[0] TRAITÉ DE LA LONGÉVITÉ ET DE LA BRIÈVETÉ DE LA VIE. [1] CHAPITRE PREMIER. § 1. (464b) Recherchons maintenant pourquoi certains animaux ont la vie longue, tandis que d'autres ont la vie courte; et étudions d'une manière générale ce qui fait la longueur ou la brièveté de l'existence. § 2. Le début nécessaire de cette recherche, c'est de poser les questions qu'elle soulève. Ainsi, ce n'est pas du tout chose évidente que ce soit une même cause ou une cause différente qui fasse pour tous les animaux et pour les plantes, que les uns vivent longtemps, tandis que les autres vivent peu. En effet, parmi les plantes il y en a qui n'ont qu'une existence annuelle, tandis que d'autres vivent beaucoup plus longtemps. § 3. Il faut savoir, en outre, si dans les corps organisés que forme la nature, on doit confondre vivre longtemps et être en bonne santé selon les lois naturelles, ou bien si ce sont choses distinctes; même question pour la brièveté de la vie et la maladie. N'y a-t-il pas certaines affections morbides, où les corps qui sont malades naturellement peuvent se confondre avec ceux qui n'ont qu'une courte existence, tandis que dans quelques autres rien n'empêche que les corps malades ne soient aussi de ceux qui sont doués d'une existence très longue? § 4. Nous avons parlé antérieurement du sommeil et de la veille ; nous parlerons plus tard de la vie et de la mort, ainsi que de la maladie et de la santé, autant du moins que le comporte la philosophie de la nature. Ici (465a) nos recherches se borneront à savoir, comme nous venons de le dire, pourquoi tels animaux ont une vie longue, et tels autres ont une vie courte. § 5. II y a des genres entiers d'êtres qui sont séparés entre eux par cette différence, les uns relativement aux autres. Et parmi ceux qui sont d'une seule et même espèce, certains individus présentent cette différence, les uns relativement aux autres. J'entends qu'il y a certaines différences de genre à genre, par exemple entre l'homme et le cheval ; et ainsi, le genre des hommes vit plus longtemps que celui des chevaux. Et je dis qu'il y a une différence dans l'espèce, quand elle se manifeste de tel homme par rapport à tel autre homme ; car les hommes, suivant qu'ils habitent tels ou tels lieux, vivent plus ou moins longtemps. Ainsi, les nations qui sont dans les climats chauds ont une vie plus longue ; celles des climats froids vivent moins longtemps. Et même, parmi les hommes qui habitent le même lieu, cette différence existe encore des uns aux autres. [2] CHAPITRE II. § 1. Il faut bien comprendre ce que c'est, dans les corps formés par la nature, que d'être facile à détruire et de n'être pas facile à détruire. Ainsi, l'eau et le feu et tous les corps analogues, précisément parce qu'ils ne possèdent pas les mêmes propriétés, sont causes de génération et de destruction les uns pour les autres; et par suite on conçoit sans peine que chacun des autres corps qui viennent de ceux-là et en sont composés, doivent participer à leur nature. Je n'entends pas, du reste, par composés, les choses qui ne sont composées que comme l'est une maison, par la réunion de plusieurs autres choses. § 2. Mais pour les choses qui ne sont pas naturelles, l'explication est tout autre. Ainsi, il y a pour bien des choses des causes spéciales de destruction : par exemple, pour la science, pour la maladie, pour la santé; car toutes ces choses se détruisent, sans que pour cela les êtres où elles se trouvent soient détruits; et c'est souvent au contraire quand ces êtres continuent à subsister. Par exemple, la destruction de l'ignorance, c'est le souvenir, c'est l'instruction ; la destruction de la science, c'est l'oubli et l'erreur. § 3. Ce n'est donc qu'indirectement que la destruction des choses qui ne sont point de nature, est une conséquence de la destruction des choses naturelles. Ainsi, quand les animaux périssent, la science, la santé, qui ne sont que dans ces animaux, périssent aussi avec eux. § 4. De ces faits, on pourrait étendre le raisonnement jusqu'à l'âme. Si, en effet, l'âme n'existe point naturellement, si l'âme n'est dans le corps que comme la science est dans l'âme elle-même, il faut en conclure qu'il y a encore pour elle une autre destruction que la destruction qu'elle souffre, quand le corps vient à être détruit. Mais comme il ne paraît pas qu'il en soit ainsi pour elle, il faut que son union avec le corps soit autre que celle de la science avec l'âme. [3] CHAPITRE III. § 1. (465b) On pourrait bien avec raison se demander si un corps, d'ailleurs destructible, peut, là où il n'a pas de contraire, par exemple le feu dans les régions supérieures, devenir par cela seul indestructible. § 2. Les choses qui existent dans les contraires, ne sont détruites qu'accidentellement par la destruction de ces contraires ; car les contraires s'excluent mutuellement. Mais jamais les contraires qui sont dans les substances ne sont détruits par accident, attendu que la substance n'est jamais l'attribut d'aucun sujet. Par conséquent, ce qui n'a pas de contraire ne saurait être détruit; et là où il n'y a pas de contraire, il ne saurait y avoir de destruction. En effet, qui est-ce qui pourrait alors détruire, s'il n'y a de destruction possible que par les contraires, et qu'il n'y ait pas de contraires, soit d'une manière absolue, soit dans le lieu particulier dont il s'agit? § 3. Ou bien ne peut-on pas dire que ceci est vrai en un sens, et ne l'est pas dans un autre? car il est impossible que ce qui est matériel n'ait pas aussi un contraire, du moins en quelque façon. Ainsi, le chaud ou le droit peuvent bien être dans toutes les parties de la matière; et pourtant il est impossible que la matière tout entière soit chaude, ou droite, ou blanche; car alors les modifications des choses en seraient séparées. Si donc, du moment que ce qui agit et ce qui souffre l'action se trouvent ensemble, il faut toujours que l'un agisse et que l'autre souffre, il est impossible qu'il n'y ait pas de changements. § 4. De plus encore, s'il faut nécessairement que le feu des régions supérieures laisse un résidu, ce résidu est un contraire, parce que le changement ne vient jamais que du contraire; et le résidu n'est qu'un reste d'une chose antérieure. § 5. Mais si même tout contraire en acte était éliminé, cela seul suffirait-il pour que dans ce cas même le feu soit indestructible? ou bien ne le sera-t-il pas? et doit-il être détruit par le milieu qui l'entoure? § 6. Si cette explication est suffisante, il faut s'en tenir à ce que nous venons de dire; sinon, il faut admettre par hypothèse qu'il existe toujours quelque contraire en acte, et qu'il se forme toujours un résidu. Voilà comment une petite flamme est consumée accidentellement par une plus considérable, parce que la nourriture, c'est-à-dire la fumée, que celle-là n'absorbe qu'à la longue, la forte flamme l'absorbe en quelques moments. Voilà aussi pour quoi toutes les choses sont toujours en mouvement, soit pour naître soit pour se détruire. Le milieu qui les environne peut d'ailleurs seconder ou contrarier ce mouvement; et c'est ainsi que les choses, quand elles sont changées de lieu, sont tantôt plus durables et tantôt le sont moins que ne les fait leur nature propre. Les choses ne sont jamais éternelles, quand elles ont des contraires; car la matière n'est jamais un instant sans contraire ; ainsi, pour le lieu, elle se déplace ; pour la quantité, elle s'accroît ou diminue; pour les modifications, elle s'altère. [4] CHAPITRE IV. § 1. (466a) Les êtres les plus grands ne sont pas ceux qui sont le plus indestructibles. Le cheval, par exemple, vit moins que l'homme. Ce ne sont pas davantage les plus petits : car la plupart des insectes sont annuels. D'un autre côté, les plantes ne sont pas plus indestructibles que les animaux; car il y a des plantes qui sont annuelles aussi. Les animaux qui ont du sang ne le sont pas davantage, puisque l'abeille vit bien plus longtemps que certains d'entre eux. Ce ne sont pas non plus les animaux qui n'ont pas de sang; car les mollusques ne vivent qu'une année et n'ont pas de sang; ni les animaux terrestres, car il y a des plantes et des animaux terrestres qui ne vivent qu'une seule année également; ni les animaux marins, car dans la mer les animaux à coquilles et les mollusques ne vivent que très peu. § 2. D'une manière générale, c'est parmi les végétaux que se trouvent les êtres qui vivent le plus longtemps, comme le palmier. Ensuite, la vie est plus longue chez les animaux qui ont du sang que chez ceux qui n'en ont pas; parmi les animaux terrestres, que parmi les animaux aquatiques. Entre les animaux qui ont du sang et qui vivent sur terre, ceux qui s'accouplent ont une vie plus longue : tels sont l'homme et l'éléphant. On peut affirmer encore que les grands animaux vivent habituellement plus longtemps que les petits; car, outre d'autres avantages, la grandeur des dimensions se retrouve encore dans les animaux qui vivent beaucoup, comme ceux qu'on vient de nommer. [5] CHAPITRE V. § 1. On pourrait trouver la cause de tous ces faits dans l'explication suivante : Il faut supposer que naturellement l'animal est humide et chaud, et que vivre, c'est rester dans ces conditions, tandis que la vieillesse est froide et sèche, comme l'est aussi la mort, qui présente bien en effet cette apparence. Les éléments corporels des êtres étant le chaud, le froid, le sec et l'humide, il y a nécessité, quand on vieillit, qu'on se dessèche. Aussi faut-il que l'humide ne puisse pas aisément se dessécher; et c'est là ce qui fait que les choses grasses ne se gâtent pas : la cause en est qu'elles sont d'air, et l'air agit comme agit le feu relativement à d'autres choses ; or, le feu ne se gâte pas. D'autre part, il ne faut pas non plus que l'humide soit en petite quantité, parce que tout ce qui est en petite quantité se sèche trop facilement. § 2. Voilà donc comment les grands animaux, les grandes plantes ont en général une vie plus longue, ainsi que je viens de le dire; car il est tout simple que les plus grands êtres aient aussi plus d'humidité. Mais ce n'est pas seulement pour ce motif qu'ils vivent plus longtemps; car il y a ici deux causes qui agissent, la quantité et la qualité; par conséquent, il ne faut pas seulement qu'il y ait une certaine quantité d'humidité; il faut aussi que cette humidité soit chaude, afin qu'elle ne puisse pas facilement ni se geler ni se sécher. § 3. Ceci explique comment l'homme vit plus longtemps que certains animaux qui sont d'ailleurs plus grands que lui. Les animaux qui ont une moins grande quantité (466b) d'humidité peuvent vivre cependant davantage, si, du côté de la qualité, ils regagnent proportionnellement plus qu'ils ne perdent en quantité. § 4. Il y a quelques animaux chez qui la graisse se joint à la chaleur, et fait qu'ils ne peuvent que très difficilement se dessécher et se refroidir; d'autres animaux ont un suc différent de la graisse. § 5. Il faut encore, pour qu'un être ne soit pas facilement destructible, qu'il ne produise pas non plus trop de résidu; car tout résidu détruit l'animal, soit par une maladie qu'il cause, soit par sa nature spéciale. La force propre du résidu, c'est d'être contraire et de détruire; et tantôt c'est toute la nature de l'animal qui est détruite, tantôt c'est l'une de ses parties. § 6. Voilà pourquoi les animaux lascifs et qui ont beaucoup de sperme, vieillissent de bonne heure : le sperme est un résidu, et l'émission du sperme dessèche l'animal. C'est là ce qui fait que le mulet vit plus longtemps que le cheval et l'âne dont il sort, et que les femelles vivent plus que les mâles, si les mâles font un usage fréquent du coït. voilà encore comment les mâles, parmi les passereaux, vivent beaucoup moins que les femelles. § 7. Parmi les mâles, ceux qui fatiguent vieillissent beaucoup plus vite; car la fatigue dessèche, et la vieillesse est sèche aussi. § 8. Les mâles, par leur nature particulière, doivent généralement vivre plus longtemps que les femelles; et la cause en est que l'animal mâle est naturellement plus chaud que la femelle. § 9. Les mêmes animaux vivent plus longtemps dans les climats chauds que dans les climats froids, par la même cause que les grands animaux vivent plus que les petits ; et ce sont surtout les animaux froids par leur nature qui prennent alors des dimensions considérables. Ainsi les serpents, les lézards et les animaux à écailles, sent énormes dans les climats chauds; et les coquillages le sont également dans la mer Rouge. § 10. C'est en effet l'humidité chaude qui est la cause du développement et de la vie. Or, l'humidité qui est dans les animaux devient plus aqueuse dans les climats froids; par suite elle gèle plus aisément; et voilà pourquoi les animaux qui ont peu de sang, ou qui n'en ont pas, ne se rencontrent plus du tout dans les régions septentriomales, les terrestres sur terre, ni les aquatiques dans le mer; ou bien, s'ils y vivent encore, ils y sont beaucoup plus petits et meurent bien plus vite. C'est que le froid qui les glace empoche leur développement. § 11. Les animaux et les plantes meurent quand ils ne prennent pas de nourriture; c'est l'être lui-même qui alors se consume. De même, en effet, qu'une grande flamme en absorbe et en détruit une plus petite parce qu'elle consomme la nourriture de ce petit foyer, de même la chaleur naturelle qui est le principe de la digestion consume la matière dans laquelle elle est. § 12. Les animaux aquatiques vivent moins longtemps que les animaux terrestres, non pas seulement parce (467a) qu'ils sont essentiellement humides, mais aussi parce qu'ils sont aqueux; et l'humidité qui est aqueuse se détruit d'autant plus vite qu'elle est froide et se congèle aisément. § 13. Voilà encore pourquoi les animaux qui n'ont pas de sang sont si facilement destructibles, quand la grandeur de leurs dimensions ne vient pas les protéger; c'est qu'ils n'ont ni la graisse ni le principe doux; car dans l'animal, c'est la graisse qui est le principe doux. Et c'est là ce qui fait que les abeilles vivent plus longtemps que certains animaux plus grands qu'elles. [6] CHAPITRE VI. § 1. C'est dans les plantes que se rencontrent les êtres qui vivent le plus longtemps, bien plus même que dans les animaux. § 2. D'abord les plantes sont moins aqueuses, et par suite elles sont moins congelables; de plus, elles sont grasses et visqueuses; et bien qu'elles soient sèches et terreuses, elles n'ont pas pourtant une humidité qui se dessèche aisément. § 3. Quant à la longévité naturelle des arbres, en voici la cause, et cette cause leur est spéciale, si on les compare à tous les animaux excepté les insectes : c'est que les végétaux rajeunissent toujours ; et voilà pourquoi ils vivent si longtemps. Leurs rejetons sont constamment différents ; les anciens rejetons vieillissent, il est vrai, ainsi que les racines, mais ce n'est pas en même temps; et parfois c'est le tronc seul et les rameaux qui meurent, tandis que d'autres branches repoussent. Une fois que le végétal en est à ce point, d'autres racines naissent de ce qui reste ; et le végétal dure et subsiste toujours. Si donc une partie se meurt, une autre partie se développe ; et voilà comment les plantes vivent si longtemps. § 4. Les végétaux, d'ailleurs, ressemblent aux insectes, ainsi qu'on vient de le dire ; ils vivent après qu'on les a divisés, et d'un seul il peut en sortir deux ou même plusieurs. Les insectes, quand on les coupe, arrivent bien aussi jusqu'à vivre, mais ce n'est pas pour longtemps; car en cet état ils n'ont plus d'organes; et le principe inhérent à chaque partie ne saurait en produire. Au contraire, le principe qui est dans le végétal est fécond, parce que dans toutes ses parties le végétal renferme en puissance des racines et des tiges. § 5. Voilà comment il sort toujours de la plante une partie qui est nouvelle, tandis qu'une autre partie vieillit; et pour ces parties leur longévité est à bien peu près ce qu'elle est pour les boutures. § 6. En effet, on pourrait dire que dans la bouture les choses se passent de la même façon, puisque la bouture est bien en quelque sorte une partie de la plante. Toutefois, dans la bouture, les individus sont séparés; tandis que dans le végétal il y a continuité. La cause en est que dans toutes les parties de la plante se retrouve de principe qui y est en puissance. § 7. Il y a encore un autre point de ressemblance entre les animaux et les plantes; le voici : Dans les animaux, les mâles vivent ordinairement davantage, et leurs parties supérieures sont plus fortes que leurs parties inférieures; car, dans ses formes, le mâle se rapproche du mâle plus que la femelle. En haut est la chaleur, et le refroidissement est en bas. De même dans les plantes, celles qui ont une tète considérable vivent (467b) plus longtemps. Les plantes ainsi organisées ne sont pas celles qui sont annuelles, mais ce sont les arbres; car la partie supérieure de la plante et sa tête, c'est la racine; et les plantes annuelles prennent leur accroissement et donnent leurs fruits à la partie inférieure. § 8. Nous reparlerons du reste de tout cela, et spécialement, dans le Traité des Plantes; mais ici nous n'avons dû indiquer que pour les autres êtres la cause de la longévité et de la brièveté de la vie. § 9. Il nous, reste encore à étudier la jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort; et quand ces sujets seront traités, nous aurons fini toutes nos recherches sur les animaux.