[9,0] LIVRE NEUVIÈME. [9,1] Quelques-uns ont des dieux cette opinion, qu'il en est de bons et qu'il en est de mauvais; d'autres en pensent mieux, et leur font cet honneur de n'oser croire qu'il en existe de méchants. Or les premiers donnent aussi le nom de dieux aux démons, plus rarement celui de démons aux dieux; et c'est ainsi que Jupiter, reconnu pour le dieu souverain et maître, est, de leur aveu même, appelé par Homère, Démon. D'autre part, ceux qui disent les dieux nécessairement bons, et d'une bonté bien supérieure à toute bonté humaine, justement ébranlés par les actes des démons qu'il leur est impossible de nier ou d'attribuer à des dieux tous réputés bons, ceux-là sont obligés de distinguer entre les dieux et les démons : et tout ce qui leur répugne dans ces actions, dans ces passions dépravées, par où se dévoile la puissance des esprits invisibles, ils l'imputent aux démons, non aux dieux. Mais, suivant eux, aucun dieu ne se mêlant à l'homme, médiateurs entre les hommes et les dieux, les démons portent aux dieux les prières des hommes, et rapportent aux hommes les grâces des dieux. Et tel est le sentiment des platoniciens, les plus célèbres entre tous les philosophes, noble élite avec qui bon m'a semblé de discuter cette question : Si le culte de plusieurs dieux est utile pour obtenir la vie bienheureuse après la mort. J'ai donc examiné au livre précédent s'il est possible que ces démons qui font leurs délices de ce que tout homme sage déteste et condamne, sacrilèges, débauches, crimes, dont l'imagination des poètes ose charger les dieux, infernale irruption des pratiques de la magie, etc., s'il est possible, dis-je, que ces démons soient, comme plus proches et plus amis des dieux, les médiateurs d'une alliance entre les dieux bons et les hommes de bien : çe qui ne peut être : je l'ai démontré. [9,2] Donc, comme je l'ai promis à la fin du livre précédent, celui-ci doit traiter de la différence non des dieux entre eux, ces dieux tous bons, suivant les platoniciens ; non des dieux et des démons; les uns, séparés de l'homme par des distances infinies, les autres placés comme intermédiaires entre les hommes et les dieux; mais de la différence, s'il en est une, des démons entre eux. Il est, au dire de la plupart, de bons démons, et il en est de mauvais : opinion de la secte de Platon ou de toute autre école, il n'en faut pas négliger l'examen. Car n'est-il pas à craindre qu'un homme s'attachant aux démons comme bons, ne sollicite la faveur de leur intervention pour lui concilier ces dieux qu'il croit aussi tous bons, dont il envie la société après sa mort, tandis qu'enlacé dans les filets des malins esprits et trompé par leurs ruses, il va s'éloignant de plus en plus du vrai Dieu, avec qui, en qui et par qui seul l'âme humaine, l'âme raisonnable et intellectuelle possède la béatitude? [9,3] Quelle est donc la différence des bons et des mauvais démons? car Apulée, parlant d'eux en général et si longuement de leurs corps d'air, ne dit rien de ces vertus de l'âme, dont ils seraient infailliblement doués, s'ils étaient bons. Il garde le silence sur la cause de leur félicité; mais celle de leur misère, il ne peut la dissimuler. Il avoue que leur esprit, où il découvre la présence de la raison, loin de trouver dans la constante habitude de la vertu un rempart inébranlable aux assauts des passions aveugles, est battu lui-même de toutes les tempêtes qui bouleversent les âmes insensées. Voici les propres paroles d'Apulée : « C'est en général de cette classe de démons que parlent les poètes, quand, sans s'éloigner beaucoup de la vérité, ils feignent que les dieux, protecteurs ou ennemis de certains mortels, élèvent et favorisent les uns, abaissent et persécutent les autres. Pitié, indignation, tristesse, joie; ils éprouvent en un mot toutes les affections de l'esprit humain, poussés par les flots tumultueux de leur imagination à travers toutes les tourmentes du coeur, toutes les tempêtes de l'intelligence. Or, ces troubles, ces orages sont relégués loin du paisible séjour des dieux. » Ces paroles laissent-elles aucun doute? S'agit-il seulement des régions inférieures de l'âme? Et n'est-ce pas au contraire l'esprit même des démons, cet esprit par où ils sont êtres raisonnables, que soulèvent, comme une mer orageuse, les tempêtes des passions? Oserait-on comparer ces démons à l'homme sage qui, soumis par les conditions même de la vie à ces troubles de l'âme dont l'infirmité humaine n'est pas exempte, leur oppose néanmoins une invincible constance, ne se laissant dérober aucun assentiment, aucune action qui dévie du sentier de la sagesse et des lois de la justice? C'est aux hommes insensés et injustes que les assimile la conformité, non de leurs corps, mais de leurs moeurs. Que dis-je ? ils sont pires que ces hommes ; leur malice invétérée, et, pour leur supplice, incurable, livre leur esprit à la tourmente des passions, et ils ne tiennent par aucune partie de l'âme à la vérité et à la vertu, seul asile où l'on se retranche contre les orages. [9,4] Deux opinions partagent les philosophes sur ces mouvements de l'âme que les Grecs appellent g-patheh ; les Romains, quelques-uns du moins, comme Cicéron, perturbations ; d'autres, affections, ou, plus conformément à l'expression grecque, passions. Ces perturbations, affections ou passions, suivant quelques philosophes, ne laissent pas d'atteindre l'âme du sage; mais il les apprivoise, il les soumet à la raison; elles reconnaissent la souveraineté de l'esprit qui leur impose de justes limites. Tel est le sentiment des sectateurs de Platon et d'Aristote, disciple lui-même de Platon, et auteur de l'École péripatéticienne. D'autres philosophes, les stoïciens, par exemple, défendent aux passions tout accès dans l'âme du sage. Mais, au traité "de la Fin des biens et des maux", Cicéron prouve qu'entre les philosophes du Portique et les disciples de Platon et d'Aristote, le différend est plutôt dans les mots que dans les choses ; et son observation tranche le noeud de la difficulté. Les stoïciens, dit-il, refusent le nom de biens aux avantages corporels et extérieurs. Le seul bien de l'homme, suivant eux, est la vertu, cet art de bien vivre, qui est tout intérieur. Les autres, sans sortir de la simplicité du langage ordinaire, ne refusent pas à ces avantages le nom de biens, quoique au prix de la vertu, cette pratique habituelle de la justice, ils n'en fassent qu'une médiocre estime. D'où il suit que, de part et d'autre, sous ces expressions de biens ou d'avantages, le jugement est le même; et les stoïciens ne raffinent ici que sur les mots. Et quant à cette question : Le sage est-il accessible ou étranger aux passions de l'âme ? il me semble que les stoïciens n'élèvent encore qu'une dispute de mots. Suivant moi, leurs sentiments s'accordent avec ceux des platoniciens et des péripatéticiens : je ne vois de différence que dans le son des paroles. Et pour ne pas m'engager dans une longue suite de preuves, je me contenterai de citer un fait décisif. J'en emprunte le récit, en l'abrégeant, aux "Nuits Attiques" d'Aulu-Gelle, élégant écrivain, d'une science variée et pleine de charme. Il naviguait un jour avec un célèbre philosophe stoïcien. Le vaisseau, sous un ciel en courroux, était battu par la violence des vagues. A la vue du danger, le philosophe tremble et pâlit; il ne peut même dérober son émotion à ses compagnons de traversée. Quoique vivement frappés du voisinage de la mort, ceux-ci avaient eu cependant la curiosité d'observer si l'âme d'un philosophe était inaccessible au trouble. La tempête passée, la sécurité revenue, et avec elle la parole et toute la vivacité de la conversation, l'un des passagers, opulent et voluptueux asiatique, aborde le philosophe et le plaisante sur son effroi, sur sa pâleur. Quant à lui, la mort imminente l'avait trouvé intrépide. Le stoïcien riposte par la réponse d'Aristippe, disciple de Socrate, à un homme de cette espèce, qui, en même circonstance, lui adressait mêmes railleries : « Qu'y a-t-il à craindre pour l'âme d'un fat? Mais il n'en est pas ainsi quand il s'agit de l'âme d'Aristippe. » L'Asiatique congédié par cette réponse, Aulu-Gelle, à son tour, raillerie à part, et seulement pour s'instruire, interroge le philosophe sur la cause de son effroi. Celui-ci s'empresse de satisfaire la curiosité sérieuse d'Aulu-Gelle, prend un ouvrage d'Épictète composé des préceptes de Zénon et de Chrysippe, et montre à Aulu-Gelle cette décision des chefs du Portique. Suivant eux, comme ces imaginations de l'âme, appelées fantaisies, sont indépendantes de notre volonté et la surprennent, quand elles naissent de circonstances terribles, il est impossible que l'âme même du sage n'en soit pas ébranlée, qu'elle demeure inaccessible aux premières émotions de la terreur ou de la tristesse qui préviennent le ministère de l'intelligence et de la raison. Le soupçon du mal n'entre pas dans l'âme qui n'approuve ni ne consent : car le consentement seul est en son pouvoir. Et c'est en quoi diffèrent l'âme de l'insensé et celle du sage. L'une s'abandonne aux passions, et leur prête son assentiment; l'autre, soumise à la nécessité de les souffrir, s'attache néanmoins, par une détermination stable et vraie, au discernement raisonnable de ce qu'elle doit rechercher ou fuir. Voilà l'exposé moins élégant, mais plus court et peut-être plus clair que celui d'Aulu-Gelle, des décisions stoïques qu'il dit avoir lues dans l'ouvrage d'Épictète. S'il est ainsi, il n'y a pas, ou il y a peu de différence entre l'opinion des stoïciens et celle des autres philosophes sur les passions ou perturbations de l'âme : partout on leur interdit l'empire sur la raison du sage ; et les stoïciens prétendent qu'elles ne sauraient l'atteindre, c'est-à-dire qu'elles ne voilent sa sagesse d'aucune erreur, et ne la flétrissent d'aucune souillure. Cependant elles viennent jusqu'à lui, sans troubler sa sérénité intérieure, dans ces circonstances qu'ils appellent avantages ou inconvénients, pour éviter le nom seul de biens et de maux. Car assurément si le philosophe d'Aulu-Gelle n'eût fait aucun cas de ce que le naufrage allait lui enlever, la vie, la conservation de ce corps dont la fureur de la tempête lui présageait la perte imminente, non, le péril ne lui eût pas inspiré cette horreur profonde que trahit la pâleur de son visage. Ne pouvait-il donc se sentir ému, et cependant embrasser fortement par la raison cette pensée que la vie et le salut du corps menacés des flots en furie ne sont pas de ces biens dont la possession, comme celle de la justice, rend le possesseur bon ? Quant à cette affectation de les appeler des avantages et non des biens, il n'y a là que combat de mots, et non débat sérieux. Qu'importe, en effet, qu'on emploie plus exactement la dénomination de biens ou d'avantages, si la menace de leur perte fait également trembler et pâlir le disciple de Zénon et celui d'Aristote, si des noms différents cachent un sentiment semblable ? Que tous deux, sollicités au crime, n'aient pour l'éviter d'autre ressource que de renoncer à ces biens ou avantages, leur réponse n'est pas douteuse. Ils abandonneront la vie, le salut de leur corps, plutôt que d'attenter à la justice. L'âme affermie dans ce sentiment peut souffrir de troubles survenus en la partie inférieure d'elle-même; mais jamais elle ne leur permettra de prévaloir en elle contre la raison. Que dis-je? elle leur commande, elle leur refuse, elle leur résiste, elle assure l'empire de la vertu. Tel Virgile nous dépeint Énée , quand il dit : « Sa raison demeure inébranlable, les larmes roulent inutiles. » [9,5] Il n'est pas nécessaire maintenant de développer, touchant les passions, la doctrine de l'Écriture sainte qui contient toute la science chrétienne; elle soumet l'esprit à Dieu, à sa direction, à son assistance, et les passions à l'esprit, pour les modérer, les dompter et les rendre esclaves de la justice. Notre doctrine ne demande guere à l'âme religieuse si elle entre en colere, mais elle lui demande la cause de sa colère ; si elle est triste, mais le sujet de sa tristesse ; si elle craint, mais l'objet de sa crainte. En effet, s'emporter contre le pécheur, pour le corriger; s'affliger avec l'affligé, pour le consoler; craindre, pour sauver un frère en péril; qu'y a-t-il donc là de répréhensible aux yeux de la saine raison? Les stoïciens, il est vrai, blâment d'ordinaire la compassion; mais combien serait-il plus honorable de s'abandonner aux émotions de la pitié pour une infortune étrangère, qu'aux terreurs du naufrage? Le langage de Cicéron n'est-il pas infiniment plus noble, plus humain, plus religieux, quand il dit à la louange de César : « De toutes tes vertus, il n'en est point de plus admirable, de plus aimable, que la compassion. » Et la compassion n'est-elle pas cette sympathie du coeur qui nous porte à soulager la souffrance de tout notre pouvoir ? Or ce mouvement intérieur prête son ministère à la raison, quand la bienfaisance qu'il inspire ne déroge point à la justice, quand il s'agit de secourir l'indigence ou de pardonner au repentir. Cicéron, cet admirable parleur, n'hésite pas à nommer vertu ce que les stoïciens ne rougissent pas de ranger parmi les vices, et cependant, comme l'enseigne le célèbre Épictète d'après les principes de Zénon et de Chrysippe, ils admettent ces passions dans l'âme du sage que nul vice ne doit profaner. D'où il faut conclure qu'ils ne les regardent plus comme des vices, lorsque le sage ne leur laisse en lui-même aucun ascendant sur la vertu de l'âme et la raison. Il n'y a donc aucun dissentiment réel entre les disciples de Platon et d'Aristote, et ceux de Zénon; mais, comme dit Cicéron, ne faut-il pas que de vaines arguties sur un mot mettent à la torture l'esprit sophistique de ces Grecs, plus amoureux de la dispute que de la vérité? Néanmoins c'est encore une question intéressante de savoir si cette susceptibilité d'émotion dans la pratique même du bien n'est pas une des misères de notre condition présente? Et d'autre part, si les saints anges punissent sans colère ceux que l'éternelle loi de Dieu livre à leur justice; s'ils assistent les malheureux, délivrent du péril ceux qu'ils aiment, sans être troublés de compassion et de crainte; quoique le langage ordinaire leur attribue les affections humaines, pour exprimer une certaine conformité d'action et non la faiblesse de la passion? Ainsi Dieu, suivant l'Écriture, est irrité ; et cependant aucune passion ne saurait l'atteindre. C'est qu'on exprime l'effet de la vengeance, et non la turbulence passionnée de l'âme. [9,6] Ajournons toutefois cette question des saints anges, et voyons comment, selon les platoniciens, ces démons médiateurs entre les dieux et les hommes flottent au gré de leurs passions émues. Que si ces agitations ne montaient pas jusqu'à l'esprit, s'ils lui laissaient l'empire, Apulée nous représenterait-il les démons poussés par les flots tumultueux de leur imagination à travers toutes les tourmentes du coeur, toutes les tempêtes de l'intelligence? Car, en eux, c'est l'esprit, cette partie supérieure de l'âme où réside la raison ; où la vertu et la sagesse, s'ils en étaient capables, imposeraient le silence et le frein aux révoltes aveugles; c'est l'esprit, dis-je, qui, de l'aveu même de ce philosophe platonicien, flotte sur l'océan orageux des passions. Ainsi l'esprit des démons est esclave de toutes les cupidités, de toutes les craintes, de toutes les fureurs. Quelle est donc cette partie d'eux-mêmes qui demeure libre et en possession de la sagesse, pour plaire aux dieux, pour inspirer aux hommes l'heureuse émulation de la vertu, quand leur esprit, courbé sous la tyrannie du vice, n'a de raison que pour séduire et tromper, d'autant plus ardent au succès de ses perfidies, qu'il est possédé d'un plus violent besoin de nuire? [9,7] Ce n'est pas à tous les démons, dira-t-on peut-être, mais aux mauvais seulement que les poètes, sans s'éloigner beaucoup de la vérité, attribuent des sentiments de haine ou d'affection pour les hommes ; et d'eux seuls Apulée a dit qu'ils flottent à la merci des orages de leur âme. Comment donc admettre cette réponse, puisqu'il s'exprimait ainsi sur les démons sans exception, que leurs corps aériens rendent intermédiaires entre les dieux et les hommes? Voici, suivant lui, la fiction des poètes : c'est que de plusieurs de ces démons ils font des dieux, leur imposent les noms des dieux, et la licence impunie de leur imagination les partage à son gré entre les hommes, comme protecteurs ou comme ennemis; tandis que les dieux sont infiniment éloignés de ces égarements des démons, et par la sublimité de leur séjour, et par la plénitude de leur félicité. C'est donc une fiction des poètes d'appeler dieux ceux qui ne sont pas dieux, et de les représenter sous des noms divins, combattant entre eux pour des intérêts humains qu'ils épousent, pour des hommes dont ils se déclarent les adversaires ou les amis. Et il ajoute que ces fictions ne s'éloignent pas beaucoup de la vérité, parce que, supprimés les noms qui appartiennent aux dieux, reste une fidèle peinture des démons. Telle est cette Minerve d'Homère qui, en présence des Grecs attroupés, arrête la fureur d'Achille. Cette Minerve n'est qu'un épisode poétique. La véritable déesse réside au milieu des dieux bons et heureux, dans les hautes régions de l'éther, loin du commerce des mortels. Mais qu'un démon ait embrassé la cause des Grecs contre les Troyens, qu'un autre ait protégé les Troyens contre les Grecs, et que:sous le nom de Mars ou Vénus, dieux qu'Apulée représente aux célestes demeures exempts de tels soucis, ces démons aient entre eux combattu pour le parti qu'ils aiment; c'est une fiction, de l'aveu du philosophe, peu éloignée de la vérité, car les poètes ne parlent comme lui que de ces esprits semblables aux hommes, flottant sur l'océan orageux des passions, sujets à s'éprendre d'amour ou de haine, non pas suivant la justice, mais avec cette aveugle fureur qui partage le peuple entre des chasseurs et des cochers. Quelle est donc ici l'intention du philosophe platonicien? N'est-ce pas de prévenir une méprise qui attribuerait, non pas aux démons, mais aux dieux eux-mêmes, ces actes des démons mis en scène sous le nom des dieux ? [9,8] Que dis-je ? refuserons-nous une sérieuse attention à cette définition des démons? Apulée ne les a-t-il pas compris tous sans exception quand il les définit, animaux passionnés, doués de raison, dont le corps est aérien et la durée éternelle? De ces cinq qualités, en est-il une seule que les démons partagent avec les hommes vertueux, à l'exclusion des méchants? En effet, quand, après avoir parlé des dieux du ciel, il s'attache à définir les hommes pour ramener son discours de ces deux extrémités, l'élévation infinie et l'infinie bassesse, à la région intermédiaire et aux démons qui l'habitent, il s'exprime ainsi : Les hommes donc jouissent de la raion, possèdent la puissance de la parole ; leur âme est immortelle, leur corps périssable ; esprits légers et inquiets, grossiers et corruptibles organes; moeurs différentes, erreurs semblables; audace obstinée, invincible espérance; activité stérile, fortune fugitive; mortels individuellement, la perpétuité appartient à l'espèce que renouvelle le flot mobile des générations ; éphémère durée, sagesse tardive, la mort les devance, leur vie n'est qu'une plainte; la terre est leur séjour. Dans cette longue définition, qui convient à la plupart des hommes, passe-t-il sous silence ce privilège qu'il sait n'appartenir qu'au petit nombre, cette "tardive sagesse?" S'il l'eût oublié, un trait important eût manqué à l'exactitude, d'ailleurs si fidèle, de sa définition. Et quand il relève la supériorité des dieux, il leur attribue la possession éminente de cette félicité où les hommes s'efforcent d'atteindre par la sagesse. Si donc il avait voulu laisser croire qu'il existe de bons démons, il aurait dans sa définition réservé certaine qualité particulière qui les eût associés soit au bonheur des dieux, soit à la sagesse des hommes. Mais il ne leur attribue rien de ce qui distingue les bons des méchants : et cependant il s'abstient de dévoiler librement leur malice, moins par crainte de les offenser eux-mêmes, que de blesser ses auditeurs. Cependant, il insinue clairement aux gens d'esprit ce qu'il faut penser des démons, quand il relègue loin de la bonté et de la béatitude des dieux les passions et leurs orages, n'admettant de commun entre les dieux et ces esprits que l'éternité corporelle. Il établit sans détour que l'âme des démons les assimile non aux dieux, mais aux hommes, non par la jouissance de la sagesse où l'homme peut atteindre, mais par la misère des passions qui dominent le méchant et l'insensé, dont le sage et le juste triomphent, et toutefois assez chèrement pour préférer la paix à la victoire même. En effet, si, par cette éternité qu'il dit commune aux dieux et aux démons, il voulait faire entendre celle des esprits, et non des corps, il n'exclurait pas ici les hommes; philosophe platonicien, il croit indubitablement à l'éternité de l'âme humaine. N'a-t-il pas défini l'homme : « être doué d'une âme immortelle et d'organes périssables ? » Si donc la mortalité corporelle exclut les hommes du partage de l'éternité avec les dieux, c'est à l'immortalité corporelle que ces démons doivent ce privilége. [9,9] Quels sont-ils donc ces intercesseurs nécessaires qui concilient aux hommes la faveur des dieux? Quels sont-ils ces médiateurs entre les dieux et les hommes, si dégradés dans cette partie de leur être commune avec l'homme, et la plus éminente de l'être humain, l'âme; si supérieurs à l'homme dans cette partie où l'excellence leur est commune avec les dieux, le corps? En effet, l'être vivant est composé d'une âme et d'un corps : et de ces deux agents, l'un a la supériorité sur l'autre ; quoique faible et vicieuse, l'âme est meilleure que le corps dans la plénitude même de la force et de la santé, parce que sa nature lui assure cette prééminence, et qu'il ne saurait dépendre du vice de l'en dépouiller; ainsi l'or souillé est plus précieux que l'argent ou le plomb le plus pur. Et ces médiateurs entre les dieux et les hommes dont l'intervention est le noeud du divin et de l'humain, partagent avec les dieux l'éternité du corps, et avec les hommes, les vices de l'esprit, comme si cette religion qui rattache les hommes aux dieux par la médiation des démons, consistait dans le corps, et non dans l'esprit. Quelle malignité ou plutôt quel châtiment tient ces faux et perfides médiateurs comme suspendus la tête en bas ; la partie inférieure de leur être, le corps engagé avec les natures supérieures; la partie supérieure, l'âme, avec les inférieures; unis aux dieux du ciel par la partie qui obéit, malheureux avec l'homme terrestre par la partie qui commande? Car le corps est un esclave. «A l'esprit, dit Salluste, appartient l'empire, le corps doit l'obéissance ... L'un nous est commun avec les dieux, l'autre avec les brutes," ajoute-il en parlant des hommes doués comme les brutes d'un corps périssable. Et les êtres que la philosophie nous donne pour médiateurs entre nous et les dieux, peuvent dire aussi de leur esprit et de leur corps : L'un nous est commun avec les dieux, l'autre avec les hommes; mais, enchaînés et comme suspendus, ce qui leur est commun avec les divinités bienheureuses, c'est le corps esclave; ce qui leur est commun avec les hommes misérables, c'est l'âme souveraine : exaltés dans leur être inférieur, la tête précipitée et pendante ? Qu'on leur attribue donc l'éternité avec les dieux, parce qu'ils ne dépendent point, comme les animaux terrestres, de cette loi de la mort qui brise le noeud des corps et des âmes; mais que l'on sache que leur corps n'est pas pour eux le char d'un éternel triomphe, mais l'éternelle chaîne de leur supplice. [9,10] Le philosophe Plotin, de récente mémoire, est sans contre-dit renommé par son intelligence supérieure de la doctrine de Platon. « Le Père, dans sa miséricorde, dit-il en traitant de l'âme humaine, lui a fait des liens mortels, » La mortalité corporelle est donc un témoignage de la miséricorde du Père envers les hommes; il n'a pas voulu les enchaîner à jamais aux misères de cette vie. L'iniquité des démons a été jugée indigne d'une telle clémence; et avec toutes les malheureuses passions de l'homme, elle n'a pas reçu comme lui un corps sujet à mourir, mais un corps immortel. L'homme en effet devrait envier le bonheur des démons, s'ils partageaient avec lui la mortalité du corps, et avec les dieux la béatitude de l'âme. Les démons n'auraient rien à envier a l'homme, si leur âme, dans sa misère, eût mérité d'obtenir un corps mortel, pourvu toutefois qu'un dernier sentiment de piété permît du moins à leur souffrance le repos de la mort. Mais, loin d'être plus heureux que les hommes, dont ils ont toutes les misères morales, ils sont encore plus malheureux ; l'éternité de leurs corps éternise leur captivité. Car on ne laisse pas supposer qu'un retour intérieur, un progrès dans la science de la sagesse, les élève au rang des dieux : Apulée n'a-t-il pas dit clairement que la condition des démons est éternelle? [9,11] Il dit encore, il est vrai, que les âmes humaines sont des démons ; que les hommes deviennent Lares, s'ils ont été vertueux; méchants, ils deviennent Lemures ou Larves; quand on ignore s'ils ont été bons ou mauvais, on les appelle Dieux Mânes. Quel abîme de dépravation ouvre une telle croyance ! Qui ne le voit d'un coup d'oeil? Quelle qu'ait été la méchanceté des hommes, s'imaginant qu'ils seront un jour larves ou dieux mânes, leur malice ne va-t-elle pas s'accroître en raison de leur passion de nuire? Que dis-je? s'ils croient que des honneurs divins, des sacrifices leur seront offerts après leur mort pour les inviter à nuire! Car, suivant Apulée (et ici s'élève une autre question), les larves sont des hommes transformés en démons malfaisants. C'est pourquoi, dit-il encore, « les Grecs appellent les bienheureux g-Eudaimones, bons esprits ou bons démons, » témoignant ainsi de nouveau que les âmes même des hommes sont des démons. [9,12] Mais nous ne parlons maintenant que de ces démons dont Apulée a défini la nature particulière, intermédiaires entre les dieux et les hommes, animaux raisonnables, passionnés, aériens, éternels. Car, après avoir mis entre les dieux et les hommes la distance infinie qui sépare leur nature et leur séjour, la hauteur du ciel et l'humilité de la terre, il conclut ainsi : « Vous avez donc deux espèces d'êtres animés: les hommes, et les dieux, si différents des hommes par l'élévation de leur séjour, la perpétuité de leur vie, la perfection de leur nature; entre eux et nous, nulle communication prochaine; de leur résidence sublime à notre misérable demeure règne un immense abîme ; là, une éternelle et inépuisable vitalité ; ici, une vie fugitive et fragile; les esprits des dieux s'élèvent au faîte de la béatitude, et ceux des hommes rampent dans une misère profonde. » Voilà donc les trois qualités contraires des deux natures extrêmes, la plus haute et la plus basse. Il reproduit les trois caractères d'excellence qu'il attribue aux dieux, et leur oppose les trois caractères d'infériorité qu'il signale dans les hommes. Aux dieux appartiennent la sublimité du séjour, l'éternité de l'existence, la perfection de la nature, et voici les oppositions que présente la destinée humaine. Avec la sublimité de leur séjour contraste notre misérable demeure; avec leur éternelle et inépuisable vitalité, notre vie fugitive et fragile; avec l'élévation des divins esprits au faîte de la béatitude, l'humiliation de l'esprit humain dans les profondeurs de la misère. Ainsi, à ces trois perfections divines, l'exaltation, l'éternité, la béatitude, correspondent ces trois termes de la condition humaine, le séjour terrestre, le mal et la mort. [9,13] Entre ces deux ordres d'attributs opposés qui séparent les dieux et les hommes, comment classer les démons? Et d'abord nulle difficulté sur le lieu de leur séjour, puisque Apulée leur assigne un rang intermédiaire. Car, entre ces deux extrémités de l'élévation et de l'abaissement, le milieu se suggère nécessairement. Mais restent deux circonstances qui demandent un sérieux examen. Sont-elles étrangères aux démons ? Ou bien comment peut-on les leur attribuer sans porter atteinte à leur médiation ? Or elles ne sauraient leur être étrangères. Si en effet nous avons défini le milieu, ce qui n'est ni le haut, ni le bas, il ne nous est pas également possible de dire que les démons, animaux raisonnables, ne sont ni heureux, ni malheureux, comme les plantes ou les brutes dépourvues de sentiment ou de raison. Car c'est une nécessité que l'âme raisonnable soit heureuse ou malheureuse. Il est encore impossible de dire que les démons ne sont ni mortels ni immortels ; car tout être vivant vit sans fin ou finit par mourir. Et, suivant Apulée, les démons sont éternels. Que reste-t-il, sinon que, tenant le milieu entre les deux natures extrêmes, ils possèdent, l'un des attributs supérieurs, et l'autre des inférieurs? Car si les deux autres attributs, soit dans l'ordre supérieur, soit dans l'ordre inférieur, leur sont dévolus, ils ne tiennent plus le milieu, et ils retombent dans l'un ou l'autre extrémité. Or il est impossible, nous l'avons démontré, que l'un et l'autre de ces attributs leur manquent à la fois; il faut donc qu'ils en aient un des deux parts pour conserver le milieu. Mais l'extrémité inférieure ne saurait leur donner l'éternité qu'elle n'a pas; donc ils l'empruntent à l'extrémité supérieure; et pour rendre leur médiation complète, il ne leur reste à prendre de l'extrémité inférieure que la misère. Ainsi, suivant les platoniciens, aux dieux habitants des célestes demeures, l'éternité bienheureuse ou béatitude éternelle; aux hommes relégués dans cette basse région du monde, une misère mortelle ou mortalité misérable ; aux démons intermédiaires, une misérable éternité ou éternelle misère. Or, les cinq qualités que, dans sa définition, Apulée leur attribue, n'établissent pas, selon sa promesse, la médiation des démons entre les dieux et les hommes. Car il leur assigne trois qualités communes avec nous: la nature animale, l'esprit raisonnable, l'âme passionnée, une seule commune avec les dieux, l'éternité; une seule qui leur est propre, la subtilité aérienne du corps. Comment donc pourront-ils garder le milieu, s'ils n'ont qu'un rapport avec les êtres supérieurs, et s'ils en ont trois avec les inférieurs? Qui ne voit combien ils s'éloignent du milieu, comme ils s'inclinent et penchent vers le bas? Cette médiation toutefois pourrait se retrouver encore, en établissant que de ces divers attributs un seul leur est propre, le corps aérien, comme aux deux extrémités contraires, le corps céleste appartient aux dieux, le corps terrestre aux hommes; et qu'il appartient à tous de posséder l'âme et la raison. Apulée, parlant des dieux et des hommes, ne dit-il pas : « Vous avez deux espèces d'êtres animés? » Et les platoniciens ne présentent jamais les dieux que comme esprits raisonnables. Restent donc deux attributs : la passion et l'éternité; l'une qui leur est commune avec les êtres de l'ordre inférieure, l'autre avec ceux de l'ordre supérieur. Ainsi leur condition demeure intermédiaire, et dans un juste équilibre, entre l'extrême exaltation et l'extrême abaissement. Voilà donc le destin des démons, une éternité malheureuse ou misère éternelle ; car le philosophe qui déclare leur nature passionnée leur eût aussi assigné la misère en partage, s'il n'eût rougi pour leurs adorateurs. Or, comme, de l'aveu même des platoniciens, c'est la providence de Dieu et non la téméraire fortune qui gouverne l'univers, la misère des démons ne serait point éternelle, si leur malice n'était profonde. S'il est juste d'appeler les bienheureux "eudémons", ils ne sont donc pas "eudémons" ces démons intermédiaires entre les dieux et les hommes. Quel serait en effet le séjour de ces bons démons qui, au-dessus des hommes, au-dessous des dieux, prêteraient aux uns leur assistance, aux autres leur ministère? Car, s'ils sont bons et éternels, ils sont assurément heureux. Or l'éternelle béatitude les éloigne du milieu; autant elle les approche des dieux, autant elle les sépare des hommes. Aussi cherche-t-on vainement à concilier la béatitude et l'immortalité des démons avec leur situation intermédiaire entre les dieux immortels et bienheureux et les hommes misérables et mortels. Car, s'ils ont avec les dieux la béatitude et l'immortalité, attributs refusés à l'homme destiné aux misères et à la mort, n'est-il pas plus exact de les éloigner de l'homme et de les associer aux dieux, que de leur assigner le milieu entre les dieux et l'homme? Ce milieu leur appartiendrait, s'ils correspondaient à deux attributs, non d'une part ou de l'autre, mais de l'une et de l'autre part. Ainsi l'homme est comme un milieu entre la brute et l'ange; la brute être animé, irraisonnable, mortel ; l'ange, être animé, raisonnable, immortel : l'homme, intermédiaire, inférieur à l'ange, supérieur à la brute, partage la mortalité avec l'une, la raison avec l'autre ; il est, en un mot, animal raisonnable et mortel. Donc, cherchant un milieu entre les bienheureux immortels et les misérables mortels, nous devons trouver soit un mortel bienheureux, soit un immortel misérable. [9,14] Mais l'homme peut-il être bienheureux et mortel : c'est une grande question parmi les hommes. Quelques-uns, jetant sur leur condition un humble regard, dénient à l'homme la possibilité du bonheur, tant qu'il vit pour mourir. D'autres, s'exaltant eux-mêmes, ont osé dire que le sage peut atteindre la félicité, quoique mortel. S'il est ainsi, que ne l'élève-t-on plutôt au rang de médiateur entre les mortels malheureux et les bienheureux immortels, lui qui partage la béatitude avec les uns et la mortalité avec les autres ! Et, s'il est heureux, il n'envie personne (quoi de plus malheureux en effet que l'envie?) ; et, de tout son pouvoir, il aide les mortels malheureux à s'élever jusqu'à la béatitude pour obtenir, après la mort, la vie éternelle dans une sainte union avec les anges bienheureux et immortels. [9,15] Que si, d'après l'opinion la plus probable et la plus digne de confiance, tous les hommes sont nécessairement malheureux tant qu'ils demeurent sujets à la mort, il faut chercher un médiateur, qui ne soit pas seulement homme, mais Dieu, et, par l'intervention de sa mortalité bienheureuse, retirant les hommes de leur misère mortelle, les conduise à la bienheureuse immortalité. Or ce médiateur ne devait ni être exempt de la mort, ni demeurer à jamais son esclave. Il s'est fait mortel, sans infirmer la divinité du Verbe, mais en épousant l'infirmité de la chair. Car il n'est pas resté mortel dans cette chair même qu'il a ressuscitée des morts; et c'est le fruit de sa médiation que ceux dont elle dut opérer la délivrance ne restent pas éternellement dans la mort même de la chair. Il fallait donc que ce médiateur entre nous et Dieu réunît une mortalité passagère et une béatitude permanente, afin d'être conforme aux mortels par ce qui passe, et de les rappeler du fond de la mort, à ce qui demeure. Les bons anges ne peuvent donc pas tenir le milieu entre les mortels malheureux et les bienheureux immortels, car ils sont eux-mêmes bienheureux et immortels; mais les mauvais anges peuvent le tenir, car ils sont immortels avec les uns et malheureux avec les autres. Leur adversaire est le bon médiateur, qui à leur immortalité et à leur misère a voulu opposer sa mortalité temporelle et la permanence de son éternelle félicité ; immortels superbes, coupables malheureux, il réduit leur fastueuse immortalité à l'impuissance de séduire, et, par l'humiliation de sa mort, par les largesses de sa béatitude, il ruine leur empire dans les coeurs que sa foi purifie et délivre de l'immonde tyrannie des démons. Malheureux et mortel, relégué si loin des immortels et des bienheureux, quel médiateur l'homme choisira-t-il pour se rattacher à l'immortalité, à la béatitude? Ce qui peut plaire dans l'immortalité des démons n'est que misère ; ce qui peut déplaire dans la mortalité du Christ n'est déjà plus. Là c'est une misère éternelle qu'il faut conjurer; ici, c'est une mort qui n'est point à craindre, elle ne fait que passer; puis, une béatitude tout aimable, car elle est éternelle. L'immortel malheureux n'intervient donc que pour nous fermer le passage à la bienheureuse immortalité, et l'obstacle qu'il oppose est éternel, c'est sa misère même; mais le mortel bienheureux s'est fait médiateur, il a subi l'épreuve mortelle pour donner l'immortalité aux morts (sa résurrection le prouve ) ; et aux malheureux, la béatitude qui ne s'est jamais retirée de lui. Il y a donc un médiateur malin qui sépare les amis; et un bon médiateur qui réconcilie les ennemis. Et les médiateurs qui séparent sont nombreux; car la multitude bienheureuse ne puise la félicité que dans son union avec un seul Dieu ; et, privée de cette union, la multitude malheureuse des mauvais anges s'élève plutôt comme obstacle qu'elle n'intervient comme secours : essaim malfaisant qui, pour ainsi dire, bourdonne autour de nous, pour nous détourner de la voie de cette béatitude souveraine où nous rappelle, non plusieurs médiateurs, mais un seul, celui même dont l'union nous rend heureux, le Verbe de Dieu, le Verbe incréé, créateur de toutes choses. Et toutefois il n'est pas médiateur en tant que Verbe : car, dans les hauteurs de son éternité et de sa gloire, le Verbe est loin des mortels malheureux; mais il est médiateur en tant qu'homme. Et il montre ainsi que, pour atteindre ce Dieu qui possède et donne la béatitude, il ne faut pas chercher d'autres médiateurs qui nous en préparent les degrés, puisque le Dieu d'où émane toute béatitude, daignant s'associer à notre humanité, nous associe par le plus court chemin à sa divinité. Et en nous délivrant de la mortalité et de la misère, ce n'est pas aux anges qu'il nous unit pour nous rendre immortels de leur immortalité, bienheureux de leur béatitude; il nous élève jusqu'à cette Trinité même dont la communion fait le bonheur des anges. Ainsi, tandis que, pour être médiateur, il veut sous les traits de l'esclave, s'abaisser au-dessous des anges, il demeure toujours au-dessus des anges dans sa nature de Dieu; il est ici-bas la voie de la vie, lui qui dans le ciel est la vie même. [9,16] La vérité repousse cette opinion que le platonicien Apulée emprunte à Platon : « Aucun Dieu ne se mêle à l'humanité; » ajoutant que le principal caractère de la grandeur des dieux, c'est de n'être jamais souillés du contact de l'homme. Les démons, de son aveu, en sont donc souillés ; il leur est donc impossible de purifier qui les souille, et tous deviennent également impurs, les démons par le contact des hommes, les hommes par le culte des démons. Que si les démons peuvent se mêler à l'humanité sans en être souillés, ils sont donc supérieurs aux dieux mêmes, qui ne pourraient s'y mêler sans souillure. Car n'est-ce pas leur souverain privilége d'habiter, à des hauteurs infinies, une sphère inaccessible au commerce de l'homme? Et le Dieu suprême, créateur de toutes choses, que nous appelons je vrai Dieu, est, au témoignage de Platon cité par Apulée, « le seul dont l'indigence de la parole humaine ne puisse donner une idée même insuffisante : à peine apparaît-il à l'oeil des sages quand la vigueur de l'âme les a, autant que possible, détachés du corps; mais il passe rapide comme l'éclair dont le sillon traverse les plus épaisses ténèbres. » Si donc ce Dieu, vraiment Seigneur et maître, se dévoile parfois, rapide comme l'éclair dont le sillon traverse une lumière pure; et présent, d'une présence intelligible, à l'âme du sage où il ne reçoit aucune souillure; pourquoi placer ces dieux si loin, si haut, pour les soustraire au commerce de l'homme? Quoi? ne suffit-il pas de voir ces corps célestes qui répandent sur la terre une lumière suffisante à ces besoins ? Or, si notre regard ne souille pas ces astres qui passent tous pour des dieux visibles, souillera-t-il les démons, quoique vus de plus près ? Mais peut-être est-ce la voix, sinon le regard de l'homme qui porterait atteinte à la pureté des dieux ; et c'est pourquoi les démons, intermédiaires, leur transmettent la parole humaine, sans que la hauteur de leur séjour s'abaisse ou que leur pureté se ternisse? Parlerai-je des autres sens? Les dieux, fussent-ils présents, ne pourraient être souillés par l'odorat; car les démons, voisins de l'homme, ne souffrent point des émanations de la vie humaine, puisque l'infection des cadavres immolés sur leurs autels ne saurait les atteindre. Le sens du goût n'est pas intéressé chez les dieux par la nécessité de réparer la nature mortelle; jamais la faim ne les réduit à demander des aliments aux hommes. Le toucher dépend d'eux. Et c'est d'une certaine action de ce sens, du contact qu'il s'agit. Ne pourraient-ils, s'ils voulaient, se mêler aux hommes, les voir et en être vus, les entendre et en être entendus ? Car quelle nécessité de toucher ? L'homme assurément n'oserait en former le désir, content de jouir de la vue, de l'entretien des dieux ou des bons démons; et, si sa curiosité s'élevait jusque-là, par quelle adresse toucherait-il un dieu, un démon, malgré eux, lui qui ne peut saisir un passereau s'il n'est captif ! Les dieux pourraient donc voir et entendre les hommes, s'en laisser voir et entendre, et se mêler ainsi corporellement à eux. Car, s'ils pouvaient être souillés par ce commerce qui ne souille pas les démons, il faudrait reconnaître aux dieux une faiblesse dont les démons sont exempts. Si, d'autre part, la souillure gagne les démons, quel secours l'homme en peut-il attendre pour la béatitude éternelle? Souillés eux-mêmes, pourront-ils le purifier pour l'introduire sans tache en présence des dieux purs! S'ils sont incapables de rendre ce service, de quoi sert leur amicale médiation? Est-ce afin que les hommes passent, au sortir de la vie, non dans la société des dieux, mais dans celle des démons pour vivre avec eux frères de honte et de misère ? Dira-t-on que, semblables à l'éponge, ils se remplissent de toutes les souillures dont ils purifient leurs amis? S'il est ainsi, les dieux n'ont donc évité le voisinage et le contact de l'homme que pour se mêler à l'impureté des démons? Mais peut-être les dieux, sans cesser d'être purs, peuvent-ils purifier les démons du contact humain? puissance qui leur manque à l'égard de l'homme. Qui pourrait concevoir de telles pensées, s'il n'est abusé par la malice des démons? Quoi! le regard souille? et cependant l'oeil de l'homme n'atteint-il pas ces dieux visibles, flambeaux du monde, et tous les autres corps célestes? Et les démons ne sont-ils pas plus sûrement préservés de cette atteinte, eux qui ne sauraient être vus, s'ils n'y consentent? Que s'il y a souillure, non pas à être vu, mais à voir, il faut donc prétendre que les hommes échappent au regard de ces astres dont on fait des dieux, quand ils dardent leurs rayons sur la terre. Quoi! répandus sur les plus immondes objets, ces rayons restent purs, et les dieux se souilleraient au contact humain, ce contact même fut-il nécessaire au soulagement de l'humanité? Les rayons du soleil et de la lune touchent la terre; leur lumière en est-elle moins pure? [9,17] Je ne puis assez m'étonner que des hommes si savants, qui ont toujours élevé les objets incorporels et intelligibles au-dessus des objets corporels et sensibles, parlent de contact corporel, quand il s'agit de la béatitude. Où est donc cette parole de Plotin : « Il faut fuir vers une patrie si chère ; là est le Père, et tout avec lui. — Où est le vaisseau ? où est le char? — Non; deviens semblable à Dieu. Si donc plus on ressemble à Dieu, plus on s'approche de Dieu, il n'est entre nous et lui qu'une distance morale, et l'âme de l'homme s'éloigne d'autant plus de l'être incorporel, éternel, immuable, qu'elle est plus passionnée pour les objets soumis au temps et au changement. Cette âme, il faut la guérir. Et comme il n'est aucun rapport entre l'immortelle pureté qui règne au ciel, et la bassesse qui rampe un jour sur la terre, il faut un médiateur; mais un médiateur qui ne tienne pas à l'ordre supérieur par l'immortalité corporelle et à l'ordre inférieur par l'infirmité maladive d'une âme semblable à la nôtre, infirmité gui le porterait plutôt à envier notre guérison qu'à y concourir : il faut un médiateur qui, s'unissant à notre bassesse par la mortalité du corps, demeure par l'immortelle justice de l'esprit dans la gloire de la divinité, à cette hauteur infinie qui n'est pas une distance, mais une inaltérable conformité avec le père; un médiateur enfin qui puisse prêter à l'oeuvre de notre purification et de notre délivrance un secours vraiment divin. Loin de ce Dieu, pureté souveraine, la crainte de recevoir quelque souillure de l'homme qu'il a revêtu, ou des hommes avec lesquels il converse sous les traits de l'homme! Car, entre tous les bienfaits de son incarnation, voici deux grands enseignements qu'elle nous a donnés pour notre salut : c'est que la véritable divinité ne peut être souillée par la chair, et qu'il ne faut pas croire les démons supérieurs à nous pour n'être point de chair. Voilà donc, selon les termes de la sainte 'Écriture : « Le médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ, Homme; » par sa divinité, toujours égal à son père; par son humanité, devenu semblable à nous. Mais ce n'est pas ici le lieu de développer ces vérités. [9,18] Quant aux démons, quoique l'impureté de leur esprit ait souvent trahi leur misère et leur malice, médiateurs faux et perfides, ils profitent des avantages de leur séjour et de l'agile subtilité de leurs corps, pour suspendre, pour détourner le progrès de nos âmes, et, loin de nous ouvrir la voie qui mène à Dieu, ils la sèment de piéges. Et c'est une voie fausse et pleine d'erreurs où ils nous engagent, voie corporelle où ne marche pas la justice ; car ce n'est point par une élévation mesurable, mais spirituelle, c'est par une ressemblance incorporelle que nous devons monter à Dieu. Et c'est dans cette voie corporelle, disposée selon la hiérarchie des éléments, que ces philosophes, amis des démons, placent, entre l'homme terrestre et les dieux du ciel, ces médiateurs aériens, persuadés qu'un attribut essentiel de la divinité est cet immense intervalle qui la préserve de tout contact humain. Ainsi, selon ces philosophes, les hommes souillent plutôt les démons que les démons ne purifient les hommes, et les dieux eux-mêmes pourraient bien ne pas échapper à la souillure s'ils ne se retranchaient dans les hauteurs. Qui donc est assez malheureux pour espérer sa purification dans une voie où il n'est plus question que d'hommes qui souillent, de démons souillés, de dieux capables de souillure? Et qui ne choisirait plutôt la voie où l'on évite les démons impurs, où le Dieu de toute pureté efface les taches de l'homme pour l'introduire dans la société si pure des anges. [9,19] Cependant, de peur qu'on ne m'accuse de disputer à plaisir sur les mots, plusieurs de ces démonolâtres, Labéon, entre autres, assurant que l'on donne aussi le nom d'anges à ceux qu'ils nomment démons, il faut ici dire quelques mots de ces bons anges dont les platoniciens ne nient pas l'existence, mais qu'ils préfèrent appeler bons démons. Quant à nous, le témoignage de la sainte Écriture, l'une des bases de notre foi, nous apprend qu'il y a de bons anges, qu'il y en a de mauvais; jamais elle n'emploie le terme de bons démons. Partout où ce mot se rencontre, il ne désigne que les esprits de malice. Et ce sens est si généralement adopté que chez les païens mêmes, passionnés pour le culte de cette multitude de dieux et de démons, il n'est point de savant ni de lettré qui ose dire en éloge à son esclave même : "Un démon te possède"; et, à quelque homme qu'un tel propos s'adresse, nul doute qu'il ne suppose en celui qui le tient une intention blessante. Si donc il n'est pas une oreille dont ce mot de démons, ordinairement pris dans une sinistre acception, n'offense la délicatesse, quelle raison nous obligerait de nous expliquer davantage, l'expression d'ange nous permettant d'éviter toute fâcheuse équivoque? [9,20] Et si nous consultons les livres saints , l'origine même du nom de démon présente une particularité digne d'être connue. Les démons, g-daimones, sont ainsi nommés à cause de leur science. Mais l'Apôtre inspiré de l'Esprit saint a dit : « La science enfle et la charité édifie." C'est-à-dire que la science n'est utile qu'autant qu'elle se rencontre avec la charité; et que sans la charité la science enfle le coeur, et l'emplit du vent de la vaine gloire. Ainsi les démons ont la science sans la charité, et de là cette superbe impie qui les pousse encore à usurper, autant que possible, et auprès de qui leur est possible, ces honneurs divins et cet hommage de dépendance dus au vrai Dieu. Pour triompher de cette superbe, qui opprime le genre humain justement asservi, quelle est l'infinie puissance de l'humilité d'un dieu, manifesté sous la forme d'esclave? c'est un secret pour ces âmes humaines gonflées d'impureté fastueuse, semblables aux démons par l'orgueil et non par la science, [9,21] Et les démons eux-mêmes l'ignorent si peu qu'ils disaient au Seigneur revêtu de l'infirmité de la chair : « Qu'y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu nous perdre avant le temps? » Parole qui montre clairement qu'en eux était la science de ce grand mystère, mais sans la charité. Ils redoutaient de lui leur châtiment, ils n'aimaient pas en lui sa justice. Or ils l'ont connu autant qu'il l'a voulu; il l'a voulu autant qu'il le fallait. Ils l'ont connu, non comme les saints anges qui participent à sa bienheureuse éternité en tant qu'il est le Verbe de Dieu ; mais il s'est révélé par la terreur à ces tyrans dont il devait briser l'empire pour affranchir les élus, prédestinés à son royaume, à cette gloire éternellement vraie et vraiment éternelle. Il se révèle donc aux démons, non en tant qu'il est la vie éternelle et la lumière immuable qui éclaire les saints; lumière qui brille à l'oeil de la foi et purifie le coeur ; mais par certains traits passagers de sa puissance, par certains signes de sa présence cachée, plus sensibles à la nature spirituelle, même des malins esprits, qu'à l'infirmité de l'homme. Et lorsque, jugeant à propos de supprimer ces marques éclatantes, il rentre pour un temps dans un secret plus profond, le prince des démons doute de lui et le tente pour s'assurer s'il est le Christ. Il ne le tente toutefois qu'autant que le Christ le lui permet pour réduire son humanité aux conditions de modèle proposé à la nôtre. Mais après la tentation, quand les anges le servent, ainsi qu'il est écrit, les bons et saints anges, devant lesquels tremblent les esprits impurs, les démons reconnaissent de plus en plus combien il est grand : si méprisable qu'il paraisse dans son infirmité charnelle, il commande, et nul n'oserait lui résister. [9,22] Donc, aux yeux des saints anges, cette science des ohjets sensibles et temporels n'est qu'une science misérable, non qu'elle leur manque, mais parce que l'amour du Dieu qui les sanctifie est leur unique amour, et qu'au prix de cette pure et immuable et ineffable beauté, ils méprisent, dans un saint ravissement, tout ce qui est au-dessous d'elle, tout ce qui n'est pas elle, et se méprisent eux-mêmes, afin de jouir, par toute la bonté de leur être, de ce bien, source de leur bonté. Et ils possèdent de l'ordre temporel et muable une connaissance d'autant plus certaine, qu'ils en découvrent les raisons souveraines dans le Verbe de Dieu, créateur du monde : raisons qui, tantôt approuvent, tantôt réprouvent, ordonnent toujours. Ces causes éternelles, pôles invisibles des temps, échappent aux démons; ils ne les contemplent pas dans la sagesse de Dieu; mais leur expérience de certains signes cachés à nos regards leur permet de lire beaucoup plus loin que nous dans l'avenir. Parfois ils annoncent longtemps à l'avance leurs propres intentions. Souvent ils se trompent, et les anges jamais. Car autre chose est de conjecturer le temps sur le temps, le changement sur le changement, et d'y imprimer quelques traces fugitives de volonté et de puissance, ce qui, dans une certaine mesure, est permis aux démons ; autre chose est de lire, dans les éternelles lois de Dieu, lois immuables dont sa sagesse est la vie, les révolutions du temps, et de connaître par la participation de l'Esprit divin, cette infaillible Volonté, où la certitude est aussi absolue que la puissance : privilége qu'un profond discernement accorde aux saints anges. Ils jouissent donc à la fois de l'éternité et de la béatitude; et le bien qui les enivre, c'est Dieu, leur créateur. La vue, l'éternelle possession de sa divinité les plonge en d'intarissables délices. [9,23] Si les platoniciens préfèrent les appeler dieux plutôt que démons, et, conformément à la doctrine de Platon, leur auteur et leur maître, les ranger parmi ces dieux créatures du Dieu suprême. soit, j'y consens; je ne veux point contester sur des mots. Car, s'ils leur attribuent l'immortalité et la béatitude, sans chercher hors de Dieu le principe de leur être et de leur gloire, que les noms diffèrent, ce sentiment est le nôtre. Or, qu'il soit celui des platoniciens, de tous ou des plus célèbres, leurs livres l'attesteront au besoin. Et sur cette dénomination même de "dieux" qu'ils donnent à ces immortelles et bienheureuses créatures, nous sommes presque d'accord : ne lisons-nous pas aussi dans les saintes lettres : « Le Dieu des dieux, le Seigneur a parlé. » « Glorifiez le Dieu des dieux. » — Et ailleurs : "Le roi puissant" Et : "sur tous les dieux. " — Et le verset : « Terrible sur tous les dieux, » expliqué par celui-ci : Car tous les dieux des Gentils ne sont que des démons. Le Seigneur est l'auteur des cieux, » — « sur tous les dieux, » les dieux des nations, c'est-à-dire les démons érigés en divinités. « Terrible, » c'est cette terreur qu'il inspire aux démons quand ils s'écrient : « Es-tu venu nous perdre ? » Loin de nous la pensée que « Dieu des dieux « puisse s'entendre du « dieu des démons, » et que cette expression, « roi puissant sur tous les dieux, » signifie roi puissant sur tous les démons ! C'est que dans le peuple de Dieu il est des hommes que l'Écriture appelle aussi du nom de dieux. J'ai dit : « Vous êtes des dieux; vous êtes tous les fils du Très-Haut. Ici l'on peut entendre qu'il soit le dieu de ces dieux, celui qui est dit : « Dieu des dieux ; » qu'il soit le roi puissant sur ces dieux, celui qui est dit : "Roi puissant sur tous les dieux". Mais, me dit-on, si des hommes sont appelés dieux pour être de ce peuple à qui, par le ministère des anges ou des hommes, Dieu adresse la parole, combien plus justement ce nom est-il dû aux immortels, possesseurs de cette béatitude où les hommes aspirent en servant Dieu ? Que répondre, sinon que ce n'est pas en vain si l'Écriture a plus expressément donné le nom de dieux aux hommes qu'aux bienheureux immortels, dont la résurrection nous rendra les égaux, suivant l'infaillible promesse. Il était à craindre que, frappée de l'excellence de ces créatures, notre faiblesse infidèle n'osât chercher un dieu dans leurs rangs. L'homme n'offrait pas un tel danger. Et les hommes du peuple élu ont dû être appelés dieux plus clairement, afin que cette certitude fût acquise à leur foi, qu'il est leur Dieu, celui qui a été dit "Dieu des dieux". Et quoique le nom de Dieu soit donné à ces immortels bienheureux qui résident au ciel, jamais ils n'ont été dits « Dieu des dieux, » c'est-à-dire, dieux des hommes choisis dans le peuple de Dieu, que cette parole regarde : « Je l'ai dit : vous êtes des dieux; vous êtes tous les fils du Très-Haut. Et c'est aussi pourquoi l'apôtre a dit : "Encore que plusieurs soient qu'on appelle dieux, au ciel ou en la terre, et qu'ainsi il y ait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, il n'est cependant pour nous qu'un seul Dieu, le Père, de qui toutes choses sont et en qui nous sommes; et un seul Seigneur Jésus- Christ, par qui toutes choses sont, et par qui nous sommes." Il ne s'agit donc point de débattre longtemps sur un nom, quand l'évidence est si claire qu'elle ne permet pas le plus léger doute. Mais lorsque nous mettons au nombre des immortels bienheureux ces anges par qui Dieu annonce aux hommes sa volonté, les platoniciens ne s'accordent plus avec nous; car ils attribuent ce ministère, non aux bienheureux immortels qu'ils appellent dieux, mais aux démons dont ils affirment l'immortalité, et non la béatitude : double privilége qu'ils ne leur accordent parfois peut-être qu'en tant que bons démons, et non comme dieux. Une distance infinie ne défend-elle pas les dieux du contact de l'homme? Dispute de mots, soit; mais ce nom de démons est si odieux, que nous devons absolument l'épargner aux saints anges. Concluons donc, pour fermer ce livre, que ces bienheureux immortels, créatures toutefois, quel que soit leur nom, ne pourraient servir de médiateurs, ni conduire à la béatitude éternelle les mortels malheureux dont ils sont séparés par une double différence. Quant à ces prétendus médiateurs qui participent à l'ordre supérieur par l'immortalité, à l'ordre inférieur par la misère, comme leur infortune est un juste châtiment, ne sont-ils pas plus jaloux de nous ravir que de nous procurer cette béatitude qui leur manque? Les partisans des démons n'établissent donc par aucune raison sérieuse que ce nous soit un devoir d'adorer comme protecteurs ceux dont il nous faut au contraire déjouer la perfidie. Pour les esprits de bonté, et par conséquent immortels et bienheureux, ces esprits que les païens croient devoir honorer sous le nom de dieux par des cérémonies et des sacrifices, afin d'obtenir la félicité après cette vie, quels qu'ils soient, quelque nom qu'ils méritent, ces esprits ne veulent pas qu'un tel culte se rende à un autre qu'au seul Dieu, principe de leur être, source de leur béatitude. Question que j'espère, avec la divine assistance, approfondir au livre suivant.