[0] INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE DE PLATON, PAR LE PHILOSOPHE ALCINOÜS OU ALBINOS DE SMYRNE (?). [1] CHAPITRE I. LES principaux dogmes de la doctrine de Platon pourraient être exposés de cette manière. La philosophie est l'appétit de la sagesse, c'est-à-dire l'état de l’âme supérieure aux impressions du corps, affranchie de sa servitude, et livrée à la recherche des choses intelligibles et de la vérité. La sagesse est la science des choses divines et humaines. Le philosophe est celui dont la dénomination est dérivée de la philosophie, comme celle du musicien de la musique. Il faut d'abord qu'il soit né propre à l'étude des sciences qui peuvent le préparer et le conduire facilement à la connaissance de la substance intellectuelle, infaillible, et immortelle. Il faut ensuite qu'il ait la passion de la vérité, et qu'il ne puisse aucunement souffrir le mensonge. Il doit encore être naturellement tempérant et susceptible de maîtriser les affections de l’âme sujettes au trouble et au désordre des passions; car celui qui est avide de s'instruire de la nature des choses, et qui tourne ses désirs de ce côté-là, ne recherche point les plaisirs du corps. Celui qui veut se consacrer à l'étude de la philosophie doit surtout avoir une âme libérale: rien ne nuit autant que la servilité, la domesticité d'esprit (si l'on peut s'exprimer ainsi) à la contemplation des choses divines et humaines. Il doit avoir autant de penchant naturel pour la justice que pour la vérité, pour la raison, et pour la tempérance. La facilité d'apprendre et la mémoire ne lui sont pas moins nécessaires : ce sont deux qualités caractéristiques du philosophe. Avec des qualités pareilles, accompagnées d'une instruction saine et d'une éducation convenable, l'homme devient parfaitement vertueux. Négligez de l'instruire, il est capable des plus grands crimes. Aussi Platon avait-il accoutumé de regarder l'instruction et l'éducation comme les synonymes des vertus du premier ordre, la justice, la force, et la tempérance. [2] CHAPITRE II. . IL y a deux genres de vie; la vie contemplative, et la vie active. La première a pour objet principal la connaissance de la vérité ; celui de l'autre consiste à exécuter ce que conseille la raison. La vie contemplative a le premier rang; et la vie active tient le second. Ce qui suit va prouver que cela est ainsi. La contemplation est l'action de l’âme qui travaille à connaître les choses intellectuelles. L'action est le jeu des opérations de l’âme par l'entremise du corps. Lorsque l'âme est appliquée à la contemplation de la divinité et des notions qui la constituent, on dit que l’âme éprouve ses plus douces jouissances, et cette situation s'appelle sapience ; c'est-à-dire que les fonctions de l’âme dans cet état ressemblent à celles de la divinité. C'est donc notre objet principal, notre objet essentiel, le plus désirable, le plus avantageux, le plus conforme à nos facultés naturelles, le plus en notre puissance, et le plus analogue à notre destination. Tout ce qui tient à la vie active, qui dépend de l'entremise du corps, peut éprouver des obstacles. Selon l'exigence des cas, il faut mettre en œuvre les principes dont la contemplation a démontré l'utilité pour l'amélioration de la morale. L'homme de bien se dévouera à la chose publique lorsqu'il verra que le gouvernement est en mauvaises mains ; il regardera comme un devoir d'être capitaine, juge, négociateur. Ce qu'il y a de plus essentiel, de plus important dans la vie active, c'est la législation, l'organisation des corps politiques, et l'éducation des jeunes gens. Il suit de ce que nous venons de dire que le philosophe ne doit en aucune manière abandonner la contemplation, mais au contraire la cultiver, s'y perfectionner toujours davantage, et se livrer ensuite à la vie active comme à un devoir secondaire. [3] CHAPITRE III. SELON Platon, l'étude du philosophe paraît consister en trois choses ; dans la contemplation et la connaissance de ce qui est, dans l'exercice des belles actions, et dans la recherche des principes du raisonnement. Sous le premier de ces trois rapports la science du philosophe s'appelle la théorie; sous le second, la pratique; sous le troisième, la dialectique. Cette dernière se divise en quatre parties; la division, la définition, l’induction, et la syllogistique. La syllogistique se subdivise à son tour: elle est démonstrative, lorsqu'elle emploie des arguments qui emportent une démonstration rigoureuse et nécessaire; épichérématique, lorsqu'elle ne met en œuvre que des probabilités ; rhétorique y lorsqu'elle se sert d'enthymèmes, autrement dits raisonnements imparfaits, ou lorsqu'elle se sert de sophismes. Cette étude est nécessaire au philosophe; mais elle ne doit être ni la première ni la plus importante. Dans son objet pratique la philosophie règle les mœurs des individus, soigne les affaires domestiques, et concourt à l'administration de la république et à sa prospérité. Le premier de ces trois rapports constitue la morale; le second, l'économie domestique; et le troisième, l'économie politique. Lorsque la contemplation s'occupe de la cause première, de la cause immuable, c'est-à- dire de la divinité, elle prend le nom de théologie; lorsqu'elle étudié les mouvements des astres, leurs révolutions, leurs vicissitudes, et la structure du monde, elle s'appelle physique; et lorsqu'elle applique à ses opérations la géométrie et les autres sciences analogues, on la distingue par la dénomination de mathématique. Telle est la division et la distinction des diverses parties de la philosophie. Nous allons commencer par traiter de la dialectique selon les idées de Platon ; et d'abord nous parlerons du critérion. [4] CHAPITRE IV. PUISQU'IL y a quelque chose qui juge, et quelque chose qui est jugée, il doit y avoir un résultat de cette opération, et c'est ce qu'on doit appeler jugement. Dans un sens propre on peut donner au jugement le nom de criterion, et dans un sens plus commun on peut donner cette dénomination à la faculté qui juge, à la judiciaire. Cette faculté peut être considérée sous deux différents points de vue, selon le sujet par qui elle est exercée, et selon le moyen par lequel elle s'exerce. Le premier est notre entendement; le second, cet organe naturel qui nous sert à connaître, premièrement la vérité, ensuite le mensonge, et qui n'est autre chose que la raison naturelle. Pour parler plus clairement, le philosophe par qui les choses sont jugées peut être regardé comme le juge de ce qui est : la raison aussi, qui examine la vérité, et que nous venons d'appeler un organe ou un instrument, doit partager cette prérogative. Il y a aussi deux espèces de raison ; l'une absolument incompréhensible et parfaitement vraie, l'autre incapable d'être induite en erreur sur la nature des choses. La première appartient à Dieu, l'homme n'en est point susceptible; la seconde est l'apanage de l'homme. Cette dernière peut se diviser en deux branches ; l’une appropriée aux choses intelligibles, l’autre aux choses sensibles. Celle qui a pour objet les choses intelligibles est la science ou la raison scientifique ; celle qui embrasse les choses sensibles ou les sensations, est une raison doxastique ou d'opinion. Il suit de là que tout ce qui est du ressort de la raison scientifique est solide et immuable, parce qu’elle est elle-même fondée sur des bases qui ont ces deux qualités; au lieu que la raison factice, ou d'opinion, n'offre, en général que des probabilités, des vraisemblances, parce qu'elle ne s’appuie que sur des fondements incertains. L’entendement est le principe de la science, qui a pour objet les choses intelligibles ; et les sensations, sont le principe de ce qui rapporte aux sens. La sensation est une impression que l'âme reçoit par l’ensemble du corps, et qui l'avertit principalement de sa propriété passive. Lors donc que l’âme reçoit par le ministère des corps une affection sensible c'est-à-dire une sensation, et qu'ensuite l'effet de cette sensation, au lieu de se détruire, et de s'évanouir avec le temps, reste dans l'âme, et s’y conserve, cette continuation d'existence de la part de la sensation produit la mémoire. L'opinion est le résultat commun de la mémoire et de la sensation. Lorsque nous rencontrons un objet sensible, lorsque la présence de cet objet produit sur nous une sensation et que cette sensation s'imprime dans la mémoire, si ensuite nous rencontrons de nouveau le même objet sensible, nous comparons la sensation précédente, qui s'est conservée dans la mémoire, avec la nouvelle· sensation ; et nous disons en nous-mêmes, par exemple, Socrate, cheval, feu; ou toute autre chose. Lors donc que nous comparons une sensation précédente avec une sensation récemment éprouvée, l'effet de cette comparaison s'appelle opinion : lorsque les deux objets de comparaison conviennent, s'accordent ensemble, l'opinion qui en résulte est une vérité ; lorsqu'au contraire il y a entre eux de la discordance, l'opinion est fausse, et constitue l'erreur ou le mensonge. Si quelqu'un qui a l'idée de Socrate dans la mémoire rencontre Platon, et qu'il pense, sur la foi de quelque ressemblance, qu'il rencontre une seconde fois Socrate, et qu'ensuite prenant la sensation actuelle qu'il a de Platon comme si elle était réellement de Socrate, il la compare avec l'idée de Socrate qu'il a dans la mémoire, il en résulte une fausse opinion. Platon compare à une table de cire l'organe du corps humain dans lequel s'opère la mémoire et la sensation. Lorsque l’âme a composé dans la pensée son opinion du résultat de la sensation et de la mémoire, et qu'elle contemple les objets de son opération comme les vraies causes dont elle est l'effet, Platon appelle cela délinéation, dessin, et quelquefois imagination, fantaisie. Il appelle pensée la conversation de l’âme avec elle-même. Il appelle discours ce qui émane d’elle par la bouche et par le moyen de la voix. L’intelligence est l’action de l'entendement qui contemple les choses intelligibles de premier ordre. Il paraît qu'on peut la considérer sous un double rapport : le premier, dans cet état de l'âme lorsqu’elle contemplait les choses intelligibles avant d'être renfermée dans le corps, le second, dans cet état de l’âme depuis qu’elle y est renfermée. Dans cette primitive situation de l'âme avant son union avec le corps c’était proprement l'intelligence; mais depuis cette union, ce qu'on appelait auparavant intelligence n'est plus qu'une connaissance naturelle, une espèce, d'intelligence de l’âme déjà soumise au corps. Lors donc que nous disons que l'intelligence est le principe de la raison scientifique, nous n'entendons point cette dernière intelligence dont nous venons de parler, mais celle qui existait dans l'âme, avant son union avec le corps, qui s'appelait alors, comme nous l'avons dit, intelligence, et qui maintenant se nomme connaissance naturelle. Platon la désigne sous le nom de science simple, d’aile de l’âme, et quelquefois sous celui de mémoire. De toutes ces connaissances simples résulte la raison naturelle, qui produit la science et qui est l'ouvrage de la nature. Puisqu'il existe une raison scientifique et une raison doxastique; puisque l'intelligence et la sensibilité existent aussi, il existe donc des choses qui en sont l'objet, et ce sont les choses intelligibles et les choses sensibles. Dans la classe des choses intelligibles ce sont les idées qui tiennent le premier rang; le second est pour les formes relatives à matière considérées, dans un sens abstrait. L'intelligence a donc deux branches, selon qu'elle a pour objet ou les idées ou les formes. D'un autre côté les choses sensibles étant de deux ordres; savoir les qualités, comme la couleur, la blancheur; l'accident, comme la chose blanche, la chose colorée ; et, outre cela, le concret, comme le feu, le miel : de même la sensibilité est du premier ou du second ordre selon qu'elle s'exerce sur ces différents objets. L'intelligence, en s'occupant à juger la première classe des choses intelligibles, se sert de la raison scientifique, et cela par une opération collective et sans détails. Les choses intelligibles de la seconde classe sont immédiatement jugées par la raison scientifique aidée de l'intelligence. Le premier, le second ordre de choses sensibles sont jugés par la sensibilité avec le secours de la raison doxastique; et c'est cette même raison doxastique qui juge les choses concrètes à l'aide de la sensibilité. La première partie du monde intelligible étant composée de choses intelligibles, et la première partie du monde sensible étant composée, de choses concrètes, l'intelligence juge le monde intellectuel par le secours de la raison, c'est-à-dire qu'elle ne le fait pas sans employer la raison ; et la raison doxastique juge le monde sensible, mais non sans s'aider de la sensibilité. Pour ce qui est de la contemplation et de l'action, la droite raison ne juge pas de la même manière les choses de leur ressort respectif. Dans les premières elle cherche à discerner ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas ; dans les autres, elle considère les actions dans un sens intrinsèque, dans leurs rapports avec celui qui agit et avec autrui. Par l'idée naturelle que nous avons du beau et du bon, par l'usage que nous faisons· de la raison, en la ramenant aux idées naturelles, comme à une mesure, à une règle déterminée, nous jugeons si les choses sont ou d'une manière ou d'une autre. [5] CHAPITRE V. . L'OBJET le plus élémentaire de la dialectique est d'abord d'examiner l'essence de toutes les choses quelconques, et ensuite les accidents. Elle recherche la nature intrinsèque de chaque chose, ou en descendant par voie de division et de définition, ou en remontant par voie d'analyse. Elle juge des accidents et de ce qui est accessoire à l'essence des choses, ou par une induction prise du contenu, ou par un raisonnement déduit du contenant. Les parties de la dialectique sont donc la division, la définition, l'analyse, l'induction, et le raisonnement. La division consiste à distribuer le genre en espèces, et le tout en parties ; comme lorsque nous distinguons dans l’âme la faculté raisonnable et la faculté pathétique, et que nous distinguons encore cette seconde faculté en appétit irascible et en appétit concupiscible. La parole se divise selon les choses signifiées, lorsque nous donnons un seul et même nom à plusieurs choses différentes. Les accidents se divisent selon les sujets, comme lorsqu'en parlant des biens, nous disons que les uns se rapportent à l'âme, les autres au corps, et que les autres sont extérieurs. Les sujets se divisent selon les accidents, comme lorsque nous disons des hommes que les uns sont bons, les autres méchants, et les autres entre deux. Il faut donc commencer par se servir de la division du genre dans les espèces afin de bien discerner ce que chaque chose est en soi. Cette division ne peut cependant pas se faire sans définition. Voici de quelle manière la définition doit être conçue. Pour définir une chose il faut d'abord en prendre le genre; l'homme, par exemple: il faut d'abord l'envisager comme un être, et ensuite classer ce mot être selon les différences prochaines et immédiates, en descendant jusques aux espèces, comme en être raisonnable et en être privé de raison, en être mortel et en être immortel; de sorte qu'en ajoutant les différences prochaines au genre qui en est formé, il en résulte la définition de l'homme. Il y a trois espèces d'analyse; la première, qui procède en montant des objets sensibles aux choses intelligibles du premier ordre ; la seconde, qui part de ce qui est clair et démontré pour démontrer des propositions qui ne le sont pas, et qui n'admettent point de milieu; la troisième, qui emploie l'hypothèse pour arriver à des principes certains. La première espèce d'analyse est celle-ci ; lorsque de ce qui est beau ; relativement au corps nous passons à ce qui est beau relativement à l’âme; de ce qui est beau relativement à l’âme à ce qui est beau relativement à nos institutions ;· de ce qui est beau dans nos institutions à ce qui l'est dans nos lois ; et ainsi successivement à tous les genres de beau, et que, nous avançant ainsi par degrés,, nous arrivons au beau, lui-même. La seconde espèce d’analyse consiste en ceci : il faut déterminer ce qu'on cherche, considérer ce qui est ayant l'objet cherché, aller, par voie de démonstration de ce qui est en arrière à ce qui est en avant, jusqu'à ce que l'on soit arrivé sans contradiction au point où l'on tend ; et, en parlant de ce point, on revient par la méthode synthétique à l’objet cherché, par exemple je veux chercher si l’âme est immortelle : la question posée, je cherche si l’âme est dans un mouvement continuel. Après avoir démontré ce point, j'examine si ce qui est dans un mouvement continuel a en soi le principe de son mouvement. Après la démonstration de cette seconde idée je cherche si ce qui a en soi la cause de son mouvement est le principe de ce mouvement, et ensuite si ce principe est incréé ; car c'est un axiome, que ce qui est incréé est incorruptible. Je pars de cette vérité certaine, et je compose ainsi la démonstration : si ce qui est principe incréé est incorruptible, si ce qui se meut de lui-même est principe de mouvement, et si l’âme a effectivement en soi la cause de son mouvement, il s'ensuit que l’âme est incorruptible, incréée, et par conséquent immortelle. Voici la troisième espèce d'analyse. En cherchant une chose on commence à la supposer telle qu'on la cherche: on examine ensuite ce qui résulte de la supposition. Après cela, s'il faut rendre raison de la supposition, on pose une autre hypothèse, et on regarde si la première s'accorde avec la seconde. L'on procède ainsi jusqu'à ce que l'on soit arrivé à un principe vrai par lui-même et non hypothétique. L'induction consiste dans une série méthodique de raisonnements par laquelle on passe d'une chose à une autre qui lui est semblable, ou bien des objets particuliers aux généralités : elle est très utile dans le développement des sciences naturelles. [6] CHAPITRE VI. . CETTE partie du discours que nous appelons proposition a deux espèces, l'une l’affirmation, et l'autre la négation. L’affirmation a lieu quand nous disons, Socrate se promène. La négation a lieu lorsque nous disons, Socrate ne se promène pas. L’affirmation et la négation sont ou universelles ou particulières. L'affirmation particulière est celle-ci, Quelques plaisirs sont un bien. La négation particulière est celle-ci, Quelques plaisirs ne sont pas un bien. L'affirmation universelle est cette-ci, Tout ce qui est honteux est un mal. La négation universelle est celle-ci, Rien de ce qui est honteux n’est un bien. Entre les propositions, les unes sont catégoriques, les autres hypothétiques. Les propositions catégoriques sont simples, comme celle-ci ; Tout ce qui est juste est bien. Les propositions hypothétiques sont celles qui entraînent des conséquences ou des doutes. Platon emploie les syllogismes pour réfuter et pour démontrer : il réfute ce qui est faux par voie d'interrogation ; il démontre ce qui est vrai par voie d'instruction. Le syllogisme est un discours dans lequel, après avoir posé quelque chose, on déduit nécessairement de ce qu'on a posé quelque autre chose : les syllogismes sont, ou catégoriques, ou hypothétiques, ou mixtes. Les syllogismes catégoriques sont ceux dont les données et les conclusions sont des propositions simples. Les syllogismes hypothétiques sont ceux dont les propositions sont hypothétiques. Les syllogismes mixtes sont ceux qui tiennent des deux premiers. Platon emploie les syllogismes démonstratifs dans ses discours didactiques: il se sert de syllogismes probables avec les sophistes et les jeunes gens; il fait usage de syllogismes polémiques avec les controversistes proprement ainsi nommés, comme Euthydème et Hippias. Il y a trois espèces de syllogismes catégoriques : la première, dans laquelle l'extrême commun est tantôt sujet, tantôt attribut ; la seconde, dans laquelle l'extrême commun est deux fois sujet ; la troisième, dans laquelle l'extrême commun est deux fois attribut. On appelle extrêmes les deux termes d'une proposition, comme dans celle-ci, L'homme est un animal. Les mots homme et animal sont les extrêmes. Platon se sert souvent de ces trois sortes de syllogisme par voie d'interrogation'. On trouve un exemple de la première forme dans l'Alcibiade, quand il dit: Ce qui est juste est beau; ce qui est beau est bon·donc ce qui est juste est bon. Voici un exemple de la seconde formé tiré de son Parménide: Ce qui n’a point de parties n’est ni long ni rond; ce qui a une forme est ou rond ou long, donc ce qui n’a point de parties n’a point de forme. Le même traité offre un exemple de la troisième forme de syllogisme : Ce qui a une figure a des qualités; ce qui a une figure est fini: donc ce qui a des qualités est fini. Il est aisé de trouver des exemples de syllogismes hypothétiques par voie d'interrogation dans plusieurs de ses ouvrages. Dans le Parménide surtout on en rencontre plusieurs de semblables à celui-ci: Si l’unité n’a ni parties, ni commencement, ni milieu, elle n'a point de fin; si elle n'a ni commencement, ni milieu, ni fin, elle n'a point d'extrémité; si elle n’a point d’extrémité, elle n'a point de figure; si donc elle n'a point de parties elle n'a point de figure.. Voici un exemple de la seconde forme de syllogisme hypothétique, qu'on regarde communément comme la troisième, et dans laquelle l'extrême commun suit les deux autres extrêmes. Elle procède ainsi : Si l'unité n'a point de parties, elle n'est ni longue ni ronde; si elle a une figure, elle est ou ronde ou longue ; si donc l’unité n'a point de parties, elle n'a point de figure. Voici un exemple de la troisième forme de syllogisme, que d'autres prennent pour la seconde, dans laquelle l'extrême commun précède les deux autres; il est tiré du Phédon. Si après avoir appris la science du droit nous ne l'avons pas oubliée, nous la savons; mais si nous l'avons oubliée, nous la remettons dans le souvenir. Il faut dire quelque chose des syllogismes mixtes qui déduisent la vérité par voie de conséquence : si l'unité est universelle et finie, et qu'elle ait un commencement, un milieu, et une fin, elle a une figure; or l'antécédent est vrai; le conséquent l'est donc aussi. Cet exemple suffit pour donner une idée de la différence des syllogismes mixtes qui nient par voie de conséquence. Celui donc qui a acquis une exacte connaissance des facultés de l’âme, de la trempe différente des individus, des espèces de discours qui conviennent à tels ou tels caractères, celui qui sait avec précision quelles doivent être les qualités d'un orateur, quels discours il doit employer, quels esprits il est capable de convaincre, si d'ailleurs il sait choisir une conjoncture favorable lorsqu'il doit parler, celui-là est un rhéteur parfait, et sa rhétorique sera appelée avec raison l'art de bien dire. Platon n'a pas négligé de traiter la matière des sophismes. On trouve ce qu'il en a dit dans son livre intitulé, Euthydème : il y démontre qu'il y a des sophismes qui consistent dans les mots, et d'autres qui sont dans les choses, et il enseigne la manière de les résoudre. Dans son Parménide et dans quelques autres ouvrages il a renfermé sa doctrine touchant les dix catégories : tout ce qui se rapporte à l'étymologie est discuté en détail dans son Cratylus. En un mot Platon était un génie supérieur, un homme admirable dans l'art de définir et de diviser, dans lequel consiste principalement toute l'efficace de la dialectique. Voici quelle est la matière de son Cratylus. Il recherche d'abord si les mots existent naturellement, ou s'ils sont d'institution humaine : il décide que la signification des mots, est d'institution humaine; qu'elle n’a pas été fixée arbitrairement ni au hasard, mais qu'elle a été adaptée et appropriée à la nature des choses·. Il pense que le sens des mots n'est autre chose qu'une dénomination fondée sur l'essence de la chose qu'ils signifient, et que la première imposition quelconque du nom n'a pas suffi pour en déterminer le sens, non plus que le premier accent, la première émission de voix relative à l'objet, mais qu'il a fallu le concours de ces deux choses, de sorte que chaque mot a été déterminé par les propriétés essentielles à l'objet: car donner au hasard un nom à ce que le hasard présente, c'est ne désigner rien de certain, comme si nous donnons à l'homme le nom de cheval. Parler est une de nos actions ; or le bien parler ne consiste pas à dire la première chose qui se présente, mais il consiste à dire ce qui s'accorde avec la nature des choses. Puisque l'art des dénominations est une partie de l'art de parler, ainsi que les mots sont une partie du discours, la justesse ou la défectuosité de cette opération dépend, non d'une imposition de nom quelconque, mais du rapport de la propriété du mot à la nature de la chose. Celui-là excellerait dans l'art d'imposer les noms qui imprimerait l'essence même de la chose dans le nom qu'il lui donnerait. Le mot est l'organe de la chose, non pas organe fortuit, mais organe correspondant à sa nature ; c'est par le moyen des mots que nous nous enseignons réciproquement les choses, et que nous les discernons de manière que les mots sont une espèce d'organe didactique et discrétif à l'aide duquel nous connaissons et nous discernons l'essence des choses : telle est la navette du tisserand à l'égard de l'étoffe. Le point capital de la dialectique consiste à faire un judicieux emploi des mots : de même que le tisserand emploie la navette aux ouvrages auxquels il sait qu'elle est propre après que l'ouvrier l'a fabriquée, de même le dialecticien emploie les mots qui ont été forgés selon l'acception et la propriété qui leur ont été assignées. C'est au charpentier à faire le mât, et au pilote à s'en servir avec avantage. Au reste celui qui impose les noms remplirait cette fonction avec beaucoup de justesse s'il était aidé par un dialecticien qui connût bien la nature· des objets. Voilà qui suffit pour ce qui concerne la dialectique. [7] CHAPITRE VII. PARLONS à présent de la partie contemplative de la philosophie. Nous avons dit qu'elle se divisait en trois branches ; la théologie, la physique, et les mathématiques. Nous avons dit que l'objet de la théologie était de connaître les causes premières; que l'objet de la physique était de connaître quelle est la nature du monde, quelle espèce d'être est l'homme, quelle place il occupe dans l'univers ; si Dieu gouverne tout par sa providence; si les dieux subalternes sont subordonnés à celui-là, et quels sont les rapports qui existent entre les dieux et les hommes ; que l'objet des mathématiques était de considérer la nature des trois dimensions de la matière, et les lois de mouvement. Commençons par les mathématiques. Platon les regarde comme très propres à former l'esprit, à l'aiguiser, et à donner des ouvertures faciles pour pénétrer la nature des choses. La partie des mathématiques qui traite des nombres n'apporte pas de médiocres facilités pour les connaissances en général ; elle nous délivre de notre ignorance, de nos erreurs touchant les choses sensibles ; elle nous aide à pénétrer les objets dans leur essence intime ; elle rend propre à la guerre, et surtout habile dans la tactique. La géométrie est d'un grand secours pour conduire à la connaissance du bon, lorsqu'en la cultivant on ne se borne pas à en faire une étude pratique, mais lorsqu'on s'en sert comme d'un véhicule pour s'élever à la connaissance de ce qui existe de toute éternité, au lieu de l'appliquer à ce qui naît et qui périt tous les jours. La stéréométrie, où la mesure des solides, est encore très utile ; car à la seconde progression succède la théorie qui lui est relative, et qui forme une troisième progression. L'astronomie, qui est comme la quatrième branche des mathématiques, est encore très importante ; c'est par elle que nous découvrons la marche des astres et du firmament, le cours du père du jour et de la nuit, les vicissitudes des mois et des années; ce qui nous sert à nous élever à la recherche de l'architecte de l'univers: connaissance sublime dont les autres sont comme les bases et les éléments. Il est également utile d'étudier la musique et d'y exercer l'oreille : de même que les yeux ont été faits pour l'astronomie, de même l'ouïe a été faite pour l'harmonie ; et de même qu'en appliquant notre esprit à l'astronomie nous sommes conduits des choses visibles à l'essence invisible et intellectuelle, de même, par la sensation des sons qui appartiennent à l'harmonie nous passons de l'idée de ce que nous entendons à l'idée de ce qui est exclusivement du ressort de l'esprit. Si nous ne suivons pas cette marche dans l'étude de ces sciences, les progrès que nous y ferons seront imparfaits, indigestes, et complètement inutiles. Il faut donc passer avec sagacité des choses qui tombent sous les sens des yeux et des oreilles à celles que nous ne pouvons saisir que par les seules opérations de l’âme ; car la connaissance des mathématiques est une espèce d'introduction à toutes les autres sciences. Avides de connaître ce qui est, l'arithmétique, la géométrie, et les autres parties qui en dépendent, le devinent comme par un songe ; car il est impossible de le voir en réalité lorsqu'on ignore les principes élémentaires et leurs premiers résultats. Cependant elles sont très utiles, comme nous venons de le voir. De là vient que Platon n'a point donné aux mathématiques le nom de science. La méthode de la dialectique, qui, procédant par hypothèse, monte aux premiers principes et à la certitude, a été tirée de la géométrie : c'est pourquoi le nom de science a été donné à la dialectique. Il n'a pas regardé les mathématiques comme un savoir d'opinion, parce qu'elles sont plus évidentes que les choses sensibles ; ni une science, parce qu'elles sont moins claires que les premières idées intellectuelles. Il appelle savoir d'opinion (ou opinion) ce qui se rapporte à la connaissance des corps ; science, ce qui a pour objet les premières idées; et discernement, ce qui regarde les mathématiques. Platon admet ensuite deux autres facultés; Furie sous le nom de foi ou de certitude, et l'autre sous le nom d'imagination: il applique la certitude aux choses sensibles, et l'imagination aux images ou aux fantaisies. Mais comme la dialectique est plus importante que les mathématiques, puisqu'elle embrasse les choses divines et éternelles, c'est pour cela qu'elle est placée avant elles comme pour servir de rempart et de sauvegarde à tout le reste. [8] CHAPITRE VIII. APRES ce que nous venons de dire il est dans l’ordre des choses de parler des premiers principes de la théologie : c'est par là qu'il faut commencer. Nous passerons ensuite, à l'examen de l'origine et de la formation du monde, et nous finirons par celui de l'origine et de la nature de l'homme. Passons d'abord à la matière. Platon la regardait comme un simulacre, comme capable ou susceptible de tout, comme mère, comme nourrice, comme étendue, comme un sujet qui tombe sous le sens du tact (et de la vue) sans être susceptible de sensibilité, et qu'on ne peut comprendre que par un raisonnement bâtard: il pensait que sa propriété était de recevoir le germe de toute génération, et qu'elle faisait les fonctions d'une nourrice en les développant; qu'elle était susceptible de toutes les formes, (de toutes les qualités, de toutes les figures), quoiqu'elle fût elle-même, sans forme, sans figure et sans qualité ; que, dans toutes ces sortes d'impressions et de figures qu'elle recevait, elle était absolument passive comme la toile d'un tableau ; que c'était ainsi qu'elle prenait toutes les figures, quoiqu'elle n'eût aucune figure particulière: car, pour être disposé à prendre diverses formes et à subir diverses impressions, il faut être sans propriété et ne pas posséder (d’avance) ce que l'on doit recevoir. Nous voyons que ceux qui veulent composer avec de l'huile des onguents de bonne odeur, choisissent la partie de cette liqueur la moins odorante, et que ceux qui veulent faire des figures de cire ou d'argile, pétrissent et repétrissent l'argile ou la cire, et lui donnent au hasard une multitude de formes. Il convient donc que la matière, susceptible en général de prendre toutes les figures, ne soit naturellement disposée à aucune d'elles, mais qu'elle soit sans forme pour recevoir celle qu'on voudra lui donner. Sur ces principes elle n'est ni un corps ni sans corps; elle est corps virtuellement, de même que nous concevons que l'airain est virtuellement une statue, parce qu'il n'a qu'à en recevoir la forme pour l'être en effet. [9] CHAPITRE IX. APRES avoir parlé de la matière Platon passe aux autres principes : le premier est un principe prototypique, c'est-à-dire celui des idées et de Dieu, le père et l'auteur de tout. L'idée est par rapport à Dieu son intelligence, par rapport à nous, le premier objet de l’entendement, par rapport à la matière, la mesure, par rapport au monde sensible, le type ou le modèle, par rapport à elle-même, lorsqu'elle se considère, l’essence. En général, tout ce qui se fait avec intention doit avoir une fin, comme lorsque quelqu'un fait quelque chose : par exemple, lorsque je fais mon image, il faut que le modèle ait été précédemment conçu; et si le modèle n'existe point au dehors, chaque ouvrier, ayant en soi son modèle, en imprime l'image à la matière. Platon définit l'idée, le modèle de ce qui est naturellement éternel. La plupart des platoniciens ne regardent pas comme idée le modèle que se forment les artistes, tel que celui d'un bouclier, d'une lyre ; ils ne l'appliquent pas non plus aux choses qui sont contre la nature, telles que la fièvre, la colère ; ni aux choses qui n'existent que partiellement, comme Socrate, Platon ; ni aux choses de peu d'importance, comme une ordure, un fétu; ni aux choses qui se rapportent à d'autres, comme le plus grand, l'extrême : ils pensent que les idées n'appartiennent qu'aux opérations éternelles et innées de l'intelligence de Dieu. L'existence des idées, Platon l'établit ainsi: Que Dieu soit esprit, ou qu'il soit intelligence, il a des pensées ; et ces pensées sont éternelles et immuables. De cela suit l'existence des idées; car si la matière est sans mesure par rapport à elle-même, elle doit être mesurée par quelque chose de plus excellent qu'elle et d'immatériel. L'antécédent est vrai ; le conséquent l'est donc aussi : les idées sont donc quelque chose d'immatériel qui a la faculté de mesurer. De plus, si le monde tel qu'il est n'existe point par lui-même, non seulement il a été fait de quelque chose, mais encore par quelque chose ; et non seulement cela, mais encore il a été fait pour une certaine fin. Or la fin pour laquelle il a été fait, qu'est-ce autre chose qu'une idée ? Les idées existent donc. D'un autre côté, si l'esprit est une chose différente d'une pensée vraie, si l'intelligence est une chose différente de l'objet de ses opérations, si cela est, ce qui est susceptible d'intelligence est donc différent de ce qui en est l'objet. Il y a donc un premier ordre de choses intelligibles, et un premier ordre de choses sensibles : il existe donc des idées. L'esprit et la vérité sont des choses différentes : il existe donc des idées. [10] CHAPITRE X. L'ORDRE veut que nous parlions à présent du troisième principe. Peu s'en faut que Platon ne pense qu'il ne peut point être soumis au raisonnement humain : on peut néanmoins s'y prendre de cette manière. S'il y a des choses intelligibles qui ne tombent point sous les sens, et qui ne soient liées par aucun rapport aux choses sensibles, mais qui appartiennent à un premier ordre de choses intelligibles, il existe un premier ordre de choses intelligibles dans un sens absolu, comme il existe une première classe de choses sensibles. L'antécédent est vrai; le conséquent l’est donc aussi. Les hommes sont tellement remplis de l'impression des choses sensibles, que, lorsqu'ils veulent concevoir quelque chose de purement intellectuel, ils y mêlent toujours quelque fantaisie de matérialité; ils ne peuvent point avoir l'idée de la grandeur sans y joindre celle de la couleur et de la figure, ni par conséquent avoir une conception purement intellectuelle. Les dieux, au contraire (les êtres spirituels), écartent toutes les impressions des objets sensibles, et conçoivent les choses purement et sans mélange. L'intelligence est plus excellente que l’âme : l'intelligence (virtuelle, ou) en puissance est inférieure à celle qui, toujours en activité, saisit et embrasse tout à-la-fois. Celle-ci, à son tour, est inférieure à son auteur, qui a existé avant tout le reste, qui est le premier dieu, dont l'intelligence, toujours en action dans le monde, existe par elle- même : il agit sur l'intelligence sans se mouvoir, comme le soleil sur la vue quand nous la dirigeons vers lui, et de même que l'objet désiré excite et meut le désir, quoiqu'il soit lui-même immobile. C'est ainsi que cette intelligence met en mouvement l'intelligence de l'univers. Puisque la première intelligence est excellente au suprême degré, les choses qui lui sont soumises doivent aussi être excellentes, mais d'une excellence inférieure à la sienne. Cette intelligence se connaît donc toujours elle-même en même temps qu'elle connaît ses notions et son énergie. Son activité est l'idée. De plus, le premier Dieu est éternel, ineffable, possédant tout par lui-même, c'est-à-dire n'ayant besoin de rien, parfait dans tous les temps et dans tous les lieux : il est la divinité, la sainteté, la vérité', la symétrie, le bien. Au reste ceci n'est pas une définition, mais une notion générale. Il est le bien, parce qu'il répand selon son pouvoir sur toutes choses le bien dont il est l'unique source. Il est le beau, parce que de sa nature il en est le modèle et la perfection. Il est la vérité, parce qu'il est le principe de toute vérité, comme le soleil est le principe de toute lumière. Il est le père, parce qu'il est auteur de tout, parce qu'il a ordonné l'intelligence céleste et l’âme du monde conformément à lui-même et à ses propres notions. Il a tout rempli de lui-même à son gré: auteur de l’âme du monde, il l'a dirigée vers lui-même ; il lui a donné l'intelligence ; et celle-ci, composée et ordonnée par le père, compose et ordonne toute la nature dans cet univers. Il est ineffable, et ne peut être conçu que par l'entendement, comme nous avons dit, parce qu'il n'est ni genre, ni espèce, ni différence. Il ne peut rien recevoir par accident ; ni mal, car ce serait un blasphème de le dire; ni bien, parce qu'il participe essentiellement à ce qui est bien ; ni différence, ce serait contredire la notion que nous en avons ; ni qualité, car son essence et sa perfection ne sont point l'ouvrage des qualités ; ni abstraction de qualités, car il ne manque d'aucune de celles qui peuvent lui convenir. On ne peut pas le considérer comme partie de quelque chose, ni en général comme ayant lui-même quelques parties, ni comme étant telle chose, ou telle autre chose ; car il n'entre dans sa notion rien en vertu de quoi il puisse être séparé des autres choses. Il ne donne ni ne reçoit de mouvement : sa première notion existe dans l'abstraction de toutes ces choses. C'est ainsi que nous avons l'idée du point par abstraction de toute idée sensible, d'abord par l'idée de la surface, ensuite par celle de la ligne, et enfin par celle du point. La seconde notion qu'on peut se faire de Dieu est une notion analogique en cette manière : de même que le soleil n'est ni la vision ni les choses visibles, mais sert de moyen à la vue pour voir, et aux objets visibles pour être vus ; de même la suprême intelligence sert de moyen à l'intelligence de l’âme et aux objets intelligibles. Elle n'est pas ce qu'est l'intelligence; elle lui donne la faculté de concevoir ; elle donne aux choses intelligibles la faculté d'être conçues ; elle éclaire l'intelligence sur la vérité de ces notions. Voici une troisième manière de se faire une idée de Dieu. On contemple la beauté du corps ; de la beauté du corps on passe à celle de l’âme ; de celle de l’âme à celle des sciences et des lois ; et de celle-ci on entre dans le vaste océan du beau. Après cela on se fait des idées de ce qui est bien, de ce qui est aimable, de ce qui est désirable : cette gradation est comme une lumière brillante qui éclaire l’âme lorsqu'elle s'élève à ces hautes conceptions. On joint à cela l'idée de Dieu à cause de son excellence : on fait attention qu'il est exempt de parties, parce que rien n'existe avant lui ; car la partie et ce qui sert à constituer une chose existe avant la chose dont elle est partie ; la surface existe en effet avant le solide, et la ligne avant la surface. N'ayant point de parties, il doit être immuable et incapable de changer de lieu; car s'il changeait de lieu, ce serait de lui-même, ou par l'impulsion de quelque chose hors de lui. Dans ce second cas cette chose hors de lui serait plus puissante que lui ; dans le premier cas il ne changerait que pour être mieux ou pire : or l'un et l'autre est absurde. Il paraît résulter de tout ce que nous avons dit que Dieu est quelque chose d'immatériel. En voici la démonstration. Si Dieu était corps il serait composé de matière et il aurait une figure, parce que tout corps est une amalgame de matière et de forme sans laquelle la matière ne peut exister; assemblage conforme aux idées, qui lui-même en est une, mais d'une manière presque inexplicable. Or il est absurde que Dieu soit composé de matière et de forme ; car il ne serait pas simple, il ne serait pas principe. Il faut donc que Dieu soit incorporel. D'ailleurs, si Dieu était corps, il serait composé de matière : il serait donc, ou feu, ou eau, ou terre, ou air, ou un composé de ces éléments: mais aucun de ces éléments n'est principe, car alors ce qui est déjà matière redeviendrait matière; ce qui est absurde. Il faut donc penser que Dieu est incorporel. Et encore, si Dieu était corps, il serait corruptible, il serait créé ; il serait muable ; toutes notions inconciliables avec sa nature. [11] CHAPITRE XI. Voici de quelle manière Platon démontre que les qualités sont incorporelles. Tout corps est un sujet ; au lieu que la qualité n'est pas un sujet, mais un accident. Donc la qualité n'est pas un corps. Toute qualité est dans le sujet; aucun corps n'est dans le sujet. La qualité n'est donc pas un corps. De plus, une qualité est contraire à une autre qualité·, au lieu qu'un corps n'est pas contraire à un autre corps ; car le corps, en tant que corps, ne diffère point d'un autre corps ; mais il diffère de la qualité, sans différer du corps en aucune manière. Donc les qualités ne sont pas des corps. Il est de toute raison que la matière étant sans qualité, la qualité soit immatérielle. Or si la qualité est immatérielle, elle est donc incorporelle. Si les qualités étaient des corps, deux et trois corps seraient ensemble dans le même lieu ; et c'est la chose du monde la plus absurde. Si les qualités sont incorporelles, celui qui a fait les qualités doit être aussi incorporel : les causes efficientes des choses incorporelles doivent être naturellement incorporelles ; car les corps sont susceptibles d'impression, de dissolution. Ils ne sont pas toujours les mêmes par rapport à eux; ils ne sont ni durables ni permanents : ceux qui paraissent produire des impressions y sont réellement bien plutôt soumis. Puis donc qu'il existe quelque chose de purement passif, il est pareillement nécessaire qu'il existe un agent vraiment actif; or on ne peut point en trouver d'autre qu'une substance incorporelle. Ce que nous venons de dire touchant les premiers principes peut être considéré comme appartenant à la théologie. A présent il faut commencer à parler de ce que nous appelons la physique. [12] CHAPITRE XII. PUISQUE toutes les choses sensibles et individuelles doivent avoir des modèles déterminés, c'est-à-dire des idées, dont la science et les définitions ne soient pas impossibles (car, en faisant abstraction de tous les hommes, nous pouvons concevoir un homme; en faisant abstraction de tous les chevaux, nous pouvons nous faire l'idée d'un cheval; et, dans un sens plus étendu, en faisant abstraction de tous les êtres, nous pouvons en concevoir un, incréé et impérissable ; c'est ainsi que d'un seul cachet on forme plusieurs empreintes et un millier d'images du même homme, et qu'une seule idée donne l'existence à une infinité d'autres idées qui sont de même nature qu'elle : il est également nécessaire que le plus bel œuvre qui existe, le monde, ait été composé par Dieu, le contemplant dans l'idée qui devait en être le modèle; et que, formé sur ce modèle, il soit sorti de la main de l'ouvrier ressemblant à l'idée qu'il avait conçue lorsque, par un effet de sa providence, de sa sagesse et de sa bonté, il entreprit de le composer. Il le forma de toute espèce de matière qui s'agitait pêle-mêle et sans ordre avant la naissance du ciel, laquelle il retira de cet état de chaos pour lui donner un arrangement merveilleux, en ordonnant chacune de ses parties selon les formes et les proportions convenables; de manière qu'il est actuellement aisé de discerner les rapports de la terre et du feu avec l'air et l'eau qui jadis n'avaient que la faculté de recevoir les impressions des éléments et d'en conserver les vestiges, et qui agitaient sans ordre comme sans mesure la matière par laquelle ils étaient eux- mêmes agités. Il le composa de la totalité de chacun des quatre éléments, de tout le feu, de toute la terre, de toute l'eau, et de tout l'air, sans en excepter aucune partie ni propriété. Il sentit premièrement qu'il fallait que le monde fût corporel et engendré, et en général sensible, tangible (ou palpable), et que sans feu et sans terre il ne pouvait être ni l'un ni l'autre : il eut donc raison de le former de terre et de feu. Il fallut ensuite un lien entre ces deux éléments, un lien digne de Dieu, qui, par de justes proportions, ne fît de lui-même et de ce qu'il devait lier qu'un tout unique. D'ailleurs, comme le monde ne devait pas être plat (il n'aurait alors eu besoin que d'un milieu), mais qu'il devait être sphéroïde, il lui fallut deux milieux pour sa structure : c'est pour cela qu'entre le feu et la terre il arrangea l'air et l'eau selon les proportions convenables ; de manière que le rapport établi entre le feu et l'air se trouvât entre l'air et l'eau, entre l'eau et la terre, et ainsi réciproquement. Comme il n'existe rien hors le monde, Dieu le fit seul et unique, et semblable en nombre à l'idée d'après laquelle il le formait et qui était une : outre cela il le fit incapable d'être malade et de vieillir, comme ne devant jamais rien éprouver qui puisse opérer sa ruine ; il le composa de manière qu'il pût se suffire à lui-même et qu'il n'eût besoin de rien, il lui donna une figure sphérique, la plus belle, la plus volumineuse et la plus mobile de toutes les figures ; et comme il n’avait besoin ni de voir, ni d'entendre, ni d'exercer aucune autre faculté, il ne lui appropria point d'organe pour cet usage. Après avoir éloigné de lui tous les autres mouvements, il ne lui réserva que le mouvement circulaire, naturellement propre à l'esprit et à la prudence. [13] CHAPITRE XIII. Du monde et de la convenance des formes avec les éléments du monde. PUISQUE le monde a été composé de deux choses, d'un corps et d'une âme, dont l'un est visible et palpable, et l'autre invisible et impalpable, l'essence et les propriétés de chacun sont différentes. L'un a été composé de feu, de terre, d'eau, et d'air : l'architecte du monde prit ces quatre choses qui n'avaient aucun ordre, aucune disposition relative, et il leur donna une figure, ou de pyramide (tétraèdre), ou de cube, ou d'octaèdre, ou d'icosaèdre, ou surtout de dodécaèdre. Les parties de matière qui reçurent une figure de pyramide devinrent feu : cette figure est la plus propre à diviser et à couper, parce qu'elle consiste en petits triangles, et qu'elle est par conséquent la plus rare. Ce qui reçut la forme octaèdre eut les propriétés de l'air. Ce qui eut la forme icosaèdre eut les propriétés de l'eau. La terre eut pour son partage la forme du cube, comme la plus solide et la plus ferme ; et ce qui eut la forme dodécaèdre fut commun à tout le reste. Le premier mode de toutes ces choses est la surface ; car la surface vient avant les solides. Les deux espèces de triangles, le scalène, et l'isocèle, entre lesquels les rectangles sont les plus beaux, peuvent être considérées comme génératrices de la surface. Le scalène avait un angle droit, un second de deux tiers, et un troisième d'un tiers. Le premier triangle, je veux dire le scalène, fut l'élément de la pyramide, de l'octaèdre, et de l'icosaèdre. La pyramide (le tétraèdre) fut composée de quatre triangles équilatéraux, et chacun d'eux divisé en six triangles scalènes, tels que nous venons de les marquer. L'octaèdre fut également composé de huit triangles pareils, et chacun d'eux divisé en six triangles scalènes. L'icosaèdre fut composé de vingt. L'autre, c'est-à-dire le triangle isocèle, fut l'élément du cube; car de la réunion de quatre triangles isocèles se forme un tétragone, et c'est de six tétragones semblables que le cube est formé. Nous avons déjà dit que Dieu avait mêlé le dodécaèdre avec chacune des parties du tout: c'est pour cela qu'on voit douze signes dans le zodiaque, et que chacun d'eux est divisé en trente parties. De même le dodécaèdre est composé de douze pentagones divisés en cinq triangles; de sorte que chacun de ces triangles étant divisé en six autres triangles, on trouve dans le dodécaèdre trois cents soixante triangles ; ce qui est en effet le nombre des parties dans lesquelles le zodiaque est divisé. La matière ayant donc reçu ces formes de la part de Dieu, se mouvait d'abord sans ordre et sans suite : Dieu l'ayant ensuite ordonnée, toutes ses parties eurent entre elles une correspondance, une harmonie réciproque. Les éléments ne sont pas différenciés seulement quant au lieu, ils ont un mouvement perpétuel qu'ils communiquent à la matière ; de sorte que, comprimés par les circonvolutions du monde, ils en sont entraînés, et ils roulent en même temps les uns autour des autres, les parties les plus légères étant attirées par les plus graves. De là vient que rien n'est privé de corps, qu'il n'y a point de vide. Les aspérités qui restent entre les molécules aident au mouvement; car elles meuvent la matière, et la matière les meut à son tour. [14] CHAPITRE XIV. LES corps ont été formés pour que leurs propriétés servissent à faire connaître celles de l’âme : puisque c'est avec l’âme que nous jugeons tout ce qui est, Dieu a eu raison de lui imprimer les premiers principes de toutes choses, afin que, contemplant et comparant les objets selon leurs rapports et leurs ressemblances, nous puissions par voie de conséquence déduire son essence de ses opérations. En disant qu'il y a une essence indivisible et intelligible on suppose qu'il y en a une autre corporelle et divisible, et on montre qu'il est possible à l'intelligence de les concevoir toutes les deux. Joignons à cela l'idée de différence et d'identité, que l'on remarque dans les choses intellectuelles comme dans les choses sensibles. C'est de toutes ces idées que l'idée de l’âme s'est composée ; car c'est par le rapport réciproque des choses semblables que nous apprenons à connaître, selon les principes des pythagoriciens ; ou bien c'est par le rapport des contraires, comme l'a prétendu Héraclite le naturaliste. Lorsque Platon dit que le monde a été créé, il ne faut pas entendre par là qu'il ait été un temps où le monde n'existait pas, mais qu'il a été fait de toute éternité, quoiqu'il reconnaisse une cause antérieure de son existence. Dieu lui-même n'a pas créé l'âme du monde qui est éternelle, il n'a fait que l'arranger ; et la raison pourquoi l'on peut dire qu'il lui donne l'être, c'est qu'il l'excite, qu'il la fait venir à lui-même, comme s'il la retirait de l'inertie ou d'un profond sommeil, afin que, contemplant les choses intelligibles dans son sein, et se pénétrant de ses idées, elle en reçoive l'image et les impressions. Il est donc clair que le monde est un être et un être intelligent. Dieu voulant le rendre parfait devait conséquemment lui donner une âme et une intelligence : une œuvre animée est en général plus excellente que celle qui n'a point d’âme; et celle qui a de l'intelligence plus excellente que celle qui n'en a pas. Peut-être est-il impossible que l'intelligence pût exister sans âme. Comme l'âme (de sa nature) s'étendait du milieu jusqu'aux extrémités, il lui arriva d'entourer le monde de tous côtés, en guise de cercle, et de le couvrir, de manière qu’elle s'étend sur tout le monde, et qu'ainsi elle l'enveloppe, le maintient, et le conserve, d'autant que ses parties extérieures commandent à ses parties intérieures. Les parties extérieures restèrent entières et sans division: les autres, qui dès le commencement avaient été divisées en intervalles doubles et triples, furent partagées en sept cercles. A celles-ci sont semblables celles qui sont enveloppées par une sphère qui est resté indivise : celles qui ont été divisées ressemblent aux autres. Le mouvement qui entraîne tout le ciel est un mouvement déterminé, unique et régulier ; le mouvement de ce qui est au- dedans est un mouvement variable, et dénué de règle dans ses levers et dans ses couchers. De là vient le mot de planète. La partie extérieure du monde va de gauche à droite, de l'orient au couchant; la partie intérieure au contraire, va de droite à gauche, du couchant à l'orient. Dieu fit aussi les astres et les étoiles: il fit les unes fixes pour orner le ciel et la nuit, et le nombre en est immense; il fit les autres au nombre de sept pour produire les nombres, le temps, et la connaissance de ce qui est. Les intervalles du mouvement du monde produisirent le temps, comme une image de l'éternité qui est la mesure de la durée du monde éternel. Les étoiles fixes n'eurent pas les mêmes propriétés ; car le soleil domine sur toutes les autres pour éclairer et illuminer tout; la lune est au second rang à cause de son usage ; et ainsi des autres planètes, chacune selon leur destination. La lune est la mesure du mois par sa révolution circulaire autour d'elle-même, dans laquelle elle embrasse le soleil. Le soleil est la mesure de l'année ; car en parcourant le zodiaque il remplit les saisons de l'année. Les autres ont, chacun en particulier, leurs périodes, qu'il n'appartient pas à tout le monde de connaître, mais seulement aux gens instruits. De toutes ces périodes se forment le nombre et le temps parfait lorsque toutes les planètes, arrivées au même point, sont dans un tel ordre, qu'en concevant une ligne droite tirée perpendiculairement de la région des étoiles fixes sur la terre, cette ligne, passât par le centre de chacune d'elles. Relativement aux sept sphères qui étaient dans la sphère planétaire, Dieu forma sept corps visibles, qu'il composa en grande partie de substance ignée, et qu'il adapta aux sphères existantes dans l'autre cercle planétaire : il plaça la lune dans le premier cercle, le soleil dans le second, et Lucifer, ainsi que l’astre qu'on a consacré à Mercure et qui porte son nom, dans un cercle qui va avec la même vitesse que le soleil, mais qui en est éloigné. Les astres supérieurs, il les disposa selon la sphère qui leur était propre. Le plus lent de tous, qu'on appelle l'astre de Saturne, fut placé au-dessous, mais fort près de la sphère des étoiles fixes. Le second en lenteur après Saturne, qu'on appelle Jupiter, vint après lui ; et après celui-ci Mars. La suprême puissance qui les entoure eut le huitième rang. Tous ces corps sont des êtres doués d'intelligence ; ils ont une figure sphérique ; ce sont des dieux. [15] CHAPITRE XV. IL y a aussi d'autres démons, qu'on peut appeler dieux engendrés selon chacun des éléments. Les uns sont visibles, les autres sont invisibles : il y en a dans l'éther et dans le feu, dans l'air et dans l'eau, afin qu'il n'y eût aucune partie du monde privée d'âme, ou de la substance qui anime l'homme, substance la plus excellente. Ils ont reçu l'empire de toutes les choses terrestres et sublunaires; car Dieu est lui-même auteur de tout l'univers, des dieux comme des démons, et c'est par le bienfait de sa volonté divine que l'univers ne tombe point en dissolution. Les autres sont appelés ses enfants, faisant tout ce qu'ils font à son imitation ou par son ordre. De là les présages, les visions nocturnes, les songes, les oracles, et tous les genres de divination qui se pratiquent parmi les hommes. La terre est, au centre de l'univers, arrangée autour du pôle qui tient tout en ordre ; elle est la gardienne du jour et de la nuit, et le plus ancien des dieux que le ciel embrasse : après l’âme du monde c'est elle qui nous fournit nos aliments avec abondance : le monde roule autour d'elle: elle est elle même un astre, mais immobile, parce qu'elle est placée au centre comme en équilibre. L'éther, répandu au dehors et au loin, s'étend à la sphère des fixes comme à celle des errantes : l'air est après, et la terre au milieu avec son humide. [16] CHAPITRE XVI. Les dieux les plus jeunes sont ceux qui ont fait l’homme. APRES que Dieu eût tout ordonné, il laissa les trois autres espèces d'êtres qui dévoient être mortels, les volatiles, les aquatiques, et les terrestres. Dieu en abandonna la façon aux autres dieux qu'il avait faits, afin qu'ils ne devinssent pas immortels étant l'ouvrage de ses mains. Ces dieux ayant emprunté quelques parties de la matière première pour un temps déterminé et comme devant les rendre dans la suite, ils formèrent les êtres mortels. Pour ce qui est de l'espèce humaine, qui devait se rapprocher beaucoup de la nature des dieux, le père de toutes choses et les dieux qu'il avait formés en prirent le soin, et l'architecte de l'univers fit descendre sur la terre les âmes de cette génération dans un nombre aussi grand que celui des étoiles ; et les ayant toutes placées dans cet astre analogue, comme dans un char, il leur annonça en législateur les lois qui leur étaient destinées, afin de n'être pas responsable de leur conduite : savoir que des passions mortelles seraient produites par le corps ; premièrement les sensations, et ensuite le plaisir, la douleur, le désir, la crainte. Celles des âmes qui prendraient l'empire sur ces affections, et qui n'en souffriraient aucune violence, celles-là vivraient justement et retourneraient dans leur premier lieu : celles, au contraire, qui se laisseraient subjuguer par l'injustice, auraient un sort de femme dans une seconde vie ; et, si elles ne s'amendaient pas, elles finiraient par devenir brutes : leurs peines ne prendraient fin que lorsqu'elles auraient corrigé leurs penchants naturels, et qu'elles seraient revenues au caractère et à la complexion qui leur sont propres. [17] CHAPITRE XVII. LES dieux commencèrent par former l'homme de terre, de feu, d'air, et d'eau, ayant emprunté de la matière quelques unes de ses parties pour les rendre un jour: ils composèrent un corps; ils en lièrent les parties d'une manière invisible, et ils attachèrent à la tête la partie la plus essentielle de l’âme qui leur avait été envoyée, et ils lui soumirent le cerveau comme un champ en labeur. Ils placèrent les organes de la sensibilité sur la figure pour servir à l'emploi qui leur était approprié : ils composèrent la moelle de triangles déliés et inflexibles, dont les éléments étaient eux-mêmes composés, laquelle moelle devait être la source de la semence. Les os, ils les pétrirent de terre et de moelle, et de temps en temps ils en arrosèrent la pâte d'eau et de feu : les nerfs, ils les firent d'os et de chair; la chair fut composée d'alkali et d'acide, comme d'un ferment. Ile entourèrent la moelle d'os, et les os de nerfs, afin de les lier entre eux. Les nerfs servirent aussi à la mobilité et aux nœuds des articulations : la chair servit à couvrir les nerfs, et on lui donna une couleur, tantôt blanche, tantôt noire, pour le plus grand avantage du corps. C'est de la même matière que furent formées les parties intérieures, comme les entrailles, le ventre, et les intestins, qui sont roulés autour, de même que vers le haut, dans le gosier, la trachée artère et le pharynx, dont l’une descend dans l'estomac, et l'autre vers le poumon. Les aliments, amollis et triturés par la chaleur des esprits vitaux, se digèrent dans le ventre et se distribuent dans tout le corps selon les transformations qu'ils ont reçues. Deux veines qui descendent le long de l'épine entourent la tête dans un sens contraire, mais avec une réciproque correspondance, et se divisent en plusieurs branches. Les dieux ayant donc fait l'homme, et ayant enfermé dans son corps une âme pour le gouverner, placèrent, comme de raison, dans la tête la partie de l’âme destinée à le conduire : c'est là aussi que fut placée l'origine des nerfs et de la moelle, ainsi que le délire des affections. Les sens furent mis autour de la tête, comme pour servir de sentinelles à la raison. La faculté du raisonnement, celle de la contemplation, celle du jugement eurent le même siège. La partie sensitive ou pathétique de l’âme fut mise plus bas ; la partie irascible dans le cœur ; la faculté concupiscible dans l'hypogastre ou le bas ventre, partie voisine de l'ombilic. Nous parlerons ultérieurement de ces choses-là. [18] CHAPITRE XVIII. APRES avoir placé les yeux sur la figure pour servir d'organe à la lumière, ils y renfermèrent la partie lumineuse du feu: ils pensèrent qu'elle était pareille à la lumière du jour parce qu'elle était déliée à la fois et épaisse; ses parties les plus pures et les plus subtiles passent très aisément au travers des yeux, et principalement au milieu de leur orbite; et de la ressemblance de l'impression avec l'objet extérieur résulte le sens de la vue. D'où il suit que la lumière disparaissant ou s'obscurcissant pendant la nuit, ce qui émane de nous ne se mêle plus à l'air voisin, mais, renfermé au dedans de nous, il égalise et confond tous les mouvements internes, et nous provoque au sommeil: c'est pourquoi les paupières se ferment ; après un assez long repos un léger sommeil arrive : si nous éprouvons encore quelques mouvements, nous avons des visions fréquentes, et alors les fantômes, vrais ou faux, naissent directement. C'est ainsi que les images qui se forment dans les miroirs et dans toutes les autres surfaces transparentes ou diaphanes ne se forment que par réflexion, selon que le miroir est convexe, concave, ou plane; car les images seront différentes selon que la lumière sera réfléchie sur chaque partie, les rayons étant dispersés par la surface convexe, et réunis par la surface concave. C'est ainsi qu'on voit, tantôt la droite, tantôt la gauche des objets dans un sens contraire, quelquefois dans un sens direct; et quelquefois on voit en haut ce qui est en bas, et réciproquement. [19] CHAPITRE XIX. L'OUÏE a été faite pour entendre la voix : elle commence par un mouvement dans la tête, et elle se termine au foie. La voix est ce qui entre dans les oreilles, et passe par le cerveau et par le sang pour aller faire impression sur l'âme : la voix aiguë est celle qui se meut vite ; la grave relie qui se meut lentement ; la haute est celle qui a beaucoup d'intensité ; la basse celle qui en a peu. Il en est de même de la propriété des narines par rapport à la sensation des odeurs. L'odeur est l'impression opérée sur les fibres nasales, qui descend jusques à la région de l'ombilic. On n'a pas donné des noms divers à ses différentes espèces; on a tout compris dans deux classes, bonnes odeurs et mauvaises odeurs, qui embrassent tout ce qu'il y a d'agréable ou de déplaisant en ce genre. La matière de toutes les odeurs est plus dense que l'air, mais plus tenue que l'eau ; car on regarde proprement comme une espèce d'odeur ce qui n'a pas reçu un changement considérable, mais qui est un composé d'air et d'eau sous la forme d'une vapeur ou d'une fumée. C'est de la correspondance de tout cela que se compose le sentiment de l'odeur. Le goût a été fait par les dieux pour juger de la variété des sucs : ils ont tendu des fibres depuis le palais jusqu'au cœur afin qu'elles reçussent l'impression des saveurs et qu'elles pussent les discerner; ces fibres comparent et distinguent les diverses sensations des saveurs, et déterminent leurs différences. Les saveurs sont au nombre de sept : la douce, l'acide, l'aigre, l'austère, la salée, l'acre, et l’amère. Entre ces saveurs la douce a reçu une propriété contraire à toutes les autres, qui est d'affecter agréablement la langue : les autres, comme l'acide, la piquent désagréablement; l'acre l'échauffe et porte au cerveau; l’amère purge avec tant de violence qu'elle la rend pâle et livide; la salée purge et déterge avec douceur. Il en est qui contractent, qui resserrent les pores ; la saveur qui produit cet effet avec le plus de rudesse c'est l'aigre ; celle qui le produit le plus doucement c'est l'austère. Le tact a été destiné à servir d'organe au sentiment du froid, du chaud, du mou, du dur, du léger, du pesant, du poli, et du raboteux, pour juger de leurs différences. Nous appelons mous (ou cédants à l'impression) les corps qui reçoivent l'empreinte du tact, et nous appelons durs ceux qui ne cèdent point (ou qui ne reçoivent point cette empreinte). Cela est relatif aux fondements des corps eux-mêmes ; ceux qui en ont de grands sont solides, fermes ; ceux qui en ont de petits sont mous, cèdent et se meuvent facilement. Les corps âpres sont ceux qui sont raboteux et durs en même temps ; les corps lisses, ceux qui sont unis et denses à la fois. Le froid et le chaud produisent des impressions contraires ; aussi viennent-ils de causes entièrement opposées. Le chaud produit son effet parce que ses parties aiguës et tranchantes ont une vertu incisive. Le froid pénètre plus difficilement à cause de la densité de ses parties ; il chasse ses molécules les plus petites, et il force les autres à prendre la place de celles-ci. Alors il s'opère une espèce de mouvement et d'agitation, et l'impression qui en résulte sur les corps est la gelée. [20] CHAPITRE XX. IL n'est pas possible de donner une définition exacte du pesant et du léger en employant l'idée du haut et du bas ; car il n'y a rien de haut ni rien de bas, puisque le monde est sphéroïde et parfaitement uni par sa surface extérieure, autant qu'on en peut juger. Ce serait donc à tort que l'on regarderait les choses comme plus ou moins hautes les unes que les autres. Mais le corps pesant est celui qu'on ne peut faire passer qu'avec peine dans un lieu autre que celui qu'il occupait naturellement; et le corps léger est celui qui se prête avec facilité à ce déplacement : ou bien le corps pesant est celui qui est composé d'un grand nombre de parties, et le corps léger celui qui n'en a que très peu. [21] CHAPITRE XXI. Nous respirons de cette manière. Nous sommes entourés au dehors de beaucoup d'air ; cet air entre dans le corps par la bouche, par les narines, et par les autres passages du corps que nous ne concevons qu'en idée. Lorsqu'il est échauffé il se hâte de rejoindre au dehors l'air homogène, et, selon la quantité d'air intérieur qui s'exhale, il rentre au dedans une pareille quantité d'air extérieur : c'est par l'effet de cette réciprocité continuelle que se forme (le mécanisme de) l'aspiration et (de) l'expiration. [22] CHAPITRE XXII. SELON Platon les maladies ont plusieurs causes: la première, l'excès ou le défaut des éléments (des esprits vitaux), ou leur passage dans des parties qui ne leur sont pas appropriées ; la seconde, la dégénération des parties homogènes, comme si la chair se convertit en sang, en bile, en pituite. Tout cela n'est que dissolution; car la pituite résulte de la nouvelle corruption de la chair. La sueur et les larmes sont comme une espèce de sérosité de la pituite: la pituite, si elle se porte vers les parties extérieures, engendre la gale ; si elle se mêle dans l'intérieur avec la bile noire, elle produit la maladie qu'on appelle sacrée (c'est-à-dire l’épilepsie). La pituite aigre ou salée cause les maladies qui consistent en frissons : cet effet est également produit par l'inflammation de la bile. Il y a une infinité de maladies qui sont l'ouvrage de la bile et de la pituite. La fièvre continue résulte de la surabondance du feu dans le corps ; la fièvre quotidienne de la surabondance de l'air ; la fièvre tierce de l'excès de l'eau ; et la fièvre quarte de l'excès de la terre. Nous allons parler de l’âme : ce sera le sujet du chapitre suivant, quoique nous paraissions tomber dans une espèce de répétition. [23] CHAPITRE XXIII. LES dieux qui ont formé les choses mortelles, en recevant l’âme de l'homme, immortelle de sa nature, comme nous l'avons fait voir, puisqu'elle procède immédiatement de Dieu, y ajoutèrent Îeux parties périssables : afin que la partie divine et immortelle de l’âme ne se dégradât point par toutes les futilités humaines, ils la placèrent dans le corps comme dans une citadelle pour y commander, et ils lui fixèrent son siège dans la tête dont la figure représente celle de l'univers. Tout le reste du corps, ajouté comme une espèce de char, fut destiné à obéir; et les parties de l’âme eurent dans le corps humain chacune une loge différente. La partie irascible fut placée dans le cœur ; la partie concupiscible dans le lieu qui est entre l'extrémité de l'ombilic et le diaphragme, et elle y fut liée comme une espèce d'insecte sauvage pour aiguillonner. A cause du cœur, ils firent le poumon mou, sans sang, caverneux, et semblable à une éponge, afin que le cœur, ému par la véhémence de la colère, eût là de quoi se calmer. Le foie, destiné à exciter l'appétit concupiscible et à l'apaiser, eut en partage la douceur et l’amertume: il fut également destiné à servir dans l'interprétation des songes ; car son poli, sa densité, son éclat, le rendent propre à manifester les émanations de l’âme. Ils firent la rate à cause du foie pour servir à le purger et pour lui donner sort lustre ; elle reçoit les parties gâtées du foie que certaines maladies en détachent. [24] CHAPITRE XXIV. QUE L’AME se divise en trois parties relativement à ses trois facultés, que ces parties soient distribuées dans des lieux particuliers selon l'essence de ces mêmes facultés, c'est ce que l'on peut conclure de ce qui suit. D’abord les choses que la nature a séparées sont différentes : or la faculté rationnelle et la faculté sensitive sont naturellement séparées; car l'une a pour objet les choses intelligibles, et l'autre a pour objet le plaisir et la douleur. D'ailleurs la faculté sensitive est commune aux animaux. Puis donc que la nature a mis de la différence entre la faculté rationnelle et la faculté sensitive, il faut aussi que ces deux facultés aient une différence locale ; d'ailleurs elles se combattent souvent l'une et l'autre : or une chose ne peut pas combattre contre elle-même, et des choses qui se combattent réciproquement ne peuvent pas exister en même temps dans un même lieu. On voit en effet dans la tragédie de Médée que la colère combat la raison. Ce personnage s'exprime ainsi : « Je n'ignore point tous les maux que je vais causer ; mais les conseils de ma fureur sont les plus forts ». Ailleurs on voit la passion de Laïus, ravisseur de Chrysippe, aux prises avec la raison. Voici ses paroles : « Hélas ! c'est pour l'homme le plus ce grand de tous les forfaits lorsqu'il connaît le bien sans le faire. » Une autre preuve que la faculté sensitive est différente de la volonté rationnelle, c'est qu'elles ont l'une et l'autre un objet très différent ; car l'une a la science pour apanage, et l'autre, les affections de la vie. [25] CHAPITRE XXV. Voici quels sont les arguments à l'aide desquels Platon démontre que l’âme est immortelle. Dans quelque corps que l’âme pénètre elle lui porte la vie, ce qui est une de ses propriétés naturelles : ce qui donne la vie à quelque chose n'est pas susceptible de mourir; par conséquent il est immortel. Si l’âme est immortelle elle est impérissable: or c'est une substance incorporelle, immuable dans son essence, intelligible, invisible, et uniforme. Elle est donc simple, c'est-à-dire non composée, indissoluble, et indivisible : tout corps, au contraire, tombe sous les sens, est visible, divisible, composé, et multiforme. D'un autre côté, l’âme, soumise à l'empire des sens par l'entremise du corps, est agitée, tourmentée ; elle est dans une sorte d'ivresse : occupée de choses intelligibles, elle rentre dans elle-même, elle est posée, tranquille : elle ne peut pas être semblable à ce qui la tire de son assiette naturelle ; elle ressemble donc davantage aux choses intelligibles; or ce qui est intelligible est indivisible et impérissable de sa nature. De plus le commandement appartient naturellement à l’âme : ce qui commande de sa nature est semblable à la divinité ; l’âme étant donc semblable à la divinité, est donc incorruptible et impérissable (comme elle). Les choses qui sont immédiatement contraires, et qui ne le sont pas intrinsèquement, mais par accident, ont été destinées à exister l'une par l'autre ; or ce que les hommes appellent vivre est contraire à ce qu'ils appellent mourir. De même donc que la mort est la séparation de l’âme d'avec le corps, de même la vie est l'union de l'âme (existant toutefois ultérieurement) avec le corps. Si elle doit être après la mort, et si elle était avant que de tomber dans le corps, on doit être très persuadé qu'elle est éternelle ; car il n'est pas possible de concevoir· ce qui pourrait l'altérer. Si la science consiste dans des réminiscences (dans la mémoire), l’âme doit être immortelle ; or que la science consiste dans des réminiscences, nous pouvons le démontrer de cette manière. La science n'est autre chose que le souvenir de ce que nous avons antérieurement appris ; car si c'est par le particulier que nous avons l'idée de l'universel, comment parcourrions-nous les choses particulières puisque leur nombre est infini ; ou comment, par un petit nombre de principes particuliers, arriverions-nous à l'universel? Nous tomberions dans l'erreur, comme si nous disions qu'il n'y a d'êtres vivants que ceux qui respirent. Comment d'ailleurs les idées seraient-elles principes ? C'est par réminiscence et par le secours de quelques petits concepts que nous avons des idées. Quelques principes singuliers nous rapportent le souvenir de ceux que nous avons antérieurement connus et que nous avons oubliés lors de notre incorporation ou de notre entrée dans le corps. L’âme ne peut point être altérée par aucun germe corrupteur inhérent à son essence ; elle ne peut pas l'être non plus par aucun vice extérieur: elle ne le sera donc en aucune manière. Cela étant ainsi elle doit être immortelle. Ce qui a en soi le principe de son mouvement se meut essentiellement de toute éternité : un tel être est immortel ; or l’âme a en soi le principe de son mouvement. Ce qui a en soi le principe de son mouvement est le principe de tout mouvement et de toute génération : tout principe est incréé et impérissable. Telle est donc l’âme du monde ; telle est aussi l’âme de l'homme, car elles sont toutes les deux du même mélange (ou, pour mieux dire, de la même pâte). Platon regarde l’âme comme ayant en soi la cause de son mouvement, parce que la vie lui est innée et qu'elle agit toujours en elle : il est aisé, selon lui, d'établir que les âmes raisonnables sont immortelles ; mais il croit douteux que les âmes, dépourvues de raison, le soient aussi ; car il est probable que les âmes dépourvues de raison, mues par la seule fantaisie, n'usant ni de discernement, ni de jugement, ni de contemplation, ni de raisonnement, ne pouvant distinguer le mal, étant entièrement sans intelligence, n'ont rien de commun avec les êtres intelligents et doués de raison, et par conséquent elles sont corruptibles et mortelles. De ce que les âmes sont immortelles il s'ensuit qu'elles ont dû entrer dans les corps et s'attacher à l'embryon au moment où il est formé par la nature, et passer dans plusieurs corps, ou d'hommes ou d'animaux, soit en attendant leur tour réglé par le sort des nombres, soit par la volonté des dieux, soit par intempérance, soit par sensualité. Au reste il y a entre l’âme et le corps la même affinité qu'entre le feu et le bitume. Salluste le philosophe, que j'ai cité plus haut, présente sur cette question une solution que je laisse apprécier au lecteur. « Les métempsychoses », dit-il dans le vingtième chapitre de son traité, « les métempsychoses ou transmigrations d'âmes, quand elles ont lieu par le passage d'une âme d'un corps humain dans un autre, rendent cette âme l’âme propre du corps où elle entre; mais quand les âmes (humaines) passent dans des corps d'animaux, elles ne font que les suivre extérieurement, comme nous suivent nos démons familiers auxquels nous somme· tombés en partage ; car jamais une âme raisonnable ne saurait devenir celle d'un être privé de raison. » L’âme des dieux elle-même a une faculté discrétive c'est-à-dire une faculté capable de connaître et de juger: elle a aussi une faculté impulsive, c'est-à-dire susceptible d'exciter et d'être excitée; elle est également douée d'une certaine sociabilité. Ces mêmes qualités, qui se trouvent dans l’âme des hommes, éprouvent une espèce de changement par l'effet de leur entrée dans le corps humain. La disposition à la sociabilité devient appétit concupiscible, et la faculté impulsive devient appétit irascible. A ce compte donc les âmes qui animent intérieurement les brutes sont d'une nature différente des âmes humaines. Cette différence va donc jusqu'à soumettre, comme le pense Platon, ces âmes des brutes à la corruption et à la mort. Mais une âme mortelle n’offre-t-elle pas le rapprochement d'un sujet et d'un attribut exclusifs l'un de l'autre ? Que de questions dans la philosophie sur lesquelles les philosophes les plus transcendants ne feront que bégayer longtemps encore ! [26] CHAPITRE XXVI. VOICI les idées de Platon touchant la fatalité. Il pense que tout est soumis à la fatalité, mais que tout n'est pas réglé par elle. Quoique le destin soit une espèce de loi, ce n'est pas à dire qu'il détermine, « celui-ci fera telle chose, celui-là souffrira telle autre chose ». Cela irait à l'infini ; car le nombre des individus est infini, et les accidents de chaque individu infinis aussi. D'ailleurs où seraient alors notre liberté, les sujets de louange, de blâme, et toutes choses semblables? Mais l'influence du destin se réduit à ce que si une âme mène une telle vie et qu'elle fasse telles actions il en résultera telles conséquences. L’âme est donc indépendante ; elle est la maîtresse d'agir ou de ne pas agir. A cet égard elle ne peut point être forcée ; mais les conséquences de l'action sont conformes aux décrets de la destinée. Par exemple Paris (le fils de Priam) est bien le maître d'enlever ou de ne pas enlever Hélène, mais s'il l'enlève il en résultera que les Grecs feront la guerre aux Troyens à cause de cet enlèvement. C'est ainsi qu'Apollon prédit à Laïus (roi de Thèbes et père d’Œdipe) ; « Si tu engendres un fils, il te donnera la mort ». L'oracle parle de Laïus et d'un fils qu'il peut engendrer; mais le destin règle les conséquences de cette génération. La nature du possible est placée en quelque manière entre le vrai et le faux; mais comme il est naturellement indéfini, notre liberté se conserve. Ce qui existe par notre choix est ou vrai, ou faux ; ce qui existe en puissance est différent de ce qui existe en habitude, ou en acte; ce qui existe en puissance suppose une certaine disposition pour une habitude qu'il n'a pas encore ; c'est ainsi qu'on peut dire qu'un enfant est grammairien, joueur, de flûte, forgeron, en puissance : il sera en habitude une ou deux de ces choses lorsqu'il aura appris et qu'il saura quelques principes de ces arts : il le sera en acte, lorsqu'il travaillera en maître selon les principes qu'il aura appris. Le possible n'est rien de tout cela : mais notre liberté étant indéfinie prend un caractère de vérité ou- de fausseté selon qu'elle incline d'un côté ou de l'autre. [27] CHAPITRE XXVII. PARLONS à présent en peu de mots des idées de Platon sur la morale. Il pensait qu'il n’était aisé ni de trouver le souverain bien, ni de le répandre avec sûreté sur tout le monde après l'avoir trouvé ; aussi en a-t-il donné le secret à un très petit nombre de ses disciples, à ceux qu'il avait choisis pour leur communiquer ses principes sur cette matière; En lisant ses ouvrages avec exactitude on voit qu'il faisait consister le bien de l'homme dans la science et dans la contemplation du premier bien, qu'on peut appeler Dieu, ou la suprême intelligence : il pensait que toutes les choses quelconques que les hommes regardent comme un bien n'avaient reçu cette dénomination que parce qu'elles participent d'une manière quelconque à la nature de ce bien, le premier et le plus excellent ; c'est ainsi que les choses douces ou chaudes ont tiré leur nom de leur participation aux principes du doux et du chaud. Il pensait que l'entendement et la raison étaient en nous-mêmes les seules choses qui pussent parvenir à lui ressembler ; et c'est pour cela que notre bien lui paraît beau, auguste, divin, aimable symétrique, et qu'en un mot il l'appelle bonheur. Toutes les autres choses auxquelles la multitude donne le nom des biens, comme la santé, la beauté, la force, les richesses, et autres choses semblables, il ne les regardait pas comme des biens, à moins qu'elles ne tirassent leur utilité de la vertu ; sans cet accord il ne les prenait que pour des combinaisons de la matière, qui devenaient des maux pour ceux qui en faisaient un mauvais usage ; quelquefois aussi il les appelait des biens mortels. Il ne pensait pas que le bonheur pût appartenir aux gens de bien d'entre les hommes; il l’attribuait uniquement aux dieux et aux immortels : il disait que les âmes des vrais philosophes étaient remplies de biens admirables et excellents, et qu'après leur séparation d'avec le corps elles entraient dans la société des dieux, qu'elles partageaient leurs occupations, et qu'elles marchaient dans le champ de la vérité parce que pendant la vie, elles avaient passionnément désiré de la connaître, qu'elles avaient préféré son étude à toute autre chose, et que, purifiant et régénérant par son moyen l'œil de l’âme, si l'on peut s'exprimer ainsi, déjà perdu et devenu entièrement aveugle, œil toutefois plus digne d'être conservé que mille autres, elles s'étaient rendues capables de soutenir toute la lumière de la raison. Il comparaît les insensés à des hommes qui habitaient sous terre (à des Troglodytes), et qui n'avaient jamais vu la splendeur de la lumière, mais seulement les légères et vaines ombres des corps terrestres qui nous environnent, qu'ils prenaient avec confiance en les voyant pour des corps réels : de sorte que, lorsqu’il leur arrive de sortir des ténèbres et d'entrer dans la région de la pure lumière, il est dans l'ordre des choses qu'ils méprisent tout ce qu'ils voient, et qu'ils se méprisent surtout eux-mêmes, comme ayant été dans l'erreur. C'est ainsi que ceux qui passent au beau, au divin jour de la vérité, dédaignent ce qu'ils ont admiré jusqu'alors, et désirent avec plus de véhémence de se livrer à la contemplation des nouveaux objets qui frappent leurs yeux. A ce spectacle ils ne peuvent s'empêcher de convenir qu'il n'y a de bien que ce qui est honnête, et que la vertu suffit au bonheur. Platon montre dans tous ses écrits que l'honnête et le beau consistent dans la connaissance de la cause première : dans son premier livre des Lois il s'exprime ainsi touchant les biens susceptibles de participation : « Il y a deux espèces de bien, celui qui est propre à l'homme, et celui qui est propre aux dieux », et la suite. S'il y a quelque chose d'isolé et qui ne tienne point à l'essence, de la cause première, il n'y a que des insensés qui puissent l'appeler un bien. Dans l'Euthydème il soutient que ce prétendu bien est un grand mal pour celui qui le possède. Il regardait ce principe, que la vertu est désirable pour elle-même, comme un corollaire de celui-ci, qu'il n'y a d'honnête que ce qui est bien : il a professé cette doctrine dans tous ses traités, et particulièrement dans celui de la République, que l'homme qui posséderait la science dont nous venons de parler serait le plus heureux et le plus fortuné; non qu'un tel bonheur prît sa source dans les honneurs ou dans les autres récompenses dont serait payé le mérite d'un pareil homme; mais, quand bien même il serait ignoré de tous ses semblables, quand il serait en butte à tout ce que le vulgaire prend pour des maux, comme le désespoir, l'exil, la mort, il n'en serait pas moins heureux : au lieu que celui qui, sans posséder cette science, posséderait d'ailleurs tous les biens prétendus tels, comme les richesses, l'autorité souveraine, la santé, la force, et la beauté du corps, n'en serait pas plus fortuné. [28] D'où il tire cette conséquence, qu'il faut, autant qu'on le peut, se rendre semblable à Dieu. Cette idée il la tourne en plusieurs sens : quelquefois, comme dans son Théétète, il entend par se rendre semblable à Dieu, être tempérant, saint, et juste. De sorte qu'il faut passer des vices opposés avec toute la célérité possible à ces vertus : ce passage est une ressemblance avec Dieu, autant que la chose le comporte. La justice et la sainteté, en se joignant à la sagesse, opèrent aussi cette ressemblance. D'autres fois il la fait consister seulement dans la justice, comme on le voit dans son dernier livre de la République. Selon lui, l'on n'est jamais abandonné de Dieu dans les efforts qu'on fait pour être juste, et on s'approche autant qu'il est possible de la ressemblance avec Dieu en cultivant la vertu. Dans le Phédon, il fait consister en quelque manière la ressemblance avec Dieu dans la justice et la tempérance. « Les hommes », dit-il, les plus heureux, les plus fortunés, et qui tendent au but le plus excellent, sont ceux qui « se sont consacrés aux vertus domestiques et civiles, qu'on appelle la justice et la tempérance ». Ailleurs, il dit que la fin de l'homme est de ressembler à Dieu, tantôt qu'elle consiste à le suivre, comme lorsqu'il dit: « Dieu qui, selon l'ancienne tradition, est le commencement et la fin, et la suite. Tantôt il prétend qu'elle consiste dans tous les deux, comme lorsqu'il dit : « l’âme, qui suit Dieu et qui se forme à sa ressemblance », et la suite. Car le bien est le principe de l'utilité ; et cela se dit de Dieu. C'est donc faire accorder la fin avec le principe que de ressembler à Dieu, savoir à ce Dieu qui est dans le ciel, ou, pour mieux dire, qui est au-dessus du ciel, en qui il n'y a point de vertu, parce qu'il est plus excellent qu'elle. De sorte que l'on peut dire avec raison que la misère des dieux subalternes est dans leur méchanceté, et que leur félicité est dans leurs bonnes mœurs. Nous parviendrons à nous fendre semblables à Dieu si nous employons pour cela les dispositions convenables, par nos mœurs, notre éducation, nos sensations bien ordonnées, et surtout par la raison, par la communication de notre doctrine, de notre savoir : de manière qu'éloignés la plupart du temps du soin des affaires humaines, nous soyons toujours livrés à l'étude des choses intelligibles. L'initiation et la purification du démon qui est en nous s'opérera, si nous nous dévouons, à la culture des sciences les plus importantes, telles que la musique, l'arithmétique, la géométrie, et l'astronomie, et que nous ayons en même temps le soin de fortifier le corps par la gymnastique, qui le rend propre aux travaux de la paix et aux fatigues de la guerre. [29] LA vertu étant une chose divine, elle constitue l'état de l’âme le plus excellent et le plus parfait : elle rend l'homme honnête, fidèle, conséquent dans ses discours et dans ses actions, envers lui-même et envers les autres. Il en est de plusieurs espèces, dont les unes appartiennent à la partie rationnelle, les autres à la partie destituée de raison. La nature de la partie rationnelle étant différente de celle de l'appétit irascible, et de celle de l'appétit concupiscible la perfection réciproque doit différer. La perfection de la raison consiste dans la prudence et la sagesse ; celle de l'appétit irascible est la force ; celle de l'appétit concupiscible est la tempérance. La prudence est la science des biens', des maux, et de ce qui n'est ni l'un ni l'autre. La tempérance est l'art de régler les affections et les désirs, et de les soumettre à l'obéissance de leur chef, c'est-à-dire de la raison. Lors donc que nous disons que la tempérance est une certaine règle, une obéissance, c'est comme si nous disions qu'il y a une puissance en vertu de laquelle nos désirs sont réglés et contenus par la partie qui commande naturellement, c'est-à-dire par la raison. La force est l'observation d'un précepte légitime, fâcheux ou non, c'est-à-dire la puissance conservatrice d'un précepte légitime. La justice est la concordance de toutes ces choses entre elles, c'est-à-dire une puissance en vertu de laquelle les trois parties de l’âme s'accordent, conviennent entre elles, et se portent comme il est convenable vers ce qui leur est propre et qui leur appartient : de sorte qu'elle est comme la suprême perfection des trois vertus, la prudence, la force, et la tempérance ; car si la raison commande, et que les autres parties de l’âme se rangent chacune selon leurs propriétés sous les ordres de la raison et qu'elles lui obéissent, il est naturel que les vertus s'ensuivent. La force, consistant à faire respecter les préceptes légitimes, respecte la droite raison; car un précepte légitime est une sorte de droite raison ; et la droite raison vient de la prudence. D'un autre côté la prudence tient à la force ; car la prudence est la science du bien, et personne ne peut voir le bien lorsqu'il est offusqué par la timidité et par les affections dont elle est accompagnée: de même on ne peut pas être prudent avec de l'intempérance, ni en général lorsqu'on se laisse vaincre par ses passions. Celui qui fait une action par laquelle il viole la droite raison, Platon prétend qu'il la commet par ignorance et par défaut de prudence : de manière qu'on ne peut pas être prudent et être intempérant et lâche en même temps. Les vertus parfaites sont donc inséparables les unes des autres. [30] ON appelle également vertu l'heureuse disposition à la vertu et les progrès qu'on y fait ; elle prend le nom de la vertu parfaite à cause de la ressemblance qu'elle a avec elle : c'est ainsi que nous donnons à des soldats le titre de braves, et que parfois nous attribuons cette qualité à des gens téméraires et imprudents, en ne considérant la vertu que dans un sens imparfait ; car la vertu parfaite n'est susceptible ni de plus ni de moins, au lieu que les vices reçoivent l'un et l'autre : l'injustice, l'imprudence, ont plusieurs degrés. D'ailleurs les vices ne sont pas une conséquence nécessaire les uns des autres ; il en est d'opposés et qui ne sauraient se trouver ensemble. Il en est ainsi de la témérité et de la timidité, de la prodigalité et de l'avarice; et après tout il est impossible qu'un homme soit abandonné a tous les vices, de même qu'il serait impossible qu'un corps qui renfermerait toutes les mauvaises humeurs pût subsister. Il faut donc admettre une espèce de complexion intermédiaire, ni vertueuse, ni vicieuse, car tous les hommes ne sont pas ou vertueux ou vicieux; ils ne deviennent tels que par gradation. Il n'est pas aisé de passer subitement de la vertu au vice, et du vice à la vertu : il y a une grande distance et une grande opposition entre ces deux extrêmes. Il faut distribuer les vertus en primordiales et secondaires. Les primordiales sont celles qui appartiennent à la raison et par lesquelles toutes les autres se perfectionnent; les secondaires sont celles qui appartiennent aux seps. Elles font le bien selon la raison, non selon cette raison qui est en elles-mêmes, car elles n'en ont pas, mais selon la raison que la prudence leur a donnée et qu'elles ont acquise par l'expérience et l'habitude. Puisque ni science ni art n'existent dans aucune partie de l’âme que dans la raison ; les vertus qui tiennent aux sens ne sont pas susceptibles d'être enseignées, parce qu'elles ne sont ni un art ni une science, et qu'elles n'ont aucun objet d'étude particulier. Mais la prudence étant une science, elle enseigne à chacun ce qui lui est propre, ainsi que le pilote montre à ses nautoniers certaines choses qu'ils ignorent et que ceux-ci exécutent avec docilité: il en est de même d'un général par rapport à son armée. Puisque les vices sont susceptibles de plus ou de moins, les fautes ne doivent point être égales, mais les unes plus grandes, et les autres plus petites : c'est en conséquence de ce principe que les législateurs eux-mêmes ont établi de plus fortes peines contre certains délits que contre d'autres. Les vertus, considérées comme parfaites et comme semblables à ce qui est droit, sont quelque chose de suprême : dans un autre sens elles sont quelque chose de modéré et d'intermédiaire, si l'on fait attention que l'on les voit chaque jour toutes, ou pour le moins le plus grand nombre, placées entre deux vices, et pencher tantôt vers l'excès, et tantôt vers le défaut. Telle est, par exemple, la générosité, qui est entre l'avarice d'un côté, et la prodigalité de l'autre. L'immodération de nos affections vient de ce qu'elles ont trop ou trop peu : celui qui sans s'émouvoir verrait insulter ses parents, celui qui s'emporterait sur le plus léger prétexte, n'auraient pas une sensibilité modérée, mais tout le contraire. De même celui qui peut sans douleur voir mourir ceux qui lui sont attachés par les liens du sang est insensible ; et celui qui, en pareil cas, se laisse consumer par l'affliction, donne dans l'excès opposé. Celui qui s'afflige, mais qui le fait avec modération, celui-là est dans le milieu convenable : de même celui qui craint tout est timide outre mesure ; et celui qui ne craint rien est téméraire. L'homme courageux est celui qui tient le milieu entre la timidité et la crainte ; et ainsi du reste. Puis donc que la modération est ce qu'il y a de mieux dans les affections, et que la modération n'est autre chose qu'un juste milieu entre l'excès et le défaut, il s'ensuit que ces vertus s'appellent vertus modérées, parce qu'elles noue rendent modérés dans nos affections. [31] Si nous avons en nous-mêmes quelque autre chose d'indépendant, c'est la vertu ; car l'honnête ne serait pas louable s'il était un don de la nature ou du destin : elle est par conséquent volontaire, et elle consiste dans une impulsion ardente, généreuse, et continue. Si la vertu est volontaire, il s'ensuit que la méchanceté est involontaire ; car qui, dans la plus belle, dans la plus excellente partie de lui-même, préférerait avoir le plus grand des maux ? Si donc quelqu'un se laisse aller à la méchanceté, ce ne sera pas vers le mal qu'il croira se porter, mais vers le bien ; et si quelqu'un tombe dans le mal à bon escient, c'est par erreur, c'est-à-dire que d'un petit mal il croyait en retirer un grand bien. Or c'est en cela qu'il agit involontairement ; car il est impossible de désirer le mal comme mal sans en espérer du bien, ou sans avoir pour but d'éviter un plus grand mal. Tout le mal que fait un méchant homme il le fait involontairement. Si l'injustice est involontaire, il est bien plus involontaire d'agir injustement, d'autant que c'est un plus grand mal d'agir en effet avec injustice que de contenir l'injustice sans activité. Puisque les actions injustes sont involontaires, il faut punir ceux qui les commettent, mais diversement ; car les dommages sont différents, et d'ailleurs l'involontaire gît dans l'ignorance et dans l'affection : mais tout cela peut se corriger par la raison, par les mœurs publiques, et à force de soin. [32] CHAPITRE XXXII. L'INJUSTICE est un si grand mal, qu'on doit plus craindre de la commettre que de l'éprouver : commettre une injustice est un acte de méchanceté ; recevoir une injustice est une preuve de faiblesse. L'un et l'autre est honteux ; mais les actions injustes sont un d'autant plus grand mal qu'elles sont plus honteuses. Il est aussi utile au méchant d'être puni qu'au malade d'abandonner son corps au médecin pour le guérir : tout châtiment n'est qu'une espèce de remède pour une âme qui fait le mal. Puisque la plupart des vertus tiennent aux passions, il faut définir ce que c'est qu'une passion. Une passion est un mouvement déréglé de l’âme qui la porte ou vers le bien ou vers le mal : on appelle ce mouvement déréglé parce que la passion n'est ni jugement ni opinion, mais une impulsion des parties déraisonnables de l’âme. Sommes-nous les auteurs de cette émotion qui s'opère dans la partie pathétique de l’âme? cette émotion ne dépend pas de nous, car souvent nous l'éprouvons malgré nous, lors même que nous tâchons de la combattre. Quelquefois nous connaissons que les choses qui se présentent ne sont accompagnées ni de douleur, ni de plaisir, ni de crainte ; néanmoins elles nous entraînent, ce que nous ne souffririons pas si ces affections étaient la même chose que le jugement ; car nous rejetons ce que notre jugement désapprouve, soit raison ou non. Nous avons dit dans notre définition que l’âme se portait vers le bien ou vers le mal, parce que l’âme ne s'émeut point à l'aspect d'une chose indifférente: or tous les objets ont une apparence de bien ou de mal. Si nous voyons le bien dans le moment présent nous nous en réjouissons ; si nous le voyons dans l'avenir nous le désirons. Il en est de même du mal ; s'il est présent nous en avons de la douleur; s'il est futur nous en avons de la crainte. Il y a deux passions simples et élémentaires, le plaisir et la douleur : toutes les autres se composent de ces deux-là ; car il ne faut pas mettre de ce nombre la crainte et le désir, en les considérant comme simples. Celui qui craint n'est pas entièrement privé de plaisir : on ne pourrait pas vivre longtemps si l'on désespérait de changer son sort, ou du moins d'adoucir un peu ses malheurs; mais on se livre davantage à la tristesse et à la douleur, et voilà pourquoi l'on souffre. Celui qui désire, tant qu'il est dans l'espérance d'obtenir, est joyeux et content : lorsqu'il n'a ni confiance ni espoir certain, il est affligé. Puisque le désir et la crainte ne sont pas des passions élémentaires, on accordera sans doute que les autres passions ne le sont pas davantage; telles que la colère, la cupidité, la jalousie, et autres semblables : dans toutes on distingue le plaisir et la douleur dont elles sont une espèce d'amalgame. Les passions sont les unes fougueuses, les autres douces. Les passions douces, qui appartiennent naturellement à l'homme, lui sont nécessaires et propres tant qu'elles se renferment dans une certaine modération ; lorsque le désordre s'en mêle elles deviennent funestes ; telles sont le plaisir, la douleur, la compassion, la colère, la honte. Il est dans l'ordre d'être agréablement affecté des sensations conformes à la nature, et de souffrir des sensations contraires : la colère est nécessaire pour se défendre et se venger de ses ennemis; la compassion engendre une affection réciproque entre les hommes ; la honte sert à nous éloigner de ce qui doit être haï. Il est d'autres passions cruelles contraires à la nature, composées de perversité et de méchanceté ; telles sont la moquerie, la joie du mal d'autrui, la misanthropie. Ces passions, soit qu'elles augmentent leur intensité, soit qu'elles la diminuent, et de quelque manière qu'elles existent, sont vicieuses parce qu'elles n'admettent point de modération. Au sujet du plaisir et de la douleur, Platon prétend que le mouvement de ces passions nous a été originairement imprimé par la nature, que la douleur et la souffrance s'opèrent lorsque ce mouvement s'écarte des lois que lui donna la nature, et que le plaisir résulte du rétablissement de l'harmonie à cet égard. Il pense que l'état naturel de l'homme est de tenir le milieu entre le plaisir et la douleur, de n'être affecté par aucun des deux ; état dans lequel nous sommes la plupart du temps. Il enseigne d'ailleurs qu'il y a plusieurs espèces de plaisirs ; les uns qui se rapportent au corps et les autres qui se rapportent à l’âme; qu'entre les plaisirs, les uns se mêlent à ce qui leur est opposé, et les autres se maintiennent purs et sincères ; qu'il en est qui consistent dans la mémoire, les autres dans l'espérance; qu'il en est de honteux, comme ceux qui tiennent à l'intempérance et à l'injustice ; qu'il en est d'intermédiaires, c'est-à-dire qui ont quelque chose de relatif à l'honnêteté, comme le plaisir qu'on ressent de ce qui est honnête, et celui qu'on goûte dans la vertu. Puisqu'il y a une multitude de plaisirs déshonnêtes ou honteux, il est inutile de rechercher si le plaisir, dans un sens absolu, peut être regardé comme un bien: une chose qui n'a pour ainsi dire qu'une existence précaire et accessoire, qui n'a rien d'élémentaire ni d'intrinsèque, qui est inséparable de son contraire, ne peut point paraître digne d'un grand prix. Le plaisir et la douleur sont toujours mêlés ensemble : il en serait sans doute autrement si l'un était un bien, et l'autre un mal dans un sens absolu. [33] L'AMITIE, surtout celle qui est proprement ainsi nommée, consiste dans une bienveillance réciproque : elle existe lorsque chacun veut également faire du bien à son prochain et à lui-même ; et cette égalité ne peut subsister qu'avec une parfaite ressemblance de mœurs. Les choses semblables entre elles, lorsqu'elles sont modérées, sympathisent réciproquement; mais les choses immodérées ne peuvent convenir ni entre elles ni avec les choses qui ont une certaine modération. Il y a d'autres amitiés auxquelles on donne ce nom, qu'elles ne méritent point, et qui ne sont qu'une espèce de vernis de l'amitié proprement dite ; telle est l'amitié des parents pour leurs enfants, celle des enfants entre eux, celle des citoyens les uns envers les autres, et celle d'un amant pour sa maîtresse : ces affections n'ont pas toujours une réciprocité de bienveillance. L'amour lui-même est une espèce d'amitié. Il en est de trois sortes ; l'un honnête, qui loge dans une âme vertueuse; l'autre vicieux, qui est d'une âme corrompue; et un troisième, qui tient le milieu. De même que l’âme d'un être raisonnable a trois modifications, la vertu, le vice, et l'intermédiaire, il y a de même trois sortes d'amour spécialement différentes entre elles. La preuve qu'il y a des amours de trois espèces se tire des divers objets de chacun d'eux. L'amour vicieux n'est sensible qu'au plaisir du corps et n'est qu'une espèce de brutalité ; l'amour honnête n'a que l’âme pour objet, et paraît entièrement tourné du côté de la vertu ; l'amour moyen est celui qui tient de l'un et de l'autre, qui désire le plaisir du corps, mais qui s'attache aussi à la beauté de l’âme. L'objet de cette dernière sorte d'amour tient lui-même le milieu, c'est-à-dire qu'il n'est ni vicieux, ni vertueux: de manière que l'amour corporel doit être plutôt regardé comme un démon que comme un dieu; car il n'a jamais été dans un corps d'homme, mais il communique à l'homme les choses divines, et réciproquement. D'ailleurs l'amour considéré sous ce rapport ayant été divisé dans les trois espèces dont nous venons de parler, l'amour d'un homme de bien étant détaché des affections vicieuses est un amour (technique) proprement dit; il réside dans la partie raisonnable de l’âme : son objet contemplatif est de discerner celui qui est digne d'affection, de le posséder et de s'en servir : il le juge à ses inclinations et à ses penchants, s'ils sont honnêtes, portés au bien, actifs, véhéments ; et s'il se détermine à s'y attacher, il ne vante ni la mollesse, ni les plaisirs, il l'en éloigne, au contraire, et il lui fait sentir qu'il ne pourrait point vivre avec lui s'il s'y livrait comme il fait actuellement. Lorsque son choix est fait, il en jouit en invitant celui qui en est l'objet à se dévouer aux exercices propres à le rendre parfait : or la perfection de ce commerce est de transformer l'amour en amitié. [34] CHAPITRE XXXIII. PLATON fait plusieurs classes de polities: selon lui les unes sont hypothétiques ; telle est celle qu'il a décrite dans son livre de la République. Dans ce traité il les considère sous un rapport de paix, et ensuite sous un rapport d'effervescence et de guerre, en cherchant quelle est la meilleure d'entre elles et quelle est la manière de les ordonner. La division qu'il fait en trois parties de ce qui doit composer le corps politique ressemble à la division des facultés de l’âme. Selon lui les trois membres du corps politique sont les gardiens, les auxiliaires, et les artisans. Il donne aux premiers les fonctions du gouvernement ou de l'administration ; aux autres celle de la guerre dans le besoin (ce qui paraît se rapporter à la faculté irascible, comme la première attribution à la faculté rationnelle) ; et aux derniers l'exercice de tous les arts et les autres choses de cette nature. Il pense que les Archontes, c'est-à-dire les magistrats, doivent s'être consacrés à la philosophie et à la contemplation du souverain bien, comme à la seule étude qui ait pu leur apprendre à bien gouverner ; et que les maux de l'humanité n'auront un terme que lorsque les vrais philosophes gouverneront, ou que ceux que les destins appelleront au gouvernement seront vraiment philosophes. Il pense aussi que la justice ne régnera dans le corps politique que lorsque chaque membre aura ses lois et ses fonctions particulières ; que les chefs présideront au conseil du peuple; que ceux qui seront chargés de porter les armes leur obéiront ; que les premiers seront à la tête des troupes, et que les autres marcheront à leur suite et exécuteront leurs ordres. Platon distribuait les gouvernements en cinq classes; la première, l'aristocratie, qui est celle où les personnes les plus recommandables sous les rapports moraux commandent ; la seconde, la timocratie, qui est celle où le pouvoir est entre les mains des ambitieux ; la troisième, la démocratie, qui est celle où le peuple a toute l'autorité ; la quatrième, l'oligarchie, qui est celle où l'état n'a qu'un petit nombre de chefs et la cinquième, la tyrannie, qui est la dernière et la pire. Il composait par hypothèse d'autres espèces de polities : telle est celle dont il parle dans son livre des Lois, et qu'il a corrigée dans ses Epîtres. Il applique les principes qu'il y développe aux cités, qu'il a regardées dans son livre des Lois comme des corps malades, lesquelles, possédant un territoire isolé et des hommes d'élite de tout âge, ont besoin d'approprier une éducation, une institution, et une armure différente à leurs citoyens selon la diversité des lieux et des caractères : ceux qui habitent les bords de la mer doivent être destinés à la navigation et à la marine ; ceux qui habitent le sein des terres doivent être armés pour composer de l'infanterie; les habitants des montagnes doivent former des troupes légères; ceux qui habitent les plaines doivent s'armer plus pesamment; quelques uns de ces derniers doivent entrer dans la cavalerie. Au reste dans une cité pareille il n'entend pas établir la communauté des femmes. La politique est donc une science à la fois théorique et pratique, ayant pour objet de faire régner dans un corps politique la vertu, le bonheur, la concorde et l’harmonie : le droit de commander est de son essence ; elle embrasse la justice et l'art militaire ; elle s'occupe d'une infinité de détails, et surtout des circonstances qui exigent la paix ou la guerre. [35] D'APRES le tableau que nous avons fait du philosophe il paraît que le sophiste en diffère : dans ses mœurs, parce que le sophiste est aux gages de la jeunesse, et qu'il aime mieux passer pour sage et vertueux que l'être en effet ; dans l'objet de ses études, parce que le philosophe s'occupe de choses qui existent toujours et de la même manière, au lieu que le sophiste s'occupe de ce qui n'est pas, et qu'il marche toujours dans l'obscurité et dans les ténèbres. Or ce qui n'est pas n'est pas le contraire de ce qui est; car le néant n'existe pas, il n'a pas de substance, il est impossible d'en avoir l'idée ; et quand on le tenterait ce serait tomber dans un cercle vicieux, parce que l'idée renfermerait en elle-même de quoi se détruire. Le néant, en tant qu'on en prononce le mot, n'est pas une simple négation de l'être, mais il exprime une relation à quelque autre chose qui a du rapport au premier être; de sorte que ce n'est qu'en rapprochant l'être du néant qu'on peut distinguer l'un de l'autre. Définir l'être c'est définir le néant ; car ce qui n'est pas quelque chose n'est rien. [36] EN voilà suffisamment pour servir d'introduction à la doctrine de Platon. Peut-être avons-nous mis de l'ordre dans quelques détails, et n'en avons-nous gardé aucun dans les autres : quoi qu'il en soit, nous pensons que ce que nous venons d'exposer servira utilement à l'étude et à l'intelligence du reste.