrir la nudité de son père endormi, avait osé la trahir. Et c'est aussi pourquoi Noé réunit ses deux fils, l'aîné et le plus jeune, dans une même bénédiction : « Que le Seigneur Dieu bénisse Sem, et Chanaan sera son esclave? que Dieu répande ses joies sur Japhet, et qu'il habite les demeures de Sem! » Tout cela, et la plantation de la vigne par Noé, et l'ivresse qu'il trouve dans son fruit, et sa nudité dans son sommeil, et toutes les autres circonstances que l'Écriture rappelle, tout cela est gros de sens prophétiques et voilé de figures. [16,2] Mais aujourd'hui, grâce aux événements accomplis dans la suite, ce qui était caché est assez découvert. En effet, pour peu qu'on apporte d'attention et d'intelligence à les considérer, qui n'en reconnaîtrait l'accomplissement dans le Christ? Sem, de qui le Christ est né, selon la chair, veut dire : « renommé. » Eh! quoi de plus renommé que le Christ, dont le nom exhale déjà partout cette odeur que, dans son chant prophétique, le Cantique des cantiques compare au parfum que l'on répand? C'est dans ses demeures, c'est-à-dire dans ses Églises, qu'habite l'étendue des peuples, car Japhet veut dire « étendue. » Mais Cham, dont le nom est synonyme de « chaleur, » Cham, le second des fils de Noé, qui se sépare pour ainsi dire de l'un et de l'autre et demeure entre l'un et l'autre, étranger à la fois aux prémices d'Israël et à la plénitude des gentils, que peut-il représenter, sinon la race ardente des hérétiques, animés, non de l'esprit de sagesse, mais de cet esprit d'impatience qui, d'ordinaire, brûle dans leurs coeurs et trouble la paix des fidèles ? Et cela toutefois tourne à l'avantage de ceux qui font des progrès dans le bien, selon cette parole de l'Apôtre : "Il faut qu'il y ait des hérésies, afin que l'on reconnaisse par là ceux d'entre vous dont la vertu est éprouvée." C'est aussi pourquoi il est écrit : « Le fils éclairé est sage; l'insensé lui servira d'instrument. » Ainsi, par exemple, quand l'ardente inquiétude des hérétiques se jette sur différents points de la foi catholique, pour les défendre contre eux, on les examine avec plus de soin, on les saisit avec plus de netteté, on les enseigne avec plus de zèle, et chaque question qu'un adversaire soulève est une occasion de s'éclairer. Et ce n'est pas seulement les hommes dont la scission avec l'Église est publique, mais tous ceux qui se glorifient du nom de chrétiens en vivant mal, que l'on peut croire, non sans raison, représentés par le second fils de Noé. Car leur profession de foi annonce la passion de Jésus-Christ que figure la nudité de Noé, et que leurs mauvaises actions déshonorent. Voilà les hommes dont il a été dit : « Vous les connaîtrez par leurs fruits. » Voilà pourquoi Cham est maudit dans son fils comme dans son fruit, en d'autres termes dans son oeuvre ; et pourquoi le nom de Chanaan, son fils, signifie : « leur mouvement » ou "leurs oeuvres". Quant à Sem et à Japhet, c'est-à-dire la circoncision et l'incirconsion, ou, pour les désigner autrement avec l'Apôtre, les Juifs et les Grecs appelés et justifiés, dès qu'ils savent - comment ? je l'ignore - la nudité de leur père, figurative de la passion du Sauveur, ils prennent leur manteau, le mettent sur leur dos, et, s'approchant à reculons, voilent la nudité paternelle : ils n'ont pas vu ce qu'ils couvrent par respect. Et n'est-ce pas ainsi que, dans la passion du Christ, nous honorons le sacrifice offert pour nous, en nous détournant de l'attentat des juifs ? Le manteau est le symbole du mystère; les épaules qu'il couvre, c'est la mémoire du passé : car déjà au temps même où Japhet habite les demeures de Sem, et, au milieu d'eux, leur frère maudit, l'Eglise célèbre la passion du Christ comme accomplie; elle franchit l'avenir et l'espérance. Mais le mauvais frère est, dans son fils, c'est-à-dire dans son oeuvre, le serviteur de ses frères vertueux, en ce sens que, pour s'exercer à la patience et s'affermir dans la sagesse, les bons savent user des méchants. Il y a, en effet, suivant l'Apôtre, des hommes qui prêchent Jésus-Christ sans droiture de coeur. « Mais, - dit-il, - que ce soit par prétexte ou avec vérité que Jésus-Christ soit annoncé, je m'en réjouis et je m'en réjouirai toujours. » Car c'est Jésus-Christ lui-même qui a planté la vigne, dont le prophète dit : « La vigne du Seigneur des armées est la maison d'Israël, » et il a bu du vin de cette vigne. Soit que l'on entende par ce vin le calice dont le Seigneur dit : « Pouvez-vous boire le calice que je dois boire ? » et : « Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi ; » mot par lequel il désigne indubitablement sa passion ; soit que, comme le vin est le fruit de la vigne, il faille plutôt entendre par là que, de cette vigne même, c'est-à-dire de la race des Israélites, le Seigneur a pris pour nous sa chair et son sang, afin de pouvoir souffrir : « Et il s'est enivré, » c'est-à-dire qu'il a souffert ; « et il a été mis à nu, car alors on a mis à nu, on a découvert son infirmité. Aussi l'Apôtre dit-il : « S'il a été crucifié, c'est suivant son infirmité; puis il ajoute : « La faiblesse, selon Dieu, est plus forte que les hommes ; la folie, selon Dieu, est plus sage que les hommes. » Or, quand après avoir dit de Noé : « Il demeura nu, » l'Écriture ajoute : « dans sa maison, » elle montre ingénieusement que le Seigneur devait être livré par ceux de sa race, par ceux de sa maison et de son sang, en un mot, par les Juifs, à la mort, au supplice de la croix! Cette passion de Jésus-Christ, les réprouvés ne l'annoncent qu'au dehors et par le son de la voix ; car ils n'ont pas l'intelligence de ce qu'ils annoncent. Mais les bons renferment dans l'homme intérieur ce profond mystère; ils honorent dans le secret du coeur cette faiblesse et cette folie de Dieu plus forte et plus sage que les hommes. La figure de ceci, c'est, d'une part, Cham sortant pour publier la nudité de son père; de l'autre, Sem et Japhet, entrant pour la voiler, c'est-à-dire pour lui rendre honneur, sont les fidèles intérieurs. Nous cherchons à pénétrer les secrets de la sainte Écriture, plus ou moins heureusement, mais toujours assurés par la foi que, de ces faits, nul ne s'est accompli, nul n'a été écrit qui ne soit la figure des événements à venir, et ne se rapporte à Jésus-Christ et à son Église, cette vraie Cité de Dieu, Cité à laquelle dès l'origine du monde n'ont pas manqué les prédictions qui l'annoncent, et que nous voyons partout réalisées. Or, depuis la bénédiction de deux des fils de Noé, et la malédiction attachée au second des trois frères, jusqu'à Abraham, nulle mémoire d'aucun juste, fidèle au culte de Dieu; et cela pendant une période de plus de mille ans. Non, suivant moi, que ce silence accuse alors une entière pénurie de justes; mais c'est qu'il eût été trop long de les signaler tous, et qu'une pareille énumération appartient plutôt à l'exactitude de l'historien qu'à l'intuition du prophète. Aussi l'écrivain sacré, ou plutôt l'Esprit de Dieu, dont il est l'interprète, s'attache moins aux faits qui racontent le passé qu'à ceux qui annoncent l'avenir, en vue de la Cité de Dieu. Car tout ce que dit l'Écriture des hommes non prédestinés à la Cité sainte, n'a d'autre but que d'offrir certains contrastes qui tournent à son profit ou à sa gloire. Non qu'il faille prêter un sens mystique à tous les récits de l'Écriture ; mais c'est en faveur des faits significatifs, qu'elle réunit même les faits dépourvus de signification. Le soc déchire seul la terre, et cependant il lui faut le concours des autres membres de la charrue. Les cordes d'une harpe et de tout autre instrument de musique, sont seules disposées pour l'harmonie, et cependant elles ne peuvent vibrer qu'à la condition d'être liées à d'autres parties du mécanisme instrumental, que ne touche point le doigt de l'artiste. Ainsi l'histoire prophétique a des passages qui ne figurent rien, mais auxquels les figuratifs se rattachent et pour ainsi dire se relient. [16,3] Jetons maintenant les yeux sur la généalogie des fils de Noé, et entrons à ce sujet dans les développements nécessaires pour signaler le progrès de la Cité terrestre et de la Cité divine dans le temps. Cette généalogie commence au plus jeune des fils de Noé, Japhet; elle lui donne huit fils qu'elle nomme et sept petits-fils, issus de deux de ses fils, trois de l'un, quatre de l'autre, en tout quinze. Cham, le second fils de Noé, a quatre fils ; ses petits-fils, issus de l'un de ses fils, sont au nombre de cinq, et l'un de ses petits-fils lui donne deux arrière-petits-fils, en tout onze. Après cette énumération, l'Écriture remonte à la souche, et dit : "Chus engendra Nebroth, le premier géant sur la terre; géant et chasseur violent contre le Seigneur. Aussi dit-on : Chasseur contre le Seigneur comme le géant Nebroth. Sa domination s'éleva dans Babylone, Orech. Archad et Chalanne, dans la contrée de Sennaar. De cette terre sortit Assur, qui bâtit Ninive, Robooth, Chalach, et entre Ninive et Chalach, la grande ville de Dasem." Or, ce Chus, père du géant Nebroth, est nommé le premier entre les fils de Cham, à qui l'Écriture a déjà donné cinq fils et deux petits-fils. Mais, ou Cham engendra ce géant après la naissance de ses petits-fils, ou, ce qui est plus probable, l'Écriture le nomme séparément à cause de sa puissance, car elle parle de son royaume, qui prit naissance dans la célèbre Babylone, et dans les autres contrées ou villes précitées. Ce qu'elle dit d'Assur, que, sorti de la terre de Sennaar, dépendant de l'empire de Nebroth, il bâtit Ninive et les autres villes que nomme l'Écriture, ce sont des faits bien postérieurs, mais qu'elle signale par occasion, à cause de la célébrité de l'empire des Assyriens, merveilleusement agrandi par Ninus, fils de Belus et fondateur de Ninive la Grande, qui doit son nom à Ninus. Or, Assur, père des Assyriens, n'est pas l'un des fils de Cham, le second des fils de Noé, mais de Sem, l'aîné des fils de Noé; d'où il paraît que, dans la suite, des descendants de Sem s'emparèrent de l'empire du géant Nebroth, et, allant au delà, fondèrent d'autres villes, dont la première fut appelée Ninive, du nom de Ninus. De là l'Écriture revient a un autre fils de Cham, qui avait nom Mesraïm; elle compte ceux dont il est l'auteur, et ce n'est pas sept individus, mais sept nations qu'elle énumère. Et de la sixième de ces nations, ou du sixième fils de Mesraïm, elle nous montre issu le peuple des Philistins ; total, huit nations; puis revenant encore à Chanaan, ce fils en la personne duquel Cham est maudit, l'Écriture nomme ses onze enfants. Puis elle indique jusqu'où ils s'étendent, et nomme quelques-unes de leurs villes. Aussi toute la postérité de Cham, fils et petits-fils compris, s'élève à trente et une têtes. Reste à énumérer les enfants de Sem, le premier-né de Noé ; car le tableau de ces généalogies nous a graduellement amenés du plus jeune à l'aîné des fils de Noé. Mais où commence l'énumération des fils de Sem, il se trouve un point obscur qu'il faut éclaircir, car il importe beaucoup à la question. Nous lisons : « Et de Sem, père de tous les enfants d'Héber, et frère aîné de Japhet, naquit Héber. » Voici l'ordre grammatical : Et de Sem naquit Héber, de lui-même; c'est-à-dire, et de Sem lui-même naquit Héber, lequel Sem est le père de tous les enfants d'Héber. L'Écriture veut donc faire entendre que Sem est la tige patriarcale de tous ceux qui sont issus de sa race et qu'elle va énumérer, fils, petits-fils ou arrière-petits-fils, tous rejetons plus éloignés de la même souche. Assurément Héber n'est pas le fils de Sem, mais le cinquième dans l'ordre généalogique de ses des- cendants : en effet, entre autres fils, Sem engendra Arphaxat; Arphaxat engendra Caïnan; Caïnan engendra Sala; Sala engendra Héber. Et ce n'est pas sans raison qu'Héber est nommé le premier dans la postérité de Sem, et que l'Écriture lui donne le pas, même sur les fils de Sem, bien qu'il n'en soit que le cinquième petit-fils; car, suivant la tradition véritable, les Hébreux ou Hébereux lui doivent leur nom, bien qu'il puisse exister une autre opinion, qui dérive d'Abraham, ce nom d'Hébreux, ou Abrahéens. Mais il est incontestable que c'est du nom d'Héber qu'ils furent appelés Hébereux, et, retranchant une lettre, Hébreux. Et la langue d'Héber fut l'idiome du seul peuple d'Israël qui figure dans ses saints, l'exil, et, dans tous ses descendants, les mystères de la Cité divine. L'Écriture commence donc par nommer six fils de Sem, à qui l'un d'eux donne quatre petits-fils; un autre des enfants de Sem lui donne encore un petit-fils ; de celui-ci naît un arrière-petit-fils, et de ce dernier, un nou- veau rejeton qui est Héber. Or, Héber engendra deux fils, dont l'un est appelé Phalech, c'est-à-dire, « divisant. » Et l'Écriture, pour rendre raison de ce nom, ajoute : « Parce que, durant ses jours, la terre fut divisée. » Le sens de ceci se dévoilera plus tard. L'autre fils d'Héber eut douze fils; aussi le nombre total des descendants de Sem s'élève à vingt-sept. Donc, en somme, tous les descendants des trois fils de Noé, c'est-à-dire quinze enfants de Japhet, trente-un de Cham et vingt-sept de Sem, sont au nombre de soixante-treize. L'Écriture ajoute : « Voilà les enfants de Sem, selon leurs tribus, leurs langues, leurs contrées et leurs peuples; et les réunissant tous : « Voilà, dit le texte sacré, les tribus des enfants de Noé selon leurs générations et leurs peuples. Elles sont l'origine de ces groupes de nations dispersées sur la terre après le déluge. » D'où l'on peut conclure, ce qui sera démontré plus tard, que ce nombre soixante-treize ou plutôt soixante-douze, représente des nations et non des individus. Car, après avoir énuméré les descendants de Japhet, l'Écriture termine ainsi : "Et d'eux se formèrent ces groupes de nations divisées chacune par contrées, par langues, par familles et par tribus". Ailleurs déjà, comme je l'ai montré ci-dessus, l'Écriture comprend en termes plus clairs des nations dans la descendance de Cham : « Mesraïm engendra ceux qu'on appelle Ludieim ; » et elle nomme ainsi jusqu'à sept nations. Puis elle termine l'énumération générale : "Voilà, dit-elle, les enfants de Cham, selon leurs tribus, leurs langues, leurs contrées et leurs peuples." Elle passe donc sous silence les fils de plusieurs de la postérité de Noé, parce qu'en naissant, ils appartenaient à une nation, et qu'ils n'ont pu devenir la souche d'aucune autre. En effet, pour quelle autre raison l'Écriture, mentionnant huit fils de Japhet, se bornerait-elle à rappeler la naissance de deux des enfants de ces fils? Pourquoi, lorsqu'elle nomme quatre fils de Cham, ne parlerait-elle que des enfants de trois de ses fils? Pourquoi, enfin, lorsqu'elle nomme six fils de Sem, ne s'attacherait-elle qu'à la postérité de deux d'entre eux? Les autres seraient-ils demeurés sans enfants? Gardons-nous de le croire, mais c'est assurément parce qu'ils ne furent les auteurs d'aucune race qui leur valût d'être tirés de l'oubli : ils ont fait nombre où ils sont nés. [16,4] Après ce tableau des nations, chacune retranchée dans sa langue, le narrateur sacré revient toutefois au temps où il n'y avait pour toutes qu'une même langue, et raconte l'événement qui donna naissance à la diversité des idiomes : « Toute la terre, dit-il, n'avait qu'une parole et qu'une langue; quand les hommes, s'éloignant de l'Orient, trouvèrent dans la contrée de Sennaar une plaine où ils habitèrent, et se dirent l'un à l'autre : Venez, faisons des briques et cuisons-les au feu. Et les briques leur servirent de pierres, et le bitume de ciment, et ils dirent : Venez, bâtissons une ville et une tour dont la tête s'élève jusqu'au ciel, et faisons-nous un nom, en prévenant notre dispersion sur toute la terre. Et le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les fils des hommes bâtissaient ; et le Seigneur dit : Voici une même race et une seule langue pour tous, et ils ont commencé ceci, et leur entreprise n'en restera pas là. Venez, descendons ici pour y confondre leur langage, afin qu'ils ne s'entendent plus l'un l'autre. Et de là, le Seigneur les dispersa sur la surface de la terre, et ils cessèrent de bâtir la ville et la tour, et ce lieu fut appelé Confusion, parce que c'est là que le Seigneur confondit le langage de toute la terre, et que de là il dispersa tous les hommes sur la surface de la terre. » Cette ville qui fut appelée « Confusion, » est cette même Babylone dont l'histoire profane vante la merveilleuse construction. En effet, Babylone veut dire « Confusion. » D'où il suit que le géant Nebroth en fut le fondateur, comme l'Écriture l'avait rapidement indiqué, quand, parlant de Nebroth, elle désignait Babylone comme la capitale de son royaume, c'est-à-dire la cité reine de toutes les autres, et comme la métropole ou le siége de l'empire, quoiqu'elle ne fût pas encore élevée à ce faîte de grandeur que l'impiété superbe rêvait pour elle, hauteur inouïe et qui devait atteindre « jusqu'au ciel, » soit que l'on entende une seule de ces tours qu'ils bâtissaient, maîtresse entre toutes les autres, soit toutes les tours désignées par le nombre singulier. Ainsi l'Écriture dit « le soldat, » pour des milliers de soldats; ainsi, « la grenouille et la sauterelle, pour la multitude des grenouilles et des sauterelles, l'une des plaies dont les Égyptiens furent frappés par Moïse. Mais que prétendait cette vaine présomption de l'homme ? Aussi haut que ce prodigieux édifice dût monter dans le ciel contre Dieu, eût-il dépassé les plus hauts sommets des montagnes et franchi les derniers espaces de l'air nébuleux? Comment et quelle élévation corporelle ou spirituelle pourrait atteindre à Dieu! La voie du ciel, sûre et véritable, c'est l'humilité qui élève le coeur en haut ; l'humilité nous prépare, pour arriver au ciel, une voie sûre et vraie, en élevant notre coeur vers le Seigneur, et non contre le Seigneur, à l'exemple de ce géant que l'Écriture appelle "chasseur contre le Seigneur." Plusieurs ici, trompés par l'ambiguïté du grec, se sont mépris sur le sens, traduisant, non pas « contre le Seigneur, » mais « devant le Seigneur. » En effet, g-enantion, signifie à la fois « devant et « contre. » Ce mot est dans le verset du psaume: « Et pleurons devant le Seigneur qui nous a faits"; et il se trouve encore au livre de Job, où il est écrit : « Tu as fait éclater ta fureur contre le Seigneur. » C'est dans ce dernier sens qu'il faut entendre : « Ce géant chasseur contre le Seigueur. » Et que signifie ce mot « chasseur » sinon trompeur, tyran, meurtrier des animaux qui vivent sur la terre? Il élevait donc contre le Seigneur, avec ses peuples, une tour symbole de l'orgueil impie. Or, c'est avec justice que la peine frappe l'intention mauvaise, lors même que le succès l'a trahie. Mais ici quel a été le châtiment? Comme l'ascendant de l'homme qui commande réside dans la langue, c'est dans la langue que l'orgueil fut atteint; il fallait qu'il ne fût pas entendu des autres hommes pour être obéi, l'homme qui n'avait pas voulu entendre pour obéir à Dieu. Ainsi fut dissipée cette conspiration, chacun s'éloignant de l'homme qu'il n'entendait pas, pour ne se joindre qu'à celui qui pouvait l'entendre ; et les peuples furent séparés par les langues et dispersés par toute la terre, selon le bon plaisir de Dieu ; mais le mode de son action dans ce mystérieux événement se dérobe à notre intelligence. [16,5] « Et le Seigneur, dit l'Écriture, descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les enfants des hommes; » c'est-à-dire, non les enfants de Dieu, mais cette société vivant selon l'homme, que nous appelons la cité terrestre. Or Dieu ne se déplace point, lui qui toujours est tout entier partout ; mais on dit qu'il descend, quand sur la terre il agit par voie de miracle, et qu'un événement accompli en dehors du cours ordinaire de la nature atteste, en quelque sorte, sa présence. Et quand il voit, il n'apprend pas à tel instant, lui qui ne peut jamais rien ignorer; mais on dit qu'à tel instant il voit et connaît ce qu'il fait voir et connaître. On ne voyait donc pas d'abord cette ville comme Dieu la fit voir, quand il eut montré combien elle lui déplaisait. Toutefois on peut encore entendre que Dieu descendit vers cette ville, parce que ses anges, en qui il habite, y descendirent; et cette parole de l'Écriture : « Le Seigneur Dieu dit : Les voilà donc en un seul peuple, parlant tous une seule langue; » puis, ce qu'elle ajoute : « Venez, descendons et confondons ici leur langage, » ne serait que le développement et l'explication du fait qu'elle vient d'énoncer : « Le Seigneur descendit. » En effet, s'il était déjà descendu, que signifierait : « Venez, descendons et confondons ici leur langage ; paroles que l'on suppose adressées aux anges ; et n'est-ce pas à dire que, lorsqu'ils descendent, Dieu, qui est en eux, descend en leurs personnes? Et Dieu ne dit pas : « Venez, confondez, » mais « confondons ici leur langage; » pour montrer que son opération est si intime à ses ministres qu'ils sont eux-mêmes ses coopérateurs : « Nous sommes les coopérateurs de Dieu, » dit l'Apôtre. [16,6] Et ne pourrait-on supposer aussi qu'au moment de la création de l'homme Dieu parle aux anges, quand il dit : Faisons l'homme; car il parle à plusieurs; mais l'expression suivante « à notre image, » écarte ce sens. Car il n'est pas permis de croire que l'homme ait été fait à l'image des anges, ou que la figure des anges et de Dieu soit la même. C'est donc avec raison que nous lisons dans ces paroles la pluralité de la Trinité. Cependant, comme cette Trinité n'est qu'un seul Dieu, lorsqu'elle a dit « faisons, » l'Écriture ajoute : Et Dieu fit l'homme à l'image de Dieu; » et elle ne dit pas : « Les dieux firent, » ou « à l'image des dieux. » Ici de même on pourrait croire qu'il s'agit de la Trinité, comme si le Père s'adressait au Fils et au Saint-Esprit « Venez, descendons et confondons ici leur langage : » si quelque raison nous défendait ici de faire survenir les anges. Mais c'est aux anges surtout qu'il convient de s'approcher de Dieu par de saints mouvements, c'est-à-dire par de pieuses pensées, pour consulter l'immuable vérité comme la loi éternelle de leurs célestes assises. En effet, ils ne sont pas leur vérité à eux-mêmes, mais, participant de la Vérité créatrice, ils s'approchent d'elle comme de la source de la vie, pour puiser en elle ce qu'ils n'ont pas en eux. Et la stabilité est dans ce mouvement qui les rapproche toujours, eux qui ne s'éloignent jamais. Et Dieu ne parle pas aux anges comme nous nous parlons entre nous, comme nous parlons à Dieu et aux anges, ou comme nous parlent les anges eux-mêmes, et Dieu par leur ministère; il leur parle son ineffable langage, dont le sens nous est humainement transmis. Car la parole de Dieu, plus sublime encore avant son oeuvre, est la raison immuable de cette oeuvre même. Elle ne frappe point l'oreille d'un son passager; elle a une vertu éternellement permanente et temporellement active. C'est par cette parole que Dieu communique avec les saints anges ; mais à nous, si loin de lui, il parle autrement. Et quand il nous arrive aussi de saisir de l'oreille intérieure quelque mot de cette langue, nous nous rapprochons d'eux. Ainsi donc, pour prévenir désormais toute définition nouvelle du langage de Dieu : la Vérité immuable parle, soit par elle-même, et d'une manière ineffable dans la plus secrète intimité de la créature raisonnable ; soit par la créature muable, à notre esprit, dans un idiome d'images spirituelles ; soit par le son corporel, au sens corporel. « Et maintenant ils ne ralentiront pas l'obstination de leurs efforts. » Quand Dieu parle ainsi, ce n'est pas une affirmation qu'il exprime, mais il interroge, ou plutôt il menace. C'est dans ce sens qu'un poète a dit : "Les armes ne sont pas prêtes, et toute la ville à leur poursuite?" La parole de Dieu doit s'entendre ainsi : « Et maintenant ne ralentiront-ils pas l'obstination de leurs efforts. » Car cette locution, non, n'exprime pas la menace. Et c'est pour les esprits un peu lents que nous ajoutons la particule ne, et disons : "nonne", dans l'impuissance d'écrire l'accent dont le mot est prononcé. De ces trois hommes, fils de Noé, sortirent donc soixante-treize ou plutôt, comme le calcul l'établira, soixante-douze nations; et autant de contrées, autant de langues; et ces nations, en se multipliant, peuplèrent aussi les îles. Mais le nombre des nations s'éleva bien au-dessus du nombre des langues; car nous savons en Afrique plusieurs races barbares dont la langue est une; et quant aux îles, les hommes, après l'accroissement du genre humain, n'ont-ils pu y passer sur des vaisseaux? Qui en doute? [16,7] Mais il est intéressant de savoir comment les espèces animales, qui ne sont pas sous la tutelle de l'homme, qui naissent, non de la terre, comme les grenouilles, mais seulement de l'union du mâle et de la femelle, tels que les loups et autres animaux de ce genre ; comment, dis-je, après le déluge, périrent tous les êtres que l'arche ne renfermait pas, ces espèces ont pu se trouver même en ces îles, s'il est vrai qu'elle n'aient été reproduites que par les couples sauvés dans l'arche. Quelques-uns ont dû passer à la nage, mais aux îles voisines de la terre. D'autres îles, en effet, sont tellement distantes des régions continentales, qu'il ne semble pas qu'aucune de ces espèces ait pu nager jusque-là. Mais que les hommes aient pris et amené ces espèces avec eux dans ces îles, qu'ils les aient ainsi naturalisées au lieu de leur séjour ; c'est un fait que la passion de la chasse rend assez probable, et l'on ne saurait nier, d'autre part, que Dieu en ait pu commander ou permettre la translation par le ministère des anges: si elles sont sorties de la terre, selon l'origine primitive, quand Dieu dit : « Que la terre produise une âme vivante; » c'est encore une preuve plus éclatante que tant d'animaux de tout genre ont été renfermés dans les flancs de l'arche, moins pour réparer les espèces détruites que pour figurer la réunion mystique de tant de nations dans l'Église. [16,8] Autre question. Est-il croyable que des fils de Noé, ou plutôt du premier homme, dont ils sont eux-mêmes issus, descendent certaines races monstrueuses d'hommes dont l'histoire profane fait mention ? Ainsi, par exemple, les hommes qui, dit-on, n'ont qu'un oeil au milieu du front ; ceux dont la plante des pieds est tournée derrière les jambes ; ceux à qui la nature a donné les deux sexes, la mamelle droite d'un homme, la mamelle gauche d'une femme, et qui, tour à tour, dans l'oeuvre de la reproduction, engendrent et enfantent; d'autres qui manquent de bouche et ne vivent qu'en respirant par les narines ; d'autres encore dont la taille est d'une coudée, et que les Grecs appellent pygmées, du mot qui, dans leur langue, signifie coudée ; ailleurs, selon les mêmes traditions, les femmes conçoivent à cinq ans, et ne survivent pas à leur huitième année. On rapporte encore qu'il est une race d'hommes n'ayant qu'une jambe sur deux pieds, ne pliant pas le jarret, et d'une célérité merveilleuse ; on les appelle » sciopodes, » parce que, dit-on, étendus sur le dos, ils se défendent à l'ombre de leurs pieds contre l'ardeur du soleil ; quelques-uns sans tête, auraient les yeux dans les épaules, et beaucoup d'autres monstres, d'espèce ou d'apparence humaine, peints en mosaïque sur le pont de Carthage, sujets que l'on prétend tirés d'une histoire curieuse. Que dirai-je des cynocéphales, que leur tête de chien et même l'aboiement rangent plutôt parmi les bêtes que parmi les hommes? Or il n'est pas nécessaire de croire à toutes les espèces d'hommes qu'on dit exister, mais, quelque part et de quelque figure que naisse un homme, c'est-à-dire un animal raisonnable et mortel; quelques insolites que soient à nos sens la forme de son corps, sa couleur, ses mouvements, sa voix ; quels que soient la force, les éléments et les propriétés de sa nature; aucun fidèle ne doutera que cet homme ne tire son origine de l'homme modèle unique et primitif. Et toutefois l'évidence même distingue quels sont les phénomènes naturels, à cause de leur constance, ou merveilleux, à cause de leur rareté. Mais la raison que l'on peut rendre de certains enfantements monstrueux peut s'étendre à certaines races monstrueuses. Dieu, créateur de toutes choses, sait où et quand une chose doit être créée, car il sait par quelles nuances de similitudes et de contrastes il doit ordonner la beauté de l'ensemble. Mais l'homme, à qui l'ensemble échappe, se laisse choquer par l'apparente difformité d'une partie, faute de connaître la convenance et le rapport de la partie à l'ensemble. Nous savons que des hommes naissent avec plus de cinq doigts aux mains et aux pieds, et cette différence est de toutes la plus légère; mais loin de nous le délire de croire que Dieu se soit mépris dans le nombre des doigts humains, quoique son intention nous passe. Et qu'il se produise encore un phénomène plus étrange, celui dont nul ne peut raisonnablement critiquer l'oeuvre, sait bien ce qu'il fait. Il y a dans Hippone un homme qui a la plante des pieds en forme de lune, avec deux doigts seulement; ses mains sont semblables. S'il existait un peuple entier ainsi conformé, ce serait une merveille que l'on ajouterait à cette curieuse histoire. Nierons-nous donc que cet homme descende de l'homme unique créé le premier? Les androgynes, qu'on appelle encore hermaphrodites, sont très rares; mais il est difficile qu'il n'en paraisse pas de temps en temps; en eux, les deux sexes sont tellement distincts qu'on ne sait duquel ils doivent recevoir leur nom; cependant l'habitude a prévalu dans le langage en faveur du plus noble, c'est-à-dire du sexe masculin; car l'on n'a jamais donné à leurs noms une désinence féminine. Il y a quelques années, naquit en Orient un homme double à la partie supérieure du corps (et le souvenir en est récent) et simple à la partie inférieure: il avait deux têtes, deux poitrines, quatre mains, mais un seul ventre et deux pieds comme un seul homme; et il vécut assez longtemps pour que la rumeur publique attirât autour de lui le concours des visiteurs. Qui pourrait énumérer tous les enfantements humains entièrement dissemblables à leurs auteurs constants et certains? Or, comme on ne peut nier que ces individus ne dérivent d'Adam, ainsi, les races mêmes qui, dans les variétés de leur organisation, franchissent selon certains récits, le cercle ordinaire des lois naturelles, lois pour la plupart des autres races, sinon pour toutes : - ces races étranges, si toutefois elles rentrent dans les termes de cette définition : animaux raisonnables et mortels; - il faut reconnaître qu'elles descendent du père commun de tous les hommes; en admettant néanmoins comme faits véritables ces variétés d'espèces et ces profondes différences entre leur conformation et la nôtre. Car, si l'on ignorait que les guenons, les singes à longue queue et les sphinxs sont des brutes et non des hommes, certains historiens pourraient bien, dans leur ambition de découvertes, permettre impunément à leur vanité ce mensonge, et nous donner ces animaux pour des races humaines. Mais si les êtres sur lesquels on a écrit ces particularités merveilleuses sont des hommes, Dieu n'aurait-il point créé ces races exceptionnelles pour nous détourner de croire que, dans la production de ces monstres que nous voyons naître parmi nous, la Sagesse divine, dont la nature humaine est l'ouvrage, se trompe comme pourrait se tromper l'art d'un ouvrier moins parfait? Il ne doit donc pas nous paraître absurde qu'étant dans chaque race certains individus monstrueux, il soit aussi, dans l'universalité du genre humain, certaines races monstrueuses. Ainsi, pour conclure avec prudence et circonspection, ou ces relations de certaines espèces monstrueuses sont absolument fausses, et ces espèces n'appartiennent pas à l'espèce humaine; ou, si elles dépendent de l'humanité, elles viennent d'Adam. [16,9] Quant à cette fabuleuse hypothèse d'antipodes, c'est-à-dire d'hommes qui, foulant cette partie opposée de la terre où le soleil se lève quand il se couche pour nous, opposent leurs pieds aux nôtres, il n'est aucune raison d'y croire. Or cette opinion ne se fonde sur aucune notion historique, mais sur un raisonnement, sur une conjecture. La terre, dit-on, est suspendue sous la voûte céleste, et, dans le cercle du monde, le centre est en même temps la région inférieure; d'où il suit qu'il est impossible que l'autre partie de la terre, au-dessous de nous, ne soit pas habitée par des hommes. Mais supposé que le monde eût cette forme ronde et sphérique, cela même fût-il démontré par quelque raison, s'ensuivrait-il que, dans cette partie, la terre apparût hors des eaux, et, l'aridité admise, s'ensuivrait-il nécessairement qu'elle eût des habitants? car l'Écriture n'a garde d'autoriser cette erreur, elle qui justifie ses récits du passé par l'accomplissement de ses prédictions; et il serait trop absurde de prétendre qu'après avoir franchi l'immensité de l'Océan, quelques hommes aient pu, hardis navigateurs, passer de cette partie du monde en l'autre, pour y implanter un rameau détaché de la famille du premier homme. Au milieu de ces races d'hommes que nous venons de voir divisées en soixante-douze peuples et autant de langues, cherchons donc si nous pouvons trouver cette Cité de Dieu, voyageuse en ce monde, conduite jusqu'à l'arche du déluge, et qui continue ses voies de bénédictions dans les enfants de Noé, dans l'aîné surtout appelé Sem : car la bénédiction de Japhet, c'est d'habiter les demeures de son frère. [16,10] Attachons-nous donc à la suite des générations depuis Sem, qui nous désigne la Cité de Dieu après le déluge, comme la suite des générations depuis Seth la désignait avant le déluge. C'est pourquoi l'Écriture sainte, nous montrant la cité de la terre dans Babylone, c'est-à-dire dans la confusion, remonte au patriarche Sem, et reprend à lui l'ordre des générations jusqu'à Abraham, précisant, pour chacun, l'âge où il a engendré le fils appartenant à la ligne choisie, et le nombre d'années qu'il a vécu depuis. Ici, fidèle à ma promesse, je dois rendre raison de cette parole de l'Écriture, sur l'un des fils d'Héber; « il fut nommé Phalech parce que, de son temps, la terre fut divisée; » par cette division de la terre, en effet, que doit-on entendre, sinon la diversité des langues? Négligeant donc les autres enfants de Sem, indifférents à son but, l'Écriture, dans la chaîne des générations, ne s'attache qu'aux anneaux qui descendent jusqu'à Abraham, comme avant le déluge, dans la postérité de Seth, elle ne s'attachait qu'à ceux qui devaient l'amener à Noé. Elle commence donc ainsi l'énumération généalogique : « Voici la postérité de Sem. Sem, fils de Noé avait cent ans lorsqu'il engendra Arphaxat, la seconde année depuis le déluge ; et, après avoir engendré Arphaxat, Sem vécut cinq cents ans, et il engendra des fils et des filles, et il mourut. » Ainsi l'Écriture énumère tous les autres, déterminant à quelle année de sa vie chacun a engendré les fils appartenant à la ligne des générations qui aboutit à Abraham ; et combien d'années il a vécu ensuite. Elle marque expressément que chacun a eu des fils et des filles, pour nous faire comprendre l'origine de l'accroissement des peuples. Elle ne veut pas que, préoccupés du petit nombre d'hommes désignés, nous nous demandions, dans une puérile incertitude, comment la postérité de Sem a pu remplir cette immense étendue de contrées et de royaumes, et surtout fonder l'empire des Assyriens, d'où Ninus, le dominateur des peuples orientaux, étendit au loin le formidable rayon de ses conquêtes, léguant à ses fils cet empire aux vastes limites, aux bases profondes et dont la durée devait être si longue. Mais, pour prévenir d'inutiles retards, nous nous contenterons de déterminer, non pas combien d'années chacun vécut dans cette ligne, mais à quelle année de sa vie il engendra le fils qui dut continuer cette ligne choisie. Ainsi s'établira le calcul des années écoulées depuis le déluge jusqu'à Abraham; et après ces développements, que la nécessité réclame, nous passerons rapidement sur d'autres points. Dans la seconde année après le déluge, Sem, alors âgé de cent ans, engendra Arphaxat. Arphaxat, à l'âge de cent trente-cinq ans, engendra Caïnan, qui, à l'âge de cent trente ans, engendra Sala, et Sala avait le même âge, lorsqu'il engendra Héber. Héber était dans sa cent trente-quatrième année lorsqu'il engendra Phalech, du vivant duquel la terre fut divisée. Phalech vécut cent trente ans, et engendra Ragau ; et Ragau vécut cent trente-deux ans, et il engendra Seruch; et Seruch cent trente ans, et il engendra Nachor; et Nachor, soixante-dix-neuf ans, et il engendra Thara ; et Thara, soixante-dix ans, et il engendra Abram, dont plus tard Dieu changea le nom, l'appelant Abraham. Il y a donc, depuis le déluge jusqu'à Abraham, mille soixante et douze ans, selon la Vulgate, c'est-à-dire selon la version des Septante ; le texte hébreu en compte beaucoup moins ; et l'on ne rend de cette différence, ou aucune raison ou que des raisons fort obscures. Ainsi, quand nous cherchons parmi ces soixante-douze nations la Cité de Dieu, nous ne pouvons pas affirmer qu'à cette époque où la parole était une, où le langage était le même pour tous, le genre humain se fût détourné des autels du vrai Dieu, laissant la piété véritable aux seules générations qui, de la race de Sem par Arphaxat, descendent jusqu'à Abraham; mais, à l'audace de cette tour dont l'orgueil menace le ciel, symbole de l'impiété qui s'exalte, la cité de la terre se révèle, la société des impies. Est-ce donc que cette société n'existait pas auparavant, ou bien demeurait-elle cachée? ou plutôt toutes deux ont-elles existé en même temps, la société sainte dans les deux fils de Noé, bénis avec leurs descendants, et la société impie, dans le fils maudit et sa postérité, d'où sortit le géant, chasseur contre le Seigneur? Question difficile à décider. Peut-être, et c'est l'opinion la plus vraisemblable, parmi les descendants de Sem et de Japhet, et même avant la fondation de Babylone, il sest trouvé des contempteurs de Dieu, et,parmi les descendants de Cham des adorateurs de Dieu ; du moins ne faut-il pas croire que ces deux races d'hommes aient jamais manqué sur la terre. Car, où il est dit : « Tous se sont éloignés du droit chemin, tous se sont corrompus; il n'en est pas un qui fasse le bien, il n'en est pas un seul ; dans les deux psaumes, où ces paroles se lisent, on lit encore : « N'auront-ils donc jamais la connaissance, tous ceux qui se livrent à l'iniquité, qui dévorent mon peuple comme du pain? » Le peuple de Dieu était donc alors ; d'où il suit que ces paroles : "Il n'en est pas un qui fasse le bien, il n'en est pas un seul s'appliquent aux enfants des hommes, et non aux enfants de Dieu". Car voici ce qui précède : « Dieu, du haut du ciel, a promené son regard sur les enfants des hommes, pour voir s'il en est un qui le connaisse ou qui le cherche; » et le prophète ajoute ces paroles, qui démontrent que tous les enfants des hommes, c'est-à-dire tous les citoyens de la cité vivant selon l'homme, et non selon Dieu, sont réprouvés. [16,11] Comme au temps où le langage était un, malgré cette unité, les enfants de corruption ne manquèrent point (car avant le déluge il n'y avait qu'une seule langue, et tous cependant, à la réserve de la maison du juste Noé, méritèrent d'être exterminés par le déluge) ; ainsi, quand le délire de leur impiété appela sur les nations le châtiment de la division des langues et de la dispersion des familles ; alors que la cité des impies reçut le nom de Confusion, c'est-à-dire, fut appelée Babylone; une maison néanmoins se rencontra, celle d'Héber, qui dut conserver la langue primitivement commune. Aussi, comme je l'ai remarqué ci-dessus, dans l'énumération des fils de Sem, qui devinrent chacun la souche d'une nation, l'Écriture nomme Héber le premier, bien qu'il ne soit que l'arrière-petit-fils, ou le cinquième descendant de Sem. Or, après la division des autres familles humaines en autant de langues différentes, cette langue, que l'on croit avec raison l'idiome primitif du genre humain, s'étant conservée dans la race d'Héber, fut appelée depuis hébraïque. Car alors il fallut la distinguer par un nom propre des autres langues qui avaient aussi chacune un nom particulier. Quand elle était seule, on ne rappelait pas autrement que la langue humaine ou le langage humain, celui seul que le genre humain parlait. L'on va me dire : Si du temps de Phalech, fils d'Héber, s'accomplit cette division de la terre par langues, ou cette division des hommes qui étaient alors sur la terre, c'est plutôt à Phalech que cette langue primitivement commune devait emprunter son nom. Mais il faut savoir qu'Héber ne donne à son fils le nom de Phalech que parce que ce fils lui est né au moment de la division de la terre, lorsque cette parole s'accomplit : "De son temps la terre fut divisée." Si en effet Héber n'eût encore été vivant quand se fit la multiplicité des langues, il n'eût pas laissé son nom à la langue qui put demeurer dans sa race. Et il faut croire que cette langue était l'idiome primitif; car le changement et la multiplication des langues est un châtiment qui ne dut pas atteindre le peuple de Dieu. Et ce n'est pas sans raison que cette langue fut celle d'Abraham et qu'il n'a pu la transmettre à tous ses enfants, mais seulement à ceux qui, issus de Jacob, et se formant par une réunion plus manifeste et plus éminente en peuple de Dieu, ont possédé les titres de la double alliance et les ancêtres du Christ. Héber lui-même n'a pas légué cet idiome à toute sa postérité, mais à la branche seule où l'ordre des générations conduit à Abraham. Ainsi, quoique l'Écriture ne marque pas expressément qu'il existait une race d'hommes justes quand Babylone était fondée par les impies, cette obscurité ne veut pas dérober la vérité à notre recherche, mais plutôt exercer notre attention. En effet, quand d'une part on lit qu'il y eut d'abord une langue une et commune, quand on voit Héber cité avant les autres enfants de Sem, bien qu'il soit le cinquième de ses descendants ; quand on appelle hébraïque cette langue consacrée par les patriarches et les prophètes, non seulement dans leurs entretiens, mais encore dans les saintes Lettres; quand, d'autre part, on se demande où a pu se conserver, après la division des langues, la langue primitivement une ; comme assurément la peine du changement des langues n'a pas frappé où elle s'est conservée, que conclure sinon qu'elle est demeurée dans la race de celui dont elle a pris le nom ? Et ce n'est pas un faible témoignage de la justice de cette race, qu'entre toutes les autres atteintes, par la sentence portée contre les langues, elle seule soit à l'abri de ce châtiment. Mais ici, nouvelle question : Comment Héber et son fils Phalech ont-ils pu donner naissance chacun à un peuple différent, s'ils ont conservé tous deux la même langue? Car il est certain que la race hébraïque issue d'Héber se propagea sans mélange jusqu'à Abraham, et par Abraham jusqu'au temps où le peuple d'Israël devint un grand peuple. Comment donc tous les enfants des trois fils de Noé, dont l'Écriture fait mention, ont-ils pu former chacun une nation, si Héber et Phalech n'en ont pas formé chacun une? Il est fort probable que le géant Nebroth a aussi fondé la sienne; mais l'Écriture le nomme à part, honneur qu'il doit sans doute à l'étendue de son empire et à sa force corporelle; en sorte que le nombre des soixante-douze nations et langues subsiste toujours. Quant à Phalech, si l'Écriture le nomme, ce n'est pas qu'il soit l'auteur d'un peuple, car sa race et sa langue n'étaient autres que la race et la langue hébraïques; mais c'est à cause du mémorable événement de la division de la terre, qui arriva de son vivant. Et nous ne devons pas nous étonner que l'existence du géant Nebroth se rapporte au temps où Babylone fut fondée et où la confusion des langues entraîna la division des peuples. En effet, quoique Héber soit le sixième descendant de Noé, et Nebroth le quatrième, il ne s'ensuit pas qu'ils n'aient pu vivre contemporains; car les hommes vivaient plus longtemps quand les générations étaient plus rares; ils vivaient moins, quand elles étaient plus nombreuses; ou bien, selon le mouvement des générations, les naissances étaient plus tardives ou plus précoces. Il faut penser qu'au moment où la terre fut divisée, tous les autres enfants des fils de Noé, cités comme les pères des nations, non seulement étaient nés, mais que déjà ils avaient assez vécu pour avoir des familles nombreuses et dignes du nom de nations. Gardons-nous donc de croire qu'ils soient nés dans l'ordre où l'Écriture les nomme. Autrement, comment les douze fils de Jectan, autre fils d'Héber et frère de Phalech, auraient-ils déjà pu former des nations, si Jectan naquit après son frère, comme il est cité après lui ; puisque, à la naissance de Phalech, la terre fut divisée? Ainsi il est vrai que Phalech est nommé le premier, mais il naquit longtemps après son frère Jectan dont les douze fils avaient déjà d'immenses familles, et susceptibles d'être divisées chacune en sa langue. Ainsi l'Écriture a pu mentionner le premier celui qui était le dernier par l'âge, comme, dans l'énumération des enfants des trois fils de Noé, elle cite d'abord ceux de Japhet, le plus jeune, puis les enfants de Cham, le second, enfin de Sem, le premier et l'aîné. Les noms de ces peuples subsistent en partie, et même aujourd'hui l'on voit avec évidence d'où ils dérivent; ainsi, les Assyriens, d'Assur; les Hébreux, d'Héber ; et le cours du temps les a en partie altérés, et c'est à peine si les hommes les plus exercés à sonder les mystères des antiques histoires pourraient retrouver les origines, sinon de toutes ces nations, du moins de quelques-unes d'entre elles. Quand, par exemple, on prétend que les Égyptiens tirent leur origine de ce fils Cham appelé Mesraïm, rien dans la consonnance de ce nom n'atteste son origine, non plus que dans celui des Éthiopiens, qu'on fait remonter à un fils de Cham appelé Chus. A tout considérer, on voit plus de noms altérés que de noms qui demeurent. [16,12] Voyons maintenant le progrès de la Cité de Dieu, depuis l'ère marquée dans la personne de notre père Abraham, époque où les traces de la Cité sainte deviennent plus évidentes, et où s'énoncent plus clairement les promesses divines dont nous voyons maintenant l'accomplissement en Jésus-Christ. Or, suivant les indications de la sainte Écriture, Abraham naquit au pays des Chaldéens qui dépendait de l'empire d'Assyrie. Déjà chez les Chaldéens, comme dans les autres nations, la superstition et l'impiété régnaient. La seule maison de Thara, dont sortit Abraham, conservait donc le culte du vrai Dieu, et probablement aussi la langue hébraïque, bien que, suivant le récit de Jésus-Nave, en Mésopotamie (comme plus tard, en Égypte, le peuple manifestement élu de Dieu ), elle-même eût servi les faux dieux; les descendants de la race d'Héber se divisant toujours peu à peu en langues et nations nouvelles. Et comme, pendant le déluge des eaux, la famille de Noé resta seule pour renouveler le genre humain, ainsi, dans ce déluge de superstitions répandues sur le monde, la maison de Thara resta seule dépositaire des germes de la Cité de Dieu. Et comme précédemment, après le dénombrement des générations jusqu'à Noé, et le calcul des temps et l'exposé de la cause du déluge, avant que Dieu fasse entendre à Noé la parole qui commande la construction de l'arche, l'Écriture dit : « Voici la généalogie de Noé : » ainsi, après le dénombrement des générations de Sem, fils de Noé, jusqu'à Abraham, elle débute par un verset semblable : « Voici la généalogie de Thara : Thara engendra Abram et Nachor et Aran ; Aran engendra Loth. Et Aran mourut avant Thara, son père, au lieu de sa naissance, en la contrée des Chaldéens, et Abram et Nachor se choisirent des épouses. Le nom de la femme d'Abram était Sarra; le nom de la femme de Nachor, Melcha, fille d'Aran. » Cet Aran, père de Melcha, fut aussi le père de Jesca, qu'on croit être la même que Sarra, épouse d'Abraham. [16,13] L' Écriture raconte ensuite comment Thara, avec les siens, quitta la contrée des Chaldéens et vint en Mésopotamie, et s'établit à Charra. Mais elle se tait sur l'un de ses fils appelé Nachor, comme s'il ne l'eût pas emmené avec lui. Voici la narration de l'Écriture : « Et Thara prit Abram, son fils, et Loth, fils de son fils Aran, et Sarra, sa bru, femme d'Abram, son fils; et il les emmena du pays des Chaldéens en la terre de Chanaan, et il vint à Charra, et il y habita. » Ici, nulle mention de Nachor ni de son épouse Melcha. Mais plus loin, lorsqu'Abraham envoie son serviteur chercher une femme à son fils Isaac, nous lisons : « Et le serviteur prit avec lui dix chameaux parmi les chameaux de son maître, et beaucoup d'autres objets appartenant à son maître, et, se levant, il partit pour la Mésopotamie, vers la ville de Nachor. » Ce témoignage, et d'autres de l'histoire sainte, montrent que Nachor, frère d'Abraham, également sorti du pays des Chaldéens établit sa demeure dans la Mésopotamie, où Abraham habite avec son père. Pourquoi donc l'Écriture ne parle-t-elle pas de lui, quand, non seulement elle rapporte que Thara passe de la Chaldée dans la Mésopotamie avec Abraham, son fils, mais encore qu'il emmène avec lui Sarra, sa belle-fille, et Loth, son petit-fils? Pourquoi, selon nous? Si ce n'est peut-être qu'infidèle à la piété de son père et de son frère, il avait embrassé la superstition des Chaldéens, et qu'ensuite, soit repentir, soit persécutions suscitées contre lui comme suspect, il émigre à son tour? En effet, dans le livre intitulé Judith, » quand Holopherne, ennemi des Israélites, demande quelle est cette nation, et s'il faut la combattre, Achior, chef des Ammonites, lui répond ainsi : "Que mon seigneur écoute la parole de son serviteur, et je te dirai la vérité sur le peuple qui habite ces montagnes voisines, et le mensonge ne sortira pas de la bouche de ton serviteur. Cette race tire son origine des Chaldéens, et elle habita d'abord la Mésopotamie, parce qu'elle abandonna les dieux de ses pères; illustre jadis dans la contrée des Chaldéens, elle délaissa la voie de ses pères pour adorer le Dieu du ciel, qu'elle connut; et les Chaldéens la chassèrent de la présence de leurs dieux, et elle s'enfuit en Mésopotamie, et elle y habita de longs jours; et son Dieu lui commanda de sortir de cette demeure et d'aller en la terre de Chanaan, et elle s'y établit; » et le reste, que raconte Achior l'Ammonite. Preuve évidente que la famille de Thara souffrit persécution de la part des Chaldéens, à cause de la véritable piété qui l'attachait au culte du seul et vrai Dieu. [16,14] Or, après la mort de Thara, en Mésopotamie, où il vécut, suivant la tradition, deux cent cinq ans, l'Écriture commence à signaler les promesses que Dieu fait à Abraham. Elle s'exprime ainsi : « Et les jours de Thara, à Charra, furent de deux cent cinq ans; et il mourut à Charra. » Non qu'il faille croire qu'il ait vécu là tous ses jours, mais qu'il y accomplit les deux cent cinq années de sa vie; autrement on ne saurait point combien d'années il a vécu ; car l'Écriture ne nous apprend pas à quel âge il s'établit à Charra; et il serait absurde de penser que dans cette généalogie, où le nombre des années que chacun a vécu est soigneusement constaté, cette circonstance soit omise pour lui seul. En effet, quand l'Écriture passe sous silence l'âge de ceux qu'elle nomme, c'est qu'ils n'appartiennent pas à l'ordre généalogique qu'elle établit sur la succession mobile des générations. Or cette généalogie, qui va d'Adam à Noé, et de Noé à Abraham, ne cite personne sans déterminer le nombre des années de sa vie. [16,15] Or, après avoir rapporté la mort de Thara, père d'Abraham, l'Écriture continue : « Et le Seigneur dit à Abram : Sors de ton pays, de ta parenté et de la maison de ton père, etc. » Mais il ne faut pas croire que l'ordre du récit sacré représente l'ordre des faits; car, s'il en était ainsi, il y aurait là une question insoluble. En effet, à la suite de ces paroles de Dieu à Abraham, l'Écriture ajoute : "Et Abram sortit, suivant l'ordre de Dieu, et Loth avec lui; et Abram avait soixante et quinze ans lorsqu'il sortit de Charra." Comment cela peut-il être vrai, s'il sortit de Charra après la mort de son père? En effet comme il a été dit plus haut, Thara, à soixante-dix ans, engendra Abraham; ajoutez à ce nombre les soixante-quinze ans d'Abraham à sa sortie de Charra, nous trouvons cent quarante-cinq ans. Tel était donc l'âge de Thara quand Abraham sortit de cette ville de Mésopotamie. Abraham, en effet, accomplissait la soixante-quinzième année de sa vie; par conséquent, son père, qui l'avait engendré à soixante-dix ans, avait atteint, je le répète, la cent quarante-cinquième année de son âge : il ne sortit donc pas de Charra après la mort de son père, c'est-à-dire après les deux cent cinq ans que vécut Thara; et comme, à cette époque, il avait soixante-quinze ans, évidemment son père, qui l'avait engendré à soixante-dix ans, en comptait alors cent quarante-cinq. C'est que l'Écriture, comme d'habitude, remonte au temps dont ce récit est déjà loin; ainsi, plus haut, quand, après l'énumération des descendants de Noé, elle dit qu'ils furent divisés par nations et par langues, elle ajoute cependant comme une circonstance que l'ordre des temps amène : "Et toute la terre n'avait qu'une seule parole, un seul langage". Comment donc étaient-ils divisés par races et par langues, si la langue était commune? Et n'est-ce pas que la narration divine revient sur les temps qu'elle a déjà franchis ? Ainsi donc, quand elle dit : « Et les jours de Thara à Charra furent de cent cinq ans; et Thara mourut à Charra, » l'Écriture reprenant ce qu'elle avait omis, pour compléter d'abord le récit commencé sur Thara, poursuit ainsi : « Le Seigneur dit à Abram : « Sors de ton pays ; puis, après ces paroles de Dieu, elle ajoute : Et Abraham sortit, suivant l'ordre de Dieu, et Loth avec lui. » Abram avait donc soixante-quinze ans à sa sortie de Charra, en la cent quarante-cinquième année de son père, puisqu'il était lui-même âgé de soixante-quinze ans. Il existe encore une autre solution : les soixante-quinze ans d'Abraham, lorsqu'il sortit de Charra, se comptent du jour où il fut délivré du feu des Chaldéens, et non du moment de sa naissance, comme si l'on ne devait dater pour lui que du jour de sa délivrance. Mais dans les Actes des Apôtres, saint Étienne rappelant ces choses : « Le Dieu de gloire apparut à Abraham notre père, dit-il, lorsqu'il était en Mésopotamie, avant son séjour à Charra, et il lui dit : Sors de ton pays et de ta parenté, et de la maison de ton père, et viens en la terre que je te montrerai. » D'après ces paroles de saint Étienne, Dieu parle à Abraham, non après la mort de son père, qui finit ses jours à Charra, où Abraham habitait avec lui, mais avant son séjour dans cette même ville, quand déjà il était en Mésopotamie : donc, déjà sorti du pays des Chaldéens. Ainsi, ce que saint Étienne ajoute : « Abraham sortit de la terre des Chaldéens, et vint demeurer à Charra, » n'exprime pas ce qui se passa quand Dieu lui eut parlé (car ce n'est pas après ces paroles de Dieu, qu'il sort de la terre des Chaldéens, puisque, selon saint Étienne, Dieu lui parle en Mésopotamie); mais se rapporte à tout le temps désigné par ce mot : « alors, c'est-à-dire depuis l'émigration d'Abraham et son établissement à Charra. Les paroles suivantes le prouvent encore : « Et lorsque son père fut mort, Dieu l'établit en cette terre que vous habitez aujourd'hui et que vos pères ont habitée; » saint Étienne ne dit pas : « lorsque son père fut mort, Abraham sortit de Charra; » mais, lorsque son père fut mort, il s'établit ici. D'où il faut conclure que Dieu lui parla pendant son séjour en Mésopotamie, avant son établissement à Charra; qu'il vint à Charra avec son père, conservant en son coeur le commandement de Dieu, et qu'il sortit de Charra la soixante-quinzième année de sa vie, et la cent quarante-cinquième de celle de son père. Mais c'est son établissement dans la terre de Chanaan, et non son départ de Charra, que saint Étienne place après la mort de son père, parce que son père était déjà mort quand il acheta cette terre, et commença à la posséder comme son propre héritage. Et lorsque Dieu dit encore à Abraham, déjà établi en Mésopotamie, c'est-à-dire sorti du pays des Chaldéens : "Sors de ton pays, et de ta parenté, et de la maison de ton père, » il ne lui commande pas d'en bannir son corps, car il l'avait déjà fait ; mais d'en arracher son âme. En effet, il n'en était pas sorti de coeur, s'il se sentait encore retenu par l'espoir et le désir du retour; espoir et désir que l'ordre de Dieu, son assistance et l'obéissance d'Abraham avaient dû retrancher. Il n'est pas invraisemblable que Nachor, ayant suivi son père, Abraham accomplit le précepte de Dieu en s'exilant de Charra avec Sarra, son épouse, et Loth, fils de son frère. [16,16] Considérons maintenant les promesses que Dieu fit à Abraham; car dans ces promesses se découvrent les oracles de notre Dieu, c'est-à-dire du vrai Dieu, en faveur du peuple saint que l'autorité des prophètes annonce. Voici la première de ces promesses : le Seigneur dit à Abram : « Sors de ton pays, de ta parenté et de la maison de ton père, et va en la terre que je te montrerai; et je t'établirai chef d'un grand peuple, et je te bénirai, et je glorifierai ton nom, et tu seras béni, et je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront, et en toi toutes les tribus de la terre seront bénies. « Remarquez donc ces deux promesses faites à Abraham : l'une, que sa race posséderait la terre de Chanaan, comme l'indiquent ces paroles : « Va dans la terre que je te montrerai, et je t'établirai chef d'un grand peuple; » l'autre, beaucoup plus excellente, relative à cette postérité, non de la chair, mais de l'esprit, par laquelle il est le père, non du seul peuple d'Israël, mais de toutes les nations qui suivent les traces de sa foi. Promesse qui débute par ces paroles : « Et en toi toutes les tribus de la terre seront bénies. » Eusèbe prétend que cette promesse fut faite à Abraham, la soixante-quinzième année de son âge, supposant qu'Abraham sortit de Charra aussitôt qu'elle lui fut faite, pour ne pas contredire ce texte formel de l'Écriture : « Abraham avait soixante-quinze ans lorsqu'il sortit de Charra. » Mais, s'il reçut cette promesse cette année, Abraham demeurait donc déjà avec son père à Charra. Eût-il pu en sortir, s'il n'y eût d'abord demeuré? Et rien ici dément-il la parole d'Étienne : « Le Dieu de gloire apparut à Abraham, notre père, lorsqu'il était en Mésopotamie, avant son séjour à Charra? Nullement; mais il faut entendre que tout arriva la même année, la promesse de Dieu avant le séjour d'Abraham à Charra, et le séjour d'Abraham en cette ville et son départ. Et il faut l'entendre ainsi; car non seulement Eusèbe, dans sa Chronique, commence ses calculs à l'an de cette promesse, et montre que, depuis cette époque, quatre cent trente ans s'écoulent jusqu'à la sortie d'Égypte et l'établissement de la loi; mais encore l'apôtre Paul compte comme lui. [16,17] Vers ce temps florissaient de vastes empires, représentants de la cité terrestre, ou de la société des hommes vivant selon l'homme, dans tout l'éclat de sa puissance, sous la domination des anges prévaricateurs : trois empires, la Sicyonie, l'Égypte, l'Assyrie; mais celui des Assyriens élevait bien au-dessus des deux autres sa force et sa grandeur; car le célèbre roi Ninus, fils de Bélus, avait, à l'exception de l'Inde, subjugué tous les peuples de l'Asie; et je n'entends point par Asie celle qui n'est aujourd'hui qu'une province de la haute Asie; j'entends toute cette contrée connue sous le nom d'Asie, dont quelques-uns font la seconde, le plus grand nombre la troisième partie du monde, qui se partage ainsi entre l'Asie, l'Europe et l'Afrique, mais suivant d'inégales divisions; car l'Asie proprement dite s'étend du midi, par l'orient, jusqu'au septentrion; l'Europe, du septentrion à l'occident; l'Afrique, de l'occident au midi. Ainsi, l'Europe et l'Afrique occupent la moitié du globe, et l'Asie seule, l'autre moitié. Mais on a partagé le monde en ces deux parties, parce que l'Océan, poussant à travers le continent la masse de ses eaux, nous fait une grande mer. Donc, si on divise le monde en deux parties, l'Orient et l'Occident, l'Asie sera comprise dans l'une, l'Europe et l'Afrique dans l'autre. L'un des trois empires qui florissaient alors, celui des Sicyoniens, était indépendant des Assyriens, parce qu'il se trouvait en Europe; mais comment l'Égypte avait elle échappé à leur joug, si, comme on l'assure, les Indes seules exceptées, ils possédaient toute l'Asie? C'est donc surtout en Assyrie que la cité impie exerçait sa domination; sa capitale était Babylone ou Confusion, nom parfaitement convenable à cette cité terrestre. Là, Ninus était roi après la mort de son père Bélus qui, le premier, y avait régné soixante-cinq ans. Son fils et son successeur, Ninus régna cinquante-deux ans, et comptait déjà quarante années de règne à l'époque de la naissance d'Abraham, qui vivait environ douze cents ans avant la fondation de Rome, cette Babylone de l'Occident. [16,18] Abraham sort donc de Charra la soixante-quinzième année de son âge, la cent quarante-cinquième année de l'âge de son père, et passe avec Loth, fils de son frère, et Sarra, son épouse, en la terre de Chanaan, jusqu'à Sichem, où il reçoit de nouveau un avertissement divin dont l'Écriture parle ainsi : « et le Seigneur apparut à Abraham, et lui dit : "Je donnerai cette terre à ta postérité." Nulle promesse ici de cette postérité qui devait le rendre père de tous les peuples, mais seulement de celle qui le rend père du seul pays d'Israël, car c'est ce peuple qui a possédé cette terre. [16,19] Là, ayant dressé un autel et invoqué Dieu, Abraham vint ensuite dans le désert, et, chassé par la faim, il se rendit en Égypte, où il dit que sa femme était sa soeur, et cela sans offenser la vérité, car Sarra était sa proche parente; et c'est ainsi qu'en vertu de la même parenté, Loth, son neveu, est appelé son frère. Il laisse ignorer qu'elle fût sa femme, mais il ne le nie pas, remettant à Dieu le soin de son honneur, et se gardant, comme homme, de la malice des hommes. En effet, s'il n'eût conjuré le péril autant qu'il dépendait de lui, c'eût été plutôt tenter Dieu qu'espérer en Dieu. A ce sujet, nous avons longuement réfuté les calomnies de Faustus le manichéen. Aussi arrive-t-il ce qu'Abraham s'était promis de Dieu; car Pharaon, roi d'Égypte, qui avait pris Sarra pour l'épouser, frappé dans sa personne, la rendit à son mari. Dieu nous garde de croire qu'elle ait partagé une couche adultère, car il est bien plus croyable que ces fléaux du ciel arrêtèrent Pharaon. [16,20] Abraham étant revenu d'Égypte au lieu de son séjour, Loth, fils de son frère, se sépara de lui de bonne intelligence, et se retira vers la terre de Sodome. Ils étaient devenus riches; et comme les pasteurs déjà nombreux de leurs troupeaux avaient de fréquents démêlés ensemble, ils voulurent ainsi mettre fin à ces conflits domestiques ; car ils craignaient, connaissant la nature de l'homme, d'en venir eux-mêmes à épouser les querelles de leurs serviteurs. Aussi, pour prévenir ce malheur, Abraham dit à Loth : « Qu'il n'y ait point de différend entre toi et moi, entre tes pasteurs et les miens, parce que nous sommes frères. Toute cette terre n'est-elle pas devant toi? Sépare-toi de moi. Si tu vas à gauche, j'irai à droite; ou, si tu vas à droite, j'irai à gauche. » De là peut-être est venue, entre les hommes, cette pacifique coutume, quand il y a quelque terre à diviser, que l'aîné partage, et le plus jeune choisisse. [16,21] Quand donc la nécessité de faire vivre leurs familles, et non la hideuse discorde, les eut séparés, Abraham habitant au pays de Chanaan, et Loth à Sodome, le Seigneur, pour la troisième fois, fit entendre sa parole à Abraham : "Promène tes regards partout, du lieu où tu es; regarde de l'aquilon au midi, de l'orient à la mer : je te donnerai et à tes descendants, jusqu'à la fin du siècle, toute la terre que tu vois, et je rendrai ta postérité nombreuse comme les grains de sable de la terre : si quelqu'un peut compter les grains de sable de la terre, on pourra compter aussi ta postérité. Lève-toi, et parcours cette terre dans sa longueur et dans sa largeur, car je te la donnerai." Cette promesse comprend-elle aussi celle qui le rend père de toutes les nations : c'est une question. On peut toutefois rattacher à cette promesse les paroles suivantes : "Et je rendrai ta postérité nombreuse comme les grains de sable de la terre;" locution figurée que les Grecs appellent hyperbole. Et pour peu que l'on connaisse l'Écriture, on sait qu'elle fait de ce trope comme de tous les autres un usage habituel. Or ce trope ou mode de parler s'emploie quand le signe est beaucoup plus grand que l'objet signifié. Qui ne voit, en effet, que le nombre des grains de sable est incomparablement plus grand que ne peut l'être celui de tous les hommes, depuis Adam lui-même jusqu'à la fin du siècle? Combien plus grand encore que la postérité d'Abraham; non pas la seule postérité d'Israël, mais aussi celle qui vit et qui doit vivre à l'imitation de sa foi, entre toutes les nations de la terre? Assurément, comparée à la multitude des impies, cette postérité est petite ; et cependant, si petite qu'elle soit, elle forme l'innombrable multitude que figurent en hyperbole les grains de sable de la terre. Mais cette multitude promise à Abraham n'est innombrable qu'aux hommes et non à Dieu; car il n'est pas un grain de sable qui lui échappe. Or, comme au lieu de cette promesse, ce n'est pas la seule race des Israélites, mais la nombreuse famille d'Abraham, selon l'esprit et non selon la chair, qui, plus convenablement, peut se comparer à la multitude des grains de sable, il est permis d'étendre cette promesse à la double postérité. Toutefois, comme je l'ai dit, c'est une question ; car cette seule nation issue charnellement d'Abraham, par son petit-fils Jacob, s'est accrue jusqu'à remplir presque toutes les parties du monde. Et elle-même pourrait justifier cette comparaison hyperbolique avec la multitude des grains de sable, multitude qui n'est innombrable qu'à l'homme. Et d'ailleurs nul doute qu'il ne s'agisse ici de la terre de Chanaan. Cependant ce passage : « Je te la donnerai et à ta postérité jusqu'à la fin des siècles, » peut élever quelques doutes, si par ces mots : « jusqu'à la fin des siècles », il faut entendre « éternellement ». Mais si on prend "siècle" comme nous le prenons nous-mêmes selon la foi, pour le temps futur, qui commencera à la fin du temps présent, plus d'incertitude. En effet, quoique chassés de Jérusalem, les Israélites demeurent dans les autres villes de la terre de Chanaan, et y demeureront jusqu'à la fin; et quand toute cette terre est habitée par des chrétiens, c'est encore la postérité d'Abraham. [16,22] Ayant reçu cette promesse, Abraham changea de séjour, et alla demeurer en autre lieu de la même contrée, près du chêne de Mambré, à Hébron. Ensuite, dans un combat livré par les quatre rois de Sodome contre cinq rois ennemis qui avaient envahi leur territoire, les Sodomites étant vaincus et Loth pris, Abraham, suivi de trois cent dix-huit des siens, accourt, le délivre, assure la victoire aux rois de Sodome, et ne veut rien recevoir des dépouilles que lui offre ce roi qu'il a rendu vainqueur. C'est bien alors qu'il fut béni par Melchisédech, prêtre du Très-Haut, dont il est tant et si glorieusement parlé dans l'épître aux Hébreux, que la plupart, contre l'opinion de quelques-uns, attribuent à l'apôtre Paul. Alors pour la première fois se découvre le sacrifice que les chrétiens offrent aujourd'hui à Dieu par toute la terre, en accomplissement de cette parole adressée longtemps après, par le prophète, à Jésus-Christ, qui n'était pas encore venu en la chair : « Tu es prêtre à jamais, selon l'ordre de Melchisédech; et non selon l'ordre d'Aaron, cet ordre qui devait disparaître à la lumière des réalités figurées par ces ombres. [16,23] Dieu parle encore à Abraham dans une vision ; il l'assure de sa protection et d'une ample récompense. Abraham, inquiet de sa postérité, se plaint de n'avoir pour héritier qu'un certain Éliézer, son serviteur; aussitôt un héritier lui est promis ; non pas ce serviteur, mais un héritier qui doit naître d'Abraham lui-même; de nouveau une postérité lui est promise, innombrable non plus comme les grains de sable de la terre, mais comme les étoiles du ciel ; et je crois que c'est plutôt cette promesse qui lui annonce une postérité destinée à la gloire des béatitudes célestes. Car, eu égard au nombre, qu'est-ce que les étoiles du ciel comparées aux grains de sable de la terre, à moins que cette comparaison ne soit encore vraie ici, en ce sens, que les étoiles ne sauraient non plus se compter? Est-il probable qu'on puisse même les voir toutes? En effet, plus le regard est subtil, plus il en découvre; d'où l'on peut conclure avec raison que plusieurs se dérobent toujours aux vues les plus perçantes, indépendamment de ces astres qui se lèvent et se couchent loin de nous, aux derniers confins de l'univers. Ainsi, ces hommes tant vantés pour avoir embrassé, dit-on, dans leurs calculs la totalité des étoiles, Aratus, Eudoxus, et d'autres peut-être, trouvent dans les saints livres une autorité qui les condamne. Au reste, c'est ici qu'on lit cette parole dont l'Apôtre se souvient pour exalter la grâce de Dieu : « Abraham crut à Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice. » L'Apôtre ne veut pas que l'orgueil jaloux du peuple circoncis repousse l'admission des incirconcis à la foi de Jésus-Christ; car, au moment où là foi d'Abraham lui fut imputée à justice, il n'était pas encore circoncis. [16,24] Dans la même vision, Dieu lui dit encore : « Je suis le Dieu qui t'ai tiré du pays des Chaldéens, pour te donner cette terre en héritage. » Et comme Abraham demande à quel signe il connaîtra qu'il la doit posséder, Dieu lui dit : "Prends-moi une génisse, et une chèvre de trois ans, et un bélier de trois ans, et une tourterelle, et une colombe". Il prit tous ces animaux, et les divisa par le milieu, et rangea ces moitiés vis-à-vis l'une de l'autre; mais il ne divisa pas les oiseaux, et, comme il est écrit, les oiseaux descendirent et se posèrent sur les corps divisés, et Abram s'assit auprès d'eux. Or, vers le coucher du soleil, l'effroi saisit Abram, et les ténèbres de l'épouvante l'enveloppèrent, et il lui fut dit : "Apprends que ta postérité sera errante sur une terre étrangère, et réduite en servitude, et opprimée pendant quatre cents ans; mais je ferai justice des oppresseurs; et plus tard, elle sortira d'esclavage avec la dépouille de ses maîtres. Et toi, tu iras en paix rejoindre tes pères, comblé d'une douce vieillesse; et tes descendants reviendront à la quatrième génération : car les iniquités des Amorrhéens ne sont pas encore comblées". Au soleil couchant, une flamme s'éleva ; c'était une fournaise ardente; puis des traits de feu passèrent au milieu des animaux divisés. Ce jour-là, le Seigneur Dieu fit connaître ses volontés à Abram, et lui dit : Je donnerai cette terre à tes enfants, depuis le fleuve d'Égypte jusqu'au grand fleuve de l'Euphrate : je leur donnerai les Cénéens, les Cénézéens, les Cedmonéens, les Cétéens, les Phéréséens, les Raphaims, les Amorrhéens, les Chananéens, les Évéens, les Gergéséens et les Jébuséens. Tout cela se fit et se dit miraculeusement dans cette vision; mais développer chaque point en détail serait trop long et dépasserait le but de cet ouvrage. Nous devons savoir, et cela suffit, qu'après ce témoignage rendu par l'Écriture à Abraham ; « Il crut en Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice; » il n'y eut pas défaillance en sa foi, quand il dit : « Seigneur, à quoi connaîtrai-je que cette terre doit être mon héritage ? » Héritage qui lui avait été promis. En effet, il ne dit pas : « Comment saurai-je? » comme s'il ne croyait pas encore ; mais il dit : « A quoi connaîtrai-je? » afin qu'un signe lui soit donné qui lui révèle le comment du fait auquel il croit. C'est ainsi que la vierge Marie n'exprime point de défiance, lorsqu'elle dit : « Comment se fera-t-il, car je ne connais aucun homme? » Certaine du fait à accomplir, elle demande comment il doit s'accomplir. Et voici la réponse: « L'Esprit-Saint descendra en toi, et la vertu du Très-Haut te couvrira de son ombre. » De même ici Dieu donne à Abraham le signe des animaux divisés, la génisse, la chèvre et le bélier; et des deux oiseaux, la tourterelle et la colombe, afin qu'Abraham sût comment devait s'accomplir le fait dont il tenait pour certain l'accomplissement futur. Ainsi donc, soit que la génisse figure le peuple soumis au joug de la loi; la chèvre, le peuple pécheur; le bélier, ce même peuple souverain ; et l'Écriture donne à ces animaux trois ans, parce qu'il est trois époques remarquables, depuis Adam jusqu'à Noé, de Noé jusqu'à Abraham, et d'Abraham jusqu'à David, premier roi que la volonté de Dieu, après la réprobation de Saül, établit sur le peuple d'Israël; et cette troisième période, depuis Abraham jusqu'à David, est comme le troisième âge de ce peuple, âge du développement de ses forces; soit que ces symboles aient une signification plus exacte : toutefois, je ne fais aucun doute que ce dernier signe de la tourterelle et de la colombe ne figure les hommes spirituels. Et c'est pourquoi il est dit : « il ne divisa pas les oiseaux ; » car les charnels se divisent entre eux, mais non les spirituels ; soit qu'ils se retirent du laborieux commerce des hommes, comme la tourterelle, soit qu'ils vivent entre eux, comme la colombe. L'un et l'autre oiseau, simple et innocent, annonce que même dans ce peuple d'Israël, futur héritier de cette terre, il y aurait des enfants de promesse, véritables « individus destinés à l'héritage du royaume et de la béatitude éternelle. Quant aux oiseaux descendus sur les corps divisés, symbole sinistre, ils représentent les esprits de l'air où nous vivons, cherchant leur pâture dans la division des charnels. Abraham assis près d'eux exprime la persévérance finale des véritables fidèles au milieu de ces divisions des charnels. Et vers le coucher du soleil, cette terreur qui saisit Abraham, ces ténèbres d'épouvante qui l'enveloppent, tout cela figure la cruelle persécution des fidèles à la fin du siècle et leur épreuve dernière, selon cette parole du Seigneur dans l'Évangile : « Alors s'élèvera une persécution telle qu'il n'en fut jamais depuis le commencement du monde. » Quant aux paroles suivantes : « Apprends que ta postérité sera errante sur une terre étrangère, et réduite en servitude, et opprimée pendant ces quatre cents ans, » c'est la prophétie évidente de l'esclavage du peuple d'Israël en Égypte ; non qu'il dût passer sous la tyrannie des Égyptiens quatre cents ans de captivité, mais cet événement devait arriver dans la période de ces quatre cents ans. L'Écriture dit de Thara, père d'Abraham : « Et les jours de Thara à Charra furent de deux cent cinq ans; » non qu'il y ait vécu tous ses jours, mais il y accomplit les deux cent cinq années de sa vie. Ainsi ce passage intermédiaire : « Et réduite en servitude, et opprimée pendant ces quatre cents ans, » exprime la fin et non la durée de la période de l'esclavage. Et si l'Écriture énonce quatre cents ans, c'est assurément pour arrondir le nombre; car il y a un peu plus, soit que l'on compte du temps où la promesse est faite à Abraham, soit de la naissance d'Isaac qui perpétue la race, objet de la promesse. En effet, l'on compte, nous l'avons déjà dit, depuis la soixante et quinzième année d'Abraham, époque de la première promesse, jusqu'à la sortie d'Égypte quatre cent trente ans, comme l'Apôtre l'établit : "ce que je veux dire, c'est que cette alliance scellée par Dieu même, la loi portée quatre cent trente ans plus tard ne l'infirme pas et ne saurait anéantir la promesse". L'Écriture a donc pu dire quatre cents ans pour quatre cent trente, la différence est si légère; ajoutez encore que déjà plusieurs de ces années s'étaient écoulées au moment de cette promesse et de cette vision ; et vingt-cinq ans depuis la première promesse jusqu'au jour où Abraham centenaire donna naissance à Isaac : de ces quatre cent trente ans, il ne reste donc que quatre cent cinq ans qu'il plaît à Dieu de désigner par quatre cents ans. Quant aux paroles suivantes de la prédiction divine, nul doute qu'elles ne se rapportent au peuple d'Israël. En effet « cette flamme qui vers le coucher du soleil s'élève, et cette fournaise ardente, et ces traits de feu qui passent au milieu des animaux divisés, » signifient qu'à la fin des siècles le jugement du feu fera justice des charnels. Et la persécution de la Cité de Dieu, persécution telle qu'il n'en fut jamais, et qui doit marquer le règne futur de l'Antechrist, est représentée par la ténébreuse épouvante d'Abraham au coucher du soleil, c'est-à-dire aux approches de la fin des temps; ainsi, ce feu qui brille au soleil couchant, ou sur le déclin même des âges, signifie le jour du jugement; jour qui sépare les hommes charnels destinés au salut par le feu, de ceux qu'attend la damnation dans le feu. Enfin, l'alliance de Dieu avec Abraham désigne proprement la terre de Chanaan, et elle nomme onze nations depuis le fleuve d'Égypte jusqu'au grand fleuve de l'Euphrate. Or ce grand fleuve d'Égypte n'est pas le Nil, mais un autre petit fleuve qui sert de limite entre l'Égypte et la Palestine, aux lieux où s'élève la ville de Rhinocorure. [16,25] Puis vient l'époque de la naissance des fils d'Abraham, l'un qui a pour mère l'esclave Agar, l'autre, Sarra, la femme libre, comme nous l'avons déjà dit au livre précédent. Quant à l'action même, cette concubine ne doit pas être un sujet d'accusation contre Abraham. Il n'use d'elle que pour perpétuer sa race et non pour assouvir sa passion : il n'insulte pas, que dis-je? il obéit à sa femme. Elle croit trouver une consolation à sa stérilité, s'appropriant, dans la personne de son esclave, la fécondité que la nature lui a enviée, en vertu de ce droit reconnu par l'Apôtre : « Et le mari n'est point maître de son corps, mais sa femme, » elle délègue à une autre cette maternité qui lui est refusée. Ici, ni coupable désir, ni convoitise impure. C'est en vue d'une postérité que la femme donne son esclave et que le mari la reçoit : ni l'un ni l'autre ne recherche le honteux superflu de la volupté, ils n'aspirent tous deux qu'au fruit de la nature. Aussi, quand l'esclave enceinte s'enorgueillit en présence de sa maîtresse stérile, et que, cédant à une jalousie de femme, Sarra impute cet orgueil à son mari, Abraham fait voir qu'il s'est uni par acte libre et non par esclavage d'amour ; et que dans la personne d'Agar il a conservé la foi conjugale à Sarra. C'est à la volonté de sa femme, et non à sa propre volonté, qu'il obéit; il reçoit l'esclave sans la demander, s'approche d'elle sans attachement, la rend mère sans amour. Car il dit à Sarra : « Ton esclave est dans tes mains ; fais-en ce qu'il te plaira. » O homme, qui uses de la femme avec une dignité virile; de son épouse, avec modération ; de son esclave, par obéissance ; de toutes deux, avec chasteté! [16,26] Agar donne le jour à Ismaël. Abraham pourrait regarder cette naissance comme l'accomplissement de la promesse qu'il reçut quand il voulut adopter son serviteur, et que Dieu lui dit : "Celui-ci ne sera pas ton héritier; mais celui qui naîtra de toi sera ton héritier." Aussi ponr prévenir son erreur : Abram ayant atteint déjà la quatre-vingt-dix-neuvième année de son âge, le Seigneur lui apparut et lui dit : Je suis Dieu, prends soin de me plaire; vis sans reproches, et j'établirai mon alliance entre moi et toi, et je te comblerai. Abram tombe la face contre terre, et Dieu lui parle ainsi : C'est moi, mon alliance est avec toi ; et tu seras le père d'une multitude de nations. Ton nom désormais ne sera plus Abram, mais Abraham; parce que je t'ai fait le père de plusieurs nations. Et je veux accroître ta puissance et t'élever sur les nations, et des rois sortiront de toi. Et j'établis mon alliance entre moi et toi, entre moi et tes descendants;`et cette alliance est éternelle, afin que je sois ton Dieu et celui de ta race après toi. Je te donne, et je donne à ta postérité cette terre où tu es maintenant étranger, toute la terre de Chanaan, pour la posséder à jamais. Et je serai leur Dieu. Et Dieu dit à Abraham : Mais toi, tu garderas mon alliance, et ta postérité, après toi, de générations en générafions. Et voici l'alliance que tu garderas, et ta postérité après toi, et les descendants de tes descendants. Tout mâle parmi vous sera circoncis, et vous serez circoncis dans la chair de votre prépuce ; et tel sera le signe de l'alliance qui est entre vous et moi. Chez vous à jamais tout enfant mâle sera circoncis à l'âge de huit jours. L'esclave né dans votre maison, et l'esclave acheté du fils de l'étranger sera circoncis ; l'esclave né dans votre maison et l'esclave acheté. Et votre chair portera cette marque de mon alliance éternelle. Et tout mâle qui ne l'aura pas reçue en la chair de son prépuce, le huitième jour, sera retranché de sa race comme infracteur de mon alliance. Dieu dit encore à Abraham : Sarra, ton épouse ne s'appellera plus désormais Sara, mais Sarra. Et je la bénirai, et je te donnerai d'elle un fils que je bénirai, et il sera le père de plusieurs nations, et des rois sortiront de lui. Abraham tomba la face contre terre et sourit ; et il dit en lui-même : Il me naîtrait un fils, à moi qui ai cent ans? et Sarra, à quatre-vingt-dix ans, deviendrait mère ? Et il dit à Dieu : Faites seulement qu'lsmaël vive. Et Dieu répondit à Abraham : Oui, Sarra ta femme te donnera un fils, et tu l'appelleras Isaac, et je ferai avec lui une alliance éternelle; et je serai son Dieu, et le Dieu de sa postérité. Quant à Ismaël, je t'ai exaucé ; je l'ai béni, et je le rendrai puissant; et je multiplierai sa race. Il sera l'auteur de douze nations, et je l'établirai chef d'un grand peuple. Mais je contracterai alliance avec Isaac que Sarra va te donner pour fils, en ce temps, à la prochaine année. » Ici l'on voit des promesses plus évidentes de la vocation des Gentils en Isaac, en ce fils de promesse, symbole de la grâce, non de la nature; car il est promis à un vieillard et à une femme stérile. En effet, quoique Dieu préside aussi au cours naturel de la production, quand la corruption et la défaillance de la nature trahissent la main qui les répare, la grâce se révèle avec plus d'évidence. Et comme la vocation future des Gentils devait s'accomplir, non par génération, mais par régénération, Dieu commande la circoncision quand il promet le fils qui doit naître de Sarra. Et comme il étend ce commandement des fils aux esclaves mêmes, c'est une preuve que la grâce est pour tous. Car que figure cette circoncision, sinon la nature dépouillée de sa vieillesse et renouvelée? Et ce huitième jour, n'est-ce pas Jésus-Christ qui, la semaine écoulée, après le sabbat, ressuscite? Les noms mêmes du père et de la mère sont changés, tout revêt la nouveauté; le Testament nouveau sort des ombres de l'ancien. Qu'est-ce en effet que l'ancien Testament sinon le voile du nouveau? Et qu'est-ce que le nouveau Testament, sinon la manifestation de l'ancien? Le rire d'Abraham est le témoignage de l'allégresse, et non l'ironie de la défiance. Et ces paroles intérieures : « Il me naîtrait un fils, à moi qui ai cent ans, et Sarra, à quatre-vingt- dix ans, deviendrait mère ? » ne sont pas l'expression du doute, mais de l'admiration. Et quant aux paroles suivantes : « Je te donne et je donne à ta postérité cette terre où tu es maintenant étranger, toute la terre de Chanaan, pour la posséder à jamais. » Si l'on demande comment elles se sont accomplies ou doivent s'accomplir, puisque nul établissement sur la terre ne saurait être éternel, il faut savoir que nous traduisons par « éternel » l'expression grecque g-aiohnion dérivée du mot g-aiohn ou siècle. Mais ici les Latins n'ont pas osé dire « séculaire, » de peur d'induire en un sens faux. Séculaire se dit de beaucoup de choses du siècle dont la durée est passagère. g-Aiohnion exprime ce qui n'a pas de fin, ou ce qui dure jusqu'à la fin du siècle. [16,27] On peut encore demander comment il faut entendre ce qui suit : "Et le mâle qui ne sera pas circoncis en la chair de son prépuce, le huitième jour, sera retranché de sa race, comme infracteur de mon alliance". Car la faute ne saurait être à l'enfant dont Dieu porte la sentence. Ce n'est pas lui qui viole l'alliance de Dieu, mais ses auteurs qui négligent de le circoncire. Il faut donc reconnaître que les enfants eux-mêmes coupables, non par l'emploi propre de leur vie, mais selon l'origine commune du genre humain, ont tous enfreint l'alliance de Dieu, dans la personne de ce premier homme en qui ils ont péché. Car, en outre de ces deux grandes alliances, l'ancienne et la nouvelle, il en est encore beaucoup d'autres entre l'homme et Dieu. La première alliance est cette parole de Dieu au premier homme : « Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de mort. » Et de là ce mot de l'Ecclésiastique : « Toute chair vieillit comme un vêtement. » Tel est l'arrêt porté dès l'origine du siècle : « Tu mourras de mort. » En effet, comme la loi donnée dans les âges suivants en termes plus clairs permet à l'Apôtre de dire : « Où il n'y a point de loi, il n'y a point de prévarication, » comment concilier ces paroles avec celles du psaume « Je tiens pour prévaricateurs tous les pécheurs de la terre, » si ce n'est que tout homme engagé dans les liens de quelque péché est coupable d'infraction à une loi ? Donc, si les petits enfants eux-mêmes, comme la vraie foi l'enseigne, naissent sous le poids, non de leur propre péché, mais du péché originel (et c'est pourquoi nous reconnaissons que la grâce de la rémission des péchés leur est nécessaire), nul doute qu'ils ne soient au même titre infracteurs de la loi donnée dans le paradis, et ces deux oracles de l'Ecriture sont vrais : « Je tiens pour prévaricateurs tous les pécheurs de la terre; » et « Où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de prévarication. » Ainsi, la circoncision étant le signe de la renaissance, c'est avec justice que la souillure du péché originel, cette infraction de la première alliance, flétrit la naissance de l'enfant, si la renaissance ne le délivre. Et quand Dieu ordonne la circoncision, son commandement doit se prendre en ce sens : Celui qui ne sera point régénéré périra, comme violateur de l'alliance divine; car lui-même en Adam a péché avec les autres hommes. En effet, s'il était écrit: « comme violateur de cette alliance, » cela ne pourrait s'entendre que de la circoncision ; mais, comme l'Écriture ne dit pas quelle alliance l'enfant a violée, on est libre d'entendre celle-là seule dont l'infraction rend l'enfant solidaire. Si toutefois l'on ne veut rapporter ces paroles qu'à la circoncision, en ce sens que l'enfant incirconcis est coupable d'infraction à l'alliance divine, il faut alors chercher une autre locution pour exprimer sans absurdité qu'il viole l'alliance, quoiqu'elle ne soit point violée par lui, mais en lui. Et cependant cette réprobation de l'enfant incirconcis, mais innocent de toute négligence envers lui-même, serait injuste, s'il n'était esclave du péché originel. [16,28] Cette promesse étant faite à Abraham, si grande et si claire : « Je t'ai rendu père de peuples nombreux ; et je veux accroître ta puissance et t'élever sur les nations ; et des rois sortiront de toi, et je te donnerai de Sarra un fils que je bénirai, et il sera le père de plusieurs nations, et des rois sortiront de lui ; » promesse que nous voyons accomplie maintenant en Jésus-Christ ; dès lors, ces époux ne sont plus appelés dans l'Écriture comme ils s'appelaient auparavant, Abram et Sara, mais comme nous les avons d'abord appelés nous-mêmes, parce que tel est le nom qu'on leur donne partout aujourd'hui, Abraham et Sarra. Or, pourquoi le nom d'Abraham est-il changé ? en voici la raison : "Je t'ai rendu père de peuples nombreux." C'est donc le sens du nom « Abraham; » - « Abram, » son nom primitif, veut dire "père illustre." L'Écriture ne rend pas raison du changement de nom de Sara ; mais, suivant les interprètes hébreux, « Sara » signifie ma princesse, » et « Sarra, » « vertu. » Et, de là, cette parole de l'Épître aux Hébreux : "C'est aussi la foi qui donne à Sarra la vertu d'enfanter." Tous deux, au témoignage de l'Écriture, étaient d'un grand âge; mais, en outre, Sarra était stérile et déjà privée du flux menstruel ; aussi n'eût-elle pas été stérile, elle eût été incapable d'enfanter. Or, une femme qui, sur le déclin de l'âge, a conservé ses règles, peut concevoir d'un jeune homme et non d'un vieillard ; et le vieillard lui-même peut rendre mère une jeune fille; ainsi, après la mort de Sarra, Abraham put féconder la vive jeunesse de Céthura. Voilà donc ce que l'Apôtre relève comme un miracle, lorsqu'il dit que le corps d'Abraham, déjà mort, et impuissant pour toute autre femme arrivée aux limites de l'âge où elle peut être mère, ne laissa pas d'engendrer de Sarra. Son corps, bien entendu, n'était mort qu'à certain égard; autrement, ce n'eût plus été un vieillmard, mais un cadavre. Je sais que d'ordinaire on apporte à cette difficulté une solution différente, quand on prétend que, si Abraham put engendrer de Céthura, c'est qu'il conserva, même après la mort de sa femme, ce don du Seigneur. Mais l'explication que j'ai suivie me semble préférable; car il est vrai que, de notre temps, un vieillard centenaire ne saurait engendrer; mais il n'en était pas ainsi alors que les hommes vivaient si longtemps, qu'un siècle n'était pas pour eux l'âge de la décrépitude. [16,29] Dieu apparut encore à Abraham, au chêne de Mambré, dans la personne de trois hommes qui, sans aucun doute, étaient des anges, bien que plusieurs croient voir en l'un d'eux Notre Seigneur Jésus-Christ, et prétendent qu'il a été visible avant son Incarnation. Il dépend sans doute de la puissance de Dieu, de l'Être invisible, incorporel et immuable, de se dévoiler aux regards mortels, sans déroger à son immutabilité, et d'apparaître, non par soi-même, mais par le ministère de quelqu'une des créatures soumises à son empire : et quelle créature échappe à cet empire? Cependant, si l'on croit que l'un de ces trois hommes est Jésus-Christ, parce qu'Abraham s'adresse à tous trois comme s'il ne parlait qu'au Seigneur; car l'Écriture s'exprime ainsi : « Et voilà que trois hommes se tenaient auprès de lui; et, les apercevant, il courut de l'entrée de sa tente au-devant d'eux, et il se prosterna pour adorer, et il dit : Seigneur, si j'ai trouvé grâce devant vous, » pourquoi ne pas remarquer aussi que deux de ces hommes étaient déjà partis pour détruire Sodome, lorsqu'Abraham parlait encore à un seul, l'appelant "Seigneur", et le suppliant de ne pas confondre dans la perte de Sodome le juste avec l'impie? Et Loth, à son tour, parlant aux deux autres, semble ne s'adresser qu'à un seul, et les appelle « Seigneur. » Car, leur ayant dit d'abord : « Entrez, Seigneur, reposez-vous dans la maison de votre serviteur, » et le reste ; l'Écriture ajoute : « Et les anges le prirent par la main; et ils prirent par la main sa femme et ses deux filles, parce que le Seigneur lui faisait grâce. Et aussitôt qu'ils l'eurent emmené hors la ville, ils lui dirent : "Sauve ta vie, ne regarde pas derrière toi, ne t'arrête nulle part en cette contrée; réfugie-toi dans la montagne, de peur d'être enveloppé dans ces ruines". Et Loth leur répond : « Je vous prie, Seigneur, puisque votre serviteur a trouvé grâce auprès de vous, » et le reste. Et le Seigneur, en la personne de ces deux anges, lui répond, au singulier : « Oui, j'ai admiré ton visage. » Il est donc beaucoup plus probable qu'Abraham, dans les trois, et Loth, dans les deux hommes, reconnaissaient le Seigneur et ne parlaient qu'à lui. Aussi ils reçurent ces envoyés comme des mortels dont les forces avaient besoin des aliments qui réparent. Mais, dans leur humanité, quelque chose paraissait en eux tellement au-dessus de l'homme, que leurs hôtes ne pouvaient douter que Dieu ne fût en eux comme il est d'ordinaire dans les prophètes. Et c'est pourquoi ils les appelaient quelquefois, au pluriel, « Seigneurs; » et quelquefois "Seigneur", s'adressant à Dieu seul en eux. Or c'étaient des anges, comme l'atteste l'Écriture, non seulement au livre de la Genèse, où ces choses sont racontées, mais aussi dans l'Épître aux Hébreux, où elle dit à la louange de l'hospitalité : « Grâce à cette vertu, plusieurs, à leur insu, sont devenus les hôtes des anges eux-mêmes. » C'est donc par la bouche de ces trois hommes, que, réitérant la promesse de ce fils Isaac, dont Sarra doit être mère, Dieu dit à Abraham : « Abraham sera le père d'un grand peuple, et en lui toutes les nations de la terre sont bénies; » double promesse, courte et précise, du peuple d'Israël, sélon la chair, et de toutes les nations, selon la foi. [16,30] Après cette promesse, Loth étant tiré de Sodome, une pluie de feu tombée du ciel réduit en cendres cette ville et cette contrée impie où les abominations de l'amour contre nature étaient devenues aussi communes que les actions permises par les lois. Mais la vengeance de ces crimes est une image du dernier jugement de Dieu. En effet, quand les Anges défendent à ceux qu'ils sauvent de regarder en arrière, qu'est-ce à dire, sinon que, dépouillés du vieil homme par la grâce de la renaissance, nous ne devons pas retourner de coeur à notre ancienne vie, si nous voulons conjurer les rigueurs suprêmes de la justice? Enfin où elle s'est retournée, la femme de Loth demeure changée en statue de sel; vive leçon qui réveille le goût trop souvent blasé des fidèles. Plus tard à Gérara, auprès d'Abimélech, roi de cette ville, comme autrefois en Égypte, Abraham fit passer Sarra pour sa soeur, et elle lui fut une seconde fois rendue intacte. C'est alors que, blâmé par le roi d'avoir dissimulé qu'elle fût sa femme, Abraham avoua ses craintes et ajouta : « Elle est, en vérité, ma soeur de père et non de mère. » Sarra, en effet, était, par son père, soeur d'Abraham ; elle était donc sa plus proche parente, et d'une beauté si grande qu'à cet âge même elle pouvait encore être aimée. [16,31] Puis, selon la promesse de Dieu, Sarra donna un fils à Abraham, qui le nomma Isaac, c'est-à-dire « ris. » Car, à la promesse de ce fils, le père avait ri, dans sa joie qui admire; et dans la sienne qui doute, la mère rit aussi, quand la promesse lui fut renouvelée par ces trois hommes; et l'Ange lui reproche ce rire où la joie n'exprime point une foi parfaite; mais ensuite l'Ange l'affermit elle-même dans sa foi. Et voilà d'où l'enfant prit son nom. Car ce rire n'était point un rire d'insultante raillerie, mais de vive allégresse ; et Sarra le témoigne hautement lorsqu'elle dit, à la naissance d'Isaac : « Dieu m'a fait ce rire; et quiconque apprendra ceci se réjouira avec moi. Mais, peu de temps après, l'esclave, avec son fils, est chassée de la maison; et, selon l'Apôtre, les deux Testaments, l'Ancien et le Nouveau, sont figurés ici, et Sarra représente la Jérusalem céleste ou la Cité de Dieu. [16,32] Cependant Abraham est tenté par l'ordre d'immoler son cher fils Isaac même, afin que cette épreuve révèle, non pas à Dieu, mais aux siècles à venir, sa pieuse obéissance. Car, loin de maudire toute tentation, il faut s'applaudir au contraire de celle qui devient pour nous un témoignage. Et d'ordinaire, l'âme de l'homme ne saurait arriver autrement à la connaissance d'elle-même qu'en répondant à la tentation qui l'interroge, non par la parole, mais par l'épreuve. Si elle reconnaît alors la faveur de Dieu, elle est pieuse, elle s'affermit sur la grâce, elle ne s'enfle point de vaine présomption. Abraham sans doute ne pouvait croire que Dieu se plût à des victimes humaines, bien qu'à l'heure où le tonnerre des volontés divines retentit, il s'agisse d'obéir, et non de discuter. Mais Abraham eut le mérite de croire à la puissance qui ressusciterait son fils immolé. En effet, quand il ne voulait pas accorder aux instances de sa femme le renvoi de l'esclave et de son fils, Dieu lui dit : « C'est en Isaac que ta postérité aura son nom : » Et cependant il ajoute : « Et le fils de l'esclave, je l'établirai chef d'une grande nation, parce qu'il est ta postérité. » Comment donc Dieu a-t-il dit: "C'est en Isaac que ta postérité aura son nom," puisqu'il semble parler ainsi d'Ismaël ? Voici l'explication de l'Apôtre : « En Isaac ta postérité aura son nom", c'est-à-dire que les enfants d'Abraham selon la chair ne sont pas les enfants de Dieu; les véritables fils d'Abraham sont les fils de la promesse. Or, pour être la postérité d'Abraham, les fils de la promesse ont leur nom en Isaac et se réunissent en Jésus-Christ à l'appel de la grâce. Ainsi, gardant une foi sincère à cette promesse, le saint patriarche ne doute pas que pour l'accomplir Dieu ne puisse lui rendre ce fils qu'il a su lui donner contre toute espérance. Telle est l'interprétation que nous lisons dans l'Épître aux Hébreux : "C'est par la foi qu'Abraham s'élève, quand il est éprouvé en Isaac; il offre à Dieu ce fils unique, malgré la promesse qu'il a reçue et les paroles qu'il a entendues. En Isaac ta postérité aura son nom. Mais il pense que Dieu sait rappeler de la mort à la vie." "Et c'est pourquoi, ajoute l'Apôtre, Dieu l'a proposé en figure;" figure de qui? sinon de Celui dont l'Apôtre dit encore : « Dieu n'a pas épargné son fils unique, mais pour nous tous l'a livré à la mort. » Aussi, comme Notre-Seigneur portera sa croix, Isaac porte jusqu'au lieu du sacrifice le bois où son sang doit couler. Enfin, comme il ne faut pas qu'Isaac meure, au moment où le bras de son père est retenu, quel est ce bélier qu'Abraham aperçoit embarrassé par ses cornes dans le buisson, et dont le sang figuratif accomplit le sacrifice? De qui est-il la figure, sinon de Jésus-Christ, que les Juifs avant de l'immoler couronnent d'épines? Mais écoutons plutôt les paroles de Dieu par la bouche de l'Ange : « Abraham, dit l'Écriture, étendit sa main pour prendre son glaive et immoler son fils; et l'Ange du Seigneur l'appela du haut du ciel, s'écriant : « Abraham! » et il répondit : « Me voilà. » Et l'Ange dit « Ne porte pas la main sur ton fils, ne le touche pas ; car maintenant je connais que tu crains ton Dieu, et tu n'as pas épargné ton fils bien-aimé, pour l'amour de moi. » « Je connais maintenant, » c'est-à-dire, « j'ai fait connaître, » car Dieu ne pouvait pas l'ignorer. Puis, ayant immolé le bélier à la place de son fils Isaac, Abraham appelle ce lieu « le Seigneur a vu, » et l'on dit encore aujourd'hui : « le Seigneur est apparu sur la montagne. » Ainsi il est dit : « Maintenant je connais, » au lieu de : « maintenant j'ai fait connaître, » et de même : « le Seigneur a vu, » au lieu de : « le Seigneur est apparu, » ou « s'est fait voir. » Et l'Ange du Seigneur appela, pour la seconde fois, Abraham du haut du ciel, et lui dit : « J'ai juré par moi-même, dit le Seigneur; puisque tu as fait selon ma parole, et n'as pas épargné ton fils bien-aimé, pour l'amour de moi, je te comblerai de bénédictions, et je multiplierai ta postérité autant que les étoiles du ciel et les grains de sable des rivages de la mer. Et ta postérité possédera en héritage les villes ennemies ; et dans ta race seront bénies toutes les nations de la terre, parce que tu as écouté ma parole.» Ainsi, après l'holocauste qui figure le sacrifice de Jésus-Christ, la promesse de la vocation des Gentils dans la postérité d'Abraham, Dieu la confirme même par serment. Souvent, en effet, il avait promis, mais jamais il n'avait fait serment Et qu'est-ce que le serment du vrai Dieu, du Dieu de vérité, sinon la confirmation de la promesse, et comme un reproche aux incrédules ? Enfin Sarra meurt à l'âge de cent vingt-sept ans, et après la cent trente-septième année d'Abraham. Car il la précédait de dix ans dans la vie, comme il le dit lui-même quand Dieu lui promet d'elle un fils : « J'aurai donc un fils à cent ans, et Sara à quatre-vingt-dix ans sera mère? » Abraham acheta un champ où il ensevelit sa femme. Ce fut alors, selon le témoignage de saint Étienne, qu'il s'établit dans cette contrée, parce qu'il commença d'y posséder un héritage, après la mort de son père, que l'on présume arrivée deux années auparavant. [16,33] Ensuite Isaac épouse Rébecca, petite-fille de Nachor, son oncle paternel, dans la quarantième année de son âge, la cent quarantième année de la vie de son père et trois ans après la mort de sa mère. Quand Abraham envoie son serviteur en Mésopotamie, il lui dit : « Pose ta main sur ma cuisse, et jure, par le Seigneur Dieu du ciel et de la terre, de ne pas choisir à mon fils Isaac une épouse parmi les filles des Chananéens. » Qu'est-ce à dire, sinon que le Seigneur Dieu du ciel et de la terre revêtirait, un jour, une chair tirée des flancs du patriarche ? Sont-ce là de faibles preuves de la vérité prédite, dont nous voyons l'accomplissement en Jésus-Christ? [16,34] Mais quoi! Abraham après la mort de Sarra épouse Céthura? Dieu nous garde toutefois de soupçonner d'incontinence ce vieillard sanctifié par sa foi ! Est-ce donc une postérité nouvelle qu'il cherchait, quand la promesse de Dieu, et sa foi si bien éprouvée, l'assurait d'une postérité en Isaac, dont il faudrait multiplier le nombre par les étoiles du ciel et les grains de sable des rivages? Mais si Agar et Ismaël figurent, suivant l'enseignement de l'Apôtre, les hommes charnels de l'Ancien Testament, pourquoi Céthura et ses fils ne seraient-ils pas aussi la figure des charnels qui croient appartenir au Nouveau? Car l'Écriture appelle ces deux femmes épouses et concubines d'Abraham ; Sarra n'est jamais appelée qu'épouse. En effet, quand Agar est donnée à Abraham, l'Écriture dit : Et Sarra, épouse d'Abram, prit Agar l'Égyptienne, son esclave, dix ans après qu'Abram eut fixé son séjour dans la terre de Chanaan, et la donna pour femme à Abram, son mari. » Quant à Céthura, qu'il épousa après la mort de Sarra, elle ajoute : « Abraham prit encore une femme qui avait nom Céthura. » Toutes deux sont donc appelées épouses d'Abram; et toutes deux aussi sont appelées ses concubines, car l'Écriture dit encore : « Abraham donna tout son bien à Isaac, son fils, et il fit des présents aux fils de ses concubines, et de son vivant il les envoya, loin d'Isaac son fils, à l'Orient, vers les contrées de l'Orient. » Les enfants des concubines, les hérétiques, les Juifs charnels, reçoivent donc quelques présents, mais ils ne partagent pas le royaume promis ; car il n'est point d'autre héritier qu'Isaac; et les enfants de Dieu ne sont pas les fils de la chair, mais les fils de la promesse formant cette postérité dont il est dit : « En Isaac ta postérité aura son nom. » Et pourquoi Céthura, qu'Abraham épouse après la mort de sa femme, serait-elle appelée concubine, sinon à cause de ce mystère? Mais que l'on récuse cette interprétation, pourvu que l'on épargne à Abraham un blâme odieux! Que savons-nous, en effet, si Dieu n'a pas voulu produire contre les hérétiques ennemis des secondes noces, cet exemple du père de tant de nations, qui ne pèche point par cette seconde alliance? - Abraham meurt à l'âge de cent soixante-quinze ans. Il laisse donc, âgé de soixante-quinze ans, son fils Isaac, qu'il eut dans la centième année de sa vie. [16,35] Voyons, depuis cette époque, le développement temporel de la Cité de Dieu dans la postérité d'Abraham. De son premier jour à la soixantième année de son âge, le fait le plus mémorable est la grâce que Dieu accorde à sa prière quand il féconde la stérilité de Rébecca, et la rivalité de ces deux jumeaux dès le sein maternel. Dans l'angoisse de sa douleur, Rébecca consulte le Seigneur, et reçoit cette réponse : « Deux nations sont dans ton sein, et deux peuples, sortis de tes flancs, se diviseront; et l'un surmontera l'autre, et l'aîné sera soumis au plus jeune. L'apôtre Paul découvre ici une grande preuve de la grâce. De ces deux jumeaux, dès avant leur naissance, avant toute action bonne ou mauvaise, sans aucun mérite précédent, le plus jeune est béni et l'aîné réprouvé. Certes, quant au péché originel, tous deux étaient également coupables; quant au péché personnel, tous deux également innocents. Mais le plan de cet ouvrage ne me permet pas de plus longs développements sur cette question; je l'ai déjà traitée ailleurs. Quant à cette parole : « l'aîné sera soumis au plus jeune, » presque tous nos interprètes s'accordent à l'entendre du peuple aîné, du peuple juif qui doit être soumis au jeune peuple chrétien. Et en effet, quoique cette parole puisse sembler accomplie dans la race des Iduméens, qui a pour auteur l'aîné de ces deux jumeaux, appelé de deux noms (Ésaü et Édom, d'où Iduméens); race qui devait être surmontée par le peuple issu du plus jeune, le peuple d'Israël, il est toutefois plus probable que cette prophétie : "un peuple surmontera l'autre, et l'aîné servira le plus jeune," a un sens supérieur. Et n'est-ce pas ce que nous voyons évidemment accompli dans les Juifs et dans les Chrétiens? [16,36] Dieu renouvelle à Isaac les promesses faites à son père. L'Écriture s'exprime ainsi : « Une grande famine s'étendit sur la terre, outre celle qui était arrivée au temps d'Abraham. Isaac se retira auprès d'Abimélech, roi des Philistins, à Gérara. Là, le Seigneur lui apparut et lui dit : « Ne descends pas en Égypte, demeure dans la terre que je te dirai, demeure comme étranger, et je serai avec toi et je te bénirai. Car je te donnerai et à ta postérité toute cette contrée, et j'accomplirai le serment que j'ai fait à ton père Abraham; et je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel, et je donnerai à tes descendants toute cette contrée, et en ta race toutes les nations de la terre seront bénies, parce qu'Abraham ton père a entendu ma voix, gardé mes préceptes, mes commandements, ma justice, mes lois. » Ce patriarche n'eut qu'une femme, il n'eut point de concubine, il se contenta de l'unique enfantement de ces deux jumeaux. Sans doute, dans son séjour parmi les étrangers, il craignit aussi pour la beauté de sa femme, et à l'exemple de son père, il la fit passer pour sa soeur; en effet, il y avait entre eux le double lien du sang paternel et maternel. En apprenant qu'elle était sa femme, les étrangers la respectèrent. Or cette chasteté d'Isaac ne doit pas être pour nous une raison de le préférer à son père. Car le mérite de la foi et de l'obéissance en Abraham étaient si grands que c'est en considération du père que Dieu comble le fils. Et lui-même le déclare quand il dit : « En ta postérité, toutes les na- tions de la terre seront bénies, parce qu'Abraham ton père a entendu ma voix, gardé mes préceptes, mes commandements, ma justice, mes lois; » et dans une autre vision : "Je suis le Dieu d'Abraham ton père; ne crains pas, car je suis avec toi, et je t'ai béni, et je multiplierai ta postérité à cause d'Abraham ton père". Paroles qui témoignent combien Abraham a été chaste en ces actions, dont s'emparent, pour l'accuser, ces hommes impurs qui ne cherchent dans les saintes Écritures que des textes à l'appui de leur libertinage. Et ces paroles doivent encore nous apprendre à ne pas comparer les hommes entre eux par quelques actes particuliers, mais à considérer en chacun l'ensemble de sa vie. Car il peut arriver que dans sa vie et ses moeurs un homme présente quelque trait qui le rende supérieur à un autre homme, et que ce trait soit infiniment supérieur à ce qui assure d'autre part la supériorité de son semblable sur lui. Ainsi, bien qu'un jugement sain et vrai préfère la continence au mariage, cependant la foi, dans le mariage, vaut mieux que la continence dans l'incrédulité : et, loin de mériter des éloges, cette continence aggrave encore l'odieux de l'incrédulité. Supposons donc deux hommes de bien, à coup sûr, le plus fidèle et le plus obéissant à Dieu, quoique marié, vaut mieux que celui qui, dans le célibat, a moins de foi et d'obéissance. - Mais, toutes conditions égales d'ailleurs, qui douterait de la supériorité de l'homme vivant dans la continence, sur l'homme marié? [16,37] Or les deux fils d'Isaac, Ésaiu et Jacob, croissent également. Le droit de l'aîné passe au plus jeune; c'est la convoitise de l'aîné pour quelques lentilles que son frère a préparées, qui consent l'abandon de ce droit ; il le vend à ce prix sous la foi du serment. Par là nous apprenons que ce n'est point la qualité de l'aliment, mais l'avidité du désir qui encourt le blâme. Isaac vieillit, son grand âge le prive de la vue. Il veut bénir son fils aîné, et au lieu de l'aîné, sans le savoir il bénit le jeune. Celui-ci se substitue à son frère qui était velu, et vient s'offrir à la bénédiction paternelle, couvert de poils de chevreau, comme s'il prenait sur lui-même les péchés d'autrui. Pour détourner de cette ruse de Jacob toute odieuse apparence, et qu'on ne se lasse pas d'y chercher un profond mystère, l'Écriture vient de dire : « Esaü était un homme farouche, et un chasseur; Jacob, un homme simple, et se tenant au logis. » Quelques-uns parmi nous, au lieu de « simple, » traduisent par « sans ruse. » Mais, soit qu'on traduise par « sans ruse, » ou par « simple, » ou par « sans feinte » (g-aplastos), quelle peut étre, en recevant cette bénédiction, la ruse de cet homme sans ruse, l'artifice de cet homme simple, la feinte de cet homme incapable de mentir, sinon un profond mystère de vérité ? Et cette bénédiction même, quelle est-elle? « Le parfum de mon fils, dit Isaac, est comme le parfum d'un champ fertile que le Seigneur a béni. Que Dieu répande sur toi les bienfaits de la rosée du ciel et de la fertilité de la terre, l'abondance du blé et du vin! Que les nations t'obéissent et que les princes t'adorent ! Sois le maître de ton frère, et que les enfants de ton père se prosternent devant toi. Maudit, qui te maudira; béni, qui te bénira. » Ainsi, la bénédiction de Jacob est la prédication de Jésus-Christ par toute la terre. Et cela s'accomplit aujourd'hui. Isaac, c'est la loi et les prophètes. Et par la bouche des Juifs, cette loi, ces prophéties, bénissent, comme à leur insu, Jésus-Christ qu'elles ignorent, parce qu'elles-mêmes sont ignorées des Juifs. Le monde est le champ fertile que parfume le nom de Jésus-Christ ; la parole divine est la rosée du ciel qui le féconde; la fertilité de la terre, la vocation des peuples; l'abondance des blés et du vin, la multitude fidèle que le pain et le vin unit dans le sacrement du Corps et du Sang rédempteurs. Les nations lui obéissent, et les princes l'adorent. Il est le maître de son frère, parce que son peuple domine sur les Juifs. Les enfants de son père l'adorent, c'est-à-dire les enfants d'Abraham selon la foi, car il est lui-même fils d'Abraham selon la chair. Maudit, qui le maudira ; béni, qui le bénira. Notre Sauveur est donc béni par la bouche même des Juifs qui, dans leur erreur, publiant toutefois la Loi et les prophètes, annoncent Jésus-Christ en vérité, tandis qu'ils croient en bénir un autre que vainement ils attendent. Et voilà que l'aîné réclame la bénédiction promise. Isaac frémit en apprenant qu'il a béni l'un pour l'autre, et demande lequel a reçu la bénédiction? Et cependant, il ne se plaint pas d'avoir été trompé; que dis-je? une lumière intérieure lui découvrant un profond mystère, il demeure sans colère, et confirme sa bénédiction : « Quel est donc, dit-il, celui qui m'a apporté de la venaison dont j'ai mangé avant ta venue ? Je l'ai béni, et qu'il soit béni. » Qui ne s'attendrait aux malédictions d'un homme irrité, si tout se passait ici selon le cours ordinaire des choses, et non par une inspiration supérieure? O merveilles accomplies, mais prophétiquement; accomplies sur la terre, mais conçues dans le ciel ; par les hommes, mais sous l'oeil de Dieu! Si l'on scrutait chacun de ces faits, il faudrait remplir des volumes, tant ils sont féconds en mystères! mais la nécessité qui prescrit à cet ouvrage des bornes légitimes me pousse vers d'autres considérations. [16,38] Jacob est envoyé en Mésopotamie pour y prendre femme. Et son père, en le congédiant, lui parle ainsi : « Ne cherche pas alliance parmi les filles des Chananéens ; lève-toi, va en Mésopotamie, dans la maison de Bathuel, père de ta mère, et choisis pour épouse l'une des filles de Laban, frère de ta mère. Que mon Dieu te bénisse; qu'il accroisse ta puissance et ta postérité, et tu seras l'auteur de plusieurs nations; qu'il te donne la bénédiction de ton père Abraham, à toi et à ta postérité après toi, afin que tu possèdes la terre où tu résides maintenant comme étranger, terre que Dieu a donnée à Abraham. » Ici déjà nous remarquons la division des deux branches de la postérité d'Isaac, celle de Jacob et celle d'Esaü ; car cette parole : « En Isaac, ta postérité aura son nom, » désigne certainement la race qui doit peupler la Cité de Dieu, et sa séparation de la postérité issue déjà du fils de l'esclave, et de celle qui devait naître des enfants de Céthura. Mais il était encore douteux si cette bénédiction était donnée aux deux fils jumeaux d'Isaac, ou seulement à l'un d'eux; si elle s'adressait à l'un d'eux, auquel des deux? Or c'est ce que l'on voit maintenant, quand Jacob est béni prophétiquement par son père, qui lui dit : « Et tu seras l'auteur de plusieurs nations, et que Dieu te donne la bénédiction d'Abraham ton père. » Jacob, se dirigeant donc vers la Mésopotamie, reçut, dans son sommeil cet oracle du ciel que l'Écriture rapporte ainsi : « Jacob s'éloigna du Puits du serment, et partit pour Charra ; et il arriva en un lieu où il dormit, car le soleil s'était couché ; et il prit des pierres de ce lieu et il les plaça sous sa tête, et il dormit, et il eut un songe, et voilà qu'une échelle, dont le sommet touche au ciel, était appuyée sur la terre ; et des anges montaient et descendaient par cette échelle; et le Seigneur se penchait sur elle, et il dit : « Je suis le Dieu d'Abraham, et le dieu d'Isaac, sois sans crainte : la terre sur laquelle tu dors, je te la donnerai, à toi, à ta postérité; et ta postérité égalera le nombre des grains de sable de la terre; et elle s'étendra au delà de la mer et du midi, de l'aquilon à l'orient, et toutes les nations de la terre seront bénies en toi et en ta postérité. Et voilà que je suis avec toi, te gardant en toute voie où tu marcheras, et je te ramènerai en cette terre, parce que je ne t'abandonnerai pas que je n'aie accompli tout ce que je viens de te dire. Et Jacob se réveille, il se lève, et dit : Le Seigneur est ici, et je ne le savais pas! et il frémit d'épouvante; que ce lieu est terrible! dit-il, ce ne peut être que la maison de Dieu et la porte du ciel. » Et Jacob se leva, et il prit la pierre qu'il avait placée sous sa tête, et il la dressa en témoignage, et il répandit de l'huile sur son sommet, et il appela ce lieu « la maison de Dieu. » Ceci a un caractère prophétique. Ce n'est pas à l'imitation de l'idolâtrie que Jacob verse l'huile sur la pierre, comme s'il en eût fait un Dieu ; il ne l'adore pas, il ne lui offre pas de sacrifice, mais comme le nom de Christ dérive de Chrisma » c'est-à-dire « Onction, » tout ceci sans doute figure quelque grand mystère. Et dans l'Évangile le Sauveur lui-même nous rappelle cette échelle, quand, après avoir dit de Nathanaël : « Voici un véritable Israélite, un homme exempt de ruse, » parce qu'Israël ou Jacob avait eu cette vision, il ajoute : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l'homme. » Jacob se rend donc en Mésopotamie pour y prendre une femme. Or comment lui est-il arrivé d'en épouser quatre, dont il eut douze fils et une fille, lui qui n'eut d'amour illégitime pour aucune d'elles; c'est ce que nous apprend la sainte Écriture. Car il était venu pour en épouser une seule; mais une autre est subtituée à celle qu'il demande, et cette femme dont il a usé par erreur, il ne la renvoie pas de peur qu'elle ne paraisse outragée par lui, et toutefois comme aucune loi ne défendait alors d'avoir plusieurs femmes, afin de multiplier sa postérité, Jacob épousa aussi la première à qui seule il avait engagé sa foi. Or celle-ci, étant stérile, donne à son mari une esclave pour en avoir des enfants; et sa soeur aînée, bien quelle fut déjà mère, imite son exemple, jalouse d'accroître la postérité de Jacob. Ainsi Jacob, l'Écriture l'atteste, n'a demandé qu'une seule femme; il n'a usé de plusieurs que pour perpétuer sa race, et sans déroger aux lois du mariage; il n'a cédé qu'aux prières mêmes de ses femmes, légitimes maîtresses de son corps. De ces quatre femmes il eut donc douze fils et une fille. Et il fut appelé en Égypte par son fils Joseph qui, vendu par la jalousie de ses frères, avait été conduit dans ce pays où il devint puissant. [16,39] Or, je le répète, Jacob s'appelait aussi Israël, nom qui de préférence est demeuré au peuple descendu de lui. C'est le nom que lui avait donné l'Ange contre lequel il lutta sur le chemin, à son retour de Mésopotamie, cet Ange, figure évidente de Jésus-Christ ; car la victoire que l'Ange voulut bien laisser à Jacob, n'est-ce pas la figure mystique de la passion de Jésus-Christ, où les Juifs semblent prévaloir sur lui? Et cependant Jacob demande la bénédiction de celui qu'il a surmonté; et cette bénédiction est l'imposition de ce nom. « Israël signifie voyant Dieu; a vue qui sera la récompense finale des saints. Mais l'Ange touche son vainqueur à l'endroit large de la cuisse et le rend boiteux. Ainsi Jacob est à la fois boiteux et béni dans ses descendants qui ont cru en Jésus-Christ : boiteux dans les incrédules. L'endroit large de la cuisse, c'est la multitude des générations, car ils sont nombreux, ceux dont le prophète a dit : "Ils ont marché, boiteux, loin de leurs voies". [16,40] L'Écriture compte donc soixante-quinze individus entrés en Égypte avec Jacob, comprenant Jacob lui-mème dans le nombre de ses enfants. Et parmi eux, elle désigne deux femmes seulement, l'une fille, l'autre petit-fille du patriarche. Mais ce texte sérieusement examiné, ne veut pas dire que la postérité de Jacob fût si nombreuse le jour ou l'année de son entrée en Égypte. En effet, cette énumération comprend aussi les arrière-petits-fils de Joseph, qui ne pouvaient encore être nés; car Jacob avait alors cent trente ans, et son fils Joseph trente-neuf. Or, comme il est constant que Joseph se maria à trente ans ou un peu plus, comment un espace de neuf ans eût-il pu lui donner, de ce mariage, des arrière-petits-fils? Comment les fils de Joseph, Éphrem et Manassé, enfants au-dessous de neuf ans, à l'arrivée de Jacob, sont-ils compris non seulement avec leurs fils, mais encore avec leurs petits-fils, dans le nombre des soixante-quinze personnes qui entrèrent alors en Égypte avec Jacob? Car l'Écriture nomme ici Machir, fils de Manassé, petit-fils de Joseph, et le fils de ce Machir, Galaad, petit-fils de Manassé et arrière-petit-fils de Joseph : elle nomme aussi le fils d'Éphrem, second fils de Joseph, Utalaam, petit-fils de Joseph, et le fils d'Utalaam, Édem, petit-fils d'Éphrem, et arrière-petit-fils de Joseph ; et toutefois aucun d'eux ne pouvait être né quand Jacob vint en Égypte, et trouva les fils de Joseph, ses propres petits-fils et aïeux des précédents, enfants de moins de neuf ans. Aussi, en racontant l'entrée de Jacob en Égypte, avec soixante-quinze des siens, l'Écriture ne veut marquer par là ni le jour, ni l'année, mais tout le temps que vécut Joseph, auteur de cette émigration. Car voici comment l'Écriture parle de joseph : "Et Joseph demeura en Égypte, lui, ses frères et toute la maison de son père, et il vécut cent dix ans; et Joseph vit les enfants d'Éphrem jusqu'à la troisième génération." En d'autres termes, son arrière-petit-fils, son troisième descendant du coté d'Éphrem; car l'Écriture entend par troisième génération, le fils, le petit-fils et l'arrière-petit-fils. Puis elle ajoute : « Et les fils de Machir, fils de Manassé, naquirent sur les genoux de Joseph. » Il s'agit ici du petit-fils de Manassé, arrière-petit-fils de Joseph. L'Écriture, selon sa coutume, en parle au pluriel, comme elle parle de la fille unique de Jacob, qu'elle appelle « ses filles ; » c'est ainsi que, dans l'habitude de la langue latine, "enfants" au pluriel, se dit souvent pour un seul. Si donc l'Écriture dit Joseph heureux de voir ses arrière-petits-fils, il ne faut pas s'imaginer que leur naissance ait précédé la trente-neuvième année de la vie de leur bisaïeul Joseph, et l'établissement de Jacob son père en Égypte. Mais ce qui abuse les lecteurs moins attentifs, c'est qu'il est écrit : "Or voici les noms des enfants d'Israël qui entrèrent en Égypte avec Jacob leur père; » l'Écriture en s'exprimant ainsi, compte avec Jacob soixante-quinze individus, non qu'ils vivent tous au moment où il entre en Égypte, mais, je le répète, elle entend par l'époque de son entrée, tout le temps que vécut Joseph, auteur de cette émigration de Jacob. [16,41] Si donc, à cause du peuple chrétien, en qui la Cité de Dieu voyage sur cette terre, nous recherchons dans la postérité d'Abraham la filiation charnelle de Jésus-Christ, écartant les fils des concubines, nous trouvons Isaac; dans la postérité d'Isaac, écartant Ésaii ou Edom, nous trouvons Jacob ou Israël ; dans la postérité d'Israël, écartant les autres frères, nous trouvons Juda, parce que Jésus-Christ est né de la tribu de Juda. Aussi, quand, aux approches de la mort, Israël bénit ses enfants, écoutons la bénédiction prophétique qu'il donne à Juda : « Juda, dit-il, tes frères te glorifieront. Ta main s'appesantira sur le dos de tes ennemis; les fils de ton père t'adoreront. Juda est un jeune lion; tu t'es élevé, mon fils, dans ta séve vigoureuse ; tu t'es couché pour dormir comme le lion et le lionceau : qui te réveillera ? Le sceptre ne sortira point de la maison de Juda, et les chefs issus de sa race ne manqueront pas jusqu'au jour de l'accomplissement des promesses. Il sera l'attente des nations, attachant à la vigne son poulain et le petit de son ânesse au cep fertile. Il lavera sa robe dans le vin, et son vêtement dans le sang de la grappe. Ses yeux sont rouges de vin, et ses dents plus blanches que le lait. » J'ai expliqué tout ce texte contre Faustus le manichéen, et c'en est assez, je pense, pour faire éclater la vérité de cette prophétie. L'expression de sommeil annonce la mort de Jésus-Christ ; celle de « lion » atteste en lui la puissance et non la nécessité de mourir. Cette puissance, lui-même la proclame dans l'Évangile, quand il dit : J'ai pouvoir de quitter mon âme et pouvoir de la reprendre : personne ne peut me l'ôter; mais de moi-même je la quitte et je la reprends. » C'est ainsi que le lion rugit, c'est ainsi qu'il accomplit sa parole. A cette même puissance appartient ce que l'Écriture ajoute sur sa résurrection : « Qui le réveillera? c'est-à-dire que nul entre les hommes ne le peut, que lui-même, qui a dit aussi de son corps : « Détruisez ce temple, et, en trois jours, je le relèverai. » Que dis-je? le genre de mort, c'est-à-dire l'exaltation sur la croix, est exprimé en un seul mot : "Tu t'es élevé;" et cette parole que Jacob ajoute : « Tu t'es couché pour dormir, » l'Évangéliste l'explique ainsi : « Ayant penché la tête, il rendit l'esprit. » Ce trait peut encore marquer sa sépulture, ce tombeau où il se couche pour dormir, d'où nul ne peut le tirer, comme Ies prophètes ou lui-même en ont ressuscité plusieurs, mais d'où il se relève lui-même, comme d'un sommeil. Sa robe, qu'il lave dans le vin, c'est-à-dire qu'il purifie de tous péchés dans son sang, sang précieux, dont les baptisés savent le mystère, et "son vêtement purifié dans le sang de la grappe, qu'est-ce à dire, sinon l'Église?" Et « ses yeux rouges de vin? » sinon ses créatures spirituelles enivrées de cette coupe que le Psalmiste glorifie en s'écriant : « Que la coupe de ton ivresse est belle! Et « ses dents sont plus blanches que le lait » dont les petits enfants s'abreuvent auprès de l'Apôtre, c'est-à-dire ses paroles, nourriture de ceux qui ne sont pas encore capables d'aliments solides. C'est donc en lui que reposaient les promesses faites à Juda, et c'est en vue de leur accomplissement que les princes, c'est-à-dire les rois d'Israël, n'ont jamais manqué dans cette race. « Et lui-même est l'attente des nations; » parole plus claire que toute explication. [16,42] Et comme les deux fils d'Isaac, Esaü et Jacob, figurent pour nous deux peuples, les Juifs et les Chrétiens (bien que, selon la filiation charnelle, les Juifs ne soient pas issus d'Ésaü, mais les Iduméens, et que Jacob ne soit pas l'auteur des nations chrétiennes, mais des Juifs, tout le sens de la figure se résume en cette prédiction : « L'aîné sera l'esclave du plus jeune ») ainsi la figure se continue dans les deux fils de Joseph; car l'aîné est le type des Juifs, et le jeune, celui des Chrétiens. Or, Jacob, en les bénissant, pose sa main droite sur le jeune, qui était à sa gauche, et sa main gauche sur l'aîné, qui était à sa droite. Leur père, alarmé, croyant à une erreur, avertit son père et lui montre quel est l'aîné. Mais le patriarche ne voulut pas déplacer ses mains : « Je sais, mon fils, je sais, » dit-il. « Celui-ci sera l'auteur d'un peuple et s'élèvera en puissance. Mais son jeune frère sera plus grand que lui; et de lui va descendre une multitude de nations. Encore ici deux promesses distinctes. L'un est « l'auteur d'un peuple; » l'autre, « d'une multitude de nations. » Qu'est-ce à dire, si ce n'est, évidemment, que ces deux promesses embrassent, et le peuple d'Israël, et toutes les races de la terre dans la filiation d'Abraham, l'un selon la chair, les autres selon la foi ? [16,43] Jacob meurt, Joseph meurt; et pendant les cent quarante années qui s'écoulent jusqu'à la sortie d'Égypte, le peuple d'Israël se multiplie prodigieusement, malgré les ravages d'une persécution si cruelle, qu'à une certaine époque tous les mâles nouveau-nés tombaient sous le fer des Égyptiens, surpris et épouvantés du formidable accroissement de ce peuple. Alors Moïse, instrument prédestiné des grands desseins de Dieu, et dérobé furtivement aux assassins de l'enfance, introduit dans le palais du roi, nourri et adopté par la fille de Pharaon (nom commun à tous les rois d'Égypte), il devient le puissant libérateur de ces nombreuses générations, gémissantes sous le joug de la plus dure servitude; ou plutôt c'est Dieu, par son ministère, qui les délivre, selon la parole donnée à Abraham. D'abord réduit à fuir pour avoir tué un Égyptien qui outrageait un Israélite, et cédant à la peur, bientôt la main de Dieu le ramène, et il revient confondre, par la puissance de l'Esprit divin, la résistance des mages. C'est alors qu'il frappe l'Égypte obstinée à retenir dans ses fers le peuple élu, de ces dix plaies mémorables : l'eau convertie en sang, les grenouilles, les moucherons, les mouches canines, la mortalité sur les troupeaux, les ulcères, la grêle, les sauterelles, les ténèbres, la mort des premiers nés. Enfin, quand, se repentant d'avoir cédé à tant de fléaux et laissé sortir Israël, les Égyptiens courent à sa poursuite, la mer Rouge les engloutit. Les eaux, qui s'ouvrent pour livrer passage aux Hébreux, reviennent sur elles-mêmes pour submerger les oppresseurs. Dès lors, pendant quarante ans, le peuple de Dieu, sous la conduite de Moïse, erre dans le désert : c'est là que se dresse le tabernacle du témoignage, où l'on offre à Dieu des sacrifices, figures des choses à venir. Et déjà la Loi a été donnée sur la montagne, dans un terrible appareil; des signes et des voix inconnues attestaient la présence évidente de la Divinité. Or, ceci arrive aussitôt après la sortie d'Égypte et l'entrée dans le désert, le cinquantième jour depuis que la Pâque a été célébrée par l'immolation de l'agneau; figure si réelle de Jésus-Christ, passant du monde à son Père par le sacrifice de la croix (Pâque en hébreu signifie passage); qu'au moment où notre Pâque à nous, Jésus-Christ immolé, nous révèle le Testament nouveau, cinquante jours après l'Esprit-Saint descend du ciel. Et l'Évangile l'appelle le doigt de Dieu, afin que notre mémoire nous retrace l'antique figure; car les tables de la Loi portaient l'empreinte du doigt de Dieu. Après la mort de Moïse, Jésus Nave prend la conduite du peuple, il l'introduit dans la terre de promesse, dont il fait le partage. Ces deux admirables chefs terminèrent miraculeusement plusieurs guerres où Dieu montra que les victoires qu'il accordait au peuple hébreu étaient moins la récompense de ses mérites que le châtiment dû aux péchés des nations vaincues. A ces deux chefs succédèrent les Juges, le peuple étant déjà en possession de la terre promise; et c'est ainsi que commence à s'accomplir la première promesse faite à Abraham, touchant un seul peuple, le peuple hébreu et la terre de Chanaan, en attendant la seconde promesse, qui embrasse toutes les nations et toute la terre, promesse dont l'Incarnation de Jésus-Christ signale l'accomplissement, non par les pratiques de l'ancienne loi, mais par la foi de l'Évangile. Et ce fait est figuré d'avance, quand, au lieu de Moïse, qui a reçu pour le peuple la loi sur le mont Sinaï, c'est Jésus, ainsi appelé, grâce à un changement de nom que Dieu ordonne, c'est Jésus qui introduit le peuple dans la terre promise. Or, pendant la période des Juges, les guerres se succèdent avec des alternatives de victoires et de revers, selon que les péchés du peuple ou la miséricorde de Dieu en décide. Vient ensuite l'époque des Rois. Saül est le premier. Réprouvé, vaincu dans un combat où il succombe, sa race, d'où il ne doit plus sortir de rois, est rejetée. David lui succède, David, de qui surtout Jésus-Christ est appelé le fils. En lui commence la jeunesse pour ainsi dire du peuple de Dieu, dont l'adolescence s'est écoulée dans l'intervalle qui sépare Abraham et David. Et ce n'est pas sans mystère que l'Évangéliste Matthieu divise par quatorze générations cette première période. En effet, c'est depuis l'adolescence que l'homme devient capable d'engendrer. Aussi l'Évangéliste prend-il la source de ces générations à Abraham, qui, au moment où il change de nom, est établi père de nations nombreuses. Or, avant Abraham, c'est-à-dire depuis Noé jusqu'à lui, c'est comme l'âge « puéril » du peuple de Dieu, époque où la première langue, la langue d'Héber, prit naissance. N'est-ce pas au sortir de l'enfance (terme qui exprime le mutisme des premiers jours) que l'homme commence à parler? L'oubli couvre le premier âge de l'homme, et le déluge engloutit le premier âge du monde. Qui de nous, en effet, se ressouvient de son berceau? Ainsi, quant au développement de la Cité de Dieu, comme le livre précédent contient le premier âge, celui-ci embrasse le second et le troisième. En ce dernier âge, sous la figure de la génisse, de la chèvre et du bélier de trois ans, le joug de la loi est imposé; et dès lors la multitude des crimes apparut, et l'on vit sortir les fondements du royaume de la terre, où néanmoins se trouvent toujours quelques hommes spirituels, dont la tourterelle et la colombe sont la mystique figure.