[2,1] LIVRE II. CHAPITRE I. § 1. Parmi les êtres que nous voyons, les uns existent par le seul fait de la nature ; et les autres sont produits par des causes différentes. § 2. Ainsi, c'est la nature qui fait les animaux et les parties dont ils sont composés ; c'est elle qui fait les plantes et les corps simples, tels que la terre, le feu, l'air et l'eau ; car nous disons de tous ces êtres et de tous ceux du même genre qu'ils existent naturellement. § 3. Tous les êtres que nous venons de nommer présentent évidemment, par rapport aux êtres qui ne sont pas des produits de la nature, une grande différence ; les êtres naturels portent tous en eux-mêmes un principe de mouvement ou de repos ; soit que pour les uns ce mouvement se produise dans l'espace ; soit que pour d'autres ce soit un mouvement de développement et de destruction ; soit que pour d'autres encore, ce soit un mouvement de simple modification dans les qualités. Au contraire, un lit, un vêtement, ou tel autre objet analogue n'ont en eux-mêmes, en tant qu'on les rapporte à chaque catégorie de mouvement, et en tant qu'ils sont les produits de l'art, aucune tendance spéciale à changer. Ils n'ont cette tendance qu'en tant qu'ils sont indirectement et accidentellement ou de pierre ou de terre, ou un composé de ces deux éléments. § 4. La nature doit donc être considérée comme un principe et une cause de mouvement et de repos, pour l'être où ce principe est primitivement et en soi, et non pas par simple accident. § 5. Voici ce que j'entends quand je dis que ce n'est pas par simple accident. Ainsi, il peut très bien se faire que quelqu'un qui est médecin se rende à lui-même la santé; cependant ce n'est pas en tant qu'il est guéri qu'il possède la science de la médecine ; et c'est un pur accident que le même individu soit tout ensemble et médecin et guéri. Aussi est-il possible que ces deux choses soient parfois séparées l'une de l'autre. § 6. Il en est de même pour tous les êtres que l'art peut faire. Il n'est pas un seul d'entre eux qui ait en soi le principe qui le fait ce qu'il est. Mais, pour les uns, ce principe est dans d'autres êtres, et il est extérieur, par exemple, une maison, et tout ce que pratique la main de l'homme. Pour les autres, ils ont bien en eux ce principe ; mais ils ne l'ont pas par leur essence, et ce sont tous ceux qui ne deviennent qu'accidentellement les causes de leur propre mouvement. § 7. La nature est donc ce que nous venons de dire. § 8. Les êtres sont naturels et ont une nature, quand ils ont le principe qui vient d'être défini ; et ils sont tous de la substance : car la nature est toujours un sujet, et elle est toujours dans un sujet. § 9. Tous ces êtres existent selon la nature, ainsi que toutes les qualités qui leur sont essentielles ; comme, par exemple, la qualité inhérente au feu de monter toujours en haut ; car cette qualité n'est pas précisément une nature, et n'a pas de nature à elle ; seulement elle est dans la nature et selon la nature du feu. § 10. Ainsi, nous avons expliqué ce que c'est que la nature d'une chose, et ce qu'on entend par être de nature et selon la nature. § 11. Mais essayer de prouver l'existence de la nature, ce serait par trop ridicule ; car il saute aux yeux qu'il y a une foule d'êtres du genre de ceux que nous venons de décrire. Or, prétendre démontrer des choses d'une complète évidence au moyen de choses obscures, c'est le fait d'un esprit qui est incapable de discerner ce qui est ou n'est pas notoire de soi. C'est là, du reste une erreur très concevable, et il n'est pas malaisé de s'en rendre compte. Que quelqu'un qui serait aveugle de naissance s'avise de parler des couleurs, il pourra bien sans doute prononcer les mots ; mais nécessairement il n'aura pas la moindre idée des choses que ces mots représentent. § 12. De même, il y a des gens qui s'imaginent que la nature et l'essence des choses que nous voyons dans la nature, consiste dans l'élément qui est primitivement dans chacune de ces choses, sans avoir par soi-même aucune forme précise. Ainsi, pour ces gens-là, la nature d'un lit, c'est le bois dont il est fait ; la nature d'une statue, c'est l'airain qui la compose. § 13. La preuve de ceci, au dire d'Antiphon, c'est que si on enfouissait un lit dans la terre, et que la pourriture eût assez de force pour en faire encore sortir un rejeton, ce n'est pas un lit qui serait reproduit mais du bois, parce que, disait-il, l'un n'est qu'accidentel, à savoir une certaine disposition matérielle qui est conforme aux règles de l'art, tandis que l'autre est la substance vraie qui demeure, tout en étant continuellement modifiée par les changements. Et Antiphon ajoutait que, chacune des choses que nous voyons soutenant avec une autre chose un rapport tout à fait identique, par exemple, le rapport que l'airain et l'or soutiennent à l'égard de l'eau, ou bien les os et les bois à l'égard de la terre, et de même pour tout autre objet, on peut dire que c'est là la nature et la substance de ces choses. § 14. Voilà comment certains philosophes ont cru que la nature des choses, c'est la terre, d'autres que c'est le feu, d'autres que c'est l'air, d'autres que ce sont quelques-uns de ces éléments, et d'autres enfin que ce sont tous les éléments réunis. Car l'élément dont chacun de ces philosophes admettait la réalité, soit qu'il n'en prît qu'un seul, soit qu'il en prît plusieurs, devenait entre leurs mains, principe unique ou principes multiples, la substance tout entière des êtres ; et tout le reste alors n'était plus que les affections, les qualités et les dispositions de cette substance. § 15. On ajoutait que chacune de ces substances est éternelle, attendu qu'elles n'ont pas par elles-mêmes de cause spontanée de changement, tandis que tout le reste naît et périt des infinités de fois. § 16. Ainsi, en un sens, on peut appeler nature cette matière première placée au fond de chacun des êtres qui ont en eux-mêmes le principe du mouvement et du changement. § 17. Mais à un autre point de vue, la nature des êtres, c'est la forme, et l'espèce, qui est impliquée dans la définition ; car de même qu'on appelle art ce qui est conforme à l'art et qui est un produit de l'art, de même on appelle nature ce qui est selon la nature et ce qui est un produit de la nature. Mais de même que nous ne dirions jamais qu'une chose est conforme aux règles de l'art, ou qu'il y ait de l'art en elle, si elle n'est encore qu'en puissance, un lit, par exemple, et si ce lit n'a point encore reçu la forme spécifique d'un lit ; de même non plus, en parlant des êtres que fait la nature ; car la chair et l'os, lorsqu'ils ne sont qu'en puissance, n'ont pas encore leur nature propre, jusqu'à ce qu'ils aient revêtu cette espèce et cette forme qui est impliquée dans leur définition essentielle, et qui nous sert à déterminer ce qu'est la chair et ce qu'est l'os. On ne peut pas dire alors davantage qu'ils sont de nature ; et par conséquent, en un sens différent de celui qui vient d'être indiqué, la nature pour les êtres qui ont en eux-mêmes le principe du mouvement, serait la figure et la forme spécifique, qui n'est séparable de ces êtres que par la raison et pour le besoin de la définition. § 18. D'ailleurs, le composé qui ressort de ces éléments n'est pas précisément la nature de cette chose ; il est seulement dans la nature : l'homme, par exemple. § 19. La nature ainsi comprise, est plutôt nature que ne l'est la matière, puisque chaque être reçoit la dénomination qui le désigne bien plutôt quand il est en acte et en entéléchie que lorsqu'il est simplement en puissance. § 20. A un autre point de vue, un homme vient d'un homme ; mais un lit ne vient pas d'un lit. Aussi, les philosophes dont on vient de parler disent-ils que la nature du lit n'est pas sa configuration, mais le bois dont il est formé, attendu que s'il venait à germer encore, il en proviendrait non pas un lit, mais du bois. Si donc la configuration du lit est de l'art précisément, la forme est la nature des êtres, puisque l'homme naît de l'homme. § 21. Quant à la nature qu'on entend au sens de génération, on devrait dire d'elle bien plutôt que c'est un acheminement vers la nature ; car il n'en est pas ici comme de la médication que fait un médecin, laquelle est non pas un acheminement à la médecine, mais à la santé, puisque la guérison que le médecin opère doit nécessairement venir de la médecine et ne tend pas à la médecine. Or, la nature n'est pas dans ce rapport avec la nature. L'être que la nature produit va de quelque chose à quelque chose, ou se développe naturellement pour aller à quelque chose. A quoi va-t-il par ce mouvement naturel ? Ce n'est pas apparemment à ce dont il vient ; mais c'est à ce qu'il doit être. Donc la nature, c'est la forme. § 22. Je rappelle d'ailleurs qu'on peut donner deux acceptions diverses à ces mots de forme et de nature, puisque la privation est bien aussi en quelque façon une forme et une espèce. § 23. Quant à savoir si, en outre, la privation est ou n'est pas une sorte de contraire en ce qui regarde la génération au sens absolu, ce sera l'objet d'une recherche ultérieure. [2,2] CHAPITRE II. § 1. Après avoir parcouru toutes les acceptions du mot de nature, nous devons dire maintenant en quoi l'étude des mathématiques diffère de l'étude de la physique ; car les corps de la nature ont des surfaces, des solidités, des lignes et des points, qui sont les objets particuliers des recherches du mathématicien. § 2. Il faut voir en outre si l'astronomie diffère de la physique, ou si elle n'en est qu'une branche. § 3. Car si c'est au physicien qu'il appartient de savoir ce que sont le soleil ou la lune dans leur essence, on pourrait trouver étrange qu'il ne lui appartint pas aussi d'étudier les phénomènes secondaires que ces corps présentent, surtout quand on voit qu'en général ceux qui s'occupent de l'étude de la nature traitent aussi de la figure du soleil et de la lune, et qu'ils recherchent, par exemple, si la terre et le monde sont sphériques ou ne le sont pas. § 4. Le mathématicien, quand il étudie les surfaces, les lignes et les points, ne s'en occupe pas en tant que ce sont là les limites d'un corps naturel, et il ne regarde pas davantage aux propriétés qui peuvent accidentellement leur appartenir en tant que ces propriétés appartiennent à des êtres réels : aussi il peut abstraire ces notions, que l'entendement, en effet, sépare sans peine du mouvement ; et cette abstraction, qui n'amène aucune différence, n'est pas faite pour produire d'erreur. § 5. C'est là ce que font précisément aussi ceux qui admettent le système des Idées, sans d'ailleurs s'en apercevoir ; car ils abstraient les choses physiques, qui sont bien moins susceptibles d'abstraction que les choses mathématiques. § 6. Ceci devient parfaitement clair, quand on se donne la peine de comparer de part et d'autre les définitions de ces choses et de leurs accidents. Ainsi, le pair et l'impair, le droit et le courbé, et d'un autre point de vue, le nombre, la ligne, la figure, peuvent exister sans le mouvement, tandis que des choses telles que la chair, les os, l'homme, ne peuvent pas se concevoir sans mouvement ; et l'on dénomme toutes ces dernières choses comme on dénomme le nez camard, et non comme on le fait pour le courbe. § 7. C'est bien là encore ce que prouvent les parties des mathématiques qui se rapprochent le plus de la physique ; l'optique, l'harmonie et l'astronomie. En un certain sens, elles sont tout à fait l'inverse de la géométrie. Ainsi, tandis que la géométrie étudie la ligne qui est bien physique, mais qu'elle ne l'étudie pas telle que cette ligne est dans la nature, l'optique, au contraire, étudie la ligne mathématique, non pas en tant que mathématique, mais en tant qu'elle joue un rôle dans la réalité naturelle. § 8. Comme le mot de Nature peut être pris en un double sens, et qu'il signifie à la fois la forme et la matière, il faut étudier ici ce mot, comme nous le ferions si nous avions à nous demander ce que c'est que la qualité de "camus" car les choses de ce genre ne peuvent exister sans matière, et pourtant elles ne sont pas purement matérielles. § 9. Mais du moment qu'on reconnaît deux natures, on peut hésiter doublement à savoir, d'une part, de laquelle des deux doit s'occuper le physicien, et d'autre part, s'il ne doit pas s'occuper uniquement de leur résultat commun. Mais s'il doit étudier ce résultat, ne faut-il pas aussi qu'il les étudie l'une et l'autre ? Par suite, connaître chacune de ces deux natures, est-ce le fait d'une même science ou d'une science différente ? § 10. Si l'on regarde aux anciens philosophes, on pourrait croire que l'objet de la physique n'est que d'étudier la matière ; car Démocrite et Empédocle ont à peine effleuré la question de la forme et de l'essence. § 11. Mais s'il est vrai que l'art imite la nature, on peut dire que c'est à une seule et même science d'étudier jusqu'à un certain point et tout à la fois la forme et la matière. Si par exemple, c'est au médecin d'étudier la santé, et de plus la bile et le flegme dans lesquels la santé consiste ; si de même l'architecte s'occupe tout ensemble de la forme de la maison et de la matière de la maison, les murailles et les bois, et ainsi de tout le reste, on en peut conclure que la physique doit étudier les deux natures à la fois. § 12. Ajoutez que c'est à une seule et même science d'étudier et le pourquoi et la fin des choses, et tous les éléments qui y concourent. Or la nature est la fin et le pourquoi des choses ; car là où le mouvement étant continu, il y a une fin au mouvement, cette fin est le dernier terme et le pourquoi. Aussi l'exclamation du poète est-elle assez ridicule, quand il dit : "C'est la fin pour laquelle il avait été fait !" Car, il ne suffit pas qu'un terme soit le dernier pour qu'il soit toujours une fin véritable, et il n'y a que le bien qui en soit une. § 13. Ainsi les arts travaillent la matière ; mais les uns la travaillent purement et simplement, tandis que les autres la façonnent du mieux qu'ils peuvent à notre usage ; et nous nous servons des choses comme si elles n'existaient qu'en vue de nous, puisqu'en effet nous aussi nous sommes bien une sorte de fin. Car le pourquoi peut s'entendre de deux façons, ainsi que nous l'avons dit dans nos livres intitulés : "De la Philosophie". Il y a donc deux espèces d'arts qui commandent à la matière et qui en jugent, l'un de ces arts étant celui qui emploie les choses, et l'autre dirigeant comme un habile architecte, l'industrie qui les façonne. L'art qui emploie les choses joue bien aussi en quelque sorte le rôle d'architecte dirigeant ; mais il y a cette différence entre les deux arts que l'un, l'art architectonique, connaît de la forme, tandis que l'autre, qui façonne les choses, connaît de la matière. Ainsi, le pilote du navire connaît quelle doit être la forme du gouvernail et la commande, tandis que le constructeur sait de quel bois le gouvernail doit être fait, et quels mouvements on en exige. Dans les produits de l'art, c'est nous qui façonnons la matière en vue de l'œuvre à laquelle nous la destinons; mais dans les choses de la nature, la matière est toute faite. § 14. Enfin, il faut ajouter que la matière n'est qu'une relation, puisque la matière varie avec la forme et qu'à une autre forme répond une autre matière. § 15. Mais jusqu'à quel point le physicien doit-il étudier la forme et l'essence des choses ? Doit-il les connaître comme le médecin connaît ce que c'est que les nerfs, ou le fondeur ce que c'est que l'airain qu'il fond, c'est-à-dire dans une certaine mesure, chacune de ces choses servant en effet à une certaine destination ? et doit-il s'occuper des choses qui, bien que séparables au point de vue de la forme, n'en sont pas moins toujours dans la matière ? Car l'homme et le soleil engendrent l'homme. Quant à savoir ce que c'est que le séparable, et quelle est son essence, c'est une question spécialement réservée à la philosophie première. [2,3] CHAPITRE III. § 1. Après les explications précédentes, nous devons étudier les causes pour en déterminer les espèces et le nombre. Comme ce traité, en effet, a pour objet de faire connaître la nature, et qu'on ne croit connaître une chose que quand on sait le pourquoi, en d'autres termes la première cause, il est clair que nous aussi nous devons faire cette étude en ce qui regarde la génération et la destruction des choses, c'est-à-dire tout changement naturel, afin qu'une fois que nous connaîtrons les principes de ces phénomènes, nous puissions essayer de rapporter à ces principes tous les problèmes que nous agitons. § 2. D'abord, en un premier sens, on appelle cause ce qui est dans une chose et ce dont elle provient ; ainsi, l'airain est en ce sens la cause de la statue ; l'argent est cause de la burette, ainsi que tous les genres de ces deux choses. § 3. En un autre sens, la cause est la forme et le modèle des choses ; c'est-à-dire la notion qui détermine l'essence de la chose, et tous ses genres supérieurs. Par exemple, en musique, la cause de l'octave est le rapport de deux à un ; et, d'une manière générale, c'est le nombre et les éléments de la définition essentielle du nombre. § 4. Dans une troisième acception, la cause est le principe premier d'où vient le mouvement ou le repos. Ainsi, celui qui a donné le conseil d'agir est cause des actes qui ont été accomplis; le père est la cause de son enfant ; et, en général, ce qui fait est cause de ce qui est fait ; ce qui produit le changement est cause du changement produit. § 5. En dernier lieu, la cause signifie la fin, le but ; et c'est alors le pourquoi de la chose. Ainsi, la santé est la cause de la promenade. Pourquoi un tel se promène-t-il ? C'est, répondons-nous, pour conserver sa santé ; et, en faisant cette réponse, nous croyons indiquer la cause qui fait qu'il se promène. C'est en ce sens aussi qu'on appelle causes tous les intermédiaires qui contribuent à atteindre la fin poursuivie, après qu'une autre chose en a commencé le mouvement. Par exemple, la diète et la purgation sont les causes intermédiaires de la santé, comme le sont aussi les remèdes ou les instruments du chirurgien. En effet, tout cela concourt à la fin qu'on se propose ; et, la seule différence entre toutes ces choses, c'est que les unes sont des actes, et les autres, de simples moyens. § 6. Voilà donc à peu près toutes les acceptions du mot de cause. § 7. Par suite de ces diversités de sens, il peut se faire qu'une même chose ait plusieurs causes, sans que ce soit même indirectement et par accident. Ainsi, pour la statue, c'est à la fois l'art du statuaire et l'airain qui en sont causes, non pas sous un autre rapport, mais en tant que statue. Seulement ce n'est pas de la même façon ; car l'une de ces causes est prise comme matière, et l'autre comme le principe d'où part le mouvement. § 8. Il y a en outre des choses qui sont réciproquement causes les unes des autres ; ainsi, l'exercice est cause de la santé, et la santé à son tour cause l'exercice ; mais ce n'est pas de la même façon ; car ici la cause est considérée comme fin, et là comme principe de mouvement. § 9. C'est précisément ainsi qu'une seule et même chose est cause des contraires ; car le même objet qui, étant présent, est cause de tel effet, est aussi quelquefois considéré par nous, quand il est absent, comme cause de l'effet contraire. Ainsi, l'absence du pilote est considérée comme cause de la perte du navire, parce que la présence de ce même pilote est considérée comme la cause du salut. § 10. Toutes les causes dont nous venons de parler peuvent donc être ramenées à quatre classes qui sont les plus évidentes de toutes. Ainsi les lettres sont causes des syllabes ; la matière est cause de ce que l'art fabrique ; le feu et les éléments analogues sont causes du corps ; les parties sont causes du tout ; les propositions sont causes de la conclusion ; et ce sont là des causes en tant que c'est ce dont vient la chose. De toutes ces causes, les unes sont prises comme le sujet de la chose, et telles sont les parties relativement au tout ; les autres sont prises comme l'essence, et tels sont le total, la combinaison et la forme. Mais le germe, le médecin, le conseiller, et d'une façon générale l'agent, sont autant de causes d'où vient le principe du changement, soit mouvement, soit repos ; et la dernière classe de causes est celle où la cause est prise comme la fin et le bien de tout le reste ; car le pourquoi a droit d'être regardé comme ce qu'il y a de meilleur, dans les choses, et comme la fin de tout ce qui s'y rapporte. Ce ne fait rien d'ailleurs que ce soit réellement le bien ou simplement ce qui paraît le bien. Telle est donc la nature des causes, et tel en est spécifiquement le nombre. § 11. Les modes des causes peuvent sembler très multipliés ; mais on peut aussi les réduire en les résumant. En effet, le mot de cause peut avoir plusieurs acceptions diverses ; et ainsi, même dans des causes d'espèces pareilles, l'une peut être antérieure ou postérieure à l'autre. C'est en ce sens que le médecin et l'homme de l'art sont causes de la santé ; c'est le double et le nombre qui sont causes de l'octave en fait d'harmonie, et d'une manière générale, les contenants par rapport à tous les objets particuliers qu'ils embrassent. § 12. Parfois les causes et leurs différents genres peuvent être considérés aussi comme agissant indirectement et par accident. Ainsi c'est autrement que Polyclète est cause de la statue, et autrement que le statuaire en est cause ; car Polyclète ne peut être dit la cause de la statue qu'en tant que c'est un accident du statuaire d'être Polyclète. On appelle aussi causes en ce sens, les genres qui renferment et impliquent l'accident. Par exemple, on pourrait dire que c'est l'homme qui est cause de la statue, ou même d'une manière encore plus générale que c'est l'être vivant. § 13. Il y a en effet des accidents qui sont plus éloignés ou plus rapprochés les uns que les autres, comme si l'un allait, par exemple, jusqu'à dire que c'est l'homme blanc, ou bien l'homme disciple des Muses, qui est la cause de la statue. § 14. Après toutes ces acceptions de l'idée de cause, soit propres, soit accidentelles et indirectes, il faut encore distinguer les causes qui peuvent agir et celles qui agissent en effet. Ainsi, la cause de la construction de la maison, c'est ou le maçon qui pourrait la construire, ou le maçon qui la construit réellement. § 15. Ces distinctions de causes que nous venons d'énumérer devront s'appliquer également aux effets dont elles sont les causes ; et, par exemple, on peut distinguer et cette statue qu'on a sous les yeux, ou la statue en général, ou même plus généralement encore l'image ; ou bien encore cet airain qu'on a là, sous la main, ou l'airain en général, ou plus généralement encore la matière. Même remarque en ce qui concerne les accidents de ces effets. § 16. Enfin on peut même encore réunir ces diverses espèces de causes ; et au lieu de considérer à part Polyclète, puis le statuaire, on peut dire le statuaire Polyctète. § 17. Quoiqu'il en soit, toutes ces nuances sont au nombre de six ; et elles sont chacune, susceptibles de deux sens divers : soit au point de vue de la cause même, soit au point de vue de son genre ; soit comme accident, soit comme genre de l'accident ; soit combinées, soit absolues et isolées, dans les mots qui les expriment; enfin, toutes peuvent être distinguées, soit comme étant en acte réellement, soit comme étant en simple puissance. § 18. La seule différence, c'est que les causes en acte et les causes particulières sont, ou ne sont pas, en même temps que les choses dont elles sont causes. Par exemple, ce médecin particulier qui guérit existe en même temps que le malade particulier qu'il soigne ; ce constructeur particulier existe en même temps que cette maison particulière qu'il construit. Quant aux causes en puissance, elles ne sont pas toujours contemporaines à leurs effets; et, par exemple, la maison et le maçon ne périssent pas en même temps. § 19. Il faut toujours, en recherchant la cause d'une chose quelconque, remonter aussi haut que possible, comme dans toute autre recherche. Par exemple, l'homme construit la maison, parce qu'il est constructeur. Il est constructeur en se conformant à l'art de la construction. Cet art se trouve donc être la première cause, la cause antérieure ; et ainsi de tout le reste. § 20. Il faut remarquer en outre que les genres sont causes des genres, et que les individus sont causes des choses individuelles. Ainsi, le statuaire est génériquement la cause de la statue ; mais c'est tel individu statuaire qui est cause de telle statue spéciale. Les causes en puissance sont causes des choses en puissance ; et les causes en acte, causes des choses en acte. § 21. Telles sont les considérations que nous avions à présenter sur le nombre des causes et sur leurs nuances. [2,4] CHAPITRE IV. § 1. Parfois aussi on met le hasard et la spontanéité au rang des causes ; et l'on dit de bien des choses qu'elles sont produites, ou qu'elles existent, d'une manière spontanée et par hasard. Examinons donc de quelle façon il est possible de placer parmi les causes énumérées par nous le hasard et le spontané ; examinons de plus si fortune et spontanéité sont la même chose ou des choses différentes, en un mot, ce que c'est que spontanéité et hasard. § 2. Il y a des philosophes qui révoquent en doute l'existence du hasard, et qui soutiennent que rien ne se produit jamais par hasard, attendu que toutes les choses qu'on prend pour l'effet du hasard et qu'on croit spontanées, ont toujours une cause déterminée. Ainsi, disent-ils, quelqu'un va par hasard au marché, et il y rencontre une personne qu'il voulait joindre, mais qu'il ne pensait pas trouver là ; or, la cause de ce prétendu hasard, c'est la volonté qu'on avait d'aller au marché acheter quelque emplette. De même pour tous les autres cas qu'on attribue au hasard ; et en y regardant de près, on y découvre toujours une cause qui n'est pas du tout le hasard qu'on suppose. § 3. On ajoute que si en effet le hasard était quelque chose de si réel, il serait vraiment par trop étrange, et tout à fait incroyable, qu'aucun des anciens sages, en étudiant les causes de la production et de la destruction des choses, n'en eût pas dit un seul mot ; et l'on en conclut que ces sages étaient persuadés aussi que rien ne vient du hasard. § 4. Cependant ce silence même est fait pour étonner ; car il y a une foule de choses qui se produisent et qui sont par l'effet du hasard et spontanément; et bien qu'on n'ignore pas qu'on peut les rapporter chacune à quelqu'une des causes ordinaires, comme le veut cette maxime de la sagesse antique qui nie le hasard, cependant tout le monde n'en dit pas moins que certaines choses viennent du hasard et que d'autres n'en viennent pas. § 5. Il fallait donc que d'une façon ou d'une autre les sages dont nous venons de parler, fissent mention de ces doutes ; et parmi eux pourtant, personne n'a cru que le hasard fût un de ces principes : par exemple, ou l'Amour, ou la Haine, ou le feu, ou l'Intelligence, ou quelqu'autre principe analogue. Il est donc bien étrange que les sages n'aient pas admis le hasard ; ou s'ils le reconnaissaient, qu'ils l'aient si complètement passé sous silence. § 6. Plus d'une fois cependant ils en ont fait usage; et c'est ainsi qu'Empédocle prétend que l'air ne se secrète pas toujours dans la partie la plus haute du ciel, mais qu'il se secrète au hasard selon que cela se trouve. Dans sa cosmogonie, il dit en propres termes : « L'air alors court ainsi, mais parfois autrement. » Il dit encore que les parties des animaux sont presque toutes le produit d'un simple hasard. § 7. Il y en a d'autres qui rapportent le ciel tel que nous le voyons, et tous les phénomènes cosmiques à une cause toute spontanée. Selon eux, c'est le hasard qui a produit la rotation, ainsi que le mouvement qui a divisé les éléments et combiné l'univers entier, selon l'ordre où il est aujourd'hui. § 8. Mais c'est ici qu'il y a vraiment de quoi s'étonner; car on soutient que les animaux et les plantes ne doivent point leur existence et leur reproduction au hasard, et que la cause qui les engendre est ou la nature ou l'Intelligence, ou tel autre principe non moins relevé, attendu que la première chose venue ne nuit pas fortuitement d'un germe quelconque, mais que de tel germe c'est un olivier qui sort, tandis que de tel autre c'est un homme ; et en même temps on ose prétendre que le ciel et les choses les plus divines, parmi les phénomènes visibles, sont le produit spontané du hasard, et que leur cause n'est pas du tout analogue à celle qui produit les animaux et les plantes. § 9. Mais même en admettant qu'il en soit ainsi, un tel sujet pris à un tel point de vue mérite assurément qu'on s'y arrête, et il est bon d'en parler quelque peu ; car outre que cette opinion est absurde à bien d'autres égards, ce qu'il y a de plus absurde encore, c'est de la soutenir quand d'ailleurs on voit soi-même que rien dans le ciel ne se produit fortuitement, et que dans des phénomènes d'où l'on prétend exclure le hasard, il y a cependant beaucoup de choses qui sont produites par lui. Or, on devrait à ce qu'il semble, se former une opinion précisément contraire. § 10. Enfin il y a des philosophes qui, tout en faisant du hasard une cause, le regardent comme impénétrable à l'intelligence de l'homme, en tant que c'est quelque chose de divin et de réservé aux esprits et aux démons. § 11. Ainsi donc, il nous faut étudier ce que c'est que le hasard et le spontané ; il nous faut voir si c'est une seule et même chose ou des choses distinctes, et enfin comment ils rentrent dans les causes que nous avons reconnues et déterminées. [2,5] CHAPITRE V. § 1. Un premier point évident, c'est que, parmi les choses, les unes étant éternellement d'une manière uniforme et les autres étant d'une certaine façon dans la pluralité des cas, le hasard ni rien de ce qui vient du hasard, ne peut du tout être la cause ni des uns ni des autres, c'est-à-dire, ni de ce qui est nécessairement et toujours, ni de ce qui est dans la pluralité des cas. Mais comme il y a encore des choses qui ont lieu en dehors de celles-là, et que tout le monde reconnaît dans ces autres choses l'effet du hasard ; il est incontestable que le hasard et la spontanéité sont quelque chose: car nous disons à la fois et que les choses de ce genre viennent du hasard, et que les choses qui viennent du hasard sont du genre de celles-là. § 2. Parmi toutes les choses qui ont lieu, les unes sont produites en vue d'une certaine fin ; les autres ne sont pas produites ainsi. Dans les premières, il y a tantôt préférence et intention ; tantôt il n'y en a pas. Mais ces deux cas n'en rentrent pas moins dans les choses produites en vite d'une fin. Par conséquent, il se peut évidemment que, même parmi les choses qui sont contre le cours nécessaire ou ordinaire des choses, il y en ait qui ont un certain but. Les choses ont un but toutes les fois qu'elles sont faites, ou par l'intelligence de l'homme, on par la nature ; et si ces choses arrivent indirectement et accidentellement, nous les rapportons au hasard. § 3. De même, en effet, que l'être est ou en soi, ou par accident, de même, la cause peut être ou en soi, ou simplement accidentelle. Ainsi, la cause en soi de la maison, c'est ce qui est capable de bâtir les maisons ; indirectement et accidentellement, c'est le blanc ou le musicien. § 4. La cause en soi est toujours déterminée et précise ; mais la cause par accident est indéterminée ; car un seul être peut avoir un nombre infini d'accidents. § 5. Je le répète donc : lorsque dans les choses qui ont lieu en vue d'une certaine fin, il s'en produit une accidentellement, on dit alors qu'elle est fortuite et qu'elle est spontanée. Plus tard, nous expliquerons la différence que nous mettons entre ces deux termes ; mais ici nous nous bornons à dire qu'évidemment tous deux expriment des choses qui ont un but et un pourquoi. § 6. Par exemple, quelqu'un serait bien allé au marché pour y ravoir son argent, s'il avait su qu'il pût en rapporter le prix de sa créance ; mais il n'y est pas allé dans cette intention ; et c'est accidentellement qu'il y est allé et qu'il a fait ce qu'il fallait pour rapporter son argent. Rencontrer son débiteur et se rendre dans ce lieu, n'était pour le créancier, ni un acte ordinaire, ni une nécessité. § 7. Ici la fin, c'est-à-dire le recouvrement de l'argent, n'est point une des causes qui sont dans la chose même ; c'est un acte de préférence réfléchie et d'intelligence ; et dans ce cas, on dit que l'individu est allé au marché par hasard. Mais s'il y est allé de propos délibéré et pour cet objet spécial, soit qu'il y allât toujours ou le plus ordinairement pour recouvrer sa dette, on ne peut plus dire que c'est par hasard qu'il est allé au marché. § 8. Donc évidemment, le hasard est une cause accidentelle dans celles de ces choses qui visant à une fin, dépendent de notre libre choix. § 9. C'est là ce qui fait aussi que le hasard et l'intelligence se rapportent à un même objet ; car il n'y a pas de choix et d'intention réfléchie sans intervention de l'intelligence. § 10. Ainsi, les causes qui produisent les effets du hasard sont nécessairement indéterminées ; et cela donne à croire que le hasard est dans le domaine de l'indéterminé, et qu'il reste profondément obscur pour l'homme. § 11. Aussi en un certain sens, il semble que rien ne peut venir du hasard, et toutes ces opinions peuvent se soutenir, parce qu'elles sont très rationnelles. A un point de vue, la chose vient du hasard ; car elle se produit indirectement et accidentellement ; et dès lors la fortune peut être considérée comme cause en tant que le fait est accidentel. Mais à parler absolument, le hasard n'est jamais cause de quoique ce soit. § 12. Par exemple, en soi la cause de la maison est le maçon qui la construit ; indirectement et accidentellement, c'est le joueur de flûte ; et il peut y avoir un nombre infini de causes qui font qu'un homme qui va sur la place publique en rapporte son argent, sans y être du tout allé dans cette intention, y allant simplement pour y voir une personne, ou parce qu'il poursuit quelqu'un en justice, ou parce qu'il y est poursuivi. § 13. On peut dire aussi avec toute vérité que le hasard est quelque chose de déraisonnable ; car la raison éclate dans les choses qui restent éternellement les mêmes, et dans celles qui sont le plus souvent d'une certaine façon. Le hasard, au contraire, ne se rencontre que dans les choses qui ne sont ni éternelles, ni ordinaires ; et comme les causes de ce dernier ordre sont toujours indéterminées, le hasard est indéterminé comme elles. § 14. Néanmoins on peut, dans quelques cas, se demander si ce sont bien les premières choses venues qui peuvent être les causes du hasard ; par exemple, on peut se demander si la cause de la guérison d'un malade est le bon air que le malade a pris, ou la chaleur qu'il a ressentie, et non pas la coupe de ses cheveux ; car même, parmi les causes accidentelles, il y en a qui sont plus rapprochées les unes que les autres. § 15. On dit que le hasard est heureux, quand il survient quelqu'heureux événement ; on dit que le hasard est malheureux, quand il survient quelque malheur. § 16. Si ces mêmes événements prennent quelque grandeur, on dit que c'est de la prospérité ou de l'infortune ; et même lorsqu'il s'en faut de très peu que le mal ou le bien ne deviennent considérables, on dit encore que c'est de l'infortune ou de la prospérité, parce que la pensée voit le mal et le bien comme s'ils étaient déjà réalisés ; et quand il s'en manque de si peu, on peut croire qu'il ne s'en manque de rien. § 17. On a d'ailleurs bien raison de dire que la prospérité est inconstante ; car la fortune elle-même est pleine d'inconstance, puisque rien de ce qui vient du hasard ne peut être ni toujours, ni même le plus fréquemment. [2,6] CHAPITRE VI. § 1. Ainsi que je l'ai dit plus haut, le hasard et le spontané, c'est-à-dire ce qui se produit de soi-même, sont tous deux des causes indirectes et accidentelles, dans les choses qui ne peuvent être ni absolument toujours, ni dans la majorité des cas, et parmi ces choses, dans celles qu'on peut regarder comme se produisant en vue d'une certaine fin. § 2. La différence entre le hasard et le spontané, c'est que le spontané, ou ce qui arrive de soi-même, est plus compréhensif que le hasard, attendu que tout hasard est du spontané, tandis que tout spontané n'est pas du hasard. § 3. En effet, le hasard et tout ce qui est de hasard n'est jamais rapporté qu'aux êtres qui peuvent avoir aussi un hasard heureux, du bonheur, et d'une manière générale, une activité. C'est là ce qui fait encore que nécessairement le hasard ou la fortune ne peut concerner que les choses où l'activité est possible ; et ce qui le prouve, c'est que la prospérité se confond avec le bonheur, ou du moins s'en rapproche beaucoup ; et que le bonheur est en effet une activité d'un certain genre, puisque c'est une activité qui réussit et fait bien. J'en conclus que les êtres auxquels il n'est pas permis d'agir, ne peuvent rien faire non plus qui soit attribuable au hasard. § 4. C'est pour cela que ni l'être inanimé, ni la brute, ni même l'enfant, ne font rien qu'on puisse qualifier de hasard, parce qu'ils n'ont pas de préférence libre et réfléchie dans leurs actes. Quand donc on parle pour ces êtres de bonheur et de malheur, ce n'est que par une simple assimilation, tout comme Protarque prétendait que les pierres qui entrent dans la construction des autels, sont heureuses parce qu'on les adore, tandis que d'autres pierres de la même nature qu'elles sont foulées aux pieds. § 5. Mais il se peut que les êtres que nous venons de nommer souffrent par hasard de certaine façon, quand on fait quelqu'acte qui les concerne et qu'on le fait par hasard ; mais autrement ce n'est pas possible. § 6. Quant au spontané, qui se produit de lui seul, on le trouve à la fois dans des animaux autres que l'homme, et même dans la plupart des êtres inanimés. Par exemple, un cheval s'est mis de lui-même en marche spontanément, ce mouvement lui a bien sauvé la vie ; mais il ne l'avait pas fait en vue de son salut. Autre exemple ; le trépied est tombé fortuitement et de lui-même ; dans sa chute, il s'est placé de manière qu'on pût s'asseoir dessus ; mais le trépied n'est pas tombé pour offrir un siège à quelqu'un. § 7. Il est donc évident que, dans les choses qui arrivent en général en vue de quelque fin, quand une chose dont la cause est extérieure arrive sans que ce soit pour l'effet même qui se produit, on dit que cette chose se produit spontanément et d'elle-même. On dirait au contraire que c'est du hasard, si c'était de ces choses qui se produisent fortuitement dans les actes libres des êtres qui sont donnés de libre arbitre. § 8. La preuve, c'est qu'on dit qu'une chose est faite en vain, quand le résultat en vue duquel ou agissait ne se produit pas, mais que se produit seulement la chose faite en vue de ce résultat. Par exemple, on se promène pour se relâcher le ventre ; mais si le relâchement du ventre ne suit pas la promenade, on dit que l'on s'est promené en vain et que la promenade a été vaine. C'est ainsi que l'on dit qu'une chose a été faite en vain, quand, faite naturellement pour une autre, elle n'accomplit pas l'objet qu'elle avait pour fin, et pour lequel la nature l'avait faite. Ce serait un non sens ridicule de dire qu'on s'est baigné en vain, parce qu'il n'a point eu d'éclipse de soleil ; puisqu'en effet le bain n'a pas été pris en vue de l'éclipse de soleil qui a manqué. Ainsi, comme l'indique l'étymologie même du mot en grec, on dit d'une chose qu'elle est spontanée, et est arrivée de soi-même, quand cette chose même a été vaine ; et, par exemple, la pierre est tombée sans que ce fût pour donner un coup à quelqu'un ; elle est donc, en ce cas, tombée spontanément et fortuitement, puisqu'elle pourrait aussi tomber par la volonté formelle de quelqu'un qui aurait l'intention de porter un coup à une autre personne. § 9. C'est surtout dans les choses qui se produisent par le fait seul de la nature, qu'on peut distinguer et séparer le hasard du spontané. Quand un phénomène a lieu contre les lois naturelles, nous disons qu'il est spontané bien plutôt que nous ne disons que c'est un hasard ; car il y a cette différence que la cause est intérieure pour l'un, et toute externe pour l'autre. § 10. On doit voir par ce qui vient d'être dit ce qu'on entend par le hasard et le spontané ; on doit voir, en outre, les différences de l'un et de l'autre. § 11. Quant à leur mode d'action comme causes, tous deux doivent être également classés parmi les causes d'où vient le principe du mouvement ; car ils sont causes de choses qui sont dans la nature ou qui viennent de l'Intelligence ; mais le nombre des phénomènes est indéterminé. § 12. D'autre part, comme le hasard et le spontané sont causes de choses que l'Intelligence ou la nature pourrait produire, à savoir toutes les fois que l'Intelligence et la nature produisent quelque chose accidentellement ; et comme ce qui est accidentel ne peut être antérieur aux choses en soi, il est clair que jamais non plus la cause accidentelle n'est antérieure à la cause essentielle. Donc, le hasard et le spontané ne viennent qu'après l'Intelligence et la nature, du telle sorte que si le spontané était à toute force la cause du ciel, il n'en faudrait pas moins nécessairement que l'Intelligence et la nature fussent les causes antérieures de bien d'autres choses, et les causes de tout cet univers. [2,7] CHAPITRE VII. § 1. Il est donc manifeste qu'il y a des causes, et que le nombre de ces causes est bien tel que nous l'avons établi, puisque la recherche de la cause embrasse précisément ce nombre de questions. Ainsi, la cause d'une chose se ramène : soit à l'essence même de l'objet, terme dernier dans les choses où il n'y a pas de mouvement, et par exemple, dans les mathématiques, où la recherche extrême vient aboutir à la définition de la ligne droite, ou à celle de la proportion ou de telle autre idée ; soit au moteur primordial ; et, par exemple, d'où vient que tel peuple a fait la guerre ? C'est qu'on l'avait pillé ; soit au but qu'on se propose ; et, par exemple encore, pourquoi tel peuple a-t-il fait la guerre ? C'est afin d'obtenir la domination ; soit enfin à la matière, dans les objets qui naissent et sont produits. Ainsi, la nature et le nombre des causes sont bien ce que nous venons de dire. § 2. Du moment qu'il y a quatre causes, le physicien doit les connaître toutes les quatre ; et c'est en rapportant le pourquoi des phénomènes à ces quatre causes qu'il rendra compte en vrai physicien, et d'après les lois naturelles, de la matière, de la forme, du mouvement et du but final des choses. § 3. Souvent trois de ces causes se réduisent à une seule. Ainsi l'essence et la fin se réunissent ; et de plus, la cause d'où vient le mouvement initial se confond spécifiquement avec ces deux-là ; comme, par exemple, l'homme engendre l'homme ; ce qui a lieu généralement dans toutes les choses qui, après avoir reçu le mouvement, le transmettent à leur tour. Quant à celles qui ne transmettent point le mouvement pour l'avoir reçu, elles ne sont plus du domaine de la Physique ; car ce n'est pas parce qu'elles ont en elles-mêmes un mouvement qui leur soit propre ou un principe de mouvement, qu'elles peuvent le communiquer : mais elles le donnent tout en étant immobiles elles-mêmes. § 4. Il y a donc ici trois études distinctes : l'une sur ce qui est immobile ; l'autre sur ce qui est mobile, mais impérissable; et la dernière sur toutes les choses qui périssent. § 5. Par conséquent, la cause des choses se trouve, soit en étudiant leur matière, soit en étudiant leur essence qui les fait ce qu'elles sont, soit enfin en étudiant le moteur initial. C'est par cette méthode, en effet, quand il s'agit de la génération des choses qu'on en recherche surtout les causes en se demandant quel phénomène se produit après tel autre, quel a été le premier agent, quel effet a éprouvé l'être que l'on considère, et en se posant toujours des questions analogues à celles-là. § 6. Il y a deux principes qui, dans la nature, peuvent mouvoir les choses ; l'un n'est pas du domaine de la Physique, attendu qu'il n'a pas en lui-même l'origine du mouvement ; et tel est l'être, s'il en est un, qui peut mouvoir sans être mu, comme le ferait l'être absolument immobile, et antérieur à tous les êtres ; l'autre principe, c'est l'essence et la forme, parce que la forme est la fin en vue de laquelle est fait tout le reste. § 7. Et, par suite, comme la nature agit en vue d'une certaine fin, il faut aussi que le physicien l'étudie et la connaisse sous ce rapport. § 8. En résumé, le physicien doit expliquer de toutes les façons la cause des choses, et démontrer, par exemple, que telle chose vient nécessairement de telle autre, qu'elle en vienne d'ailleurs soit d'une manière absolue et constante, soit dans la pluralité des cas ; il faut qu'il puisse prévoir que telle chose aura lieu, comme des prémisses on augure et on tire la conclusion ; enfin il doit dire ce qu'est l'essence de la chose qui la fait ce qu'elle est, et expliquer pourquoi elle est mieux de telle façon que de telle autre, non pas absolument, mais eu égard à la substance de chacune des choses. [2,8] CHAPITRE VIII. § 1. D'abord, il faut bien expliquer comment la nature est une des causes qui agissent en vue d'une certaine fin ; puis ensuite, nous montrerons comment la nécessité entre pour une part dans les choses de la nature. C'est en effet à la nécessité que tous les philosophes ramènent la cause des phénomènes, quand, après avoir exposé ce que sont dans la nature le chaud, le froid ou tel autre fait de cet ordre, ils ajoutent que ces choses sont et se produisent de toute nécessité ; et même, quand ils ont l'air d'admettre une cause différente de celle-là, ils ne font que toucher cette autre cause et ils l'oublient aussitôt ; celui-ci, l'Amour et la Discorde ; et celui-là, l'Intelligence. § 2. Mais ici l'on élève un doute. Qui empêche, dit-on, que la nature agisse sans avoir de but et sans chercher le mieux des choses ? Jupiter, par exemple, ne fait pas pleuvoir pour développer et nourrir le grain ; mais il pleut par une loi nécessaire ; car, en s'élevant, la vapeur doit se refroidir ; et la vapeur refroidie, devenant de l'eau, doit nécessairement retomber. Que si ce phénomène ayant lieu, le froment en profite pour germer et croître, c'est un simple accident. Et de même encore, si le grain que quelqu'un a mis en grange vient à s'y perdre par suite de la pluie, il ne pleut pas apparemment pour que le grain pourrisse ; et c'est un simple accident, s'il se perd. Qui empêche de dire également que dans la nature les organes corporels eux-mêmes sont soumis à la même loi, et que les dents, par exemple, poussent nécessairement, celles de devant, incisives et capables de déchirer les aliments, et les molaires, larges et propres à les broyer, bien que ce ne soit pas en vue de cette fonction qu'elles aient été faites, et que ce soit une simple coïncidence ? Qui empêche de faire la même remarque pour tous les organes où il semble qu'il y ait une fin et une destination spéciales ? § 3. Ainsi donc, toutes les fois que les choses se produisent accidentellement comme elles se seraient produites en ayant un but, elles subsistent et se conservent, parce qu'elles ont pris spontanément la condition convenable ; mais celles où il en est autrement périssent ou ont péri, comme Empédocle le dit « de ses créatures bovines à proue humaine. » § 4. Telle est l'objection qu'on élève et à laquelle reviennent toutes les autres. § 5. Mais il est bien impossible que les choses se passent comme on le prétend. Ces organes des animaux dont on vient de parler, et toutes les choses que la nature présente à nos regards, sont ce qu'elles sont, ou dans tous les cas ou dans la majorité des cas ; mais il n'en est pas du tout ainsi pour rien de ce que produit le hasard, ou de ce qui se produit spontanément, d'une manière fortuite. On ne trouve point en effet que ce soit un hasard ni une chose accidentelle qu'il pleuve fréquemment en hiver; mais c'est un hasard, au contraire, s'il pleut quand le soleil est dans la constellation du chien. Ce n'est pas davantage un hasard qu'il y ait de grandes chaleurs durant la canicule ; mais c'en est un qu'il y en ait en hiver. Si donc il faut que les phénomènes aient lieu soit par accident soit en vue d'une fin, et s'il n'est pas possible de dire que ces phénomènes sont accidentels ni fortuits, il est clair qu'ils ont lieu en vue d'une fin précise. Or, tous les faits de cet ordre sont dans la nature apparemment, comme en conviendraient ceux-là, même qui soutiennent ce système. Donc il y a un pourquoi, une fin à toutes les choses qui existent ou se produisent dans la nature. § 6. J'ajoute que partout où il y a une fin, c'est pour cette fin qu'est fait tout ce qui la précède, l'antérieur, et tout ce qui le suit. Ainsi donc, telle est une chose quand elle est faite, telle est sa nature ; et telle elle est par sa nature, telle elle est quand elle est faite, toutes les fois que rien ne s'y oppose. Or, elle est faite en vue d'une certaine fin ; donc elle a cette fin par sa nature propre. En supposant qu'une maison fût une chose que fit la nature, la maison serait par le fait de la nature ce qu'elle est aujourd'hui par le fait de l'art ; et si les choses naturelles pouvaient venir de l'art aussi bien qu'elles viennent de la nature, l'art les ferait précisément ce que la nature les fait ; donc l'un est fait pour l'autre. En général, on peut dire que tantôt l'art fait des choses que la nature ne saurait faire, et tantôt qu'il imite la nature. Or, si les choses de l'art ont un pourquoi et une fin, il est de toute évidence que les choses de la nature doivent en avoir une également. D'ailleurs, dans les produits de l'art et dans les produits de la nature, les faits postérieurs sont avec les faits antérieurs dans une relation toute pareille. § 7. Ceci est surtout manifeste dans les animaux autres que l'homme, qui ne font ce qu'ils font ni suivant les règles de l'art, ni après étude, ni par réflexion ; et de là vient que l'on s'est parfois demandé si les araignées, les fourmis et tous les êtres de ce genre n'exécutent pas leurs travaux à l'aide de l'intelligence ou d'une autre faculté non moins haute. En faisant quelques pas de plus sur cette route, on voit que dans les plantes elles-mêmes se produisent les conditions qui concourent à leur fin ; et que, par exemple, les feuilles sont faites pour garantir le fruit. Si donc c'est par une loi de la nature, si c'est en vue d'une fin précise que l'hirondelle fait son nid, et l'araignée sa toile, que les plantes portent leurs feuilles, et qu'elles poussent leurs racines en bas et non en haut pour se nourrir, il est clair qu'il y a une cause du même ordre pour toutes les choses qui existent, ou qui se produisent, dans la nature entière. § 8. Mais la nature peut se comprendre en un double sens : d'une part, comme matière ; et d'autre part, comme forme. Or, la forme étant une fin, et tout le reste s'ordonnant en vue de la fin et du but, on peut dire que fa forme est le pourquoi des choses et leur cause finale. § 9. Mais il y a chance d'erreur même dans les productions de l'art ; et, par exemple, le grammairien peut faire une faute d'orthographe, ou le médecin peut donner une potion contraire. De même évidemment l'erreur peut se glisser aussi dans les êtres que produit la nature. Si dans le domaine de l'art, les choses qui réussissent sont faites en vue d'une certaine fin, et si dans les choses qui échouent, l'art a seulement fait effort pour atteindre le but qu'il se proposait sans y parvenir, il en est de même dans les choses naturelles ; et les monstres ne sont que des déviations de ce but vainement cherché. Ainsi donc, dans ces organisations primitives, les créatures bovines que nous rappelions tout à l'heure, si elles ne pouvaient arriver à un certain but et à une fin régulière, se produisaient par suite d'un principe corrompu, comme aujourd'hui les monstres se produisent par la perversion de la semence et du germe. § 10. Encore faut-il nécessairement que le germe ait été le premier ; et les animaux n'ont pas pu naître tout d'un coup ; et c'est « la matière indigeste et universelle » dont on nous parle, qui a été le germe primitif. § 11. Dans les plantes elles-mêmes, il y a bien aussi un pourquoi ; seulement, il est moins distinct ; et puisque dans les animaux il y avait «des créatures bovines à proue humaine, » pourquoi n'y aurait-il point eu dans les plantes « des espèces de vignes à proue d'olivier ? » Dit-on que c'est absurde ? Je ne le nie pas ; mais il fallait admettre des plantes de ce genre, puisqu'il y avait alors dans les animaux les anomalies qu'on prétend. § 12. Enfin, il fallait aussi que la même confusion se retrouvât dans les germes. § 13. Soutenir un pareil système, c'est nier toutes les choses naturelles ; c'est nier absolument la nature ; car on entend par choses naturelles toutes celles qui, mues continûment par un principe qui leur est intime, arrivent à une certaine fin. De chacun de ces principes, ne sort pas pour chaque espèce de chose un résultat identique, de même qu'il n'en sort pas un résultat arbitraire ; mais toujours le principe tend au même résultat, à moins d'obstacle qui l'arrête. § 14. Mais, dit-on, le pourquoi des choses et le moyen employé en vue de ce pourquoi, peuvent venir aussi du hasard. Un hôte, pour citer cet exemple, est venu par hasard chez vous ; et il y a pris un bain, absolument comme s'il était venu tout exprès pour se baigner ainsi. Cependant ce n'est pas dans cette intention qu'il est venu, et ce n'a été qu'un hasard et un pur accident ; car le hasard, ainsi que nous l'avons dit plus haut, doit être rangé parmi les causes accidentelles. Mais quand c'est toujours ou du moins le plus ordinairement qu'une chose arrive, ce n'est plus ni par accident ni par hasard ; or, dans la nature, les choses se produisent éternellement de la même façon, si rien ne s'y oppose. § 15. D'ailleurs il serait absurde de croire que les choses se produisent sans but, parce qu'on ne verrait pas le moteur délibérer son action. L'art non plus ne délibère point ; et si l'art des constructions navales était dans l'intérieur du bois, l'art agirait tout comme la nature. Par conséquent, si l'art se propose un but, la nature s'en propose un aussi ; et c'est ce qu'on peut voir manifestement, lorsque quelqu'un se sert à soi-même de médecin, image assez exacte des opérations de la nature. § 16. Donc, en résumé, la nature est une cause évidemment, et une cause agissant en vue d'une fin. [2,9] CHAPITRE IX. § 1. Le nécessaire a-t-il dans les choses une existence simplement conditionnelle et consécutive à l'hypothèse que nous venons d'admettre ? Ou bien a-t-il une existence absolue ? § 2. De nos jours, on comprend la nécessité dans la génération des choses comme quelqu'un qui prétendrait que la muraille a été nécessairement construite, parce que les corps graves étant naturellement portés en bas, et les corps légers à la surface, les pierres du muret les fondements qu'elles forment ont dû être mis en bas, tandis que la terre qui est plus légère a été mise en haut, et que les bois qui sont les parties les plus légères de toutes sont à l'extérieur. § 3. Il est certain qu'il est impossible que le mur existe sans ces matériaux ; mais ce n'est pas pour eux qu'il est fait, si ce n'est en tant qu'ils en sont la matière ; et, le mur n'a été vraiment fait qu'en vue de garantir et de conserver les choses renfermées dans la maison. Cette remarque s'applique à toutes les autres choses qui, étant faites en vue d'une certaine fin, ne pourraient exister sans des éléments nécessaires d'une certaine nature, mais qui ne sont faites pour ces éléments qu'en tant qu'ils en sont la matière, et qui ont une destination spéciale. Ainsi, pourquoi la scie est-elle faite de telle manière ? C'est pour former tel instrument, et en vue de tel usage. Sans doute l'acte en vue duquel la scie est faite, ne pourrait avoir lieu si elle n'était point en fer ; et par conséquent, il est nécessaire qu'une scie soit en fer pour qu'elle soit une scie, et pour que son œuvre s'accomplisse ; mais il est clair que le nécessaire n'est ici que comme condition de l'hypothèse, et non comme fin absolue. Ainsi, le nécessaire n'est que dans la matière ; et le pourquoi, la fin, est dans la raison qui la comprend et la poursuit. § 4. Du reste, le nécessaire se retrouve dans les sciences mathématiques, à peu près ce qu'il est dans les choses de la nature. Ainsi, l'angle droit étant défini de telle manière, il y a nécessité que le triangle ait ses trois angles égaux à deux droits. Mais ce n'est pas parce que cette dernière propriété existe que la première a lieu. Seulement si les trois angles ne sont pas égaux à deux droits, l'angle droit n'est pas non plus ce qu'on a dit. Or, c'est précisément l'inverse dans les choses qui se produisent en vue d'un certain but. Si la fin doit être ou si elle est, l'antécédent doit être ou est comme elle. Mais si cet antécédent n'existe pas, de même que dans l'exemple qui vient d'être cité, quand la conclusion n'a pas lieu, le principe n'existe pas non plus, de même ici c'est la fin poursuivie et le pourquoi, qui ne pourront plus avoir lieu ; car la fin est le principe, non pas seulement de l'acte, mais aussi du raisonnement, tandis que dans les mathématiques, ce n'est que le principe du raisonnement, puisqu'en elles il n'y a point d'actes à produire. Par conséquent, s'il doit y avoir une maison, il faut de toute nécessité que tels matériaux aient été formés ou qu'ils puissent servir ou qu'ils existent préalablement ; en un mot, il faut qu'il y ait la matière employée en vue d'une certaine fin, et que, dans le cas spécial de la maison, il y ait des pierres de taille et des moellons. Néanmoins, la fin n'a pas ces matériaux en vue, si ce n'est comme matière ; et ce n'est pas pour eux qu'elle sera accomplie. Seulement, sans ces éléments nécessaires, il n'y aura de possible ni maison, ni scie : l'une, s'il n'y a pas de pierres ; l'autre, s'il n'y a pas de fer ; de même que dans les mathématiques, les principes ne peuvent être vrais que si le triangle a trois angles égaux à deux droits. § 5. Ainsi, il est bien évident que le nécessaire dans les choses de la nature, est ce que l'on y regarde comme matière, avec les mouvements que cette matière reçoit. § 6. Ces deux espèces de causes, matière et fin, doivent être expliquées par le physicien ; mais il doit s'attacher davantage à la cause finale ; car la fin est cause de la matière, tandis que la matière n'est pas cause de la fin. Or, la fin est le pourquoi qui fait agir, et le principe qu'on peut tirer de la définition et de la conception des choses. De même que pour tout ce que fait l'art, une maison, par exemple, étant telle chose, il faut nécessairement que telles choses aussi se produisent et existent ; ou bien que la santé étant telle chose, telles conditions se produisent et existent également de toute nécessité ; de même, si l'homme est un être de telle espèce, il faut nécessairement qu'il existe aussi telles conditions, et ces conditions existant, que telles autres conditions existent préalablement. § 7. Peut-être même on peut dire que le nécessaire se retrouve aussi jusque dans la définition ; et, par exemple, si l'on veut définir l'opération de scier, il faut expliquer que c'est telle manière spéciale de diviser les choses; puis, ajouter que cette division ne peut avoir lieu, à moins que la scie n'ait des dents faites de telle manière ; et que ces dents ne seront point ainsi faites, à moins que la scie ne soit en fer ; car il y a aussi dans la définition, certaines parties qui sont en quelque sorte la matière de la définition.