[3,1] LIVRE III. LE troisième jour de notre voyage, voici que le beau temps cesse et que soudain le ciel se couvre d'une obscurité profonde, tandis que disparaît la lumière du jour. Il se lève, de la mer, un vent qui frappe le navire en face, et le pilote ordonne de virer la vergue pour l'abattre. Les matelots s'activent à virer, les uns, d'un côté, carguant la toile en la hissant sur la vergue, de toutes leurs forces (car le vent, qui soufflait de plus en plus violemment, contrariait leurs efforts), les autres, sur l'autre bord, conservant de la surface au vent, ce qui était utile pour les aider à virer la vergue. Alors, la coque du bateau s'incline, le pont donne de la bande, s'élève en l'air, sur un bord et penche si fort qu'il sembla à la plupart d'entre nous que nous allions chavirer dès que soufflerait la prochaine risée. Nous déménageons donc tous du côté où le bateau s'élève le plus, pour alléger la partie qui était immergée et, en chargeant, au contraire, l'autre côté, faire au moins un peu contrepoids. Mais, ce fut sans résultat. Car le pont du bateau, déjà surélevé, nous éleva encore davantage au lieu de se trouver abaissé par notre présence. Et, pendant quelque temps, nous nous efforçâmes en vain de rendre son équilibre au bateau ballotté par les vagues; mais, soudain, le vent tourna brusquement et frappa l'autre bord du bateau et peu s'en fallut qu'il ne le fît couler, et le côté qui, jusque-là, était incliné vers la vague se releva brutalement, tandis que l'autre, jusque-là dressé, était précipité vers la mer. Du bateau s'élève un hurlement de détresse, puis, nouveau déménagement, en toute hâte, parmi les cris, pour reprendre les anciens, emplacements. Nous recommençâmes ce manège une troisième, puis une quatrième fois, et plusieurs autres encore, en suivant les mouvements du bateau. Et, avant même d'avoir terminé un voyage, il devenait nécessaire d'en recommencer un second. [3,2] Nous portâmes ainsi nos bagages à travers le navire pendant toute la journée, couvrant de la sorte mille fois la distance d'une course de fond, et, sans cesse, nous attendant à la mort. Et, selon toute vraisemblance, elle n'était pas loin. Vers le début de l'après-midi, le soleil disparut entièrement et nous nous apercevions entre nous comme à la lumière de la lune. des éclairs traversent la nue, le tonnerre gronde dans le ciel, l'air est plein de fracas, sur la mer répond celui des vagues en furie, et, entre le ciel et la mer, c'est le sifflement des vents soufflant de tout l'horizon. L'air retentissait comme une trompette; les câbles frappaient la voile et, accompagnant le bruit sourd de celle-ci, faisaient entendre un grincement; on craignait que les planches même de la coque ne fussent disloquées et que, dans peu d'instants, le bateau ne s'ouvrît, les rivets arrachés. Et, sur tout le pont, l'on avait étendu les claies, car il tombait une pluie abondante et nous nous étions glissés dessous comme dans une grotte, nous abandonnant à la Fortune, mais sans aucun espoir. D'énormes vagues, en grand nombre, s'abattaient de partout, les unes sur l'avant, les autres en poupe, et se précipitaient les unes contre les autres. Et, sans arrêt, lorsque la mer se gonflait, le navire montait et, lorsqu'elle se retirait et que la vague se creusait, il descendait dans l'abîme. Et les vagues ressemblaient tantôt à des montagnes, tantôt à des vallées. Mais celles des vagues qui nous frappaient obliquement, par un des côtés, étaient plus terribles encore : alors, la mer montait sur le navire, jaillissait à travers les claies du bastingage et couvrait le bateau tout entier. La vague se dressait très haut, atteignant les nuages; on la voyait de loin, vers l'avant du navire, aussi haute qu'une montagne, et, à mesure qu'elle approchait, on avait l'impression qu'elle allait avaler le navire. Les vents et les vagues luttaient entre eux. Quant à nous, il nous était impossible de rester au même endroit, tant le bateau était secoué. Tous les bruits se mêlaient. La vague mugissait, le vent sifflait, les femmes hurlaient, les hommes criaient, l'équipage lançait des ordres, tout était rempli de plaintes et de lamentations. Le pilote ordonna de jeter la cargaison à la mer. On ne fit aucune différence entre l'or et l'argent et ce qui n'avait aucune valeur; nous lançions tout à la mer, sans distinction. Et beaucoup d'entre les marchands prenant eux-mêmes leurs marchandises, dans lesquelles ils avaient mis leurs espérances, les jetaient à l'envi. Maintenant, le navire était vide de tout ce qu'il avait porté; mais la tempête ne relâchait pas. [3,3] Finalement, le pilote renonce à la lutte et laisse aller les avirons de gouverne ; il abandonne le bateau à la mer; déjà il fait parer la chaloupe, donne aux matelots l'ordre d'embarquer et commence, le premier à quitter son bord. Et les marins se précipitèrent. Ce fut alors une scène épouvantable; une véritable lutte s'engagea entre les hommes. Ceux qui avaient déjà embarqué s'efforçaient de couper le câble qui attachait la chaloupe au navire, tandis que chacun des passagers cherchait à sauter depuis qu'ils avaient vu le pilote haler le câble de la chaloupe. Mais les hommes qui se trouvaient dans celle-ci prétendaient interdire que l'on y embarquât. Ils avaient des haches et des poignards et menaçaient d'en frapper quiconque embarquerait. Et beaucoup de ceux qui étaient sur le navire s'armèrent comme ils le purent, ramassant, qui un fragment d'un vieil aviron, qui l'un des bancs du navire, et ils se défendaient. La mer n'admettait comme loi que la force et c'était une nouvelle sorte de combat naval. Les hommes de la chaloupe, de crainte que le nombre de personnes voulant embarquer ne fît couler leur embarcation, frappaient à coups de hache et de poignard ceux qui sautaient à leur bord, tandis que ceux-ci, tout en sautant, leur rendaient leurs coups avec des planches et des rames. Les uns effleuraient à peine le bordage de la chaloupe et glissaient à l'eau; d'autres, ayant pris pied dans la chaloupe, continuaient à s'y battre contre les occupants. Il n'existait plus ni amitié ni affection, plus aucune loi, chacun ne cherchant que son salut personnel et n'ayant à l'égard de personne le moindre sentiment de pitié. C'est ainsi que les grands dangers défont même les liens qui nous unissent à ceux que nous aimons. [3,4] A ce moment, l'un de ceux qui étaient encore sur le navire, un jeune homme vigoureux, saisit le câble et hala la chaloupe, et, déjà, elle était contre le bordage; chacun se disposait à y sauter dès qu'elle se trouverait assez près. Deux ou trois furent assez heureux pour y parvenir, non sans blessure, mais beaucoup, dans leur tentative, roulèrent du navire dans la mer, car les matelots eurent vite fait de démarrer la chaloupe, en coupant le câble à coups de hache et ils partirent où le vent les pousserait, tandis que les passagers du navire s'efforçaient de couler la chaloupe. Notre navire continuait à tanguer et rouler sur les ragues et, sans que nous nous en doutions, il fut jeté contre un récif à fleur d'eau et se brisa entièrement. Lorsque le bateau retomba, le mât s'abattit d'un côté, écrasant une partie du navire et entraînant le reste dans la mer. Et tous ceux qui absorbèrent tout de suite l'eau salée et furent engloutis, ceux-là subirent le sort le moins cruel, étant donné nos malheurs, car ils ne connurent pas longtemps la crainte de la mort. Car une mort lente dans la mer fait souffrir mille morts avant la fin. L'oeil, n'ayant devant lui que les flots, ne voit pas de terme à sa terreur, si bien que la mort dans ces conditions est la plus affreuse de toutes. C'est en effet toute l'étendue de la mer qui est la mesure de la terreur que l'on ressent. Quelques-uns tentèrent de nager, mais ils furent jetés par les vagues sur le rocher et tués. Beaucoup heurtèrent des morceaux de bois et ils furent transpercés, comme des poissons; les autres, à demi morts, surnageaient. [3,5] Lorsque le navire se brisa, une divinité favorable nous conserva la partie de la proue où nous étions installés, Leucippé et moi, et sur laquelle nous fûmes entraînés par la mer. Ménélas et Satyros, avec d'autres passagers, qui se trouvaient auprès du mât, purent s'y accrocher et, une fois à l'eau, surnager. Non loin d'eux, nous vîmes aussi Clinias surnager, accroché à la vergue, et nous l'entendîmes crier : « Tiens bon ton épave, Clitophon! » et, tandis qu'il parlait, une vague venant de derrière le dissimula. Nous poussâmes un hurlement. Au même moment, la vague vint sur nous aussi, mais, par un heureux hasard, quand elle fut près de nous, elle nous passa dessous, de telle sorte que nous vîmes seulement l'épave soulevée sur la crête de la vague et que nous aperçûmes à nouveau Clinias. Je gémis et dis : « Pitié, Seigneur Poséidon, fais la paix avec ce qui reste de ce naufrage que tu as causé. Nous avons déjà subi, de terreur, mille morts. Si tu veux nous tuer, ne retarde pas notre fin; qu'une seule vague nous engloutisse. S'il est dit que nous devions servir de nourriture aux gros poissons, qu'un seul d'entre eux nous dévore, qu'un seul ventre nous achève, afin que, même dans les poissons, nous n'ayons qu'une tombe. » Peu de temps après ma prière, le vent se calma presque entièrement, et les vagues perdirent leur violence; la mer était couverte de cadavres. Le flot poussa rapidement Ménélas son groupe vers le rivage. C'était la côte d'Egypte, et des brigands infestaient toute cette région. Quant à nous vers le soir, nous parvînmes à Péluse, et, dans notre joie de revoir la terre, nous remerciâmes les dieux. Puis, nous pleurâmes Clinias et Satyros, pensant qu'ils étaient morts. [3,6] Il y a, à Péluse, une statue sacrée de Zeus du Casion; cette statue est celle d'un tout jeune homme qui ressemble plutôt à Apollon, tant il est jeune. Il a un bras tendu et tient, dans cette main, une grenade. Et cette grenade a une signification mystique. Après avoir adressé une prière au dieu et lui avoir demandé un oracle au sujet de Clinias et de Satyros (car on nous avait dit que c'était un dieu qui rendait des oracles), nous fîmes le tour du temple. A sa partie arrière, nous vîmes un tableau double, en bas duquel l'artiste avait écrit : « Evanthès a peint ce tableau », et cela représentait Andromède et Prométhée, tous les deux enchaînés (c'était la raison, apparemment, pour laquelle le peintre avait réuni les deux sujets); et les deux tableaux étaient frères. Ici comme là, c'étaient les rochers qui servaient de prison, des animaux, sur tous les deux, qui servaient de bourreaux, venus, pour l'un, de l'air, et, pour l'autre, sortis de la mer. Leurs sauveurs étaient deux Argiens, du même sang : dans un cas Héraclès et, dans l'autre, Persée; l'un perçait d'une flèche l'oiseau de Zeus, et l'autre combattait le monstre envoyé par Poséidon. L'un était représenté en train de viser, sur la terre, l'autre, en l'air, planant sur ses ailes. [3,7] Il y avait, dans le rocher, un trou à peu près de la dimension d'Andromède; l'aspect de ce trou signifiait qu'il n'avait pas été creusé de main d'homme, mais qu'il était naturel. Car le peintre avait représenté la cavité irrégulière, telle que l'avait produite la terre. Andromède était assise à l'abri de cette grotte, et on pouvait croire, à la voir, et en considérant sa beauté, qu'il s'agissait d'une statue fraîchement sortie de la pierre, mais, si l'on faisait attention aux chaînes et au monstre, on s'apercevait que la grotte était une tombe improvisée. Sur son visage la beauté s'unissait à la terreur; sur ces joues se lisait la terreur; et dans les yeux s'épanouissait la beauté. Mais, même sur ses joues, la pâleur n'était pas entièrement dépourvue d'incarnat, et l'on y voyait une légère teinte rosée. Et l'éclat de ses yeux n'était pas sans refléter l'inquiétude; ils ressemblaient à des violettes à peine flétries. Le peintre lui avait de la sorte donné le charme d'une terreur qui l'embellissait. Il avait peint ses bras étendus sur la pierre; une chaîne enserrait chacun d'eux, au-dessus d'elle, et le fixait au rocher, et ses poignets étaient suspendus, retombant comme des grappes de raisin. Les avant-bras de la jeune fille étaient d'un blanc pur, tournant au livide, et ses doigts avaient l'air d'être morts. Elle était ainsi enchaînée, attendant la mort; elle était revêtue de ses ornements de noces, comme si elle avait été parée pour épouser Hadès. Sa tunique descendait à ses pieds, et elle était toute blanche. Le tissu en était léger, aussi ténu qu'une toile d'araignée, non pas comme celui que l'on fait avec les toisons des brebis, mais semblable à ces flocons ailés que les femmes de l'Inde ramassent sur les arbres pour les filer. Le monstre arrive, en bas, juste en face de la jeune fille, et est en train de remonter en fendant la mer. La plus grande partie de son corps est enveloppée dans la vague et il ne sort encore de l'eau que la tête. Mais, sous l'eau blanchissante, le peintre avait représenté, en transparence, la silhouette de son dos, son armure d'écailles, la courbure de son cou, sa crinière hérissée de pointes et les replis de sa queue. Sa gueule est large et profonde; elle est ouverte, tout entière, jusqu'à la naissance des épaules, et, aussitôt après, c'est le ventre. Entre le monstre et la jeune fille avait été représenté Persée, dans les airs, en train de descendre. Il descend pour attaquer le monstre et est entièrement nu; il n'a qu'une chlamyde jetée sur les épaules et, aux pieds, des sandales ailées. Un casque couvre sa tête. Le casque signifie le casque d'Hadès. De la main gauche, il brandit la tête de Gorgo et il la tient devant lui comme un bouclier. Et cette tête est terrifiante, même en peinture; ses yeux sont grand ouverts, ses cheveux hérissés sur son crâne, ses serpents se dressent; tout, en elle, est menace, même sur le tableau. Telle est l'arme de Persée dans sa main gauche; dans sa main droite, il porte un fer qui tient à la fois de la faucille et de l'épée. La poignée qui le commence est une, mais, à sa base, elle devient double, et une moitié de l'arme est une épée, mais, à partir de là, elle se divise une moitié forme une pointe, l'autre se recourbe. La partie effilée en pointe reste une épée, comme son début et la partie recourbée devient une faucille, afin que, d'un même coup, une partie tue en transperçant et que l'autre blesse en coupant. Tel était, sur ce tableau, l'histoire d'Andromède. [3,8] A côté, c'était celle de Prométhée. Prométhée était prisonnier du fer et de la pierre; Héraclès était armé d'un arc et d'une lance. L'oiseau fait ripaille avec le ventre de Prométhée; il est là, en train de l'ouvrir, ou plutôt il vient juste de l'ouvrir. En tout cas, son bec est enfoncé dans l'ouverture, il a l'air de fouiller la blessure et de rechercher le foie. Le foie apparaît juste, d'après la profondeur à laquelle le peintre a représenté l'ouverture de la plaie; l'oiseau enfonce dans la cuisse de Prométhée les pointes de ses serres. Et lui, dans sa souffrance, est tout contrarié, il est tourné sur son côté et ramène la cuisse vers lui; mais, ce faisant, il rapproche l'oiseau de son foie; son autre jambe, en revanche, est tendue, toute raide, jusqu'à son pied et la contraction se fait sentir dans ses orteils. Le reste de son attitude exprime son supplice, ses sourcils sont relevés, sa lèvre supérieure contractée, et l'on voit ses dents. On se sent pris de pitié, tant cette image évoque de souffrance. Et voici Héraclès au secours du malheureux; il est debout, visant d'une flèche le bourreau de Prométhée. La flèche est sur la corde; de la main gauche, il tient l'arc éloigné de son corps, il a ramené sa main droite près de sa poitrine et, en tirant la corde, son bras apparaît, par derrière, courbé à l'endroit du coude. Tout, à la fois, se ramasse : l'arc, la corde, la flèche, le bras. L'arc est de plus en plus courbé sous l'effet de la corde, la corde est en train de se doubler, sous l'action de la main, le bras prend appui sur la poitrine. Prométhée, lui, est plein d'espoir et aussi de crainte : d'une part, il regarde sa blessure, mais, d'autre part, il regarde Héraclès, et il voudrait le voir de tous ses yeux, mais la moitié de son regard est retenu par son supplice. [3,9] Après avoir passé deux jours à nous remettre de nos tribulations, nous louâmes un bateau égyptien (nous avions un peu d'or, qui se trouvait dans nos ceintures) et nous nous mîmes en route, sur le Nil, pour Alexandrie. Nous avions l'intention de séjourner quelque temps dans cette ville dans la pensée que, peut-être, nous y trouverions nos amis, venus là après le naufrage. Mais, lorsque nous fûmes parvenus à la hauteur d'une ville — je ne sais laquelle — tout à coup nous entendons pousser de grands cris cris. Le batelier s'écrie : "Les bergers!" et il vire de bord, pour essayer de revenir en arrière; en même temps, sur le rivage, c'était un grand tumulte, et, partout, apparaissaient des hommes sauvages, tous de grande taille, la peau noire, non pas d'un noir complet, comme les Indiens, mais à la façon des métis éthiopiens, la tête rasée, les pieds petits et le corps massif. Et tous parlaient une langue barbare. Et le patron du bateau s'écria : « Nous sommes perdus », puis il arrêta le bateau, car le fleuve, à cet endroit était très étroit; alors quatre brigands sautent à bord, s'emparent de tout ce qui se trouve dans le bateau, nous enlèvent notre or, nous ligotent et nous enferment dans la cabine, puis ils s'en vont, mais en laissant des gardes, avec l'intention de nous emmener, le lendemain, chez leur roi. C'est le nom qu'ils donnent au chef des brigands. Et ce serait un voyage de deux jours, ainsi que nous l'apprirent ceux qui avaient été faits prisonniers en même temps que nous. [3,10] Lorsque la nuit fut tombée, et que nous fûmes couchés, enchaînés, dans l'état où nous étions, lorsque les gardes furent endormis, alors, — la situation le méritait bien — je me mis à pleurer sur Leucippé. Et, en réfléchissant au nombre des maux dont j'avais été pour elle la cause, je gémis tout au fond de mon âme, mais j'enfermai en moi le bruit de ma lamentation : «O dieux et démons, dis-je, si vous existez vraiment et si vous m'entendez, quels si grands crimes avons-nous donc commis pour qu'en quelques jours nous ayons été plongés dans un aussi grand nombre de maux! Voici maintenant que vous nous avez livrés à des brigands égyptiens, afin que nous ne puissions plus obtenir de pitié. Un pirate grec aurait pu être sensible à la parole, la prière aurait pu l'attendrir, car les mots servent souvent à introduire la pitié; à qui souffre dans son coeur, la langue prête ses bons offices et permet la supplication, qui peut adoucir la colère dont est rempli le cceur de ceux qui l'entendent. Mais aujourd'hui, en quelle langue formuler nos prières ? Quels serments offrir ? Même en étant plus persuasif que les Sirènes, on ne se ferait pas entendre d'un meurtrier. Il me faut supplier par signes et exprimer ma prière avec des gestes de mains! Oh, infortune! Déjà je devrai commencer à mimer mon chant funèbre! Mes malheurs à moi, bien qu'ils atteignent le comble de la misère, me sont moins douloureux; mais les tiens, Leucippé, comment ma bouche pourrait-elle les déplorer, comment mes yeux les pleurer ? Toi qui as répondu si fidèlement à l'appel de l'amour, toi qui as été si bonne pour un amoureux infortuné! Qu'ils sont beaux, tes ornements de noce! Ta chambre nutiale est une prison, le lit est la terre, les colliers et les bracelets sont des liens et des cordes, et ton garçon d'honneur est un brigand, endormi à la porte; et au lieu du chant d'hyménée, l'on chantera sur toi la plainte des morts. Ce fut en vain, mer, que nous t'avons rendu grâces; j'en veux, maintenant, à ton humanité; tu as été plus douce à ceux que tu as tués et, en nous sauvant, tu nous as sûrement perdus; tu n'as pas voulu que nous périssions par d'autres mains que celles des brigands. » [3,11] Voilà quelles étaient mes lamentations silencieuses, mais je ne pouvais pleurer : car tel est le propre des yeux dans les grandes douleurs. Dans les malheurs modérés, les larmes coulent abondamment et servent à celui qui souffre à supplier ceux qui le font souffrir; elles soulagent aussi les douleurs, comme l'on draine une blessure enflée. Mais, dans les infortunes excessives, les larmes mêmes nous abandonnent et trahissent les yeux. Le chagrin les rencontre lorsqu'elles montent, arrête leur poussée, les dérive et les entraîne vers le bas avec lui; et, ainsi détournées du chemin des yeux, elles coulent dans l'âme et enveniment sa blessure. Je dis, finalement, à Leucippé, qui restait silencieuse : « Pourquoi restes-tu silencieuse, ma chérie, et ne me dis-tu rien ? — Parce que, répondit-elle, Clitophon, avant que ne meure mon âme, ma voix est déjà morte. » [3,12] Pendant que nous nous entretenions ainsi, l'aube se leva, sans que nous nous en apercevions. Et voici que survint un cavalier, les cheveux longs, l'air sauvage, et le cheval avait aussi une longue crinière; il ne portait ni selle ni ornement. Tels sont les chevaux des brigands. Ce cavalier était envoyé par le chef des brigands. « S'il y a une vierge, dit-il, parmi les prisonniers, qu'on la mette à part pour le dieu, comme victime, pour purifier l'armée. » Les brigands se précipitèrent aussitôt sur 1,eucippé, qui me tenait embrassé et s'accrochait à moi en hurlant. Les brigands tiraient en arrière, d'autres distribuaient des coups : c'était Leucippé qu'ils tiraient, et moi qui recevais les coups. Ils finirent par l'emporter sur leurs épaules; et nous, nous fûmes emmenés, enchaînés mais moins vite. [3,13] Nous n'étions encore qu'à deux stades du village lorsque nous entendîmes de grands cris et le bruit des trompettes, et nous vîmes apparaître une troupe de soldats, tous armés en hoplites. Lorsqu'ils les aperçurent, les brigands nous placèrent au milieu d'eux et se préparèrent à recevoir les soldats qui marchaient sur eux et à se défendre. Les soldats étaient environ cinquante, les uns armés de boucliers longs, les autres de boucliers légers. Et les brigands, qui étaient beaucoup plus nombreux, ramassèrent des mottes de terre et les lancèrent sur les soldats. Les mottes de terre, en Égypte, sont plus dangereuses que partout ailleurs, elles sont lourdes, hérissées et pleines d'aspérités; ces aspérités sont causées par des pointes de pierres, si bien que, lorsqu'on les lance, elles causent deux sortes de blessures, une enflure, comme le ferait une pierre, et une plaie ouverte, comme le ferait une flèche. Mais les soldats recevaient ces projectiles sur leurs boucliers et se souciaient peu de leurs adversaires. Lorsque les brigands furent fatigués de lancer, les soldats ouvrent leurs rangs et voici que, de derrière l'abri des armes lourdes, s'élancent au pas de course des hommes armés légèrement, portant chacun une lance et une épée; en même temps, ils lancent un javelot et il n'y en avait pas un qui n'atteignît son but. Ensuite, les hoplites chargèrent; et ce fut un combat sévère, de grands coups de part et d'autre, des blessés et des morts. L'expérience, du côté des soldats, compensa l'infériorité numérique. Quant à nous, les prisonniers, autant que nous étions, nous vîmes qu'une aile des brigands faiblissait; alors, tous ensemble, nous rompîmes leurs rangs et nous passâmes, au pas de course, chez leurs adversaires. Les soldats, ne sachant qui nous étions, voulurent d'abord nous massacrer, mais quand ils nous virent sans armes et attachés ils devinèrent la vérité, nous accueillirent derrière leur ligne, puis nous envoyèrent à l'arrière, où ils nous permirent de demeurer tranquilles. Sur ces entrefaites, un assez grand nombre de cavaliers chargea, et, lorsqu'ils approchèrent, ils étendirent leur front des deux côtés et exécutèrent un mouvement enveloppant autour des brigands, puis, ils les ramenèrent les uns sur les autres et les massacrèrent. Parmi les brigands, les uns, morts gisaient à terre, d'autres, à demi morts, continuaient à combattre; le reste fut fait prisonnier. [3,14] Il était tard dans l'après-midi; le commandant prit chacun de nous à part et nous demanda qui nous étions et comment nous avions été capturés; chacun lui raconta son histoire et moi je lui dis la mienne. Lorsqu'il eut tout appris, il nous dit de venir avec lui, et il promit de nous donner des armes. Il avait l'intention d'attendre le gros de son armée et d'attaquer le repaire principal des brigands. Il disait qu'il y en avait dans les dix mille en cet endroit. Moi, je lui demandai un cheval, car j'avais été très exercé à l'équitation et savais fort bien monter. On m'en amena un et, en décrivant des voltes, je fis, selon l'ordre consacré, une démonstration des différentes figures du combat de cavalerie, si bien que le commandant lui-même m'adressa les plus grands compliments. Ce jour-là, il me prit à sa table et, pendant le dîner, s'enquit de mes aventures et, à leur récit, fut ému de pitié. En entendant les malheurs d'autrui, les hommes se laissent aller à éprouver de la pitié, et la pitié, souvent, sert à introduire l'amitié; car, l'âme, amollie par l'impression douloureuse que lui cause ce qu'elle entend raconter, éprouve bientôt les sentiments que lui inspire le récit de l'infortune, et change la commisération en amitié, et le chagrin en pitié. J'émus si profondément le commandant par mon récit qu'il alla jusqu'à verser des larmes; et nous ne pouvions rien faire de plus, puisque Leucippé était au pouvoir des brigands. Et il me donna aussi un serviteur égyptien pour prendre soin de moi. [3,15] Le lendemain, nous fîmes les préparatifs pour continuer l'offensive et nous entreprîmes de traverser un large fossé qui nous barrait la route. Et nous voyions les brigands, en force, qui se tenaient, armés, de l'autre côte du fossé; ils avaient fait, avec de la boue, un autel improvisé et il y avait un cercueil près de l'autel. Deux brigands, à un moment donné, amènent la jeune fille, les deux mains attachées derrière le dos; les brigands eux-mêmes, je ne vis pas qui ils étaient, car ils portaient une armure complète, mais dans la jeune fille je reconnus Leucippé. Ensuite, ils répandirent des libations sur sa tête et la promenèrent autour de l'autel, au son de la flûte, et le prêtre, à ce qu'il me sembla, chanta un hymne égyptien, car les mouvements de ses lèvres et la contraction de ses traits indiquaient qu'il chantait. Ensuite, sur quelque signal, tout le monde s'éloigna assez loin de l'autel; alors, l'un des deux jeunes gens étendit la jeune fille sur le dos et l'attacha à l'aide de chevilles enfoncées dans le sol, comme le font les fabricants de statuettes lorsqu'ils représentent Marsyas attaché à son arbre. Puis, il prit son épée et l'enfonça dans le coeur de la jeune fille; et, l'ayant retirée, il la plongea dans le bas-ventre et fit une longue ouverture. Les entrailles jaillirent aussitôt; l'homme les tira à pleines mains et les plaça sur l'autel, et, quand elles furent cuites, ils les coupèrent en petits morceaux et tous les brigands en mangèrent. Devant ce spectacle, les soldats et le commandant poussaient des cris, à chaque action nouvelle, et détournaient les yeux pour ne pas voir. Et moi, contrairement à toute attente, je restais assis, à regarder. J'étais absolument paralysé; ce malheur sans mesure avait eu sur moi l'effet d'un coup de foudre. Peut-être l'histoire de Niobé n'est-elle pas une invention; peut-être a-t-elle, elle aussi, éprouvé la même chose en perdant ses enfants et son immobilité a-t-elle fait croire qu'elle avait été changée en pierre. Lorsque le sacrifice, à ce que je croyais, arriva à sa fin, ils mirent le cadavre dans le cercueil et l'abandonnèrent, après avoir placé le couvercle, puis, ayant démoli l'autel, ils s'enfuirent sans se retourner : telles avaient etc les instruaions données par le prêtre, au nom des dieux. [3,16] Le soir venu, le fossé fut entièrement rempli de terre; les soldats le franchirent, campèrent un peu au delà et se mirent en devoir de préparer leur dîner. Cependant, le commandant essayait de m'assister dans mon désespoir. Vers la première veille de la nuit, lorsque je vis que tout le monde dormait, je sortis du camp, l'épée à la main, avec l'intention de me tuer sur le cercueil, Arrivé près de l'endroit, je tire l'épée du fourreau en disant : « Leucippé, malheureuse, toi, la plus infortunée de toutes les femmes, ce n'est pas seulement ta mort que je pleure, ni ta mort sur une terre étrangère, ni le fait que tu aies été ainsi égorgée, mais la dérision de tout ce que tu as souffert, que tu aies servi à purifier des êtres impurs, que l'on t'ait dépecée encore vivante, hélas et capable de voir ton supplice, que l'on ait divisé le plus intime de ton être, et que ton tombeau soit cet autel maudit et ce cercueil. Oui, ton corps est là, gisant mais tes entrailles, où sont-elles ? Si le feu les avait consumées, ton malheur serait moindre; mais, en réalité, tes entrailles ont été ensevelies dans le ventre des brigands! O, feu maudit de cet autel! O, horrible banquet sacré ! Et les dieux, là-haut, ont regardé ce sacrifice, et le feu ne s'est pas éteint, ils ont souffert qu'il soit ainsi souillé et il a apporté aux dieux le fumet de cette viande! Reçois donc, Leucippé, les libations que tu mérites, et reçois-les de moi ! » [3,17] En disant ces mots, je lève mon épée, avec l'intention de me la plonger dans la gorge, lorsque je vois (il y avait clair de lune) deux hommes, en face de moi, courant de toutes leurs forces dans ma direction. Je m'arrêtai, pensant que c'étaient des brigands, afin de mourir de leur main. Sur ces entrefaites, ils furent près de moi et tous deux se mirent à crier. C'étaient Ménélas et Satyros! Lorsque je vis, contrairement à toute attente, qu'ils étaient vivants, et que c'étaient mes amis, je ne les embrassai pas, je ne fus pas non plus saisi de joie, tant la douleur que m'avait causée mon malheur m'avait rendu incapable de tout sentiment. Ils me saisissent la main droite et tentent de m'arracher mon épée. Et moi : « Au nom des dieux, leur dis-je, ne me refusez pas une mort honorable, une mort qui me guérisse de mes maux. Car je ne saurais plus vivre, même si, maintenant, vous m'y contraignez, alors que Leucippé a été assassinée de la sorte. Vous m'enlèverez, sans doute, mon épée, mais l'épée du chagrin m'a blessé à l'intérieur, et, peu à peu, me transperce. Vous voulez donc que je meure d'une blessure éternelle ? » Alors, Ménélas s'écrie : « Si c'est là la raison pour laquelle tu veux mourir, le moment est venu de remettre l'épée au fourreau; ta Leucippé va maintenant ressusciter. » Je lui jetai un regard et lui dis : ' Tu te moques encore de moi, alors que je suis aussi malheureux ? Prends garde, Ménélas, à Zeus Hospitalier!" Mais lui frappa sur le couvercle du cercueil et dit : « Puisque Clitophon ne me croit pas, à toi, Leucippé, de témoigner que tu es vivante. » Tout en parlant, il donna deux ou trois petits coups sur le cercueil, et voici que, de l'intérieur, j'entends monter une voix affaiblie. Aussitôt je fus pris d'un tremblement et je regardai fixement Ménélas, en pensant qu'il était sorcier. Et lui entrouvrit le cercueil et Leucippé en sortit, vision horrible, ô dieux, vision d'épouvante! Son ventre était béant, tout entier, et vidé de ses entrailles; elle s'abattit sur moi, m'enlaça étroitement et ainsi, l'un contre l'autre, nous tombâmes sur le sol. [3,18] Une fois revenu à moi, non sans peine, je dis à Ménélas : « Ne veux-tu pas me dire ce que cela signifie ? N'est-ce pas Leucippé que je vois ? N'est-ce pas elle que je tiens, et dont j'entends les paroles ? Et le spectacle que j'ai vu hier, qu'était-ce donc ? Ou bien j'ai rêvé alors, ou bien je rêve maintenant. Mais c'était bien un vrai baiser, un baiser vivant, comme étaient autrefois les baisers suaves que me donnait Leucippé. — Maintenant, dit Ménélas, on lui rendra ses entrailles, sa poitrine se refermera, et tu la verras intacte. Mais voile-toi le visage. Car je vais invoquer Hécate pour qu'elle m'aide dans cette tâche! » Je le crus et me couvris la tête. Et lui commence à faire le magicien et à réciter une incantation; et, tout en récitant, il enlève les accessoires que l'on avait fixés au ventre de Leucippé et la remet telle qu'elle était auparavant. Puis il me dit : « Dévoile-toi. » Et moi, non sans hésiter, et avec crainte — car je croyais qu'Hécate était vraiment là — je finis par enlever mes mains de sur mes yeux, et je vois Leucippé entière. Plus stupéfait encore, j'adresse à Ménélas cette prière : « Mon cher Ménélas, mon ami, puisque tu es un ministre des dieux, je t'en prie, dis-moi en quel endroit de la terre je me trouve, et quelles sont ces choses que je vois ? » A ces mots, Leucippé s'écria : « Cesse, Ménélas, de lui faire peur; raconte-lui comment tu as trompé les brigands. » [3,19] Alors Ménélas commença : « Tu sais que je suis égyptien de naissance; je te l'ai déjà dit sur le bateau. La plus grande partie de mes terres se trouve aux environs de ce village, et les notables me connaissent, et je les connais. Après le naufrage, les flots me poussèrent vers la côte d'Égypte et, avec Satyros, nous fûmes capturés par les brigands qui surveillaient cette région. Lorsqu'on me mena devant le chef, quelques-uns des brigands me reconnurent tout de suite, m'enlevèrent mes liens, me dirent de reprendre courage et de partager leur vie, comme cela se doit entre amis. Je leur demandai alors de me rendre Satyros, leur disant qu'il m'appartenait. Et eux : « A la condition, dirent-ils, que tu prouves d'abord que tu es courageux. » Or, à ce moment-là, un oracle leur avait dit qu'ils devaient sacrifier une jeune fille pour purifier leur armée et manger un morceau de son foie après l'offrande, puis abandonner le reste de son corps et s'en aller, afin que l'armée ennemie traverse le lieu du sacrifice. Maintenant, Satyros, à toi de dire la suite, car, à partir d'ici, l'histoire t'appartient. » [3,20] Alors, Satyros reprend : « Lorsque l'on m'entraîna de force vers la troupe de brigands, je pleurais, maître, je me lamentais, parce que j'avais appris le sort de Leucippé et je suppliais Ménélas de tout faire pour sauver la petite. Et une divinité secourable nous vint en aide. La veille du jour du sacrifice, comme nous nous trouvions assis au bord de la mer, pleins de tristesse, et que nous examinions la situation, voici qu'un groupe de brigands aperçut un navire égaré, et, aussitôt, ils l'attaquèrent. Les gens du navire, comprenant qui ils avaient rencontré, tentèrent de virer de bord et de s'enfuir; mais les brigands les devancent, et eux doivent se mettre en défense. Or, il y avait, parmi les passagers, l'un de ces acteurs qui, dans les théâtres, récitent des passages d'Homère. Il s'arma alors de son attirail homérique, en arma également ses compagnons et commença le combat. Tant qu'ils luttèrent contre les premiers assaillants, ils opposèrent une résistance vigoureuse et efficace; mais, comme plusieurs bateaux de pirates vinrent en renfort, les brigands coulèrent le navire et massacrèrent les passagers, au fur et à mesure qu'ils tombèrent a l'eau. Mais ils ne virent pas un coffre qui roula dans la mer et qui, après le naufrage, fut amené jusqu'à nous par le flot. Ménélas le prit et nous l'emportâmes tous deux - car je me trouvais là moi aussi, et nous pensions qu'il y avait dedans quelque chose de précieux. Ménélas l'ouvrit et nous voyons une chlamyde et une épée, dont la poignée avait environ quatre palmes, et dont la lame était très courte et ne mesurait pas plus de trois doigts environ. Ménélas prit cette épée, et, en la maniant, sans faire attention, tourna la lame vers le bas; alors, cette petite lame jaillit de la cavité du manche, d'une longueur égale à celle de celui-ci. Et, lorsqu'il la retourna dans la première position, la lame rentra dans son logement. Cette épée, apparemment, avait été utilisée par le malheureux, au théâtre, pour représenter des scènes de meurtre. [3,21] Je dis alors à Ménélas : « C'est un dieu, si tu veux te montrer brave, qui viendra à notre aide, car nous allons pouvoir à la fois sauver la jeune fille et le faire en trompant les brigands. Écoute de quelle façon. Nous allons prendre une peau de mouton, la plus mince possible, puis nous la coudrons, de façon à en faire une outre, à peu près de la dimension d'un ventre humain; ensuite, nous l'emplirons d'entrailles d'animaux, avec du sang, puis nous coudrons ce ventre postiche, pour empêcher les entrailles de s'échapper; ensuite nous harnacherons la jeune fille avec cet appareil, nous l'envelopperons dans une grande robe, nous lui mettrons de larges ceintures et des bandes autour du corps, de façon à dissimuler ces préparatifs. L'oracle est tout à fait de nature à assurer le secret. Il dit en effet qu'elle doit être entièrement vêtue et parée et qu'il faut l'éventrer à travers son vêtement ; tu vois quel est le mécanisme de cette épée : si on l'appuie contre un corps, la lame rentre dans la poignée, comme dans un fourreau; et les spectateurs croient que le fer est plongé dans la chair, alors qu'en réalité il est dans la cavité du manche, et ne laisse en dehors que la pointe, juste ce qu'il faut pour couper le ventre postiche et pour que le manche soit au ras de la peau que l'on perce. Puis, si l'on retire le fer de la blessure, la lame ressort de la cavité à mesure que, en soulevant le manche, on diminue la pression qui s'exerce sur lui, et, une fois encore, les spectateurs sont induits en erreur. On croit que le fer a pénétré dans la plaie d'une longueur égale à celle qui ressort maintenant de l'instrument. Dans ces conditions, les brigands ne sauraient découvrir le stratagème, car les peaux de mouton seront dissimulées, et l'on verra jaillir sous le couteau les entrailles que nous prendrons nous-mêmes et que nous déposerons pour l'offrande sur l'autel. Après cela les brigands n'approcheront pas du corps, et c'est nous qui le déposerons dans le cercueil. Tu as entendu, tout à l'heure, le chef des brigands te dire que tu devais leur donner une preuve de ton courage; aussi tu n'as qu'à aller le trouver et lui promettre de lui donner celle-là. » Après ce discours, je le suppliai, au nom de Zeus Hospitalier, lui disant de se souvenir des repas que nous avions pris à la même table et de notre commun naufrage. [3,22] Et cet excellent garçon de répondre : « C'est une entreprise délicate, mais, pour un ami, même s'il faut mourir, le risque en vaut la peine et la mort est douce. — Je crois d'ailleurs, dis-je, que Clitophon, lui aussi, est vivant. Car la jeune fille, que j'ai interrogée, m'a dit qu'elle l'avait laissé, enchaîné, parmi les prisonniers des brigands, et d'autre part ceux des brigands qui s'étaient enfuis et étaient venus trouver le chef avaient dit que tous leurs prisonniers avaient échappé au combat avec les soldats; si bien que tu t'attireras sa reconnaissance, et, en même temps, tu arracheras une malheureuse fille à une si horrible mort. » Ce discours le persuada, et nous eûmes la Fortune pour nous. Moi, je me mis à tout préparer pour notre stratagème, et, au moment même où Ménélas allait parler aux brigands du sacrifice, le chef, par une inspiration divine, le devança et lui dit : « Il y a une règle parmi nous, c'est que les nouveaux initiés aient la charge du sacrifice, surtout lorsqu'il s'agit d'immoler un être humain. Le moment est venu, maintenant, de te préparer pour le sacrifice de demain, et il faudra aussi que ton serviteur soit initié en même temps. — Certes, répondit Ménélas, et nous ferons en sorte de n'être inférieur à aucun de vous. Il nous faut également habiller la jeune fille de la façon la plus commode pour l'éventrer. C'est à vous, dit le chef, que la victime appartient désormais. » Nous habillons donc la jeune fille de la façon que j'ai dite, à l'écart des autres, nous l'invitons à avoir bon espoir, nous répétons chaque détail, lui disant comment elle aurait à rester à l'intérieur du cercueil, et que, si elle s'éveillait trop tôt, elle devrait rester dedans jusqu'au jour. « Et si nous avons quelque empêchement de notre côté, sauve-toi chez les soldats. » Après lui avoir doné ces instructions, nous la menons à l'autel, et la suite, tu la connais." [2,23] En apprenant tout cela, je me sentais hors de moi, et je me demandais vainement ce que je pourrais faire pour remercier dignement Ménélas. je fis ce que tout le monde fait, je tombai à ses pieds, embrassai ses genoux, me prosternai devant lui comme devant un dieu, et, dans mon âme, se répandait une joie immense. « Et Clinias, dis-je, qu'est-il devenu ? » Alors Ménélas : « Je ne sais pas, dit-il; immédiatement après le naufrage, je l'ai vu s'accrocher à la vergue, mais où a-t-il abordé, je n'en sais rien. » Je poussai un gémissement de douleur au milieu même de ma joie, car la divinité me refusa bien vite une joie sans mélange : celui qui, par ma faute, s'était perdu, celui qui, après Leucippé, avait toute mon âme, il fallait que cet homme-là, entre tous, fût au pouvoir de la mer, et qu'il y eût perdu non seulement la vie mais aussi la sépulture : « O mer impitoyable, tu nous as refusé le bénéfice complet de ta clémence envers nous! » Nous revînmes au camp tous ensemble et nous allâmes dans ma tente où nous passâmes le reste de la nuit; bientôt, tout le monde était au courant de notre aventure. [3,24] Avec l'aurore, je conduis Ménélas au commandant et je lui raconte tout; il fut ravi et accorda son amitié à Ménélas, puis il demanda quelle était la force de nos adversaires. Ménélas répondit que le prochain village était plein d'hommes résolus à se battre en désespérés et que la troupe de brigands était nombreuse, et comprenait bien dix mille hommes. Le commandant dit alors : « Les cinq mille hommes que nous avons sont suffisants pour affronter vingt mille des leurs, et il va arriver très prochainement en plus deux mille hommes de renfort pris parmi les troupes du Delta et d'Héliopolis pour marcher contre les barbares. » Il parlait encore lorsque survint un planton, disant qu'un courrier était arrivé du Delta, envoyé par la garnison, et apportant la nouvelle que le renfort de deux mille hommes serait retardé de cinq jours, qu'ils avaient mis fin aux incursions des barbares, mais qu'au moment où le détachement allait se mettre en route, leur oiseau sacré était arrivé, apportant les cendres de son père; en conséquence il était nécessaire de surseoir à leur départ pendant ce délai. [3,25] « Et quel est cet oiseau sacré, dis-je, qui est digne de tant d'honneurs ? — Un oiseau appelé phénix originaire d'Éthiopie, et à peu près de la taille d'un paon; mais pour le plumage, le paon lui est inférieur en beauté. Sur ses ailes se mêlent l'or et la pourpre; il se vante d'avoir pour maître le Soleil, et sa tête en porte témoignage, car elle est couronnée d'une magnifique auréole; or, l'auréole circulaire est l'image du soleil. Cette auréole et violette, couleur de rose, et offre un spectacle magnifique; elle est entourée de rayons, formés par la naissance des plumes. Les Éthiopiens l'ont en partage pendant sa vie, les Égyptiens, pendant ses derniers moments. Lorsqu'il meurt — ce qui arrive, au bout d'un très long espace de temps — son fils l'amène sur les bords du Nil, et lui improvise une sépulture. Il creuse, avec son bec, une boule de myrrhe, la plus odorante qui soit, et y ménage, au milieu, un trou suffisant pour loger un oiseau, et ce trou devient le sépulcre du corps. Il y place l'oiseau, l'adapte à ce cercueil, scelle l'ouverture avec de la boue et s'envole jusqu'au Nil avec le produit de ses efforts. Avec lui vole tout un groupe d'autres oiseaux, comme des gardes du corps, et cet oiseau ressemble à un roi en voyage, et il ne manque pas de se rendre à Héliopolis; telle est la destination du cadavre de l'oiseau. Le phénix se pose alors sur un endroit élevé attendant les serviteurs du dieu, jusqu'à ce qu'ils arrivent. Alors s'avance un prêtre égyptien tenant un livre tiré d'un sanctuaire, et il s'assure qu'il s'agit bien de l'oiseau, d'après un dessin. Et l'oiseau sait qu'il doit se faire croire, aussi montre-t-il les parties les plus secrètes de son corps, puis il expose le cadavre et se donne l'air de prononcer une oraison funèbre. Alors, les serviteurs des prêtres du Soleil recueillent l'oiseau et l'ensevelissent. Pendant sa vie, le phénix est donc éthiopien, puisque c'est là qu'il se nourrit, mais, quand il est mort, il devient égyptien parce que c'est là qu'il est enterré. »