[1,0] LES AMOURS DE LEUCIPPÉ ET DE CLITOPHON - LIVRE PREMIER [1,1] Sur les côtes d'Assyrie s'élève la fameuse ville de Sidon, que les Phéniciens reconnaissent pour leur capitale, et d'où les Thébains tirent leur origine. Ses murs forment un croissant qui, dans son vaste sein, embrasse deux ports liés l'un à l'autre par une étroite embouchure, où l'eau s'insinue imperceptiblement. Dans celui qui s'avance le plus vers la mer, les vaisseaux trouvent en été un asile agréable ; le second leur ouvre un refuge assuré contre les orages qui, pendant l'hiver, règnent sur l'empire des ondes. La tempête m'avait jeté sur ces bords paisibles. Mon premier soin fut de me rendre au pied des autels de la puissante Astarté, qui est la déesse tutélaire des Phéniciens, et je lui offris le sacrifice que les voyageurs échappés du naufrage ont coutume de lui présenter. Ensuite je m'amusai à parcourir la ville. J'en examinais avec attention les raretés et les richesses ; rien ne se dérobait à mes regards curieux. Un jour que j'étais entré dans un temple magnifique, dont la voûte et les colonnes étaient parées de diverses offrandes, j'y remarquai un tableau qui représentait le territoire de Sidon, la mer phénicienne et la fable d'Europe. Dans ce tableau, la terre offrait aux yeux une prairie qui était ornée des plus agréables présents de Flore. L'art paraissait y seconder la nature ; le narcisse, la rose et le myrthe brillaient dans des plates-bandes dont l'arrangement n'ôtait rien aux charmes de la variété. D'espace en espace, l'oeil rencontrait des arbres qui, par leur entrelacement mutuel, formaient un dôme vert, où les fleurs étaient à l'abri des injures du temps. Le peintre avait poussé sa délicatesse et son exactitude jusqu'à répandre sous ces riants berceaux une ombre qui s'éclaircissait plus ou moins, suivant que les rayons du soleil pénétraient au travers des feuillages. Dans le lointain, on apercevait des roseaux qui bordaient la campagne et qui semblaient lui servir de couronne. Enfin il jaillissait de terre une fontaine d'eau vive et pure, qui, s'écartant de sa source par différents canaux, et se repliant plusieurs fois sur elle-même, arrosait de tous côtés cet aimable séjour. Loin de la mer, le pinceau avait représenté quelques jeunes filles qui folâtraient et qui erraient à l'aventure dans cette plaine délicieuse. Plusieurs autres s'étaient attroupées sur le rivage : celles-ci paraissaient accablées d'une profonde tristesse ; leurs têtes étaient couronnées de fleurs ; leurs cheveux, épars sur leurs épaules, voltigeaient au gré du vent ; elles avaient le visage pâle, les joues tant soit peu retirées par un mouvement d'effroi, les lèvres entr'ouvertes comme pour gémir, les mains et les yeux douloureusement tournés vers les flots, la robe retroussée jusqu'aux genoux, et les jambes toutes nues. On connaissait à leur attitude qu'elles s'étaient avancées vers le bord de l'eau pour courir après Jupiter, qui, sous la figure d'un taureau, enlevait la belle Europe ; mais leur front timide témoignait en même temps que, si elles chérissaient leur princesse, elles ne craignaient pas moins la mort : leur frayeur les arrêtait, et l'onde ne mouillait que leurs pieds. La mer était peinte de deux couleurs : vers le bord, la proximité du sable lui donnait un oeil jaunâtre ; dans l'éloignement, le ciel, qui s'y mirait sans nuages, la faisait paraître bleue. Les vagues se brisaient contre des rochers et couvraient d'écume leur cime orgueilleuse. Au milieu des flots nageait le taureau triomphant. Il tournait sa course vers l'île de Crète ; l'onde se soulevait à gros bouillons et s'entr'ouvrait pour lui livrer passage. L'aimable Europe était assise sur son dos, non pas comme on a coutume de se tenir à cheval, mais les deux jambes d'un même côté. Elle était habillée d'une étoffe fine, légère et transparente, qui ne donnait de plaisir aux yeux qu'autant qu'il en fallait pour ménager leur occupation. Les dauphins bondissaient autour du taureau ; un essaim de petits Amours l'accompagnait en folâtrant ; séduit par la douce imposture de l'art, suivait leurs mouvements et leur badinage. Cupidon, le carquois sur l'épaule, tenant d'une main son redoutable flambeau, et traînant de l'autre le ravisseur enchaîné, semblait exprimer sa joie par le battement de ses ailes ; il avait la tête tournée vers le dieu travesti et le regardait avec un sourire malin, comme s'applaudissant d'avoir contraint le maître du monde à rabaisser sa grandeur sous cette étrange métamorphose. [1,2] Charmé de la beauté de ce tableau, et surtout de l'énergie qui brillait dans l'attitude de Cupidon, je ne pus m'empêcher de m'écrier avec transport : « Est-ce donc ainsi que les cieux, la terre et l'onde obéissent aux lois d'un enfant ? » Un jeune homme bien fait, qui se trouva par hasard auprès de moi, entendit ces paroles. « Oui, me dit-il, cet enfant est le souverain arbitre des dieux et des mortels. J'en pourrais rendre un témoignage certain après toutes les traverses que ses caprices m'ont suscitées. — De quelle nature, lui répliquai-je alors, peuvent être vos disgrâces ? Votre physionomie annonce un favori de l'Amour. — Que me demandez-vous ? reprit-il. Mes aventures sont si singulières, que le récit vous en paraîtra fabuleux. » Ce discours ne fit que redoubler ma curiosité. « Au nom de Jupiter, poursuivis-je avec empressement, au nom de l'Amour même, ne me refusez pas la satisfaction que j'attends de votre complaisance. Quelque merveilleuse que soit votre histoire, votre bouche l'accréditera, et je l'écouterai avec plaisir. » A ces mots, je le menai dans un bocage voisin, où s'élevaient plusieurs platanes touffus. Un ruisseau d'eau claire et fraîche entretenait leur verdure et leur prêtait sans cesse de nouveaux appas. J'obligeai mon inconnu à s'asseoir sur l'herbe et, m'étant placé à côté de lui : « Commencez, lui dis-je, et daignez contenter mes désirs. Ce séjour délicieux vous y invite ; il semble fait pour être confident des secrets de l'Amour. » [1,3] Alors je me tus, et il parla en ces termes : Ma famille est phénicienne d'origine. Tyr est ma patrie. Je m'appelle Clitophon, et l'auteur de mes jours Hippias. Sostrate, mon oncle, est son frère du côté paternel ; mais ils sortent de deux mères différentes : celle de Sostrate était Byzantine, et celle d'Hippias, Tyrienne. Mon père a fixé son séjour dans la ville de Tyr ; Sostrate demeure à Byzance, où l'attachent les grands biens que sa mère lui a laissés en partage. Jamais je n'ai vu la mienne : une mort prématurée me l'enleva pendant que j'étais au berceau. Quelque temps après, mon père épousa une seconde femme, dont il a eu une fille, nommée Calligone, qu'il voulait unir à mon sort par les noeuds du mariage ; mais le destin, plus puissant que les hommes, m'en réservait une autre. J'étais parvenu à dix-neuf ans. On se préparait à célébrer mes noces. Ma fortune ouvrit alors la scène à ses caprices. Souvent les dieux nous développent en songe les mystères de l'avenir, non pas pour nous obliger à prendre des mesures contre les accidents qui nous menacent, car personne n'élude la volonté du ciel ; leur unique dessein est de ménager notre faiblesse et de nous inspirer une généreuse constance. Les maux trop soudains surprennent l'esprit et terrassent la fermeté du coeur ; ceux qu'on prévoit sont moins cruels, on contracte insensiblement avec eux une familiarité qui adoucit leur amertume. Une nuit, que je languissais dans les bras du sommeil, il me sembla que j'étais lié avec une jeune fille ; nous faisions deux corps depuis la tête jusqu'à la ceinture, le reste n'en formait qu'un. En même temps, je crus voir une femme d'une grandeur démesurée ; son visage était rude et terrible, la colère étincelait dans ses yeux, des vipères affreuses lui tenaient lieu de chevelure, sa main droite était armée d'un cimeterre, et sa gauche d'un flambeau dont la funeste lueur m'épouvantait. Ce spectre approcha de nous avec fureur et, tranchant d'un coup de son fer redoutable les noeuds qui nous unissaient, sépara mon corps d'avec celui de la jeune fille. Je me réveillai, saisi d'horreur et d'effroi. Ces images sinistres laissèrent dans mon esprit une tristesse que je ne pouvais dissiper. Cependant je n'en parlai à personne : j'avais honte d'être si sensible aux impressions d'un songe. Mon père reçut environ vers ce temps-là une lettre de Byzance. Elle était de mon oncle Sostrate, et conçue à peu près en ces termes : Mon cher Frère, je vous envoie ma fille Leucippe, et Panthie, mon épouse. La guerre que les Thraces déclarent aux Byzantins m'oblige à vous confier ces gages de ma tendresse. Conservez-les-moi précieusement jusqu'au retour de la paix. Adieu. [1,4] Ayant lu cette lettre, mon père se rendit promptement au port. Peu de temps après, il revint avec un grand nombre de domestiques, qui suivaient la femme et la fille de Sostrate. Cette jeune personne attirait les regards par la magnificence de ses habits, et encore plus par l'éclat de ses charmes. Dès que je l'aperçus, je crus voir la belle Europe avec tous les attraits qui lui assujétirent le coeur de Jupiter. Sa taille était noble, dégagée et bien prise ; ses yeux, fiers et sans rudesse ; ses cheveux blonds et frisés ; ses sourcils noirs ; son visage, d'une extrême blancheur, excepté vers le milieu des joues, où la nature s'était plu à étendre une couche de vermillon plus vif que la pourpre de Lydie ne le paraît sur l'ivoire ; enfin ses lèvres ressemblaient à une rose qui commence à s'épanouir. Mon repos et ma liberté ne purent tenir contre tant de charmes : il n'est point de flèche aussi perçante que la beauté ; elle pénètre par les yeux jusqu'au fond du coeur, et ses traits y portent une blessure que l'art ne guérit point. Admirer Leucippe, contempler ses appas avec une profonde surprise, exprimer le feu de mon âme par celui de mes regards, craindre qu'on ne remarquât mon trouble, ouvrir la bouche pour parler et ne rien dire, trembler et palpiter sans en savoir la cause, tout cela ne fut pour moi que l'affaire d'un moment. Je m'efforçais de détourner mes yeux de cet objet vainqueur, mais ils reprenaient toujours la même route malgré moi. Il fallut enfin leur céder. [1,5] Les dames furent conduites dans un appartement préparé pour elles. Lorsque l'heure du souper vint, nous nous mîmes tous à table. On nous plaça, Leucippe et moi, vis-à-vis l'un de l'autre. Ce fut mon père qui fit cet arrangement. Dans la joie que j'en eus, je me vis sur le point de l'embrasser, pour le remercier du plaisir qu'il me procurait. Pendant tout le repas, mes yeux demeurèrent attachés sur Leucippe. Je n'agissais, je ne parlais que pour attirer les siens sur moi. Le plaisir de lui dérober quelques regards me tint lieu de souper, car j'oubliai que j'étais à table, et je ne mangeai point. Lorsqu'on se fut levé, mon père ayant fait appeler un jeune esclave qui jouait parfaitement du luth, lui ordonna de divertir la compagnie. L'esclave obéit, et, joignant la douceur de sa voix aux accords de son instrument mélodieux, il chanta l'amour d'Apollon pour Daphné, comment ce dieu la poursuivit sur les rives du Pénée, en lui reprochant ses rigueurs, et comment il était prêt à l'atteindre lorsqu'elle fut métamorphosée en laurier, dont il se fit une couronne. Cette chanson anima la flamme de mon cœur. L'histoire des amants affermit les conquêtes de l'amour, l'exemple encourage, et, plus on nous le propose sous des traits respectables, plus it fait succéder d'audace à la pudeur timide qui nous servait de frein. "Eh quoi ! me disais-je en moi-même, quel devoir m'oblige à combattre ma passion ? Ne voilà-t-il pas le brillant dieu de la lumière qui se laisse attendrir ? Il aime, il poursuit une nymphe fugitive. Suis-je donc plus fort ou plus grand que lui, pour me parer d'une retenue ridicule ?" [1,6] La nuit avançait ; les dames nous quittèrent. Enivré d'amour et plein de l'image de Leucippe, je me retirai dans ma chambre, où mon trouble ne me permit pas de m'abandonner au sommeil. Le silence, les ténèbres et l'oisiveté irritent les blessures de l'esprit aussi bien que celles du corps. L'âme, concentrée dans sa sphère, tourne toute son activité contre elle-même ; elle s'afflige, elle se tourmente, nulle distraction ne vient la secourir, au lieu que pendant le jour, les oreilles et les yeux, amusés par différents objets, nous font faire trêve avec nos chagrins, émoussent la pointe de nos inquiétudes, et ne nous laissent pas le temps de songer que nous souffrons. Je faisais alors, pour la première fois de ma vie, une triste expérience de cette vérité. Jamais agitation ne fut pareille à la mienne. Mon coeur n'était pas encore accoutumé aux passions violentes, et, pour cette raison, il en ressentait plus douloureusement les atteintes. Enfin, vers le retour de l'aurore, le sommeil eut pitié de moi et me donna quelque soulagement, mais il n'eut pas la force d'arracher Leucippe de ma mémoire. Mille fantômes légers me la représentaient en songe, je lui parlais, je jouais avec elle, nous mangions ensemble, il me semblait que je dérobais un baiser sur ses lèvres, et cette illusion me faisait un plaisir réel. Un domestique vint m'éveiller dans le moment flatteur où mon corps, nageant dans les délices, suivait les transports de mon âme. Je me levai en maudissant l'importun qui me privait d'une erreur si douce. Sans prendre conseil de ma volonté, mes pas me conduisirent dans une salle voisine de l'appartement des dames. Leur porte était entr'ouverte ; j'aperçus Leucippe, qui était levée. Elle pouvait aussi me voir, et c'est ce que je désirais. J'affectai de me promener en lisant un livre, mais de temps en temps je levais doucement les yeux pour contempler ma déesse. Chaque instant redoublait ma flamme. Je buvais à longs traits un poison qui me charmait, et je sortis de cet endroit cent fois plus amoureux que je n'y étais entré. [1,7] J'avais un parent nommé Clinias, qui était plus âgé que moi de deux ans. La mort lui avait enlevé son père et sa mère. Aussi, comme sa conduite ne dépendait que de lui seul, la liberté dont il jouissait lui avait acquis de l'expérience et l'usage du monde. Je résolus de le consulter sur ma passion naissante. Ses intrigues le rendaient célèbre dans toute la ville. Son humeur tendre, quoique ennemie du mariage, l'avait souvent jeté dans des engagements funestes à son repos. Au temps dont je vous parle, il n'avait point de maîtresse, mais il s'était lié avec un jeune homme d'une beauté surprenante, et qui ne sortait qu'à peine de l'enfance. L'amitié qui les unissait avait la vivacité de l'amour. Leurs naturels étaient parfaitement assortis. C'était chez l'un et l'autre même goût pour le plaisir, et même aversion pour l'hyménée. Jusqu'alors je m'étais fait une habitude de railler Clinias sur la sensibilité de son coeur. « Quelle faiblesse ! lui disais-je. Se peut-il qu'on trouve des charmes à se plonger ainsi dans l'esclavage ? — Votre tour viendra, me répondait-il en secouant la tête avec un sourire malin. Vous tomberez aussi bien que nous dans les pièges du dieu qui fait aimer. » J'allai lui annoncer l'accomplissement de sa prédiction, trois ou quatre jours après l'arrivée de Leucippe. « Je suis pris, mon cher Clinias, vous voilà vengé de toutes mes railleries. » A cette nouvelle, il battit des mains, et fit un grand éclat de rire. « Enfin, vous êtes des nôtres, s'écria-t-il en m'embrassant. Vos yeux fatigués témoignent que l'amour les a tenus ouverts cette nuit. » A peine eut-il prononcé ces paroles, que nous vîmes entrer son jeune ami Chariclès, qui portait sur son visage les marques d'une tristesse profonde. « Ah ! Clinias, dit-il d'une voix gémissante, je suis perdu ! » Clinias pâlit, et, serrant le beau Chariclès dans ses bras : « Achevez, s'écria-t-il, d'où procède votre chagrin ? Vous a-t-on insulté ? Parlez. Sur qui doit tomber ma colère ? Votre silence me fait mourir. — Mon père veut me marier, reprit Chariclès, et, pour comble d'horreur, l'épouse qu'il me destine est laide. C'est l'avarice qui le porte à rechercher cette alliance. On me sacrifie, on me vend à une femme qui n'a que ses richesses pour agrément. [1,8] — Quel crime avez-vous commis ? répliqua Clinias tout consterné. Qu'avez-vous fait pour mériter un sort si rude ? Quoi l'on va vous jeter dans les fers ! Y consentirez-vous ? Ne résisterez-vous point à cette loi barbare ? N'entendez-vous pas Jupiter qui vous crie : Quand du fils de Japet la main audacieuse Vola le feu sacré qui brûle dans le ciel, J'asservis à l'hymen sa tête ambitieuse : Pouvais-je l'accabler d'un fléau plus cruel ? « Le commerce des femmes est d'autant plus dangereux, qu'il paraît plein de douceur. Tels et moins redoutables encore sont les chants des Sirènes, qui ne flattent l'oreille des matelots que pour les entraîner dans les gouffres de la mer. Le tumultueux appareil du mariage annonce les chagrins divers qui le suivent. Ce bruit, ce concours de monde, ces trompettes qui retentissent, ces torches allumées, ne sont-ce pas des signes de guerre, et d'une guerre domestique mille fois plus cruelle que les combats où Mars déploie ses fureurs ? De combien de maux affreux les femmes n'ont-elles pas inondé l'univers, par combien de crimes n'ont-elles pas violé les saintes lois de la nature ? Ne vous souvient-il plus du collier d'Ériphile, de la calomnie de Sthénobée, de l'inceste d'Érope, du festin de Philomèle, et de la barbarie de Progné, qui égorgea son fils innocent, pour se venger de son époux? Les yeux de Chryséis asservirent le coeur d'Agamemnon, Briséis enflamma le vaillant Achille. Quel fut le fruit que ces deux héros tirèrent de leurs amours ? Leurs maîtresses furent cause que la peste ravit à l'un la plus grande partie de son armée, et que l'autre demeura longtemps plongé dans une sombre mélancolie, qui consumait ses plus beaux jours et trahissait sa gloire. Candaule avait une femme formée par les Grâces ; aussi était-il moins son époux que son amant. Elle le fit périr pour prix de la tendresse qu'il avait pour elle. Le flambeau qui éclaira les noces d'Hélène réduisit Troie en cendres. La chasteté de Pénélope ouvrit les portes du trépas à nombre de princes qui soupiraient pour ses charmes. Hyppolite perdit le jour par les artifices de Phèdre dont il était aimé, et Agamemnon par ceux de Clytemnestre qui le haïssait... O femmes ! poursuivit Clinias avec un transport de colère qui me fit rire, ô dangereuse espèce dont l'amour est aussi nuisible que la haine ! Mais quelle raison pouvait autoriser le meurtre d'Agamemnon, d'un roi couvert de lauriers, d'un homme revêtu de perfections célestes, et qui, selon le rapport d'Homère, Étalait sur son front cette auguste beauté Qui du maître des dieux forme la majesté ? « Et cependant, l'épouse d'un homme si digne d'être aimé lui coupa la tête. Encore avec les belles femmes, le malheur est-il racheté par quelque plaisir. Mais vous dites que celle à qui votre foi est promise n'a rien d'agréable ; certainement vous êtes menacé d'une misère sans bornes. Au nom des dieux, cher Chariclès, ne vous enfermez point dans une laide prison ; n'employez pas si mal la fleur de votre jeunesse, et n'abandonnez pas une rose si riante aux mains d'un jardinier difforme ! — J'espère, dit alors Chariclès, que le ciel modérera sa rigueur. Mes noces ne s'achèveront pas si tôt. Ainsi nous aurons le temps de prendre nos mesures pour éviter le coup que nous appréhendons. Maintenant je vais me promener sur le cheval dont vous me fîtes présent ces jours passés. Peut-être que cet exercice soulagera mon chagrin. » [1,9] Étant demeuré seul avec Clinias, j'interrompis le cours de ses tristes réflexions, pour l'entretenir des affaires de mon coeur. Je m'embarquai dans un long détail des attraits de Leucippe. Je m'étendis sur la naissance de ma passion et sur son progrès rapide. Rien ne fut oublié, la moindre circonstance me paraissait un article important. Enfin, sentant que ma langue et mon esprit se brouillaient, et qu'il m'échappait des discours ridicules : « Ah ! Clinias, poursuivis-je en soupirant, je succombe au trouble qui m'agite. Le dieu de Cythère est entré lui-même dans mon sein avec tous ses feux ; il me possède, il me transporte ; les douceurs du sommeil sont un bien que je ne connais plus. Leucippe est sans cesse devant mes yeux et dans ma pensée. La source de mon mal vit avec moi dans la maison de mon père ; ainsi je ne guérirai jamais. — En vérité, mon cher, me dit alors Clinias, il faut que votre raison s'égare pour parler de la sorte. Tout vous rit, tout vous est favorable. Vous n'avez besoin ni de messagers ni de confidents. Vous n'êtes pas à la peine de tenter l'accès d'une porte étrangère. La fortune s'est chargée des frais de votre bonheur, elle vous amène votre maîtresse jusque chez vous. Peut-on jouir d'un sort plus propice ? D'autres amants se contenteraient de voir de temps en temps, sans obstacle, la personne qu'ils adorent, et vous, mille fois plus heureux, vous voyez continuellement Leucippe, vous vous entretenez, vous buvez, vous mangez avec elle. Après cela, vous osez vous plaindre : c'est payer d'ingratitude les bontés de l'Amour. Ignorez-vous quel est le plaisir de confondre ses regards avec ceux de l'objet dont on est épris ? Les images qui se mirent alors dans les yeux comme dans une glace fidèle font l'union des âmes malgré la distance des corps, et souvent cette union est presque aussi délicieuse que les plus vives caresses. Je vous prédis que le succès répondra bientôt à vos désirs. L'habitude est persuasive ; elle apprivoise non seulement les femmes, mais aussi les bêtes féroces. L'égalité d'âge est encore un grand point pour lier les cœurs ; vous êtes à peu près de celui de Leucippe. Enfin vous l'aimez, et, pour exciter l'amour, il n'est point de philtre plus puissant que l'amour même, surtout lorsqu'on s'attache à la jeunesse que l'ardeur de son printemps et l'instinct de la nature poussent déjà vers le but où nous souhaitons la conduire. Aussi, la première chose que je vous recommande, c'est de ne rien épargner pour convaincre Leucippe des sentiments que vous inspirent ses charmes ; et si son esprit n'est point préoccupé de quelque autre inclination, vous verrez qu'elle ne tardera pas à vous rendre tendresse pour tendresse. — Mais, dis-je à Clinias, que dois-je faire pour exécuter votre conseil? Quel biais, quel stratagème mettrai-je en usage pour parvenir à posséder la charmante Leucippe ? Et, lorsque j'y serai parvenu, comment goûterai-je mon bonheur ? Vous qui êtes initié dans les mystères de la galanterie, daignez me montrer le chemin que je dois suivre, car, pour moi, j'avoue que je l'ignore. Amant aussi novice que mauvais soldat, je ne sais me mettre en garde ni sous les drapeaux de Mars ni sous ceux de Vénus. [1,10] — Vous n'avez pas besoin que je vous instruise sur cette matière, me répondit-il en riant, l'Amour se sert lui-même de précepteur. Les enfants s'attachent au sein de leurs nourrices sans le secours de personne, la nature seule leur dit tout bas qu'ils y trouveront du lait, et les amants les moins expérimentés ne manquent ni d'intelligence ni d'adresse, dès qu'il s'agit de faire éclore leurs douceurs. Ainsi donc, ajouta-t-il, ne craignez rien ; vous verrez, lorsque l'occasion s'en présentera, que vous êtes plus savant que vous ne croyez. Tout ce que je puis faire, c'est de vous donner quelques maximes générales, qui sont puisées dans la plus fine politique de Cythère. Premièrement, gardez-vous de demander à votre maîtresse la récompense où vise votre passion : le coeur des belles est fait comme le nôtre, mais leurs oreilles sont timides, et surtout celles des filles, car souvent les femmes joignent au penchant pour le plaisir un goût pour les discours où la licence assaisonne la naïveté. Leucippe s'offenserait de votre proposition, elle en rougirait de honte, et la pudeur l'empêcherait de vous promettre ce que peut-être dans le fond de l'âme elle brûlerait de vous accorder. Il est des préludes plus insinuants pour sonder si l'on n'a point de répugnance à combler nos désirs. Lorsque dans un tendre tête-à-tête vos soins l'auront émue, lorsque ses yeux découvriront aux vôtres l'ardeur qui la consume, prenez un baiser sur sa bouche : le baiser d'un amant exprime ses besoins avec assez d'éloquence, c'est une sommation pressante auprès d'une beauté qui capitule, et une prière respectueuse auprès de celle qui se défend. Au surplus, souvenez-vous que les filles aiment mieux paraître céder à notre force qu'à leur faiblesse ; leur gloire expirante trouve son excuse dans une douce violence, qui semble leur arracher les présents qu'elles nous donnent. Aussi, quoique Leucippe vous résiste, ne vous arrêtez pas, mais seulement observez avec quel air elle repousse vos efforts amoureux. Il faut user en ceci d'une extrême prudence. Si vous voyez qu'une véritable colère l'anime, et qu'elle persiste opiniâtrement à vous rebuter, modérez-vous, faites succéder la soumission à l'audace, et ne ruinez pas vos affaires par trop de précipitation. Le moment n'est pas encore venu ; il viendra tôt ou tard, votre constance le fera naître. [1,11] — Mon cher Clinias, dis-je alors, vous me donnez là de grandes espérances ; je ne doute pas de leur succès, votre secours et vos conseils m'en assurent ; mais je crains que ce bonheur ne soit pour moi la source d'une longue suite de disgrâces. Le plaisir ne fera qu'augmenter ma flamme. Où trouverai-je du repos, lorsque cette maladie aura pris racine dans mon coeur ? Je ne puis me marier avec Leucippe ; car mon père, dont j'ai toujours respecté les lois, veut que j'épouse Calligone, et Calligone est belle. Mais à présent je suis aveugle pour ses charmes, mes yeux ne voient que Leucippe. Quel dieu favorable accordera les passions diverses qui me tyrannisent ? La nature me dit d'obéir à mon père, l'Amour me prescrit d'autres maximes, il parle en maître absolu, les armes à la main, et je sens malgré moi qu'il emporte la balance. » [1,12] En ce moment, un domestique de Chariclès entra dans la chambre où nous étions. A son air troublé, nous connûmes qu'il venait nous annoncer une mauvaise nouvelle. Clinias s'écria : « Certainement, il est arrivé quelque malheur à Chariclès. » Le serviteur lui dit qu'il était mort. Si la foudre fût tombée sur l'infortuné Clinias, elle l'eût moins accablé que ce coup imprévu. Il en perdit le mouvement et la parole. L'autre, poursuivant son discours : « L'aimable Chariclès, continua-t-il, se promenait sur le cheval que vous lui avez donné, lorsqu'un bruit soudain, ayant épouvanté ce coursier naturellement fougueux, lui a fait prendre le mors aux dents. Ni la force ni l'adresse n'ont été d'aucun secours à Chariclès. L'animal indompté, après l'avoir mis en désordre par des secousses terribles, lui a écrasé la tête contre un arbre, et, le traînant ensuite au gré de sa fureur à travers des chemins raboteux, il l'a si cruellement défiguré qu'il n'est plus reconnaissable. » [1,13] Clinias garda quelques instants un silence morne et stupide ; puis, comme s'il eût obtenu de sa douleur la permission de la faire éclater, il poussa de longs gémissements, et courut au lieu où était le corps de son ami. J'accompagnai ses pas, en le consolant du mieux qu'il m'était possible. Le malheureux Chariclès n'était qu'une blessure ; on ne pouvait le voir sans verser des larmes. Son père le serrait entre ses bras, Clinias le prit entre les siens, et tous deux, à l'envi l'un de l'autre, déploraient son sort avec des regrets si tendres, que les coeurs les plus insensibles en étaient émus. [1,14] Mon amour ne me permettait pas de demeurer longtemps loin de Leucippe. Je quittai Clinias, lorsque je vis que les premiers transports de sa douleur faisaient place au soin des funérailles de Chariclès, et je m'en retournai au logis. En y rentrant, je demandai à l'esclave qui me servait, où était la belle Leucippe. L'air dont je lui faisais cette question le fit rire. C'était un homme d'esprit : il avait pénétré que j'aimais Leucippe presqu'aussitôt que je m'en étais aperçu moi-même. Il me poussa quelques petites railleries équivoques sur l'état de mon coeur. Je me fâchai d'abord, mais ensuite, comme sa fidélité m'était connue, et que d'ailleurs il pouvait m'être utile, je lui avouai mon secret. J'aurai plusieurs fois occasion de vous parler de cet esclave dans le cours de mon histoire ; aussi je pense qu'il est à propos de vous dire qu'il se nommait Satyrus. Je sus de lui que Leucippe était alors dans le jardin, et nous y descendîmes ensemble. [1,15] C'était un lieu qui semblait fait pour servir d'asile à la volupté. Mon père n'avait rien épargné pour y joindre les agréments de l'art aux richesses de la nature. Du centre d'un vaste parterre s'élançait un jet d'eau qui, après s'être élevé dans l'air comme un trait rapide, tombait dans un large bassin où l'onde, plus claire que du cristal, servait de miroir aux beautés de Flore ; ainsi l'oeil voyait deux jardins qui le charmaient agréablement, quoique l'un ne fût que la représentation de l'autre. Plus loin, on trouvait à l'ombre d'un riant bocage un refuge assuré contre les ardeurs du soleil ; plu- sieurs oiseaux privés erraient dans l'enceinte de ce séjour délicieux : on y voyait des cygnes, des perroquets et des paons ; des cygnes qui faisaient briller leur blancheur sur l'eau, des perroquets qui, dans des cages de fil d'or, imitaient la voix humaine, des paons qui étendaient leur plumage pompeux au milieu des fleurs, comme pour faire assaut de coloris et d'éclat avec elles. Mille autres oiseaux qui jouissaient de leur liberté, voltigeaient d'arbre en arbre, et formaient par l'union de leurs accords un concert mélodieux. [1,16] Leucippe se promenait avec Clio, l'une de ses esclaves les plus chéries. Nous les joignîmes. Mon dessein était de faire tomber la conversation sur l'amour, pour y disposer insensiblement le coeur de Leucippe. Un paon, sur qui elle fixa ses regards, m'en fournit le sujet. Satyrus, comme s'il avait lu dans ma pensée, me demanda pourquoi cet admirable oiseau semblait prendre tant de plaisir à étaler l'or, l'azur et la pourpre qui brillaient sur son plumage. « Ce n'est, lui dis-je, ni par un mouvement d'orgueil, ni par un aveugle instinct de la nature : il aime sa femelle, que vous voyez au pied de ce platane ; c'est pour lui plaire qu'il montre ses appas. Son ostentation est un fruit de sa délicatesse. » [1,17] Satyrus vit d'abord où tendait mon discours, et, pour me donner matière à le pousser plus loin : « Quoi ! me dit-il, la puissance de Cupidon va-t-elle jusqu'à enflammer les oiseaux? — Non seulement les oiseaux, répondis-je, mais aussi les bêtes féroces, les plantes, et même les pierres ; car, lorsque l'aimant attire le fer, n'est-ce pas un baiser qui joint la pierre amoureuse avec le métal qu'elle chérit? Pour ce qui concerne les plantes, les philosophes assurent et l'expérience prouve qu'elles sont susceptibles d'un attachement réciproque, surtout les palmiers : la nature a établi entre eux une distinction de sexe, aussi bien que parmi les animaux ; le mâle est si tendrement épris de la femelle, que, s'il arrive qu'on l'ait plantée trop loin de lui, il languit, il se dessèche, et sa verdure l'abandonne. L'unique remède qu'on ait trouvé pour soulager cet arbre si sensible, c'est d'ouvrir son coeur et d'y insérer une branche de sa femelle ; par ce moyen, il reprend sa force, ses feuilles reverdissent, sa beauté renaît ; le plaisir d'embrasser l'objet qu'il aime lui rend la vie, et voilà quel est le mariage des plantes. [1,18] Le fleuve Alphée se marie aussi avec la fontaine d'Aréthuse il part du sein de l'Élide et prend sa course au travers de l'Océan, comme dans son lit natal, sans que la douceur de son onde soit altérée par l'amertume et le sel des flots ; de cette façon, il arrive pur dans la Sicile, où il se mêle avec les eaux de sa chère Aréthuse. C'est de là que vient un ancien usage qu'on observe aux jeux olympiques, qui est de jeter divers bijoux dans les gouffres de ce fleuve galant ; il les reçoit avec joie et les porte à sa maîtresse pour présents de noces. On découvre encore un autre mystère d'amour chez les reptiles, mystère d'autant plus admirable qu'il semble triompher des lois de la nature, en unissant des espèces qu'elle a séparées. La vipère, qui est un serpent terrestre, brûle pour la lamproie, qui est un poisson de mer. Lorsque la saison les excite à cueillir les fruits de leurs ardeurs mutuelles, le mâle, qui est la vipère, se rend sur le rivage, et, par de longs sifflements, il appelle la lamproie. Elle entend à peine ce signal, qu'elle sort de son séjour liquide. Mais cependant elle ne va pas d'abord trouver son époux. Elle sait qu'il mord dans l'emportement de ses caresses, et que de ses gencives s'écoule un venin dangereux. Aussi elle se contente de monter sur quelque roche environnée d'eau, d'où elle le regarde. Alors, s'apercevant du juste effroi qui la retient, il vomit son poison sur le sable. Dès qu'elle se voit délivrée de ses alarmes, elle court le joindre ; ils s'embrassent, ils se donnent des baisers sans nombre, et l'amour les enivre de plaisir. » [1,19] Pendant que je parlais ainsi, j'observais curieusement de quel air Leucippe m'écoutait. Il me parut que l'éloge de l'amour ne l'ennuyait pas, et qu'elle y prêtait l'oreille sans répugnance. Nous nous promenâmes encore quelque temps ensemble. Elle admirait la beauté des paons. Elle prenait plaisir à contempler l'émail et les richesses du parterre. Pour moi, qui ne regardais qu'elle, je trouvais que son visage effaçait le plus brillant coloris des oiseaux et des fleurs. Enfin elle nous quitta pour aller jouer du luth ; mais en partant elle laissa son portrait dans mes yeux.