[10,0] LIVRE DIXIÈME. [10,1] C'est une certitude pour quiconque fait usage de sa raison, que tous les hommes veulent être heureux. Mais qui est heureux. comment devenir heureux, voilà le problème qui exerce la faiblesse humaine, et provoque ces nombreuses et interminables disputes où les philosophes ont épuisé leur temps et leurs efforts ; disputes que je ne veux point rappeler, où je ne veux point m'engager ici. J'évite les longueurs inutiles. Car, si le lecteur se souvient de ce que j'ai dit au huitième livre sur le choix des philosophes avec qui se pût débattre la question du bonheur de la vie future ; savoir, si le culte du seul vrai Dieu, créateur des dieux mêmes, doit nous y conduire, ou s'il faut encore, pour y prétendre, adorer et servir plusieurs dieux, qu'on ne s'attende pas ici à des redites, quand une seconde lecture peut remédier à un oubli ou venir en aide à la mémoire. J'ai donc fait choix des platoniciens, sans contredit les plus éminents entre les philosophes, surtout parce qu'ayant reconnu que l'âme de l'homme. quoique immortelle et raisonnable ou intellectuelle, sans la participation de la lumière de ce Dieu son auteur et l'auteur du monde, ne saurait être heureuse, ils nient qu'à cette béatitude où tous les hommes aspirent nul puisse s'élever, si l'amour chaste et pur ne l'unit à ce Dieu tout bon, qui est le Dieu immuable. Mais comme ces philosophes eux-mêmes cédant à la vanité des erreurs populaires, ou, suivant l'expression de l'apôtre. "se dissipant dans le néant de leurs pensées", se sont persuadés ou du moins ont voulu persuader aux autres qu'il faut des autels à cette pluralité de dieux, et quelques-uns d'entre eux ne vont-ils pas jusqu'à croire que des honneurs divins, des sacrifices sont dus aux démons mêmes ? (erreur que nous avons assez longuement réfutée ;) il nous reste maintenant à examiner, à discuter, selon la mesure de forces que Dieu nous donne, ce qu'il faut croire de ces esprits que les platoniciens appellent dieux ou bons démons, ou anges avec nous ; immortels et bienheureux esprits, résidant aux célestes demeures, dominations, principautés, puissances : quels hommages, quelle piété nous demandent-ils? en termes plus clairs, veulent-ils entrer en partage avec Dieu, veulent-ils que nous réservions à Dieu seul ces offrandes solennelles, ce religieux sacrifice de nous-mêmes ? Car tel est le culte que l'on doit à la Divinité, ou plus expressément, à la Déité. Et pour désigner ce culte en un seul mot, faute d'expression latine, j'emprunte au besoin un terme grec qui fera mieux sentir ma pensée. Partout où les saintes Écritures emploient le mot g-latreia nous traduisons par service. Mais ce service dû aux hommes et dont parle l'Apôtre quand il recommande aux serviteurs la soumission envers leurs maîtres, se rend en grec par un autre terme. Celui de g-latreia, dans la langue des écrivains sacrés, signifie toujours ou du moins presque toujours, cette servitude qui regarde le culte de Dieu. Or ce mot de "cultus" n'exprime pas exclusivement l'hommage dû à Dieu seul ; il désigne aussi ce tribut que nous payons à l'homme par l'hommage de notre présence ou de nos souvenirs. Et il ne se dit pas seulement des choses qui obtiennent de nous l'humble aveu de notre dépendance, il s'étend à celles qui dépendent de nous. De ce mot dérivent "agricolae, coloni, incolae", noms qui signifient laboureurs, colons, habitants ; et les dieux eux-mêmes on les appelle "coelicolae", non qu'ils révèrent le ciel, mais parce qu'ils l'habitent; "célestes colons" : expression différente de celle de colons vulgaires, de qui la condition est attachée au sol natal dont ils doivent la culture à leurs maîtres, mais synonyme de cette expression de l'un des oracles de la langue latine : "Ville antique; des colons Tyriens l'habitaient." Il les appelle colons "ab incolendo" et non "ab agricultura" ; et c'est en ce sens que ces ruches nouvelles, bâties par les essaims envolés des grandes villes, se nomment colonies. Ainsi, quoiqu'il soit très vrai que ce mot, dans un sens propre et intime, signifie le culte dû à Dieu seul, comme il reçoit encore d'autres acceptions, il suit que la langue latine ne peut rendre d'un seul mot le culte que nous devons exclusivement à Dieu. Car bien que l'expression même de "Religion" semble plus particulièrement désigner le culte de Dieu, et c'est pourquoi les Latins l'emploient comme le synonyme du mot grec g-threhskeia; cependant, le langage habituel mettant dans la bouche de l'ignorant et du savant qu'il faut garder la religion des alliances, des affinités humaines, de toutes les relations sociales, ce mot ne sauve pas l'équivoque; et sa signification n'est pas si rigoureusement restreinte au culte de la Divinité que le respect des liens du sang formés parmi les hommes n'ose l'usurper à son profit. C'est encore proprement du culte de Dieu que s'entend la Piété, en grec g-eusebeia. Et cependant elle se prend encore pour l'accomplissement des devoirs envers les parents ; et le peuple même, en étend la signification aux oeuvres de miséricorde : usage venu sans doute de ce que Dieu les recommande particulièrement, et témoigne qu'elles lui plaisent autant et plus que tous les sacrifices. Cette locution a fait attribuer à Dieu même l'expression de pieux. Les Grecs toutefois ne se servent pas en ce sens du mot g-eusebein, quoique celui de g-eusebeia reçoive une acception populaire de miséricorde. Aussi remarquons-nous dans certains passages de l'Écriture, au lieu de g-eusebeia (culte légitime ), g-theosebeia (culte de Dieu), employé de préférence pour rendre la distinction plus précise. Or il nous serait impossible d'énoncer en un seul mot l'une ou l'autre de ces propositions. Donc, ce que la langue grecque désigne par g-latreia, et que la langue latine traduit par "servitude", mais servitude uniquement vouée au culte de Dieu; ce qui se dit en grec g-threskeia, en latin "religion", mais religion qui nous attache à Dieu ; enfin cette g-theosebeia que nous ne pouvons rendre qu'en trois mots, "culte de Dieu"; tout ce que ces différentes expressions comprennent n'est décidément dû qu'à Dieu, au vrai Dieu qui divinise ses serviteurs. Quels que soient donc ces immortels bienheureux, habitants des demeures célestes, s'ils sont sans amour pour nous, sans désir de notre béatitude, ils ne méritent pas nos hommages. S'ils nous aiment, s'ils veulent notre bonheur, ils veulent sans doute que nous puisions à la même source. Le principe de leur félicité n'est-il pas celui de la nôtre ? [10,2] II. Mais sur cette question il n'est point de différend entre nous et ces philosophes célèbres. Car ils ont vu, ils ont constamment établi dans leurs ouvrages que la félicité de ces esprits immortels et la nôtre ont un même principe : qu'en eux se répand une lumière intélligible qui est leur Dieu, qui est autre chose qu'eux, dont le rayon les éclaire, et dont la jouissance intime est l'aliment de leur perfection et de leur béatitude. Plotin, en commentant Platon, affirme sans cesse que cette âme même, qu'ils prennent pour l'âme universelle, n'emprunte pas à un autre principe que nous sa félicité ; que ce principe est une lumière qui n'est pas celle à qui elle doit son être, et qui l'éclaire d'un rayon intelligible, la fait briller aussi d'une clarté intelligible. Il applique à ces réalités incorporelles une image qu'il emprunte aux corps resplendissants de la voûte céleste. Le principe supérieur serait à l'âme comme le soleil à la lune. C'est du soleil, dit-on, que la lune emprunte sa lumière. Aussi ce grand platonicien prétend que l'âme raisonnable ou plutôt l'âme intellectuelle (car sous ce nom il comprend aussi les âmes des immortels bienheureux dont il établit la résidence au ciel) ne reconnaît de nature supérieure à soi que celle de Dieu, auteur du monde, et son auteur ; et que ces esprits célestes ne reçoivent la vie heureuse et la lumière d'intelligence et de vérité que d'où elles nous viennent à nous-mêmes : doctrine conforme à ces paroles de l'Evangile : "Il fut un homme envoyé de Dieu, dont le nom était Jean. Il est venu comme témoin, pour rendre témoignage de la Lumière, afin que tous crussent par lui. Il n'était pas lui-même la Lumière, mais il venait rendre témoignage de la Lumière. Cette Lumière était la véritable, qui éclaire tout homme venant en ce monde". Ce trait montre assez clairement que l'âme raisonnable ou intellectuelle, telle qu'elle était en saint Jean, ne peut être sa Lumière à soi-même, et n'éclaire que par la participation de la vraie Lumière. Et Jean lui-même rend témoignage à cette Lumière, quand il dit : « Nous avons tous reçu de sa plénitude. » [10,3] III. Si donc les platoniciens, ou les philosophes quels qu'ils soient, professant les mêmes sentiments, glorifiaient ce Dieu qu'ils connaissent et lui rendaient grâces, loin de se dissiper dans le néant de leurs pensées, coupables auteurs ou complices timides des erreurs populaires, il confesseraient assurément que pour ces Esprits immortels et bienheureux, et pour nous, malheureux et mortels, en vue de la béatitude et de l'immortalité, le seul Dieu des dieux est à adorer, qui est leur Dieu comme le nôtre. C'est à lui que nous devons cet hommage de servitude ou de latrie, soit par le culte extérieur, soit en nous-mêmes. Car tous ensemble, et chacun en particulier, sommes son temple; l'union des fidèles ou le coeur d'un seul fidèle est également sa demeure, et il ne saurait être plus grand en tous qu'en chacun ; puisque sa nature ignore les modifications de l'étendue ou de la division. Quand nous levons nos âmes en haut, le coeur est son autel ; son Fils unique, le prêtre par qui nous le fléchissons : nous lui immolons des victimes sanglantes quand nous combattons jusqu'au sang pour sa vérité; nous brûlons devant lui le plus doux encens, lorsqu'en sa présence une pieuse et sainte flamme nous consume; nous lui faisons en nous, de ces dons et de nous-mêmes, une offrande reconnaissante; certaines fêtes solennelles, à certains jours marqués, consacrant la mémoire de ses bienfaits, de peur que le cours du temps n'amène peu à peu une ingrate oubliance ; nous lui sacrifions sur l'autel du coeur, au foyer d'une ardente charité, une victime de louange et d'humilité. Afin de le voir, comme il peut être vu, et de nous attacher à lui, nous nous purifions de toute souillure de péché et d'impure convoitise; c'est la vertu de son nom qui nous consacre. Lui-même est la source de notre félicité et la fin de tous nos désirs. Nous attachant donc ou plutôt nous rattachant (car nous l'avions perdu par un détachement coupable), et nous reliant à lui, d'où vient encore, dit-on, le mot de Religion, l'amour nous attire vers lui pour donner le repos en lui; fin suprême où la perfection seule nous fait trouver la béatitude. Car ce Bien final, tant débattu par les philosophes, c'est d'être uni à ce Dieu dont l'embrassement incorporel, pour ainsi dire, donne à l'âme raisonnable une chaste fécondité de vertus. C'est ce bien qu'il nous est prescrit d'aimer de tout notre coeur, de toute notre âme, de toutes nos forces; c'est vers ce bien que nous devons être conduits par ceux qui nous aiment, et conduire ceux que nous aimons : et ainsi s'accomplissent ces deux préceptes où se réduisent la loi et les prophètes : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même". Car il faut que l'homme apprenne à s'aimer lui-même, et une fin lui est proposée où il doit rapporter toutes ses actions pour être heureux : s'aimer en effet, c'est vouloir son propre bonheur; et cette fin, c'est de s'unir à Dieu. Quand donc on recommande à celui qui sait déjà s'aimer comme il doit, d'aimer le prochain à l'égal de soi-même, que lui recommande-t-on, sinon d'exhorter son frère autant que possible à l'amour de Dieu? Voilà le culte de Dieu, et la vraie Religion, et la solide piété, et le service dû à Dieu seul. Quelles que soient donc ces puissances immortelles, quelle que soit l'excellence de leur vertu, si elles nous aiment comme elles s'aiment, elles veulent que, dans l'intérêt de notre félicité, nous demeurions soumis à celui qui récompense leur soumission par la béatitude. Si donc elles ne rendent pas hommage à Dieu, elles sont malheureuses, car Dieu leur manque. Si elles rendent hommage à Dieu, elles ne veulent pas se laisser adorer à la place de Dieu. Que dis-je? elles applaudissent, et, de toutes les forces de leur amour, adhèrent à ce divin oracle : « Qui sacrifiera à d'autres dieux que le Seigneur, sera exterminé. » [10,4] IV. Car, sans parler ici des autres devoirs religieux qui composent le culte divin, quel homme oserait prétendre que le sacrifice soit dû à un autre que Dieu? Enfin, soit bassesse profonde, soit flatterie pernicieuse, l'homme a empiété beaucoup sur le culte de Dieu pour honorer l'homme; et ils ne cessent pourtant de passer pour des hommes, ceux à qui l'on défère honneur, respect religieux, quelquefois même adoration. Mais quel homme sacrifie jamais qu'à celui qu'il sait, qu'il croit ou qu'il fait Dieu ? Or l'antiquité du sacrifice est évidente par l'exemple des deux frères Caïn et Abel. Dieu rejette celui de l'aîné, et regarde avec faveur celui de l'autre. [10,5] V. Cependant qui serait assez insensé pour croire que Dieu ait quelque besoin de nos offrandes? Le témoignage de l'Écriture repousse cette erreur; qu'il me suffise de rappeler ce verset du psaume : « J'ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, car vous n'avez pas besoin de mes biens. » Ainsi Dieu n'a besoin ni de victimes, ni d'aucun objet corruptible et terrestre ; il n'a pas même besoin de la justice de l'homme, et tout le culte légitime qu'on lui rend profite à l'homme, et non à Dieu. Que revient-il à la source, que l'on se désaltère; à la lumière, qu'on la voie? Et dans ces sanglants sacrifices offerts à Dieu par les antiques patriarches, sacrifices aujourd'hui interdits au peuple fidèle, il ne faut voir que des figures de ce qui s'accomplit en nous-mêmes pour opérer notre union et l'union de notre prochain en Dieu. Le sacrifice visible est donc le sacrement ou signe sacré du sacrifice invisible. C'est pourquoi l'âme pénitente, chez le prophète, ou le prophète lui-même, conjurant la clémence divine, s'écrie : "Si vous aimiez les sacrifices, je vous en offrirais ; mais les holocaustes ne vous sont pas agréables. Le sacrifice digne de Dieu est un esprit brisé de douleur. Dieu ne méprisera pas un coeur contrit et humilié." Remarquons ici qu'au moment où il dit que Dieu repousse le sacrifice, le prophète montre que Dieu réclame un sacrifice. Il repousse le sacrifice d'un animal égorgé; il réclame le sacrifice d'un coeur contrit. Ce qu'il ne veut pas est donc précisément le signe de ce qu'il veut. Dieu ne veut point de sacrifices, selon ce désir que les insensés lui prêtent, celui d'une vaine jouissance. Car, s'il ne voulait pas que le sacrifice qu'il demande, le sacrifice d'un coeur humilié et brisé de toutes les douleurs du repentir, fût signifié par les sacrifices dont on lui supposait le désir, assurément il n'en eût pas prescrit l'offrande dans l'ancienne loi. Aussi devaient-ils être révoqués au temps précis et déterminé, de peur que la foi ne prît le signe pour le sens. Nous lisons donc dans un autre psaume : « Si j'ai faim, jè ne t'en dirai rien : car le monde est à moi, avec tout ce qui le remplit. Mangerai-je donc la chair des taureaux? ou m'abreuverai-je du sang de boucs?" C'est-à-dire quand j'aurais besoin de tout cela, je ne te demanderais pas ce que j'ai sous la main. Puis il explique le sens de ces paroles, et ajoute : « Immole à Dieu un sacrifice de louanges, rends tes voeux au Très-Haut. Et invoque-moi au jour de l'affliction; je te délivrerai, et tu me glorifieras. » « Que ferai-je, dit un autre prophète, pour m'emparer de Dieu, pour gagner le Très-Haut? Est-ce par des holocaustes, ou par le sang des jeunes taureaux? Recevra-t-il le sacrifice de mille béliers ou de dix mille boucs engraissés? Lui offrirai-je mon premier-né, le fruit de mes entrailles pour le péché de mon âme? O homme, le Seigneur te déclare ce qui est bon, et que demande-t-il de toi? Rien, sinon d'exercer la justice, d'aimer la misericorde, et d'être prêt à marcher avec le Seigneur ton Dieu. » Ces paroles du Prophète distinguent bien le signe et le sens, et montrent clairement que Dieu ne recherche pas pour eux-mêmes ces sacrifices figuratifs de ceux qu'il demande. Dans l'Épître adressée aux Hébreux nous lisons : « N'oubliez pas de faire le bien, de pratiquer la charité ; c'est par de tels sacrifices que Dieu se rend favorable. Ainsi, quand il est écrit "Je préfère la miséricorde au sacrifice", il est clair qu'un sacrifice est préféré à l'autre; car ce que tous appellent sacrifice n'est que le signe du vrai sacrifice. Or la miséricorde est le sacrifice de vérité qui, suivant la parole de l'apôtre, rend Dieu favorable, » Toutes les ordonnances divinement inspirées touchant les sacrifices dans le ministère du tabernacle ou du Temple ont donc un sens relatif à l'amour de Dieu et du prochain; car "à ce double précepte se réduisent la loi et les prophètes." [10,6] VI. Aussi le vrai sacrifice, c'est toute oeuvre que nous accomplissons pour nous unir à Dieu d'une sainte union ; toute oeuvre qui se rapporte à ce bien suprême, principe unique de notre véritable félicité. C'est pourquoi la miséricorde même qui soulage le prochain, si elle n'a pas Dieu pour but, n'est point un sacrifice. Car le sacrifice, bien qu'offert par l'homme, est une chose divine ; et les anciens Latins l'appelaient ainsi. Et l'homme consacré par le nom de Dieu, dévoué à Dieu, est un sacrifice, en tant que pour vivre à Dieu il meurt au monde : miséricorde que l'on exerce envers soi-même. N'est-il pas écrit : « Aie pitié de ton âme, sois agréable à Dieu. Notre corps lui-même, quand, pour l'amour de Dieu, nous le mortifions par la tempérance, quand nous ne prêtons pas nos membres au péché comme des armes d'iniquité, mais à Dieu comme des armes de justice, notre corps est un sacrifice. A quoi l'Apôtre nous exhorte ainsi « Je vous conjure donc, mes frères, par la miséricorde de Dieu, de faire de vos corps une hostie vivante, sainte, agréable au Seigneur; que votre culte soit raisonnable." Si donc, esclave ou instrument de l'âme, ce corps, autant qu'un bon et légitime usage le rapporte à Dieu, est un sacrifice, combien plutôt l'âme elle-même, lorsqu'elle s'offre à lui, embrasée du feu de son amour, et que, dépouillant la concupiscence du siècle, pour se réformer sur l'immuable modèle, elle fait hommage à la beauté infinie de ses propres dons. « Ne vous conformez point au siècle, ajoute l'apôtre, mais conformez-vous par le renouvellement de l'Esprit, recherchant quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait." Ainsi, comme les oeuvres de miséricorde, soit envers nous-mêmes, soit envers le prochain, sont des vrais sacrifices en tant qu'elles se rapportent à Dieu; et comme ces oeuvres n'ont d'autre but que de nous délivrer de la misère, et de nous rendre heureux de ce bonheur qui nous assure la possession du bien dont il est écrit : « Mon bien est de demeurer uni au Seigneur; » il suit que toute la cité du Rédempteur, la société des saints, est comme un sacrifice universel offert à Dieu par le pontife souverain qui dans sa passion s'est offert aussi lui-même pour nous, pour nous rendre les membres du chef auguste descendu sous la forme d'esclave : forme qu'il offre à Dieu, dans laquelle il est offert; car, selon cette forme, il est médiateur, prêtre et sacrifice. Aussi l'Apôtre nous exhorte à faire de nos corps une hostie vivante, sainte, agréable au Seigneur, à lui rendre un culte raisonnable ; à ne point nous conformer au siècle, mais à nous transformer par le renouvellement de l'esprit, recherchant quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait; sacrifice en un mot que nous sommes nous-mêmes, et il ajoute : « Par la grâce de Dieu qui m'a été donnée, je vous recommande à tous de ne pas aspirer à savoir plus qu'il ne faut savoir; mais d'observer à cet égard une juste sobriété, selon la mesure de foi que Dieu daigne attribuer à chacun. Comme le corps se compose de plusieurs membres, et que tous les membres n'ont pas les mêmes fonctions; ainsi, étant plusieurs un seul corps en Jésus-Christ, tous membres les uns des autres, nous avons des dons différents, selon la grâce qui nous est donnée. » Voilà le sacrifice des chrétiens, "tous en- semble un même corps en Jésus-Christ." Et c'est ce mystère que l'Église célèbre si souvent au sacrement de l'autel, connu des fidèles, où elle apprend que, dans son offrande, elle est offerte elle-même. [10,7] VII. Légitimes habitants des demeures célestes, ces esprits immortels, bienheureux de la possession de leur créateur, éternels de son éternité, forts de sa vérité et saints par sa grâce, touchés pour nous malheureux et mortels d'un amour compatissant, et jaloux de partager avec nous leur immortalité et leur béatitude, non, ils ne veulent pas qu'on leur sacrifie, mais à celui dont ils savent être comme nous le sacrifice. Car nous sommes avec eux une seule cité de Dieu à qui le Psalmiste dit : « On rend de toi un glorieux témoignage, Cité de Dieu ; » cité dont une partie en nous est exilée et souffrante, et l'autre partie en eux, triomphante et secourable. C'est de cette sublime cité, où la volonté de Dieu est la loi intelligible et immuable ; c'est de cette cour souveraine, où l'on prend intérêt à notre misère, que par le ministère des anges est descendue vers nous cette sainte Écriture où nous lisons : « Celui qui sacrifiera à d'autres qu'au Seigneur sera exterminé. » A cette Écriture, à cette loi, à ces préceptes, tant de miracles ont rendu témoignage, qu'il n'est pas douteux à qui ces esprits bienheureux veulent que nos sacrifices soient offerts, eux qui nous souhaitent la félicité dont ils jouissent. [10,8] VIII. Peut-être faudrait-il remonter trop loin dans les siècles passés, si je voulais rappeler combien de miracles attestent la vérité des promesses que, tant de milliers d'années avant leur accomplissement, Dieu fait à Abraham, quand il lui annonce qu'en sa race toutes les nations seront bénies. Qui n'admirerait qu'à un âge où la fécondité est refusée à la nature, une femme stérile donne un fils au père des croyants; que, dans le sacrifice du patriarche, une flamme descendue du ciel coure entre les victimes immolées ; que des anges, qu'il reçoit comme des hôtes mortels, lui révèlent la promesse de Dieu et le céleste embrasement de Sodome ; qu'au moment où le feu du ciel va dévorer la ville coupable, la miraculeuse assistance des anges préserve Lot, son neveu, dont la femme regardant en arrière sur le chemin, et transformée soudain en statue de sel, nous enseigne par ce mystérieux exemple que dans la voie du salut il ne faut rien regretter de ce qu'on abandonne? Mais combien de prodiges, plus merveilleux encore, opérés par Moïse pour affranchir le peuple élu de la servitude d'Égypte ! Les miracles que Dieu permet aux mages du Pharaon ou roi, tyran d'Israël, ne servent qu'à rendre leur défaite plus éclatante. Ils n'opéraient que par les enchantements et les prestiges de la magie, oeuvres favorites des mauvais anges ou démons; Moïse, armé d'une puissance d'autant plus redoutable qu'elle est plus légitime, au nom de Dieu, Créateur du ciel et de la terre, et par le ministère des anges, confond sans peine leurs impostures. La puissance des mages les trahit à la troisième plaie; dix plaies, figures de profonds mystères, frappées par la main de Moïse, fléchissent la dureté de coeur de Pharaon et des Égyptiens, et leur arrachent la délivrance du peuple de Dieu. Ils s'en repentent aussitôt, ils s'attachent à sa poursuite; mais la mer, ouverte pour livrer à la fuite des Hébreux un passage à pied sec, réunit ses flots et engloutit les oppresseurs. Parlerai-je des autres miracles, où l'action manifeste de la Divinité épouvante le peuple dans le désert? Des eaux, dont on ne pouvait boire, perdent leur amertune au contact du bois qu'on y jette, et désaltèrent la multitude ; pour la nourrir, la manne tombe du ciel, tout ce que l'on conserve au delà de la mesure fixée devient la proie des vers, le jour de sabbat excepté, où la double mesure est demeurée incorruptible, parce que ce jour il est défendu de rien recueillir; Israël est affamé de chair, et quand il semble impossible de rassasier d'une telle nourriture ces générations si nombreuses, le camp se remplit d'oiseaux; l'ardeur de la convoitise est étouffée bientôt par le dégoût de la satiété. Les ennemis accourent et disputent le passage les armes à la main : Moïse prie, les bras étendus en croix, et ils sont vaincus. Nul Hébreu n'a succombé. Quelques séditieux s'élèvent, ils veulent se séparer de cette société instituée par Dieu même, mais la terre s'entr'ouvre et les dévore vivants, exemple visible d'un supplice invisible. La verge qui frappe le rocher en fait jaillir des sources abondantes; des morsures de serpents, juste et mortel châtiment de tant de crimes, sont guéries à la seule vue d'un serpent d'airain élevé sur un tronc d'arbre ; afin que le peuple abattu se relève et que la mort détruite par la mort devienne comme la figure de la mort crucifiée. Et quand plus tard, de ce serpent, conservé sans doute en mémoire d'un tel miracle, le peuple en délire veut se faire une idole, Ézéchias la brise : glorieux trait de la piété de ce roi, qui mettait sa puissance au service de Dieu. [10,9] IX. Ces miracles, et tant d'autres qu'il serait trop long de rappeler, n'ont eu pour objet que d'établir le culte du vrai Dieu et d'interdire celui des fausses divinités. Mais ils s'opéraient par la simplicité de la foi, par la confiance de la piété, et non par ces prestiges, ces enchantements d'un art sacrilége, d'une criminelle curiosité, appelée tantôt magie, tantôt d'un nom plus détestable, goétie, ou d'un nom moins odieux, théurgie. Car on voudrait faire une différence entre ces pratiques, et l'on prétend que, parmi les partisans des sciences illicites, les uns, ceux, par exemple, que le vulgaire nomme magiciens, adonnés à la goétie, appellent la vengeance des lois, tandis que les autres, exerçant la théurgie, ne méritent que des éloges. Les uns et les autres, cependant, sont également enchaînés aux perfides autels des démons qui usurpent le nom d'anges. En effet, tout en promettant une certaine purification de l'âme par la théurgie, Porphyre lui-même hésite et semble rougir de sa promesse : mais que cet art présente une voie de retour vers Dieu, il le nie formellement ; et nous le voyons ainsi flotter au caprice de ses pensées entre les principes de la philosophie et les écueils d'une curiosité sacrilége. Tantôt il nous détourne de cet art comme perfide, dangereux dans la pratique, défendu par les lois; tantôt il semble céder à l'opinion contraire, et dès lors la théurgie devient utile à purifier l'âme, sinon dans cette partie intellectuelle où elle perçoit les vérités intelligibles, pures de toutes formes corporelles, du moins dans cette partie spirituelle où elle rassemble les images des corps. Il prétend que cette dernière est, par certaines consécrations théurgiques appelées télètes, disposée à recevoir l'inspiration des esprits et des anges qui découvre les dieux à sa vue. Et ces télètes, de l'aveu de Porphyre, ne contribuent toutefois en rien à la purification de l'âme intellectuelle; elles ne sauraient la préparer ni à la vision de son Dieu ni à la contemplation d'aucune vérité. D'où l'on peut conclure quels dieux se découvrent, quelle vision s'obtient par ces consécrations théurgiques, où ce que l'on voit n'est pas véritablement. Porphyre dit enfin que l'âme raisonnable, ou, suivant son expression, l'âme intellectuelle, peut prendre l'essor vers les régions célestes, sans que la partie spirituelle ait subi aucune purification théurgique; et il ajoute que cette purification même ne saurait conférer à l'âme spirituelle l'immortalité. Aussi, quoiqu'il distingue les anges et les démons, assignant aux démons l'air pour résidence, et aux anges, l'éther ou l'empyrée, quoiqu'il nous conseille de rechercher l'amitié de quelque démon pour nous soulever après la mort un peu au-dessus de la terre : car, suivant lui, c'est par une°autre voie que l'on parvient à la céleste compagnie des anges ; cependant il nous dissuade de la société des démons, déclarant sa pensée par un aveu assez formel, quand il dit qu'après la mort l'âme tourmentée a en horreur le culte des esprits ardents à la séduire. Et la théurgie elle-même, cet art conciliateur des anges et des dieux, cette théurgie qu'il recommande, il ne peut nier qu'elle ne traite avec les puissances qui envient à l'âme sa purification, ou favorisent la malice des envieux; et il rappelle les plaintes d'un Chaldéen : Un homme vertueux de Chaldée, dit-il, se plaint que le succès de ses efforts pour arriver à la purification d'une âme ait été trompé par la jalousie d'un autre initié qui a lié les puissances solennellement conjurées et enchaîné leur bonne volonté. Ainsi, dit-il encore, l'un serre des liens que l'autre ne peut rompre. D'où il suit, ajoute-t-il, que la théurgie est un égal instrument de bien et de mal, soit pour les hommes, soit pour les dieux; que les dieux sont passibles de ces troubles de l'âme qu'Apulée n'attribue qu'aux hommes et aux démons. Et cependant Porphyre distingue les dieux des démons par l'élévation de leur séjour, reproduisant le sentiment de Platon. [10,10] X. Ainsi, voilà un autre platonicien, Porphyre, plus savant, dit-on, qu'Apulée, qui accorde à je ne sais quelle science théurgique la puissance d'émouvoir et de troubler les dieux. Des prières, des menaces les ont donc détournés de la purification d'une âme. Tremblant sous le commandement du mal, cette supplication théurgique qui leur demande le bien ne peut les délivrer de l'épouvante et leur rendre la faculté d'un bienfait. Qui ne découvre ici toutes les impostures des démons, s'il n'est un de leurs malheureux esclaves, étranger à la grâce du véritable libérateur? Car, s'il s'agissait des dieux bons, auprès d'eux la vertu, qui sollicite la purification d'une âme, n'aurait-elle pas plus de crédit que le vice, qui s'y oppose? Que si l'homme en faveur de qui l'on invoque l'intérêt des dieux leur semble indigne de cette grâce, est-ce donc aux conjurations menaçantes d'un envieux, ou, comme Porphyre lui-même l'assure, à la crainte d'une divinité plus puissante, qu'ils doivent céder? N'est-ce pas un libre jugement qui doit dicter leur refus? Mais quoi! ce sage chaldéen qui veut obtenir par des consécrations théurgiques la purification d'une âme ne trouve pas un dieu supérieur pour rassurer ces dieux épouvantés, ou les contraindre, par une terreur nouvelle, à faire le bien qu'on leur demande? A défaut d'opération théurgique qui délivre d'abord d'une funeste épouvante ces dieux libérateurs de l'âme, le sage théurge ne peut-il trouver un dieu puissant? La théurgie en sait invoquer un qui les épouvante, et elle n'en connaît pas un qui les rassure? Oui, un dieu se rencontre qui exauce l'envieux et enchaîne par la crainte la bienfaisance des autres divinités; mais il ne s'en trouve pas qui exauce le juste, et rende aux divinités raffermies la puissance de faire le bien? O admirable théurgie! précieux secret de la purification des âmes, qui accorde à l'impure jalousie plus d'empire pour empêcher le bien que de crédit à la volonté pure pour l'obtenir ! Détestables perfidies des esprits de malice ! Fuyons-les, et prêtons l'oreille à la doctrine du salut. Car ces images d'anges ou de dieux, quelques-unes, dit-on, merveilleusement belles que les sacrilèges auteurs de ces purifications impies découvrent (s'il est vrai toutefois) à l'âme soit-disant épurée, n'est-ce pas Satan qui, suivant la parole de l'apôtre, « se transforme en ange de lumière ? » C'est lui qui, jaloux d'envelopper les âmes dans les mystères trompeurs des fausses divinités, et de les détourner du vrai Dieu, seul capable de purifier et de guérir ; c'est lui qui multiplie les illusions, et, comme Protée, revêt toutes les formes, » persécuteur acharné, perfide auxiliaire, toujours habile à nuire. [10,11] XI. Porphyre montre plus de raison dans cette lettre à l'Égyptien Anébon, où il semble le consulter, où il dévoile, en effet, et ruine cet art sacrilège. Ici il s'élève contre tous les démons, qu'il dit follement attirés par l'épaisse vapeur des sacrifices, et c'est pourquoi ils habitent, non l'éther, mais l'atmosphère sublunaire et le globe même de la lune. Cependant toutes ces impostures, toutes ces malignités, toutes ces absurdités qui le révoltent à juste titre, il n'ose pas les imputer à tous les démons; car, à l'exemple des autres philosophes, il en reconnaît de bons, quoique, de son aveu, leur caractère général soit la démence. Il s'étonne que, dans l'offrande des victimes, il y ait pour les dieux non seulement un attrait, mais encore une force irrésistible qui les contraint de faire la volonté des hommes. Que si le corps et l'incorporalité distinguent les démons et les dieux, il demande comment on peut regarder comme dieux le soleil, et les autres astres brillant au ciel, qui sont indubitablement des corps ; et, s'ils sont dieux, comment admettre la bienveillance des uns, la malveillance des autres ; enfin, êtres corporels, quelle société les unit aux incorporels. Il demande encore, avec une expression de doute si les devins et les théurges sont doués d'une âme plus puissante, ou si ce pouvoir leur vient de quelque esprit étranger ; et il se range à cette dernière opinion, parce que l'on fait usage de pierres et d'herbes pour ouvrir les portes, opérer des alligations et semblables prestiges. D'où, suivant Porphyre, plusieurs concluent l'existence d'esprits d'un certain ordre, qui prêtent l'oreille aux voeux des hommes ; natures perfides, subtiles, promptes à toutes métamorphoses, tour à tour dieux, démons, âmes de trépassés. Auteurs de tout ce qui se produit de bien ou de mal, cependant ils ne concourent jamais au bien réel ; ce bien même, ils l'ignorent : malins conseillers, ils inquiètent, ils retardent les plus zélés partisans de la vertu; vains et téméraires, ils savourent les parfums des sacrifices et de la flatterie. Tous les vices de ces esprits qui s'insinuent dans l'âme et assiégent de mille illusions le sommeil ou la veille de l'homme, Porphyre les signale, non pas avec l'accent de la conviction, mais sous forme de doutes et de soupçons suggérés par une opinion étrangère. Car il était difficile à un si grand philosophe de dévoiler, d'accuser hardiment cette société de démons que la dernière de nos vieilles découvre sans peine et déteste sans crainte. Peut-être ici a-t-il évité d'offenser cet Anébon, auquel il écrit, pontife de semblables mystères; et les autres admirateurs de ces oeuvres prétendues divines et appartenant au culte des dieux. Il poursuit toutefois, et il expose avec les mêmes précautions certains faits qu'un sérieux examen ne peut attribuer qu'à des puissances malignes et trompeuses. Pourquoi, après les avoir invoqués comme bons, leur est-il commandé comme aux plus détestables d'accomplir les volontés injustes de l'homme? pourquoi les prières d'une victime de Vénus ne sont-elles pas exaucées, quand eux-mêmes favorisent avec empressement d'incestueuses amours? pourquoi imposent-ils à leurs pontifes l'abstinence de chair, voulant sans doute les préserver de toute souillure, quand eux-mêmes s'enivrent de l'odeur des sacrifices ? pourquoi le contact d'un cadavre est-il interdit à l'initié quand les mystères ne se célèbrent qu'avec des cadavres? Comment enfin un homme livré au vice peut-il menacer un démon, l'âme d'un mort? Que dis-je? menacer le soleil, la lune, et, par de vaines terreurs, leur arracher la vérité ? Car il les menace de briser les cieux, et d'actes semblables impossibles à l'homme; et les dieux, comme des enfants imbéciles, épouvantés de ces ridicules bravades, obéiraient à de tels commandements! Un certain Chérémon, profondément versé dans cette science mystérieuse ou plutôt sacrilége, a écrit, au témoignage de Porphyre, que les mystères d'Isis et d'Osiris, son mari, fondés sur des traditions célèbres, ont une influence invincible sur la volonté des dieux, quand l'enchanteur les menace d'anéantir leur culte, en divulguant leurs secrets, et s'écrie d'une voix terrible que, s'ils désobéissent, il va déchirer les membres d'Osiris. Qu'un homme s'emporte à ces vaines et extravagantes menaces contre les dieux, et quels dieux! les habitants du ciel rayonnants de lumière ! et que ces imprécations, loin de rester impuissantes, subjuguent les volontés divines par la terreur; Porphyre s'en étonne justement, ou plutôt sous cette feinte surprise, sous une apparente recherche des causes de tels phénomènes, il indique l'action secrète de ces esprits dont il a donné la description sous le voile d'une opinion étrangère; esprits trompeurs, non par nature, comme il le pense, mais par malice ; qui se font dieux, âmes de trépassés, mais ne se font pas démons, comme il le dit, car ils le sont en effet. Et ces combinaisons formées d'herbes, de pierres, d'animaux, de certaines émissions de voix, de certaines figures ou imaginaires ou empruntées à l'observation des mouvements célestes, combinaisons qui deviennent sur la terre, entre les mains de l'homme, des puissances productrices de divers effets : tout cela n'est que l'oeuvre de ces démons, mystificateurs des âmes asservies à leur pouvoir, et qui font de l'erreur des hommes leurs malignes délices. Ou Porphyre doute et cherche sérieusement, signalant néanmoins, à la confusion de cette science impie, des faits d'où résulte la preuve que ces prestiges ne viennent point de puissances qui nous aident à conquérir la félicité, mais de démons séducteurs; ou pour mieux juger d'un philosophe, il ne veut pas opposer à l'Égyptien, présomptueux esclave de ces erreurs, une autorité doctorale qui l'offense, une hostilité de contradiction qui le trouble; mais avec l'humilité d'un homme jaloux de s'instruire, il veut, en le consultant, l'amener à de nouvelles réflexions et lui suggérer le mépris et l'horreur de tant d'impostures. Enfin il termine à peu près sa lettre en priant Anébon de lui enseigner par quelle voie la sagesse égyptienne conduit à la béatitude. Quant à ceux de qui tout l'entretien avec les dieux se réduit à de misérables instances pour un esclave à retrouver, une terre à acquérir, un négoce, un mariage, soins futiles dont ils importunent la divine Providence, ceux-là, dit-il, font en vain profession de sagesse. Et il ajoute : Malgré la vérité de leurs prédictions sur tout le reste, ces dieux, d'une complaisante familiarité, s'ils n'ont aucun conseil, aucun précepte à donner qui intéresse la béatitude, ils ne sont ni dieux, ni bons démons; ils sont ou l'esprit séducteur, ou un mensonge de l'homme. [10,12] XII. Mais comme il s'opère ainsi tant de prodiges qui surpassent toute puissance humaine, que faut-il raisonnablement conclure, sinon que ces prédictions ou opérations merveilleuses, empreintes d'une force supérieure, si elles ne se rattachent pas au culte du vrai Dieu, dont l'amour, d'après l'aveu et les nombreux témoignages des platoniciens eux-mêmes, est le seul bien et la seule béatitude, ne sont qu'illusions des malins esprits, piéges et séductions que la véritable piété doit conjurer? Quant aux mirades, quels qu'ils soient, opérés par les anges, ou par toute autre voie, s'ils vont à glorifier le culte de la religion du vrai Dieu, principe unique de la vie heureuse, il faut les attribuer aux esprits qui nous aiment d'une charité vraie, il faut croire que c'est Dieu lui-même qui opère en eux et par eux. N'écoutons donc pas ces hommes qui refusent au Dieu invisible la faculté d'accomplir des miracles visibles, puisque, suivant eux-mêmes, il est l'auteur du monde, dont ils ne sauraient nier la visibilité. Il n'arrive rien de merveilleux en ce monde qui ne soit au-dessous de la merveille de ce monde, ouvrage de Dieu; mais, ainsi que l'artisan lui-même, le secret de son opération est incompréhensible à l'homme. Quoique ce miracle permanent de la nature visible ait, pour nos yeux accoutumés, perdu de son prix, cependant l'intelligence qui te considère sérieusement le trouve supérieur aux miracles les plus extraordinaires et les plus rares. Car, de tous les miracles dont l'homme est l'instrument, le plus grand miracle est l'homme même. Aussi Dieu, qui a fait le ciel et la terre visibles, ne daigne pas d'opérer des merveilles visibles au ciel et sur la terre, pour élever au culte de son être invisible l'âme encore attachée au visible ; mais le lieu, mais le temps où il opère, c'est le secret de son éternelle sagesse, qui ordonne l'avenir comme s'il était déjà présent. Immuable dans le temps, il remue les choses du temps; il ne connaît pas ce qui se doit faire autrement que ce qui est déjà fait; par lui la prière n'est pas autrement exaucée que prévue : et quand ses anges mêmes écoutent l'homme, c'est lui qui l'écoute en eux comme dans son vrai temple, dans son temple spirituel; et les saints sont aussi ce temple. Enfin il dicte dans le temps les ordres émanés de sa loi éternelle. [10,13] XIII. Et ne nous étonnons pas qu'invisible, Dieu, selon l'Écriture, ait souvent apparu visiblement aux patriarches. Le son qui produit au dehors la pensée conçue dans le secret de l'intelligence n'est pas la pensée même : et cette forme sous laquelle s'est manifesté Dieu, invisible de sa nature, est autre chose que Dieu. Et cependant c'est lui qui, sous cette forme, se laisse voir, comme c'est la pensée qui dans le son de sa voix se fait entendre. Et les patriarches n'ignorent pas que sous cette apparence corporelle qui n'est pas lui, le Dieu invisible se dévoile a leurs yeux. Il parle à Moïse, Moïse parle à lui, et cependant Moïse lui dit : « Si j'ai trouvé grâce devant vous, découvrez-vous à moi; que je sois certain de vous voir vous-même. » Comme la loi de Dieu doit être donnée non à un seul homme, non à un petit nombre de sages, mais à une nation tout entière, à un peuple immense, la voix terrible des anges la publie, et d'étonnants prodiges s'accomplissent sur cette montagne où un seul homme la reçoit en présence de la multitude tremblante. Car Israel ne croit pas Moïse, comme Lacédémone croit Lycurgue attribuant à Jupiter ou à Apollon les lois dont il est l'auteur. Il faut que l'établissement de la loi, qui impose au peuple élu l'adoration d'un seul Dieu, soit signalé par autant de signes miraculeux et terribles qu'il plaît à la divine Providence d'en produire aux yeux de ce peuple, pour lui apprendre qu'ici même la créature est l'instrument du Créateur. [10,14] XIV. Comme l'éducation d'un seul homme, l'éducation légitime du genre humain, représenté par le peuple de Dieu, a passé par certaines périodes ou âges successifs, pour s'élever du temps à l'éternité et du visible à l'invisible; et alors même que les divines promesses n'annonçaient que des récompenses sensibles, cependant l'adoration d'un seul Dieu lui était commandée, afin d'apprendre à l'âme humaine que pour ces biens mêmes, fragiles comme la vie, elle ne doit s'adresser qu'à son créateur et maître. Car tout le bien que l'homme ou l'ange peut faire à l'homme dépend du seul Tout-Puissant ; et qui n'en demeure d'accord est insensé. Plotin, discutant sur la Providence, prouve, par la beauté des fleurs et des feuilles, que, des hauteurs de la divinité, beauté intelligible et immuable, elle s'étend à ces derniers objets de la création terrestre, frêles et passagères créatures qui, suivant lui, ne sauraient offrir cette harmonieuse proportion de leurs formes, si elles ne l'empruntaient à la forme intelligible et immuable, principe de toute perfection. Et Notre Seigneur Jésus-Christ donne le même enseignement quand il dit : « Considérez les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent; et cependant, je vous le déclare, Salomon dans toute sa gloire n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux. Que si ce brin d'herbe qui est aujourd'hui, et qui demain sera jeté dans le four, reçoit de Dieu un si magnifique vêtement, quel vêtement ne devez-vous pas attendre de lui, ô hommes pauvres de foi?" Il est donc juste qu'attachée par son infirmité aux choses de la terre et du temps, à ces biens qu'elle désire comme nécessaires aux besoins de cette vie fugitive, biens méprisables en comparaison des trésors de la vie éternelle, l'âme humaine s'accoutume néanmoins à ne les attendre que du vrai Dieu, afin que le désir de leur possession ne l'éloigne pas de celui qu'elle ne peut posséder qu'en les fuyant avec mépris. [10,15] XV. Il a donc plu à la divine Providence d'imposer au cours des temps un ordre tel, que la loi, comme je l'ai dit et comme il est écrit aux Actes des Apôtres, cette loi qui commandait le culte du seul vrai Dieu, fût publiée par le ministère des anges. Admirable événement où la personne de Dieu même apparaît visiblement, sinon en sa propre substance, toujours invisible aux regards mortels, du moins par certaines marques sensibles, que transmettent les créatures fidèles à leur Créateur; où l'on entend s'exprimer, dans le langage humain, et par l'intermittence successive des syllabes, celui dont la parole est esprit, intelligence, éternité, parole sans commencement et sans fin ; parole entendue dans toute sa pureté, non de l'oreille, mais de l'esprit, par ses ministres, ces envoyés qui jouissent de sa vérité immuable, au sein d'une éternelle béatitude ; parole qui leur communique d'une manière ineffable les commandements qu'ils doivent transmettre dans l'ordre apparent et sensible, commandements qu'ils exécutent sans délai et sans obstacle. Or la loi a été donnée suivant le partage des temps. Elle n'énonce d'abord que des promesses de biens temporels, figures des éternels. Mystères renfermés dans ces solennités visibles, que tout le peuple célèbre, dont un petit nombre a l'intelligence. Mais toutes les paroles, toutes les cérémonies s'accordent à prêcher hautement le culte d'un seul Dieu. Et ce Dieu, quel est-il ? C'est celui qui a créé le ciel et la terre, et toute âme, et tout esprit distinct de lui-même. Il est le créateur, et tous les êtres sont sortis de ses mains ; et pour être, pour subsister, ils ont besoin de celui qui les a faits. [10,16] XVI. Quels anges faut-il donc en croire sur la vie éternelle et bienheureuse? Ceux qui pour eux-mêmes réclament un culte religieux, demandent aux mortels des honneurs divins, des sacrifices ; ou ceux qui rapportent ces honneurs au créateur de l'univers, et veulent qu'une piété véritable les rende à ce Dieu seul dont la vision fait leur béatitude, nous promettant qu'elle fera la nôtre? Car cette vision de Dieu est d'une beauté si sublime, et digne de tant d'amour, que sans elle l'homme, comblé d'ailleurs de tous biens, est un être très malheureux : Plotin le déclare sans hésiter. Ainsi, comme les anges nous invitent, par des signes extraordinaires, les uns à honorer ce Dieu seul, les autres à les honorer eux-mêmes du culte de latrie ; avec cette différence toutefois que les premiers prohibent le culte de ceux-ci et que ceux-ci n'osent prohiber le culte du Dieu des premiers : qui faut-il croire? Répondez, platoniciens; répondez, philosophes; répondez, théurges ou plutôt périurges, car ce nom convient mieux à tous ces artisans de maléfices. Répondez enfin, ô hommes, s'il vous reste encore quelque sentiment de votre nature raisonnable, répondez : faut-il sacrifier à ces dieux ou anges qui demandent le sacrifice en leur propre nom, ou à ce Dieu seul que vous montrent ceux qui défendent à la fois et d'honorer les autres, et de les honorer eux-mêmes ? Et quand de part et d'autre il ne se ferait point d'autre miracle, quand tout se réduirait au commandement fait par les uns, à la défense portée par les autres, il suffirait à la piété pour distinguer le parti de l'orgueil fastueux et celui de la vraie religion. Je dirai plus : quand les usurpateurs des droits divins opéreraient seuls des prodiges pour surprendre les âmes humaines, et que les esprits fidèles ne daigneraient accréditer leur autorité d'aucun miracle visible, cependant elle devrait l'emporter au jugement de la raison, sinon des sens; mais, lorsque Dieu permet que ces esprits immortels, indifférents à leur propre gloire et jaloux de la sienne, autorisent les oracles de sa vérité par des miracles plus grands, plus certains, plus éclatants, pour épargner aux faibles coeurs le danger de l'apostasie où les entraîneraient, à la faveur de certaines illusions sensibles, ces séducteurs qui rivalisent la gloire divine : où est l'insensé qui de gaieté de coeur refuse d'embrasser la vérité, quand elle propose à son admiration les plus étonnantes merveilles? Car tous les prodiges des dieux du paganisme que l'histoire signale, et je ne parle pas ici de ces étranges effets de causes naturelles inconnues, que la divine Providence a néanmoins établies et déterminées; de ces phénomènes bizarres qui de temps en temps apparaissent : fruits monstrueux d'animaux, incidents inusités dans le ciel et sur la terre, fléaux ou simples menaces, que le culte des démons, si l'on en croit leurs impostures, a le pouvoir de conjurer et d'expier; mais je parle de ces prodiges où l'on reconnaît évidemment leur puissance : les images des dieux Pénates, qu'Énée fugitif a emportées de Troie, passant d'elles-mêmes d'un lieu à un autre ; cette pierre que Tarquin coupe de son rasoir ; ce serpent d'Épidaure, fidèle compagnon du voyage d'Esculape à Rome; ce navire chargé de l'idole de la grande déesse phrygienne, dont l'immobilité résiste aux efforts réunis des hommes et des boeufs, cédant à la main d'une femme, à la simple traction de sa ceinture, pour rendre témoignage de sa chasteté ; cette vestale, accusée d'impureté, se justifiant par l'épreuve d'un crible où demeure l'eau qu'elle a puisée dans le Tibre; ces prodiges et tant d'autres sont-ils comparables, en grandeur et en puissance, à ceux dont le peuple de Dieu fut témoin? Et maintenant oserait-on leur assimiler ces oeuvres de magie ou de théurgie prohibées et punies par la loi des peuples mêmes qui ont adoré d'infâmes dieux? oeuvre d'illusion et de mensonge pour la plupart, où il s'agit, par exemple, de faire descendre la lune, afin, dit le poète Lucain, que de plus près son écume dégoutte sur les herbes. Et quoique plusieurs de ces prodiges semblent égaler quelques-uns des miracles légitimes, la fin qui les distingue établit l'incomparable excellence des nôtres. Les uns s'opèrent dans l'intérêt de cette pluralité de dieux d'autant moins dignes de nos sacrifices qu'ils les réclament avec plus d'instances : les autres n'ont pour but que la gloire d'un seul Dieu, qui nous montre, par le témoignage de ses Écritures, et plus tard par l'abolition des rites sanglants, qu'il n'a pas besoin de telles offrandes. Si donc il est des anges qui revendiquent le sacrifice pour eux-mêmes, il faut leur préférer ceux qui le demandent pour le Dieu seul qu'ils servent, le Dieu créateur de toutes choses. En quoi ils nous montrent, ces anges fidèles, de quel sincère amour ils nous aiment; car ce n'est pas à leur propre domination qu'ils veulent nous soumettre, mais à la puissance de celui qu'ils sont heureux de contempler : béatitude souveraine où ils nous convient, récompense de leur inviolable fidélité. S'il est des anges qui veulent qu'on sacrifie, non pas à un seul dieu, mais à plusieurs, non pas à eux-mêmes, mais aux dieux dont ils sont les anges, il faut encore leur préférer les anges du Dieu des dieux, qui ordonnent de sacrifier à lui seul et défendent de sacrifier à tout autre, quand nul d'autre part n'interdit de sacrifier à ce seul Dieu, qu'ils nous recommandent. Or, si les esprits qui exigent le sacrifice pour eux-mêmes ne sont ni bons anges, ni anges de dieux bons, quelle protection plus puissante peut-on invoquer contre eux que celle du seul Dieu que servent les bons anges; ces anges qui nous commandent de ne sacrifier qu'à celui dont nous devons nous-mêmes être le sacrifice? [10,17] C'est pourquoi la loi de Dieu, promulguée par le ministère des anges, cette loi qui ordonne le culte du seul Dieu des dieux à l'exclusion de toute autre, était déposée dans l'Arche du témoignage. Cette expression fait assez clairement entendre que Dieu honoré de ce culte extérieur, quoique du fond de l'arche il rendît ses réponses et manifestât sa puissance par certains signes sensibles, ne connaît cependant ni limites, ni enceinte; mais que, de là, il publiait les témoignages de sa volonté. La loi même était écrite sur des tables de pierre et renfermée dans l'Arche. Au temps où le peuple errait dans le désert, les prêtres la portaient respectueusement avec le Tabernacle, appelé aussi le Tabernacle du témoignage. Et un signe lui servait de guide, colonne de nuée pendant le jour, colonne de feu pendant la nuit. Quand cette nuée marchait, les Hébreux la suivaient : où elle s'arrêtait, ils campaient. Mais, outre ces prodiges, outre ces voix sorties de l'intérieur de l'Arche, d'autres grands miracles rendirent témoignage à la loi. A l'entrée de la Terre promise, quand l'arche traverse le Jourdain, ce fleuve retient ses eaux supérieures, tandis que les inférieures s'écoulent pour lui laisser passage, et au peuple qui la suit. La première ville qui se rencontre, ennemie et idolâtre, voit devant l'Arche, promenée sept fois autour de son enceinte, ses murailles tomber, sans assaut, sans bélier. Plus tard, après l'établissement des Hébreux, dans cette terre de promesse, quand l'Arche, en punition de leurs péchés, demeure au pouvoir des ennemis, elle est placée avec honneur dans le temple du Dieu honoré par-dessus tous les autres, et enfermée avec l'idole : on ouvre le lendemain, et l'idole est trouvée gisante et honteusement brisée. Épouvantes de divers prodiges, et frappés d'une plaie encore plus honteuse, ceux-ci renvoient au peuple d'Israël l'arche du divin témoignage. Or, comment s'opère ce renvoi? L'arche est élevée sur un chariot attelé de génisses séparées de leurs petits, qu'elles allaitaient ; et pour éprouver si le doigt de Dieu est là, on les laisse aller en liberté. Elles, sans guide, sans conducteur, vont droit aux Hébreux et, sourdes aux mugissements de leurs petits affamés, elles ramènent aux adorateurs des divins mystères l'arche mystérieuse. Faits sans doute insignifiants pour Dieu, mais, pour les hommes, remplis d'enseignements et de salutaires épouvantes. Les philosophes, et surtout les platoniciens, plus sages que les autres, trouvent dans cette beauté multiple, qui revêt les corps animés et jusqu'à l'herbe des champs, la preuve d'une providence attentive aux derniers objets de la nature; mais combien plus divins apparaissent ces témoignages rendus en faveur d'une religion qui défend de sacrifier à aucune créature du ciel, de la terre ou des enfers, à aucune autre puissance que Dieu même; ce Dieu dont l'amour seul est la béatitude de ceux qui l'aiment; religion qui, annonçant la fin des sacrifices prescrits, et leur réforme par un pontife supérieur, montre néanmoins que Dieu n'a pas besoin de ces sacrifices, ombres et figures de sacrifices plus parfaits ; que ces honneurs, inutiles à sa gloire, n'ont d'autre but que de nous rattacher à lui par les liens brûlants de l'amour, par l'hommage d'un culte fidèle, hommage indifférent à sa félicité, principe unique de la nôtre. [10,18] XVIII. Miracles faux ! dira-t-on : la tradition a menti ! Quiconque parle ainsi, quiconque prétend que sur cet ordre de faits aucune tradition n'est digne de foi, peut prétendre également qu'il n'est point de Dieu qui s'intéresse à l'ordre temporel. Car les dieux du paganisme n'ont aussi fondé leur culte, l'histoire profane l'atteste, que sur des faits miraculeux, plus propres à exciter l'étonnement des hommes qu'à mériter leur reconnaissance. Je n'ai donc pas entrepris, dans cet ouvrage, dont le dixième livre est entre mes mains, de réfuter quiconque nie toute puissance divine, ou toute providence; mais ceux qui à notre Dieu, fondateur de la sainte et glorieuse cité, préfèrent leurs dieux, sans se douter que le nôtre est aussi l'invisible et immuable fondateur de ce monde visible et muable, et le véritable dispensateur de l'éternelle félicité, qui n'est point la jouissance de ses créatures, mais le don de lui-même. Le prophète de vérité n'a-t-il pas dit : "Mon bien est de demeurer uni à Dieu". C'est, nous le savons, une question débattue par les philosophes, que celle du bien final où se doivent rapporter tous les devoirs. Et le Prophète ne dit pas : Mon bien est de posséder d'immenses richesses; mon bien est de revêtir la pourpre, de briller de l'éclat du sceptre et du diadème ; ou comme certains philosophes n'ont pas rougi de le dire, mon bien est la volupté corporelle ; ou enfin, suivant l'opinion plus noble de philosophes un peu plus sages, mon bien est la vertu de mon âme. "Mon bien, dit le Psalmiste, est de demeurer uni à Dieu". Voilà ce qu'il a appris de celui dont les saints anges lui ont, à l'exclusion de tout autre, ordonné le culte, témoignant même de leur commandement par des miracles. Et lui-même était devenu le sacrifice de ce Dieu pour qui il brûlait d'une flamme spirituelle, et dont il convoitait, dans les transports d'un saint désir, le chaste et ineffable embrassement. Or, si les païens, quel que soit leur sentiment sur les dieux qu'ils adorent, croient aux miracles attribués à ces dieux, sur la foi de l'histoire, sur les témoignages de la magie, ou d'une science à leurs yeux plus légitime, la théurgie; pourquoi refusent-ils de croire à nos miracles, attestés par ces saintes Lettres dont l'autorité est d'autant plus grande, qu'il est grand par-dessus tous les autres, ce Dieu à qui seul elles commandent de sacrifier? [10,19] XIX. Prétendre que les sacrifices visibles sont dus aux autres dieux, mais qu'au Dieu invisible appartiennent les sacrifices invisibles; au plus grand, les plus grands; au plus excellent, les plus excellents, tels que les hommages d'une âme pure et d'une bonne volonté : c'est ignorer que les sacrifices visibles sont aux invisibles, ce que la parole est à la réalité qu'elle exprime. La prière, les louanges sont l'expression de l'offrande intérieure; sachons donc, quand nous sacrifions, qu'à celui-là seul appartient le sacrifice visible, dont nous devons être, dans le secret de nos coeurs, le sacrifice invisible. Et c'est alors que nous obtenons la faveur des anges, joyeux de notre pieuse allégresse; l'assistance de ces Vertus supérieures dont la sainteté fait la puissance. Mais, quand nous voulons offrir nos hommages à ces esprits fidèles, nous sommes assurés de leur déplaire, et, s'ils remplissent auprès de l'homme une mission sensible, ils nous défendent hautement de les adorer. Les saintes Lettres nous en offrent des exemples. Quelques-uns ont cru devoir décerner aux anges, par l'adoration ou par le sacrifice, l'honneur dû à Dieu; mais les anges eux-mêmes le repoussent, et commandent d'adorer le seul Dieu qu'ils savent légitimement adorable. Les saints imitent les anges. Paul et Barnabé, ayant opéré une guérison miraculeuse en Lycaonie, sont pris pour des dieux, et les habitants leur veulent immoler des victimes. Mais leur humilité profonde éloigne d'eux un tel hommage, et ils annoncent à ces peuples le Dieu auquel il faut croire. Et, dans leur superbe, les esprits de mensonge ne réclament ce culte pour eux-mêmes que parce qu'ils le savent exclusivement dû au vrai Dieu. Car ce n'est pas, comme Porphyre et autres l'ont cru, l'odeur des victimes qu'ils aiment, mais les honneurs divins. Les parfums des sacrifices ne leur manquent pas d'ailleurs, et, s'ils en voulaient davantage, ne pourraient-ils donc s'en procurer à eux-mêmes? Que faut-il à ces insolents usurpateurs de la gloire divine? Ce n'est pas la vapeur d'une chair brûlée qui leur plaît, mais le parfum d'une âme suppliante, qui se laisse séduire et dominer. Ils aspirent à lui fermer ainsi la voie du ciel : l'homme ne saurait être le sacrifice du vrai Dieu, quand il offre à tout autre un sacrifice impie. [10,20] XX. Aussi le vrai médiateur entre Dieu et les hommes, médiateur en tant qu'il a pris la forme d'esclave, Jésus-Christ homme recevant comme Dieu le sacrifice avec son Père, et seul Dieu avec lui, a préféré cependant, sous la forme d'esclave, être lui-même le sacrifice que de le recevoir, pour ne laisser aucun prétexte de croire que l'on doive sacrifier a quelque créature que ce soit. Lui-même est donc le prêtre qui offre ; lui-même est l'offrande ; et il a voulu perpétuer ce mystère dans le sacrifice quotidien de l'Église; l'Église, ce corps dont il est le chef, et qui s'offre elle-même par lui. Les antiques sacrifices des saints étaient autant de figures de ce vrai sacrifice; sens unique caché sous tant de signes, comme on énonce une même pensée sous des formes différentes, pour éveiller l'attention et prévenir l'ennui. Devant ce sacrifice auguste et véritable, tous les sacrifices menteurs ont disparu. [10,21] XXI. Mais, à certains temps prévus et déterminés, le pouvoir est laissé aux démons de soulever la haine de leurs esclaves contre la Cité de Dieu, et de l'affliger cruellement; de recevoir les sacrifices, de les exiger, que dis-je? de les arracher par la violence des persécutions. Épreuve toutefois qui, loin d'être funeste à l'Église, lui est au contraire profitable, pour accomplir le nombre des martyrs, citoyens de la cité divine, où ils ceignent une couronne d'autant plus éclatante qu'ils ont plus généreusement lutté contre l'impiété, lutté jusqu'à l'effusion de leur sang! Si le langage de l'Église le souffrait, nous pourrions les appeler d'un nom plus glorieux, nos héros : nom qui paraît dériver de celui de Junon, en grec g-Hehra ; d'où vient qu'un de ses fils, je ne sais lequel, est appelé dans les fables helléniques Héros : et le sens mystique de cette fable, c'est que l'air ou Junon est le séjour des démons, séjour que l'on assigne également aux héros, c'est-à-dire aux âmes des morts illustres. Or, dans un autre sens, nos martyrs, si toutefois le langage ecclésiastique l'admettait, pourraient s'appeler héros, non comme habitants de l'air et compagnons des démons, mais comme vainqueurs des démons ou des puissances de l'air, et de Junon elle-même, quelle qu'elle soit; cette Junon, que les poètes, non sans raison, représentent ennemie de la vertu et jalouse des âmes généreuses qui aspirent au ciel. Cependant Virgile retombe malheureusement sous sa triste puissance quand, après avoir mis dans sa bouche cet aveu : "Énée est mon vainqueur !" il fait donner par Hélénus au chef troyen ce conseil religieux : "Rends un hommage de coeur à Junon, et triomphe de cette puissante reine par des offrandes suppliantes." D'après cette opinion qu'il n'avance que comme une opinion étragère, Porphyre prétend qu'un dieu bon, ou génie, ne vient jamais au secours de l'homme que le mauvais n'ait été d'abord conjuré : ainsi, dans leur sentiment, les mauvaises divinités sont plus puissantes que les bonnes; car les bonnes ne peuvent prêter leur assistance, si les mauvaises, apaisées, n'y consentent. La résistance des dieux malins frappe les bons d'impuissance; et la résistance des bons ne saurait enchaîner la malfaisance de leurs rivaux. Telle n'est pas la voie de la religion véritable et sainte. Ce n'est pas ainsi que nos martyrs triomphent de Junon et des puissances de l'air, envieuses des saintes âmes. Ce n'est point par des offrandes suppliantes, mais par des vertus divines, que nos héros surmontent Héra. Scipion eût-il donc mieux mérité le surnom d'Africain en apaisant l'Afrique par ses dons qu'en la réduisant par ses armes? [10,22] XXII. C'est par la vertu de la vraie piété que les hommes de Dieu combattent cette puissance de l'air, ennemie de la piété; ils l'éloignent, non pas en l'apaisant, mais en l'exorcisant; ils repoussent ses assauts acharnés, non pas en l'implorant elle-même, mais en implorant leur Dieu contre elle. Car elle ne peut vaincre, elle ne peut dominer qu'à la faveur de la complicité. Elle est donc vaincue au nom de celui qui s'est revêtu de la nature humaine et qui a vécu sans péché, afin qu'en lui, prêtre et sacrifice, tout péché fût remis; c'est le médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme, et notre Rédempteur, qui nous réconcilie avec Dieu. Car il n'y a que le péché qui nous sépare de Dieu ; et, en cette vie, ce n'est pas notre vertu, mais sa divine miséricorde, qui nous purifie; ce n'est pas notre puissance, mais sa clémence infinie. Et, en effet, ce peu de force que nous nous approprions, n'est qu'un don de sa bonté. Quelle serait notre présomption, malgré la misère de ces haillons charnels, si jusqu'au moment de les déposer, nous ne vivions sous le pardon ? C'est donc par le Médiateur que la grâce nous est venue, afin que, souillés dans la chair de péché, la ressemblance de la chair de péché effaçât nos souillures. C'est cette grâce de Dieu, témoignage de son immense miséricorde, qui dans cette vie nous conduit par la foi, et après la mort nous élève, par la claire vision de la vérité immuable, à la plénitude de toute perfection. [10,23] XXIII. Les oracles ont répondu que les télètes en l'honneur de la lune et du soleil ne sauraient nous purifier ; et Porphyre s'appuie de leur réponse pour établir qu'il n'est point de télètes capables de purifier l'homme. Quelles télètes, en effet, auront cette vertu, si elle manque aux télètes de la lune et du soleil, élevés l'un et l'autre au premier rang des dieux célestes? Mais les principes peuvent purifier. Le même oracle, suivant Porphyre, l'atteste, de peur sans doute que l'impuissance déclarée des télètes du soleil et de la lune n'accrédite les sacrifices de quelque obscure divinité de la plèbe des dieux. Or, comme platonicien, qu'entend-il par les Principes? Nous le savons. C'est Dieu le père et Dieu le fils, qu'il appelle l'intellect ou l'entendement du Père. Quant à l'Esprit-Saint, ou il se tait, ou il en parle vaguement. Quel est, en effet, entre le Père et le Fils cet intermédiaire qu'il semble indiquer? Je ne le comprends pas. Car, s'il voulait parler, comme Plotin, de la troisième substance principale de l'âme intellectuelle, il ne la désignerait pas comme intermédiaire entre le Père et le Fils. Plotin ne place cette âme qu'après l'entendement du Père : or l'intermédiaire ne peut figurer après, mais entre. Porphyre s'exprime donc comme il peut, ou plutôt comme il veut, pour dire ce que nous disons, que l'Esprit-Saint n'est pas seulement l'esprit du Père ou du Fils, mais du Père et du Fils. La parole des philosophes est toute libre, et, en remuant les plus difficiles questions, ils s'inquiètent peu de la juste susceptibilité des oreilles pieuses. Quant à nous, nous devons ranger nos expressions à une règle certaine : la licence du langage entraînerait bientôt la témérité des opinions. [10,24] XXIV. Ainsi, quand nous parlons de Dieu, nous ne parlons pas de deux ou trois principes, non plus que de deux ou trois dieux, quoique nous reconnaissions que chacune des trois personnes divines est Dieu, sans dire toutefois, avec les fauteurs de l'hérésie de Sabellius, que le Père est le même que le Fils, et le Saint-Esprit le même que le Père et le Fils ; mais nous disons que le Père est le Père du Fils, que le Fils est le Fils du Père, que le Saint-Esprit est l'Esprit du Père et du Fils, et qu'il n'est ni le Père ni le Fils. Donc le Principe seul, et non les principes, comme disent les platoniciens, purifie l'homme. Mais, asservi à ces puissances jalouses dont il rougit et qu'il n'ose attaquer librement, Porphyre ne veut pas reconnaître en Notre-Seigneur Jésus-Christ le principe dont l'incarnation nous purifie. Il le méprise dans cette chair dont il se revêt pour le sacrifice expiatoire; mystère profond, inaccessible à cette superbe que ruine l'humilité du véritable et bon médiateur; ce médiateur qui apparaît aux mortels asservi comme eux a la mortalité; tandis que, fiers de leur immortalité, les médiateurs d'insolence et de mensonge promettent aux mortels malheureux une assistance dérisoire. Le médiateur de vérité nous montre donc que le péché seul est un mal, et non la substance ou la nature de la chair qu'il a pu prendre avec l'âme de l'homme sans le péché, qu'il a revêtue, qu'il a déposée par sa mort, et renouvelée par sa résurrection. Il montre qu'il ne faut pas éviter par le péché la mort même, quoiqu'elle soit la peine du péché, mais plutôt, s'il est possible, la souffrir pour la justice. Car lui-même, s'il a la puissance d'acquitter en mourant nos péchés, c'est que ce n'est point pour son péché qu'il meurt. Ce platonicien ne reconnaît point en lui le principe ; autrement il reconnaîtrait en lui la purification. En effet, ce n'est pas la chair qui est le principe, ce n'est pas l'âme de l'homme, mais le Verbe créateur de toutes choses. La chair ne purifie donc point par elle-même, mais le Verbe, qui l'a prise, quand "le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous". Lorsqu'il parle mystiquement de la manducation de sa chair, ceux qui ne le comprennent pas se retirent blessés et s'écrient : « Ce discours est dur; est-il possible de le souffrir? « Et Jésus répond à ceux qui restent : "C'est l'esprit qui vivifie; la chair ne sert de rien." Ainsi le principe qui a pris une âme et une chair, est celui qui purifie l'âme et la chair des croyants. Quand donc les Juifs lui demandent qui il est, il répond qu'il est le principe. Et comprendrions-nous cela, charnels que nous sommes, infirmes et pécheurs, et enveloppés des ténèbres de l'ignorance, si nous n'étions, grâce à lui, purifiés et guéris par ce que nous étions et par ce que nous n'étions pas. Nous étions hommes, mais nous n'étions pas justes. Et dans son incarnation, était la nature humaine, mais juste et sans péché. Le voilà, ce médiateur qui nous a tendu la main jusque dans l'abîme de notre chute ! la voilà, cette race préparée par le ministère des anges promulgateurs de l'antique loi, qui ordonnait le culte d'un seul Dieu et promettait l'avénement du divin médiateur. [10,25] XXV. C'est par la foi en ce mystérieux avénement, accompagnée d'une pieuse vie, que les justes mêmes des anciens jours obtiennent leur salut, soit aux temps antérieurs à la loi, où ils ont pour révélateurs de ce mystère Dieu lui-même ou ses anges ; soit sous l'empire de la loi, quoique la promesse des biens spirituels se couvre du voile des promesses charnelles : d'où vient le nom de Vieux Testament. C'est le temps des prophètes, dont la voix, comme celle des anges, publie le salut à venir; et du nombre de ces prophètes est celui qui a rendu, touchant le souverain bien de l'homme, cet oracle divin : Mon bien est de demeurer uni à Dieu. Le psaume d'où il est tiré distingue clairement l'un et l'autre Testament, le Vieux et le Nouveau. Car les promesses terrestres et charnelles, adressant leurs faveurs aux impies, font dire au Prophète que ses pieds ont chancelé, que ses genoux ont failli se dérober sous lui comme s'il eût embrassé vainement le service du Seigneur, à voir cette félicité, qu'il attendait de lui, passer aux impies qui le méprisent; il ajoute que ce problème l'a vivement sollicité, mais en vain, jusqu'au moment où, entré dans le sanctuaire de Dieu, il vit son erreur et la fin de ceux dont il enviait la félicité. Il les voit tomber du sommet de leur gloire, disparaître et périr à cause de leurs iniquités. Toute cette félicité temporelle s'est évanouie comme un songe qui laisse au réveil l'homme dénué soudain des trompeuses joies qu'il rêvait. Et comme ici-bas, dans la cité terrestre, ils étaient pleins de leur propre grandeur : "Seigneur, dit-il, dans votre cité, vous anéantirez leur image." Montrant toutefois qu'il lui a été bon de n'attendre ces prospérités mêmes que de la libéralité du seul et vrai Dieu souverain maître de toutes choses, il dit : « Je suis devenu comme une brute devant vous, et cependant je n'ai pas cessé d'être avec vous. » "Comme une brute" dépourvue d'intelligence : car de vous je ne devais attendre que ce qui ne peut m'être commun avec les impies, et non cette stérile abondance qui, prodiguée à ceux qui refusaient de vous servir, m'a fait croire que je vous avais inutilement servi. Toutefois, « je n'ai pas cessé d'être avec vous; » car le désir de ces biens n'a point détourne mon hommage vers d'autres dieux. Aussi, dit-il encore, vous avez pris ma droite, vous m'avez conduit selon votre volonté, et vous m'avez élevé en gloire; comme s'ils n'appartenaient qu'à la gauche, ces biens dont la jouissance accordée aux impies l'avait tant ébranlé. Et il s'écrie : « Qu'y a-t-il donc au ciel ou sur la terre que je désire de vous, que vous-même? » Il s'en veut justement et se condamne : quand, au ciel, un si grand bien est à lui (il le comprend enfin ), c'est une félicité passagère, périssable, une félicité d'argile et de boue qu'il demande sur la terre à son Dieu ! « Mon coeur et ma chair, dit-il, tombent en défaillance, Dieu de mon coeur. » Heureuse défaillance, de la terre au ciel ! Et ailleurs, « Mon âme languit et meurt d'amour pour la maison du Seigneur. » Et, « Mon âme s'évanouit dans l'attente de votre salut. » Il parle de la double défaillance de l'âme et du corps, et il ne dit pas : Dieu de mon coeur et de ma chair; mais seulement : « Dieu de mon coeur! » Car c'est le coeur qui purifie la chair. "Purifiez l'intérieur, a dit le maître, et l'extérieur sera pur." Le prophète dit encore que Dieu est son partage; aucune de ses oeuvres, mais Dieu lui-même : « Dieu de mon coeur, dit-il Dieu mon partage à jamais ! » De tant d'objets que les hommes jugent dignes de leur choix, il a trouvé Dieu seul digne du sien. « Car il est vrai, s'écrie-t-il, ceux qui s'éloignent de vous périront : vous avez rejeté toute âme infidèle et adultère, » c'est-à-dire qui se prostitue à cette multitude de dieux; et il ajoute cette parole, pour laquelle nous avons rappelé les autres versets du psaume : « Mon bien est de demeurer uni à Dieu ; » de ne pas m'éloigner, de ne pas me dissiper en infidélités. Or cette union sera parfaite quand il ne restera plus en nous rien à délivrer. Maintenant il ne s'agit que de « mettre en Dieu notre espoir. Car la vue de ce que l'on espère, n'est plus l'espérance. Qui espère ce qu'il voit déjà? dit l'Apôtre. Que si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience. » Dans cette espérance, conformons-nous aux préceptes suivants du psaume ; soyons aussi, selon notre mesure, les anges de Dieu, c'est-à-dire ses messagers, pour annoncer sa volonté, publier sa gloire et sa grâce : « Je mettrai mon espérance en Dieu, » dit le prophète, et il ajoute : « Afin de raconter la gloire de ses œuvres aux portes de Sion. » Sion ou la glorieuse Cité de Dieu; cité qui le connaît et n'adore que lui ; cité qu'ont annoncée les saints anges qui nous convient dans leur société sainte, et nous désirent pour leurs concitoyens. Ils ne veulent pas que nous les servions comme nos dieux, mais que nous servions avec eux leur Dieu et le nôtre, ils ne veulent pas que nous leur offrions des sacrifices, mais que nous soyons avec eux, nous-mêmes, un sacrifice à Dieu. Or quiconque porte sur ces choses un jugement libre de toute obstination maligne est indubitablement assuré que ces bienheureux immortels, qui, loin de nous porter envie (et s'ils connaissaient l'envie,`seraient-ils heureux?), nous aiment et nous souhaitent de partager avec eux leur béatitude, nous accordent une faveur et une assistance plus vive quand nous adorons avec eux un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, que si nous les adorions eux-mêmes en leur adressant nos sacrifices. [10,26] XXVI. Je ne sais, mais il me semble que Porphyre rougit pour ses amis les théurges. Car ici les lumières ne lui manquent point, mais il n'a pas la liberté de défendre ses convictions intimes. Il dit, en effet, qu'il est des anges descendus jusqu'à nous pour initier les théurges à la science divine ; qu'il en est d'autres venant nous révéler la volonté du Père et les sublimes profondeurs de sa providence. Est-il donc à croire que les anges chargés de cet auguste ministère nous veuillent soumettre à d'autres que celui dont ils nous révèlent la volonté? Aussi nous donne-t-il, ce phisophe platonicien, l'excellent conseil de les imiter plutôt que de les invoquer. Car avons-nous à craindre d'offenser ces immortels bienheureux, serviteurs d'un seul Dieu, en ne leur adressant pas le sacrifice? honneur qu'ils savent uniquement dû au vrai Dieu, dont l'union est la source de leur félicité. Non; ils ne veulent pour eux ni de ces offrandes figuratives, ni de l'offrande de la réalité même exprimée par ces figures. Ils laissent cette démence à la superbe malheureuse des démons. Et combien s'en éloigne leur pieuse fidélité, qui n'est heureuse que par l'union divine! Sincères amis, loin de s'arroger la domination sur nous, c'est au partage de leur bonheur qu'ils nous convient, à l'amour de celui qui doit nous associer à ce bonheur sous son paisible règne. Eh quoi! tu trembles encore, ô philosophe! et tu n'oses pas, contre ces puissances ennemies des vraies vertus et des dons du vrai Dieu, élever une voix libre! Tu as su déjà distinguer les anges qui annoncent la volonté du Père, de ceux qui, attirés par je ne sais quel art, descendent vers les théurges. Pourquoi donc honores-tu ces anges, jusqu'à dire qu'ils révèlent la science divine? Quelle est donc cette science qu'ils révèlent, eux qui n'annoncent pas la volonté du Père? Reconnais plutôt ces esprits dont un homme envieux de la purification d'une âme a, par ses conjurations, enchaîné l'influence, et qu'une bonne divinité, désireuse de cette purification, n'a pu, de ton aveu, réintégrer dans leur liberté et dans leur puissance? Eh quoi ! tu doutes encore, ou plutôt tu feins l'ignorance, dans la crainte d'offenser les théurges, séducteurs de ta crédulité, à qui tu rends grâces, comme d'un bienfait, des pernicieuses extravagances qu'ils t'ont enseignées! Et cette puissance, que dis-je? cette jalouse démence, esclave et non maîtresse des âmes envieuses, oses-tu bien l'élever par delà l'atmosphère jusqu'au ciel, lui donner place entre vos dieux célestes, et imprimer au front des astres même cette marque d'infamie! [10,27] XXVII. Combien est plus humaine et plus tolérable l'erreur d'Apulée, comme toi sectateur de Platon, qui n'attribue les violentes et orageuses affections de l'âme qu'aux démons habitants des régions sublunaires; aveu, volontaire ou non, que sa vénération pour eux ne peut prévenir, mais, quant aux dieux supérieurs qui résident dans les espaces de l'éther; soit les dieux visibles et rayonnants de lumière, comme le soleil, la lune, etc. ; soit les dieux qu'il croit invisibles; toujours, par toutes les raisons possibles, il les dérobe à la flétrissure des passions. Mais cette doctrine, elle ne te vient pas de Platon; tu la dois aux Chaldéens : voilà les maîtres qui t'enseignent à exalter, jusqu'aux derniers confins du firmament céleste et de l'empyrée, les vices de l'homme, afin que vos dieux puissent initier les théurges à la science divine. Et cependant tu te mets toi-même au-dessus de cette science par ta vie tout intellectuelle ; comme philosophe, tu ne crois pas avoir besoin de ces purifications théurgiques; et cependant tu les imposes aux autres; c'est pour toi comme un salaire, dont tu t'acquittes envers tes maîtres, de séduire les esprits étrangers à la philosophie, et de les gagner à ces pratiques que ta supériorité dédaigne. Ainsi donc ceux qui échappent à l'influence de la philosophie, science trop ardue et réservée au petit nombre, ainsi la plupart des hommes sont, par tes conseils, renvoyés aux théurges pour subir, non pas la purification intellectuelle, mais la purification spirituelle de l'âme; ainsi tu ouvres à la foule ces écoles secrètes et illicites, et l'école de Platon lui demeure fermée. Car ces démons qui veulent passer pour les dieux de l'éther, ces démons impurs dont tu te fais le prôneur et le héraut, t'ont fait de magnifiques promesses; ils t'assurent que les âmes purifiées par l'art théurgique dans leur être spirituel, ne pouvant, il est vrai, retourner au Père, résideront du moins dans les régions éthérées avec les dieux célestes. Extravagances odieuses à ces nombreux disciples du Christ, que son avénement délivre de la domination des démons. En lui les fidèles trouvent la miséricordieuse purification de leur âme, de leur esprit et de leur corps. Et c'est pourquoi il s'est revêtu de tout l'homme, moins le péché, pour guérir du péché tout l'homme. Plût au ciel que tu l'eusses connu toi-même, remettant plus sûrement ta guérison entre ses mains, loin de la demander à tes propres forces, forces humaines, faiblesse et fragilité ; loin de l'attendre de ta curiosité pernicieuse. Il ne t'eût pas trompé, celui que vos oracles mêmes ont, tu le sais, reconnu saint et immortel. N'est-ce pas de lui qu'un grand poète rend ce témoignage? pure flatterie, car la poésie s'adresse à un mortel; pure vérité, si on le rapporte à Jésus-Christ : « Sous tes auspices, s'il reste encore quelques traces de notre crime, anéanties à jamais, elles délivreront la terre de ses éternelles alarmes. » Et en effet, quels que soient les progrès de l'humanité dans les voies de la justice, si le crime disparaît, notre infirmité mortelle en conserve des vestiges que peut seule guérir la main du Sauveur, désigné par ces vers. Car, au début de son églogue, Virgile nous fait entendre qu'il ne parle pas de lui-même : « Le dernier âge, dit-il, que l'oracle de Cumes annonce est déjà venu. » C'est donc aux prophéties de la Sibylle qu'il emprunte ses chants. Mais ces théurges ou plutôt les demons, sous la figure des dieux, loin de purifier l'âme humaine, la souillent au contraire par les mensonges de leurs fantômes, par l'imposture de leurs évocations. Et comment, esprits impurs, pourraient-ils purifier l'esprit de l'homme ? N'est-ce pas leur impureté même qui les assujettit aux charmes d'un envieux, et les réduit, soit par crainte, soit aussi par envie, à refuser ce bienfait illusoire qu'ils semblaient vouloir accorder? Mais il nous suffit de tes aveux ; il suffit que l'épreuve théurgique soit impuissante à purifier l'âme intellectuelle, et que, purifiant l'âme spirituelle, elle soit impuissante à lui conférer l'immortalité. Or Jésus-Christ promet la vie éternelle ; et c'est pourquoi, à votre grande indignation sans doute, ô philosophes, mais aussi à votre profonde stupeur, le monde accourt vers lui.-Et quoi! Porphyre, tu ne peux nier que la science théurgique ne soit une illusion, que les partisans de cette science n'exploitent l'ignorance et l'aveuglement; tu n'ignores pas que c'est une erreur très certaine d'adresser aux anges et aux puissances des sacrifices et des prières ; et cependant, jaloux de n'avoir pas dépensé à de telles études une peine inutile, tu nous renvoies aux théurges, afin qu'ils purifient l'âme spirituelle de ceux qui ne vivent pas de la vie intellectuelle ! [10,28] XXVIII. Ainsi tu précipites les hommes dans une erreur évidente; et tu n'as pas honte d'un tel crime, et tu fais profession d'aimer la sagesse et la vertu! Ah ! si tu en avais eu l'amour sincère et fidèle, tu eusses connu Jésus-Christ, vertu et sagesse de Dieu; une vaine science n'eût pas provoqué contre son humilité salutaire la révolte de ton orgueil. Tu avoues toutefois que, même sans ces mystères théurgiques, sans ces télètes, laborieux objets de tes vaines études, la partie spirituelle de l'âme peut être purifiée par la seule vertu de la continence. Quelquefois tu dis encore que les télètes ne sauraient élever l'âme après la mort. Et les voilà donc inutiles, après cette vie, à la partie même spirituelle de l'âme! Tu dis et redis tout cela cependant avec complaisance, et quel est ton dessein, sinon de paraître savant en ces matières, de plaire aux esprits curieux de ces sciences illicites, ou d'en inspirer la curiosité ? Mais tu as raison de les déclarer dangereuses, soit dans la pratique, soit à cause de la prohibition des lois. Et plaise à Dieu que leurs misérables partisans t'entendent, qu'ils se retirent, ou plutôt qu'ils n'approchent point de ces abîmes! Tu assures du moins qu'il n'est point de télètes pour délivrer de l'ignorance, et des vices où l'ignorance engage; et que le seul libérateur est l'entendement du Père, initié au secret de sa volonté. Et tu ne crois pas que Jésus-Christ soit cet entendement, et tu le méprises pour ce corps reçu d'une femme, pour l'opprobre de sa croix; et, dédaignant cette profonde abjection, tu es capable de le prendre haut avec la sagesse infinie ! Mais lui accomplit ce que les saints prophètes ont prédit de lui : «J'anéantirai la sagesse des sages; je rejetterai la prudence des prudents. » Or, la sagesse qu'en eux il anéantit, ce n'est pas la science, la sagesse qu'il leur a donnée, mais celle qu'ils s'arrogent et qui ne vient pas de lui. Aussi l'Apôtre, rapportant ce témoignage des prophètes, ajoute : « Où sont les sages ? où sont les docteurs? où sont les savants du siècle? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde? Car le monde n'ayant pas voulu par la sagesse reconnaître Dieu dans la sagesse de Dieu, il lui a plu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des miracles; les Grecs cherchent la sagesse. Nous prêchons, nous, Jésus crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les Gentils, mais pour les élus, Juifs ou Gentils, vertu et sagesse même de Dieu : car cette folie de Dieu est plus sage que les hommes; cette faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. » La voilà cette folie, cette faiblesse, que méprisent ces hommes sages et forts par leur propre vertu ! Et c'est la grâce, salutaire aux faibles qui n'étalent pas avec orgueil le mensonge de leur félicité, mais confessent humblement la vérité de leur rnisère. [10,29] XXIX. Tu reconnais le Père et son Fils, que tu appelles l'entendement du Père, et un intermédiaire entre eux, que tu présentes, je crois, comme l'Esprit-Saint : trois dieux dans leur langue philosophique. Ainsi, quelle que soit la licence de votre langage, d'un regard incertain et demi-voilé, vous apercevez néanmoins le but où il faut tendre; mais l'incarnation du Fils immuable de Dieu, mystère de notre salut, qui nous élève vers l'objet de notre foi, où notre intelligence n'atteint qu'à peine, c'est là ce que vous ne voulez pas reconnaître. Vous découvrez au loin, et comme à travers les nuages, le séjour de la patrie, mais vous ne tenez pas la voie qu'il faut suivre. Tu reconnais pourtant la grâce, quand tu dis qu'il n'est donné qu'à un petit nombre d'arriver à Dieu par la lumière de l'intelligence. Tu ne parles pas du bon plaisir, de la volonté d'un petit nombre; il n'est, dis-tu, donné qu'à un petit nombre. Tu reconnais donc la grâce de Dieu et l'insuffisance de l'homme. Tu parles encore de la grâce en termes plus clairs, quand, suivant le sentiment de Platon, tu décides qu'en cette vie il est impossible à l'homme d'atteindre la perfection de la sagesse; mais qu'après la vie, tout ce qui manque à l'homme vivant intellectuellement, peut être suppléé par la Providence et la grâce de Dieu. Oh! si tu avais connu la grâce de Dieu en Jésus-Christ Notre Seigneur, tu aurais vu, dans l'incarnation même où il prend l'âme et le corps de l'homme, un chef-d'oeuvre de la grâce! Mais que dis-je? Tu es mort, et je te parle en vain. Mes discours sont perdus pour toi : non, peut-être, pour tes admirateurs, pour ceux qu'un certain amour de la sagesse, que la curiosité de ces sciences où tu ne devais pas t'engager, attirent vers toi; en te parlant, c'est à eux que je parle ; plaise au ciel qu'ils m'entendent ! Dieu pouvait-il répandre plus heureusement sa grâce que dans ce mystère où son Fils unique, demeurant immuable en soi, devait se revêtir de l'humanité, et donner aux hommes un témoignage de son amour par l'homme médiateur entre lui et les hommes, entre l'immortel, l'immuable, le juste, le bienheureux et les hommes tributaires de la mort, du changement, du péché et de la miscre. Et, comme c'est un instinct naturel qu'il nous inspire, de desirer la béatitude et l'immortalité, demeurant dans sa béatitude et prenant la mortalité pour nous donner l'objet de notre amour, il nous enseigne par ses souffrances à mépriser l'objet de nos terreurs. Mais, pour consentir à cette vérité, il vous fallait l'humilité. vertu qu'il est si difficile de persuader à vos têtes hautaines. Qu'y a-t-il donc d'incroyable, pour vous surtout dont les doctrines vous invitent même à cette croyance, qu'y a-t-il d'incroyable, quand nous disons que Dieu a pris l'âme et le corps de l'homme? Et vous avez cependant de l'âme intellectuelle, âme humaine après tout, une si haute idée, qu'elle peut, selon vous, devenir consubstantielle à l'entendement du Père, en qui vous reconnaissez le Fils de Dieu. Est-il donc incroyable que, par une singulière et ineffable union, il ait pris une âme intellectuelle pour le salut de plusieurs? Le corps est associé à l'âme, afin que l'homme tout entier soit; nous le savons, notre nature même nous l'atteste. Sans cette conviction de l'expérience, cela nous semblerait bien plus difficile à croire. Car, malgré la distance du divin à l'humain, de l'immuable au muable, il est plus aisé toutefois d'admettre l'union de l'esprit avec l'esprit, ou, selon vos expressions ordinaires, de l'incorporel avec l'incorporel, que celle du corps avec l'incorporel? Quoi! est-ce donc ce merveilleux enfantement d'une vierge qui vous blesse? Loin de là, ce devrait être pour vous un sujet d'émotion pieuse, qu'une miraculeuse vie commence par une miraculeuse naissance. Est-ce ce corps que la mort abat, que la résurrection transforme, et qui, affranchi désormais de la corruption et de la mort, s'élève glorieux vers le ciel; est-ce là ce qui vous offense? est-ce là ce que vous refusez de croire? Oubliez-vous donc que, dans ses livres sur le retour de l'âme, où j'ai tant puisé, Porphyre pose fréquemment en principe qu'il faut fuir tout corps, afin que l'âme puisse demeurer bienheureuse avec Dieu ? Mais vous deviez plutôt réprouver ces sentiments de Porphyre contraires à ceux que vous professez avec lui sur l'âme de ce monde visible, de ce corps immense de l'univers. Ne dites-vous pas, d'après Platon, que ce monde est un animal, et un animal très heureux? Vous voulez même qu'il soit éternel. Comment donc, toujours heureux, demeurera-t-il dans les chaînes éternelles du corps, si l'âme, pour être heureuse, doit fuir tout corps? Vous reconnaissez aussi que le soleil et les astres sont des corps, ce que tous les hommes voient et reconnaissent avec vous; mais, par une science, selon vous, plus haute, vous les regardez comme des animaux bienheureux, et doués de corps qui partagent leur immortalité. Qu'est-ce à dire? Quand on veut vous persuader la foi chrétienne, vous oubliez donc ou affectez d'ignorer les doctrines que vous soutenez, que vous enseignez? Oui, pourquoi des opinions qui sont les vôtres, et qu'ici vous combattez, vous détournent-elles d'être chrétiens, sinon parce que le Christ est venu dans l'humilité, et que vous êtes superbes? Quelle sera la transformation corporelle des saints après la résurrection, c'est une question qui peut être débattue entre les fidèles versés dans les saintes Écritures ; mais qu'ils deviennent éternels, mais qu'ils deviennent conformes au glorieux modèle du Christ ressuscité, on n'en saurait douter. Cependant, quelle que soit cette transformation à venir, comme ces corps, revêtus d'incorruptibilité et d'immortalité, ne sauraient faire obstacle à la contemplation de l'âme plongée en Dieu, comme vous placez vous-mêmes dans les demeures célestes les corps immortels des immortels bienheureux, quelle est donc cette opinion que, pour être heureux, il faut fuir tout corps? C'est que vous gardez un spécieux prétexte de rejeter la foi chrétienne; c'est, encore une fois, que Jésus-Christ est humble, et que vous êtes superbes. Peut-être avez-vous honte d'abjurer vos erreurs? Et n'est-ce pas là précisément le vice des superbes? Ils rougissent, ces savants hommes, de sortir de l'école de Platon pour se faire disciples du Christ, de celui qui met dans la bouche d'un pécheur rempli de son Esprit ces vérités divines : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Au commencement, il était en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et rien n'a été fait sans lui. Ce qui a été fait était vie en lui, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas comprise. » Le saint vieillard Simplicianus, depuis élevé sur le siége de Milan, avait coutume de nous raconter qu'un philosophe platonicien voulait que ce début de l'évangile de saint Jean fût écrit en lettres d'or, et exposé dans toutes les églises, au lieu le plus éminent. Mais les superbes ont dédaigné de prendre ce Dieu pour maître, parce que le Verbe a été fait chair et a habité parmi nous. » Ainsi pour ces malheureux, c'est peu d'être malade, il faut qu'ils tirent vanité de leur maladie même, et rougissent du médecin qui les pourrait guérir! Honte funeste qui, loin de les maintenir debout, les en- traîne dans une chute plus terrible. [10,30] XXX. Si l'on croit la doctrine de Platon à l'abri de toute réforme, d'où vient que Porphyre la modifie en plusieurs points fort importants ? Il est certain que Platon professe le retour des âmes humaines, après la mort, dans les corps mêmes des brutes. Tel est son sentiment; tel est celui de Plotin, maître de Porphyre ; sentiment que Porphyre condamne avec raison. Il admet cependant le retour des âmes, non dans leurs propres corps qu'elles délaissent, mais en de nouveaux corps humains. Il repousse l'opinion de Platon, par la honte de penser qu'une mère transformée en mule puisse servir de monture à son fils, et il suppose sans rougir que, redevenue jeune fille elle puisse l'épouser. N'est-il donc pas infiniment plus honnête de croire ce que les saints anges ont enseigné, ce que les prophètes inspirés de l'esprit de Dieu ont annoncé la parole de celui même dont les antiques précurseurs promettent l'avénement futur? la parole des apôtres, ces envoyés qui ont rempli le monde de l'Évangile? Oui, n'est-il pas infiniment plus honnête de croire au retour unique de l'âme en son propre corps qu'à tant de retours en tant de corps divers? Mais, encore une fois, Porphyre introduit dans ces doctrines une réforme importante lorsqu'il n'admet la rechute de l'âme que dans le corps de l'homme, et abolit cette hideuse captivité dans les organes d'une brute. Il dit encore que Dieu a donné une âme au monde afin que, connaissant le mal dont la matière est le principe, elle retourne vers le Père, à jamais délivrée de toute alliance impure. Quelle que soit l'erreur de ce sentiment (car l'âme est plutôt donnée au corps pour faire le bien, et, si elle ne faisait le mal, le mal lui serait inconnu), c'est toutefois un amendement capital aux opinions platoniciennes que cet aveu de la régénération de l'âme et de son union avec Dieu, qui l'affranchit éternellement des maux de ce monde. Porphyre ruine ainsi le dogme platonicien du passage perpétuel des âmes de la mort à la vie et de la vie à la mort; il relève encore cette erreur que Virgile semble emprunter à Platon, quand il prétend que les âmes envoyées après l'expiation dans les Champs-Élysées (nom que la fable donne aux joies bienheureuses) sont conviées au bord du fleuve Léthé, c'est-à-dire à l'oubli du passé, « afin qu'elles remontent, libres de tout souvenir, aux régions terrestres, avec le désir nouveau de rentrer dans les liens corporels. » Doctrine justement réprouvée de Porphyre. N'est-ce pas, en effet, une folie de croire que de cette vie, qui ne saurait être heureuse que par la certitude de son éternité, les âmes aspirent à rentrer dans les chaînes du corps mortel, à redescendre aux choses d'ici-bas, comme si l'objet de cette purification suprême fût de leur inspirer le désir de nouvelles souillures ? Si donc l'effet de cette expiation est de produire en elles l'oubli de tous leurs maux, si cet oubli leur suggère le désir de leurs corps, où le mal va de nouveau les enlacer, il faut le dire, leur souveraine félicité devient la cause de leur malheur, et leur parfaite sagesse, celle de leur folie, et leur dernière purification, celle de leur impureté. Et dans ces demeures fortunées, quelle que soit la durée du séjour de l'âme, ce n'est point la vérité qui fait sa béatitude, puisque une erreur en est la condition nécessaire. En effet, elle ne peut être heureuse sans sécurité; et cette sécurité ne peut être que dans la croyance à l'éternité de son bonheur; croyance fausse, puisque un jour elle redeviendra malheureuse. Comment la vérité serait-elle le principe de sa joie, si une illusion est la cause de sa félicité? Porphyre l'a bien vu; et c'est pourquoi il prétend que l'âme purifiée retourne au Père, affranchie à jamais de toute souillure corporelle. Ainsi plusieurs platoniciens se trompent quand ils croient l'âme fatalement engagée dans ce cercle sans fin de migrations et de retours. Et cela même fût-il vrai, que servirait-il de le savoir? Les platoniciens chercheraient-ils donc à se prévaloir sur nous de ce que nous ne saurions pas en cette vie ce qu'eux-mêmes, malgré leur pureté et leur sagesse, ignoreraient dans une vie meilleure où leur béatitude ne reposerait que sur une illusion? Quoi de plus absurde? quoi de plus insensé? Nul doute que le sentiment de Porphyre ne soit préférable à l'opinion de ceux qui ont inventé ce cercle des âmes dans une éternelle alternative de misère et de félicité. Ainsi voilà un platonicien qui se sépare de Platon, et dont le dissentiment est raisonnable; un platonicien qui voit ce que Platon n'a pas vu, qui ne craint pas de désavouer un si grand maître, qui préfère à l'homme la vérité. [10,31] XXXI. Pourquoi donc, en ces questions accablantes pour l'esprit humain, ne pas croire de préférence la Divinité, qui nous assure que l'âme elle-même n'est point coéternelle à Dieu, mais que la création l'a fait être? La répugnance des platoniciens contre cette vérité est uniquement fondée sur ce principe, que ce qui n'a pas toujours été ne saurait être éternel. Cependant, en parlant du monde et des dieux du monde, créatures de Dieu, Platon dit clairement que leur être a eu un commencement, qu'il n'aura point de fin, que la toute puissante volonté du créateur leur assure une existence éternelle. Toutefois les platoniciens imaginent ici une distinction subtile entre commencement de temps et commencement de cause. « Si, disent-ils, le pied d'un homme eût été de tout temps imprimé dans la poussière, la trace demeurerait toujours sous le pied. Qui pourrait douter que le pied eût fait la trace? Et cependant l'un n'eût pas précédé l'autre, quoique l'un fût cause de l'autre; ainsi le monde et les dieux créés qu'il renferme ont toujours été, celui qui les a faits étant toujours, et cependant ils ont été faits. » Mais si l'âme a toujours été, faut-il dire aussi que sa misère a été toujours? Que s'il est en elle quelque chose qui n'ait pas été de toute éternité et ait commencé d'être dans le temps, ne se peut-il qu'elle aussi ait commencé d'être dans le temps, n'étant pas auparavant? Et puis, cette félicité qui, après l'expérience des maux de la vie, vient à l'âme, permanente et durable, commence dans le temps, de l'aveu même de Platon, et elle sera toujours, quoiqu'elle n'ait pas toujours été. Que devient donc ce principe, que rien ne saurait être sans fin dans le temps qui n'ait été sans commencement dans le temps? Car voici que la félicité de l'âme, née dans le temps, doit subsister au delà du temps. Que l'infirmité humaine cède donc à l'autorité divine ; croyons-en, sur la vraie religion, ces bienheureux immortels qui ne veulent point usurper les honneurs uniquement dus à leur Dieu, notre Dieu; qui ne nous commandent le sacrifice, je l'ai déjà dit et ne saurais trop le redire, que pour celui de qui nous devons être avec eux le sacrifice; sacrifice vivant, offert par le prêtre, qui, dans l'humanité dont il s'est revêtu, et selon laquelle il a voulu être prêtre, a pour nous daigné se faire sacrifice jusqu'à la mort. [10,32] XXXII. La voilà, cette religion qui renferme la voie universelle de la délivrance de l'âme ; aucune âme ne peut être délivrée que par cette voie. Et cette voie est comme la voie royale qui seule conduit à ce royaume dont la grandeur ne chancelle pas au caprice des temps, mais repose sur les solides bases de l'éternité. Or, quand, à la fin de son premier livre sur le Retour de l'âme, Porphyre prétend que jusqu'alors aucune secte ne s'est rencontrée qui contienne la voie universelle de la délivrance de l'âme, et que ni la philosophie la plus vraie, ni l'austère discipline des sages de l'Inde, ni les initiations des Chaldéens, ni aucune tradition historique n'ont révélé cette voie à sa connaissance, il avoue certainement qu'elle existe, mais qu'elle est encore ignorée de lui. Ainsi, tout ce qu'il avait si laborieusement appris, toute la science qu'il se croyait, ou plutôt qu'on lui croyait sur cet objet suprême, était loin de le satisfaire. Il sentait ici le besoin de quelque autorité puissante qu'il dût suivre. Et quand il dit que, même dans la philosophie la plus vraie, aucune secte ne se présente à lui qui renferme la voie universelle de la délivrance de l'âme, il reconnaît assez clairement, à mon avis, que la philosophie qu'il professe n'est pas la plus vraie, ou du moins qu'elle ne contient pas cette voie. Et comment serait-elle la plus vraie, si cette voie n'est pas en elle? Est-il donc une autre voie universelle de la délivrance de l'âme que celle qui délivre toutes les âmes, et hors laquelle nulle âme n'est délivrée? Mais, quand Porphyre ajoute que ni l'austère discipline des sages de l'Inde, ni les initiations des Chaldéens ne conduisent à cette voie, il proclame la stérilité des doctrines qu'il avait demandées à l'Inde et à la Chaldée : car, il ne peut le dissimuler, c'est à la Chaldée qu'il emprunte ces oracles divins qu'il cite incessamment. Quelle est donc cette voie universelle dont il veut parler, cette voie absente et des plus éminents systèmes de philosophie, et des doctrines professées par les nations qui devaient leur renommée dans la science divine à une téméraire curiosité, jalouse de connaître et d'adorer les anges bons ou mauvais; cette voie que nulle tradition historique n'a encore portée à sa connaissance ? Quelle est cette voie universelle ? sinon la voie que la grâce de Dieu accorde, non pas à un peuple particulier, mais à tous les peuples de l'univers? Porphyre, ce grand esprit, ne doute pas de l'existence de cette voie : il ne croit pas que la Providence divine ait pu laisser le genre humain destitué d'un tel secours. Il ne nie pas que ce précieux secours existe; il dit seulement qu'on ne l'a pas encore trouvé, qu'il n'est pas encore parvenu à sa connaissance. Et faut-il s'en étonner? Au temps où vivait Porphyre, Dieu permettait que cette voie universelle de la délivrance de l'âme fût combattue par les idolâtres, par les esclaves des démons et les princes de la terre, afin d'accomplir et de consacrer le nombre des martyrs, témoins de la vérité, dont la constance devait montrer que, pour la défense de la foi et la gloire de la religion véritable, il faut être prêt à toutes les souffrances corporelles, A la vue des persécutions, Porphyre croyait que cette voie sainte allait disparaître, et il se persuadait ainsi qu'elle n'était point la voie universelle de la délivrance de l'âme, et il ne voyait pas que de l'épreuve même qui par la terreur détournait son esprit de s'y engager, cette voie devait sortir plus indestructible et plus célèbre. Voilà doue la voie universelle de la délivrance de l'âme, celle que la miséricorde divine ouvre à toutes les nations de la terre : et, en quelques lieux qu'elle se soit répandue ou qu'elle doive se répandre, nul n'a eu et nul n'aura le droit de lui dire : Pourquoi si tôt? Pourquoi si tard? Parce que le conseil de celui qui l'accorde est impénétrable à l'esprit humain. Porphyre lui-même le reconnaît, quand il dit que ce don de Dieu ne s'est pas encore révélé, qu'il n'est pas encore venu à sa connaissance. Et toutefois il ne l'en croit pas moins véritable. Voilà, dis-je, la voie universelle de la délivrance des croyants; cette voie sur laquelle le fidèle Abraham reçut ce divin oracle : « En ta semence toutes les nations seront bénies. » Chaldéen de naissance, pour qu'il puisse recueillir les fruits d'une telle promesse et que de lui se propage cette semence disposée par les anges dans la main du médiateur en qui se révèle la voie universelle de la délivrance, il reçoit l'ordre de sortir de son pays, de sa parenté, de la maison de son père. Alors délivré le premier des superstitions chaldéennes, il adore le seul et vrai Dieu, et croit saintement à la promesse. Oui, c'est la voie universelle dont le saint prophète dit : « Que Dieu ait pitié de nous, et qu'il nous bénisse. Qu'il répande sur nous les clartés de son visage, et qu'il ait pitié de nous, afin que nous connaissions votre voie sur la terre et le salut que vous envoyez à toutes les nations. » Et, dans la suite des temps, ayant pris chair de la semence d'Abraham, le Sauveur dit aussi de lui-même : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » C'est de cette voie universelle que les anciens jours ont entendu cette prophétie : "Aux derniers âges s'élèvera la montagne de la maison du Seigneur sur la cime des montagnes, et elle demeurera sur les collines. Toutes les nations viendront à elle, et plusieurs y arriveront, en s'écriant : Montons sur la montagne du Seigneur, a la maison du Dieu de Jacob. Il nous enseignera sa voie et nous y marcherons. Car de Sion sortira la loi, et de Jérusalem, le Verbe du Seigneur". Cette voie n'est donc pas celle d'un seul peuple; elle est la voie de toutes les nations. Et la loi, la parole du Seigneur, ne demeure pas dans Sion et dans Jérusalem, mais elle en sort pour se répandre dans tout l'univers. C'est pourquoi le médiateur lui-même, après sa résurrection, dit à ses disciples tremblants : « Il fallait que s'accomplît tout ce qui, dans la loi, les prophètes et les psaumes, est écrit de moi. » Alors il leur ouvrit l'esprit pour leur donner l'intelligence des Écritures, et il leur dit : « Il fallait que le Christ souffrît et qu'il ressuscitât des morts le troisième jour, et qu'en son nom fût prêchée la pénitence et la rémission des péchés à toutes les nations, en commençant par Jérusalem. » C'est donc là cette voie universelle de la délivrance de l'âme, que les saints anges et les saints prophètes ont annoncée à ce peu d'hommes qui avaient rencontré la grâce de Dieu, et surtout au peuple d'Israël, république consacrée en quelque sorte pour annoncer et figurer cette cité divine qui doit se rassembler de toutes les nations de la terre ; tabernacle, temple, sacerdoce, sacrifices, témoignages quelquefois clairs, plus souvent mystérieux : tels sont les signes et les prédictions. Mais le Médiateur, lui-même corporellement présent, et ses bienheureux apôtres, dévoilant la grâce du Nouveau Testament, ont dissipé de cette voie les ombres qui la couvraient aux siècles passés; Dieu néanmoins, suivant le bon plaisir de sa sagesse, la laissant entrevoir à certains âges du genre humain par des oeuvres divines et des signes miraculeux. Et non seulement les anges apparaissent, non seulement la voix de ces ministres du ciel retentit, mais à la parole des hommes de Dieu, à cette parole d'une piété simple, les esprits immondes sortent du corps et des sens de l'homme, les maladies et les infirmités sont guéries; les hôtes farouches de la terre ou des eaux, les oiseaux du ciel, le bois, la pierre, les éléments, les astres obéissent aux commandements divins, l'enfer fléchit, les morts ressuscitent : et je ne parle pas des miracles particuliers au Sauveur, entre autres sa naissance, qui découvre le mystère de la virginité de sa mère, et sa résurrection, exemple éclatant de la résurrection future. C'est cette voie qui purifie tout l'homme, et, mortel, le prépare en tout lui-même à l'immortalité. Car, afin que l'homme recherche pas une voie de purification pour cette partie de l'âme que Porphyre appelle intellectuelle, une voie pour la partie spirituelle, et une autre pour le corps, il se charge de tout l'homme, ce purificateur véritable, ce puissant rédempteur. Hors de cette voie, qui, soit au temps des promesses, soit au temps de l'accomplissement, n'a jamais manqué au genre humain, nul n'a été délivré, nul n'est délivré, nul ne sera délivré. Porphyre prétend que le témoignage de l'histoire ne lui a pas encore découvert la voie universelle de la délivrance; et cependant quoi de plus illustre que cette histoire? Elle s'est emparée de l'univers, et le domine de la plus sublime autorité. Quoi de plus fidèle? Le récit du passé y raconte l'avenir; et les accomplissements dont nous sommes témoins nous attestent ceux que nous espérons. Car ni Porphyre, ni les autres platoniciens ne sauraient mépriser les prédictions faites dans cette voie comme n'intéressant que la terre et cette vie mortelle. Qu'ils gardent ce mépris pour les prédictions dues à je ne sais quelles pratiques secrètes, à la bonne heure; car à ces divinations, à ces devins, ils n'accordent que peu d'estime, et avec raison. Les prédictions de ce genre se fondent, en effet, ou sur la prénotion des causes inférieures, comme l'art du médecin prévoit, par les symptômes précurseurs, les divers accidents de la maladie; ou sur la parole des démons qui révèlent leurs propres desseins, dont ils remettent l'exécution aux volontés séduites, aux passions déréglées, cachant les ressorts de leur action dans les basses régions de la fragilité humaine. Ce n'est pas à de telles prédictions que s'attachent les saints engagés dans la voie universelle de la délivrance de l'âme : non que les faits de cet ordre leur échappent ; ils en ont prédit plusieurs pour établir la créance de ceux que les sens étaient incapables d'atteindre, et dont les hommes ne pouvaient se convaincre par une prompte et facile expérience. Mais voilà les faits vraiment grands et divins que Dieu leur permet de lire dans sa volonté, et de prédire : l'avénement visible de Jésus-Christ, toutes les merveilles dévoilées en sa personne, et accomplies en son nom ; la pénitence et le retour des volontés à Dieu ; la rémission des péchés; la grâce et la justice; la foi des âmes pieuses; cette multitude d'hommes par toute,la terre gagnés, à la connaissance du vrai Dieu ; la ruine du culte des idoles et des démons; l'épreuve de la tentation, la purification des fidèles et leur affranchissement définitif du mal; le jour du jugement, la résurrection des morts, l'éternelle damnation de la race impie, et l'éternel royaume de la glorieuse Cité de Dieu, dans les ineffables joies de la vision bienheureuse? voilà ce qui est prédit, voilà ce qui est promis par les Ecritures de cette voie sainte; ef la vérité des promesses accomplies sous nos yeux nous donne une pieuse confiance en l'avenir. Quant à cette voie dont l'infaillible rectitude mène à la contemplation de Dieu et à son éternelle union, tout homme qui repousse la foi, malgré les témoignages éclatants de l'Écriture, et dès là perd l'intelligence, peut l'attaquer, cette voie; mais qu'il renonce à l'espoir de la détruire! Ainsi, dans ces dix livres que j'achève, sans répondre peut-être à l'attente de plusieurs, j'ai, grâce à l'assistance du vrai Dieu et Seigneur, satisfait au voeu de quelques-uns, en réfutant les contradictions des impies qui préfèrent leurs dieux au fondateur de la Cité sainte. De ces dix livres, les cinq premiers sont dirigés contre ceux qui s'attachent au culte des dieux pour les biens de la vie présente, et les cinq derniers contre ceux qui le maintiennent dans l'intérêt de la vie future. La suite remplira les promesses du premier livre. Je veux, autant qu'il me sera possible, avec l'aide de Dieu, développer l'origine, le progrès et la fin des deux cités que le siècle nous présente mêlées et confondues.