[1,1214] MORALE A EUDÈME - LIVRE I. DU BONHEUR. CHAPITRE PREMIER. (1214a) § 1. Le moraliste qui à Délos a mis sa pensée sous la protection du Dieu, a écrit les deux vers suivants sur le Propylée du Latoon, en considérant sans doue l'ensemble de tous les avantages qu'un homme à lui seul ne peut jamais réunir complètement, le bien, le beau et l'agréable : (5) « Le juste est le plus beau; la santé, le meilleur; Obtenir ce qu'on aime est le plus doux au coeur. » Nous ne partageons pas tout à fait l'idée exprimée dans cette inscription ; et suivant nous, le bonheur qui est la plus belle et la meilleure de toutes les choses, en est aussi tout à la fois la plus agréable et la plus douce. § 2. Parmi les considérations nombreuses que chaque espèce de choses et (10) chaque nature d'objets peuvent soulever, et qui demandent un sérieux examen, les unes ne tendent qu'à connaître la chose dont on s'occupe ; d'autres tendent en outre à la posséder, et à en tirer toutes les applications qu'elle comporte. § 3. Quant aux questions qui ne sont, dans ces études philosophiques, que de pure théorie, nous les traiterons, selon que l'occasion s'en présentera, au point de vue qui les rend spéciales à cet ouvrage. § 4. D'abord, (15) nous rechercherons en quoi consiste bonheur, et par quels moyens on peut l'acquérir. Nous nous demanderons si tous ceux qui reçoivent ce surnom d'heureux, le sont par le simple effet de la nature, comme ils sont grands ou petits, et comme ils diffèrent par le visage et le teint ; ou bien, s'ils sont heureux grâce à l'enseignement d'une certaine science qui serait celle du bonheur ; ou bien encore, si c'est par une sorte de pratique et d'exercice ; car il est une foule de qualités diverses que les hommes possèdent non pas par (20) nature ni même par étude, mais qu'ils acquièrent par la simple habitude, mauvaises quand ils ont contracté de mauvaises habitudes, et bonnes quand ils en ont contracté de bonnes. § 5. Enfin nous rechercherons si, toutes ces explications du bonheur étant fausses, le bonheur n'est l'effet que de l'une de ces deux causes : ou il vient de la faveur des Dieux qui nous l'accordent, comme ils inspirent les hommes saisis d'une fureur divine et embrasés d'enthousiasme sous le souffle de quelque génie ; ou bien, il vient du hasard ; (25) car il y a beaucoup de gens qui confondent le bonheur et la fortune. § 6. On doit voir sans peine que le bonheur ne se trouve dans la vie humaine que grâce à tous ces éléments réunis, ou à quelques-uns d'entre eux, ou tout au moins à un seul. La génération de toutes les choses vient, ou peu s'en faut, de ces divers principes ; et c'est ainsi qu'on peut assimiler tous les actes qui dérivent de la réflexion aux actes même (30) qui relèvent de la science. § 7. Le bonheur, ou en d'autres termes une heureuse et belle existence, consiste surtout dans trois choses, qui semblent être les plus désirables de toutes ; car le plus grand de tous les biens, selon les uns, c'est la prudence ; selon les autres, c'est la vertu ; selon d'autres enfin, c'est le plaisir. § 8. Aussi, l'on discute sur la part de chacun de ces éléments dans le bonheur, (1214b) suivant que l'on croit que l'un d'eux y contribue plus que l'autre. Les uns prétendent que la prudence est un bien plus grand que la vertu ; les autres trouvent au contraire la vertu supérieure à la prudence ; et les autres trouvent le plaisir fort au-dessus de toutes deux. Par suite, les uns croient que le bonheur se compose de la réunion de toutes ces conditions ; les autres croient qu'il suffit de deux d'entre elles ; d'autres même le trouvent dans une seule. CHAPITRE II. § 1. C'est en s'arrêtant à l'un de ces points de vue que tout homme qui peut vivre selon sa libre volonté, doit se proposer, pour bien conduire sa vie, un but spécial, l'honneur, la gloire, la richesse ou la science ; et les regards fixés sans cesse sur le but qu'il a choisi, il y doit rapporter toutes les actions qu'il fait ; car (10) c'est la marque d'une grande déraison que de n'avoir point ordonné son existence sur un plan régulier et constant. § 2. Aussi, un point capital, c'est de bien se rendre compte à soi-même, sans précipitation ni négligence, dans lequel de ces biens humains on fait consister le bonheur, et quelles sont les conditions qui nous paraissent absolument indispensables pour que le bonheur soit possible. Il importe de ne pas confondre, par exemple, et la santé et les choses (15) sans lesquelles la santé ne pourrait être. § 3. De même ici, comme dans une foule d'autres cas, il ne faut pas confondre le bonheur avec les choses sans lesquelles on ne saurait être heureux. § 4. Il y a de ces conditions qui ne sont point spéciales à la santé non plus qu'à la vie heureuse, mais qui sont en quelque sorte communes à toutes les manières d'être, à tous les actes sans exception. Il est par trop clair que sans les fonctions organiques (20) de respirer, de veiller, de nous mouvoir, nous ne saurions sentir ni bien ni mal. A côté de ces conditions générales, il y en a qui sont spéciales à chaque nature d'objets et qu'il importe de ne pas méconnaître. Et pour revenir à la santé, les fonctions que je viens de citer sont bien autrement essentielles que la condition de manger de la viande ou de se promener après dîner. § 5. C'est tout cela qui fait qu'on (25) agite tant de questions sur le bonheur, et qu'on se demande ce qu'il est, et comment on peut se l'assurer ; car il y a des gens qui prennent pour ces parties constitutives du bonheur les choses sans lesquelles le bonheur serait impossible CHAPITRE III. § 1. Il serait fort inutile d'examiner une à une toutes les opinions émises à ce sujet. Les idées qui passent par la tête (30) des enfants, des malades ou des hommes pervers, ne méritent pas l'attention d'un esprit sérieux. Il n'est que faire de raisonner avec eux. Mais les uns n'ont besoin que de quelques années de plus qui les changent et les mûrissent ; les autres ont besoin du secours de la médecine, ou de la politique qui les guérit ou les châtie ; car la guérison que procurent les châtiments n'est pas un remède moins efficace que ceux de la médecine. § 2. De même non plus, il ne faut pas en ce qui regarde le bonheur considérer les opinions du vulgaire. [1,1215] Le vulgaire parle de tout avec une égale légèreté, (1215a) et particulièrement du bonheur ; il ne faut tenir compte que de l'opinion des sages. Ce serait un tort que de raisonner avec des gens qui n'entendent pas la raison, et qui n'écoutent que la passion qui les entraîne. § 3. Du reste, comme tout sujet d'étude soulève des questions qui lui sont entièrement spéciales, et qu'il y en a aussi de ce genre en ce qui regarde (5) la vie la meilleure que l'homme puisse suivre, et l'existence qu'il peut adopter préférablement à toutes les autres, voilà les opinions qui méritent un sérieux examen ; car les arguments des adversaires, quand on les a réfutés, sont les démonstrations des jugements opposés aux leurs. § 4. De plus, il est bon de ne pas oublier le but auquel principalement doit tendre toute cette étude, à savoir de connaître les moyens (10) de s'assurer une existence bonne et belle, si l'on ne veut pas dire parfaitement heureuse, mot qui peut sembler trop ambitieux ; et de satisfaire l'espérance qu'on peut avoir, dans toutes les occasions de la vie, de ne faire que des choses honnêtes. § 5. Si l'on ne fait du bonheur que le résultat du hasard ou de la nature, il faut que la plus grande partie des hommes y renoncent ; car alors l'acquisition du bonheur ne dépend plus des soins de l'homme; il ne relève plus de lui ; (15) l'homme n'a plus à s'en occuper lui-même. Si au contraire on admet que les qualités et les actes de l'individu peuvent décider de son bonheur, dès lors, il devient un bien plus commun parmi les hommes ; et même un bien plus divin ; plus commun, parce qu'un plus grand nombre pourront l'obtenir ; plus divin, parce qu'il sera la récompense des efforts que les individus auront faits pour acquérir certaines qualités, et le prix des actions qu'ils auront accomplies dans ce but. CHAPITRE IV. § 1. (20) La plupart des doutes et des questions qu'on soulève ici, seront clairement résolus, si l'on définit d'abord avec précision ce qu'il faut entendre par le bonheur. Consiste-t-il uniquement dans une certaine disposition de l'âme, ainsi que l'ont cru quelque sages et quelques anciens philosophes ? Ou bien, ne suffit-il pas que l'individu lui-même soit moralement d'une certaine façon ? et ne faut-il pas bien plutôt (25) encore qu'il fasse des actions d'une certaine espèce ? § 2. Parmi les divers genres d'existence, il y en a qui n'ont rien à voir dans cette question de la félicité et qui n'y prétendent même pas. On ne les cultive que parce qu'ils répondent à des besoins absolument nécessaires ; et je veux dire, par exemple, (30) toutes ces existences consacrées aux arts de luxe, aux arts qui ne s'occupent que d'amasser de l'argent et les arts industriels. J'appelle arts de luxe et inutiles les arts qui ne servent qu'à la vanité. J'appelle industriels les métiers des ouvriers qui sont sédentaires et vivent des salaires qu'ils gagnent. Enfin, les arts de lucre et de gain sont ceux qui s'appliquent aux ventes et aux achats des boutiques et des marchés. De même donc que nous avons indiqué trois éléments du bonheur, et signalé plus haut ces trois biens comme les plus grands de tous pour l'homme : la vertu, la prudence et (35) le plaisir, de même aussi nous voyons qu'il y a trois genres de vie que chacun embrasse de préférence, dès qu'il en a le libre choix : la vie politique, la vie philosophique, et la vie de plaisir et de jouissance. § 3. (1215b) La vie philosophique ne s'applique qu'à la sagesse et à la contemplation de la vérité; la vie politique s'applique aux belles et glorieuses actions, et j'entends par là celles qui viennent de la vertu ; enfin la vie de jouissance se passe tout entière dans les (5) plaisirs du corps. Ceci doit faire comprendre pourquoi il y a tant de différences, comme je l'ai déjà dit, dans les idées qu'on se fait du bonheur. § 4. On demandait à Anaxagore de Clazomènes quel était suivant lui l'homme le plus heureux :« Ce n'est aucun de ceux que vous supposez, répondit-il ; et le plus heureux des hommes selon moi vous semblerait probablement un homme bien étrange. » Le sage répondait ainsi, parce qu'il voyait bien que son interlocuteur ne pouvait pas s'imaginer qu'on dût mériter cette appellation d'heureux, (10) sans être tout au moins puissant, riche , ou beau. Quant à lui, il pensait peut-être que l'homme qui accomplit avec pureté et sans peine tous les devoirs de la justice, ou qui peut s'élever à quelque contemplation divine, est aussi heureux que le permet la condition humaine. CHAPITRE V. § 1. (15) Il est une foule de choses où il est très difficile de bien juger. Mais c'est surtout dans une question où il semble qu'il est très aisé, et du domaine de tout le monde, d'avoir une opinion; et cette question c'est de savoir quel est le bien qu'on doit choisir dans la vie, et dont la possession comblerait tous nos voeux. Il y a mille accidents qui peuvent compromettre la vie de l'homme, (20) les maladies, les douleurs, et les intempéries des saisons ; et par conséquent, si dès le principe on avait le choix, on s'éviterait sans nul doute de passer par toutes ces épreuves. § 2. Ajoutez à cela la vie que l'homme mène tout le temps qu'il est enfant ; et demandez-vous s'il est un être raisonnable qui voulût s'y plier une seconde fois. § 3. Il est encore bon nombre de choses qui n'offrent (25) ni plaisir ni peine, ou bien qui, en offrant du plaisir, n'offrent qu'un plaisir assez honteux, et qui, somme toute, sont telles qu'il vaudrait mieux ne pas être que de vivre pour les éprouver. § 4. En un mot, si l'on réunissait tout ce que font les hommes et tout ce qu'ils souffrent, sans que leur volonté y soit jamais pour rien, ou puisse s'y proposer un but précis, et qu'on y ajoutât même une durée infinie de temps, (30) il n'en est pas un qui, pour si peu, préférât de vivre plutôt que de ne pas vivre. § 5. Certainement le seul plaisir de manger, ou même les jouissances de l'amour, à l'exclusion de tous ces plaisirs que la connaissance des choses, les perceptions de la vue ou des autres sens peuvent procurer à l'homme, ne suffiraient pas pour faire préférer la vie à qui que ce soit, (35) à moins qu'on ne fût tout à fait abruti et dégradé. § 6. Il est vrai que si l'on faisait un choix aussi ignoble, c'est qu'on ne mettrait évidemment aucune différence à être une brute ou un homme ; [1,1216] et le boeuf, qu'on adore si dévotement en Égypte (1216a) sous le nom d'Apis, a tous ces biens là plus abondamment et en jouit mieux qu'aucun monarque du monde. § 7. De même, on ne voudrait pas non plus la vie pour le simple plaisir d'y dormir ; car, je vous prie, quelle différence y a-t-il à dormir du premier jour jusqu'au dernier (5) pendant une suite de mille années et plus, ou de vivre comme une plante ? Les plantes n'ont que cette existence inférieure, comme l'ont aussi les enfants dans le sein maternel ; car du moment qu'ils sont conçus dans les entrailles de leur mère, ils y demeurent dans un perpétuel sommeil. § 8. Tout ceci nous prouve évidemment (10) notre ignorance et notre embarras à savoir ce qu'il y a de bonheur et de bien réel dans la vie. § 9. Aussi dit-on qu'Anaxagore répondit à quelqu'un qui lui proposait tous ces doutes, et qui lui demandait quel motif aurait l'homme de préférer l'existence au néant :« Son motif, c'est de pouvoir contempler les cieux, et l'ordre admirable de l'univers entier. » (15) Le philosophe pensait donc que l'homme ferait bien de préférer la vie uniquement en vue de la science qu'il y peut acquérir. § 10. Mais ceux qui admirent le bonheur d'un Sardanapale, d'un Smindyride le Sybarite, ou de tel autre personnage fameux qui n'a cherché dans la vie que de continuelles délices, tous ces gens-là semblent placer le bonheur uniquement dans la jouissance. § 11. Il y en a d'autres qui ne (20) préféreraient ni les plaisirs de la pensée et de la sagesse, ni les plaisirs du corps, aux actions généreuses qu'inspire la vertu ; et l'on en voit même qui les recherchent avec ardeur, non pas seulement quand elles peuvent donner la gloire, mais dans les cas même où ils n'en doivent tirer aucune réputation. § 12. (25) Mais quant aux hommes d'État livrés à la politique, la plupart ne méritent pas véritablement le nom qu'on leur donne ; ce ne sont pas réellement des politiques ; car le vrai politique ne recherche les belles actions que pour elles seules ; tandis que le vulgaire des hommes d'État n'embrassent ce genre de vie que par avidité ou par ambition. § 13. On voit donc, d'après tout ce qu'on vient de dire, qu'en général les hommes ramènent le bonheur à trois genres de vie : la vie politique, la vie philosophique, et la vie de jouissances. (30) Quant au plaisir qui ne concerne que le corps et les jouissances qu'il procure, on sait assez clairement ce qu'il est, comment et par quels moyens il se produit. En conséquence, il serait assez inutile de rechercher ce que sont ces plaisirs corporels. Mais on peut se demander avec quelque profit s'ils contribuent ou non au bonheur, et comment ils y contribuent. On peut se demander, en admettant qu'il faille mêler à la vie quelques plaisirs honnêtes, si ce sont ceux-là qu'il y faut mêler, (35) et s'il y a une nécessité inévitable de les prendre à quelqu'autre titre ; ou bien, s'il n'y a point encore d'autres plaisirs qu'on puisse regarder avec raison comme un élément du bonheur, en donnant des jouissances positives à sa vie, et non pas seulement en écartant la douleur loin de soi. § 14. Ce sont là des questions que nous réserverons pour plus tard. Mais nous étudierons d'abord la vertu et la prudence ; nous dirons quelle est la nature de l'une et de l'autre. Nous examinerons si elles sont les éléments essentiels de la vie honnête et bonne, ou par elles-mêmes directement, ou par les actes qu'elles font faire ; (1216b) car on les fait entrer toujours dans la composition du bonheur ; et si ce n'est pas là l'opinion de tous les hommes sans exception, c'est du moins l'opinion de tous ceux qui sont dignes de quelqu'estime. § 15. Le vieux Socrate pensait que le but suprême de l'homme c'était de connaître la vertu ; et il consacrait ses efforts à chercher ce que c'est que la justice, (5) le courage et chacune des parties qui composent l'ensemble de la vertu. A son point de vue, il avait raison, puisqu'il pensait que toutes les vertus sont des sciences, et qu'on devait du même coup connaître la justice et être juste, comme c'est aussi du même coup que nous apprenons l'architecture ou la géométrie, et que nous sommes architectes ou géomètres. Il étudiait donc (10) la nature de la vertu, sans s'inquiéter comment elle s'acquiert ni de quels éléments réels elle se forme. § 16. Ceci se présente en effet dans toutes les sciences purement théoriques. Ainsi l'astronomie, la science de la nature, la géométrie n'ont point absolument d'autre but que de connaître et d'observer la nature des objets spéciaux (15) de ces sciences ; ce qui n'empêche pas qu'indirectement ces sciences ne puissent nous être utiles pour une foule de besoins. § 17. Mais dans les sciences productives et d'application, le but qu'elles poursuivent est différent de la science et de la simple connaissance qu'elles donnent. Par exemple, la santé, la guérison est le but de la médecine ; l'ordre, garanti par les lois ou quelqu'autre chose d'analogue, est le but de la politique. § 18. Sans, doute, la pure connaissance (20) des belles choses est déjà une chose fort belle par elle seule ; mais pour la vertu, le point essentiel et le plus précieux, ce n'est pas d'en connaître la nature ; c'est de savoir d'où elle se forme et comment on la pratique. Nous ne tenons pas seulement à savoir ce que c'est que le courage ; nous tenons surtout à être courageux ; ni ce que c'est que la justice, mais à être juste ; de même que nous tenons à la santé, plus qu'à savoir ce que c'est que la santé ; et à posséder (25) un bon tempérament, plutôt qu'à savoir ce que c'est qu'un tempérament bon et robuste. CHAPITRE VI. § 1. Nous devons essayer de trouver par la théorie et par le raisonnement la vérité sur toutes ces questions ; et nous l'appuierons, pour la démontrer, par le témoignage des faits et par des exemples incontestables. Le mieux serait sans contredit de donner des solutions que tout le monde adoptât d'un avis unanime. Mais si nous ne pouvons obtenir cet assentiment, il faudrait du moins présenter une opinion (30) à laquelle tous les hommes, avec quelques progrès, viendraient peu à peu se ranger ; car chacun porte en soi un penchant naturel et spécial vers la vérité ; et c'est en partant de ces principes qu'il faut nécessairement démontrer aux hommes ce qu'on veut leur apprendre. Il suffit que les choses soient vraies, bien que d'abord elles ne soient pas claires, pour que la clarté se produise plus tard à mesure qu'on avance, en tirant toujours les idées les plus connues de celles qui d'abord avaient été exposées (35) confusément. § 2. Mais en toute matière, les théories ont plus ou moins d'importance, selon qu'elles sont philosophiques ou ne le sont pas. C'est pour cela que, même en politique, on ne doit pas regarder comme une étude inutile de rechercher non pas seulement le fait, mais la cause ; car cette recherche de la cause est essentiellement philosophique, en quelque matière que ce soit. [1,1217] (1217a) § 3. Il faut du reste en ceci beaucoup de réserve ; il y a des gens qui, sous prétexte qu'il appartient au philosophe de ne jamais parler à la légère, mais toujours avec réflexion, ne s'aperçoivent pas qu'ils sont bien souvent en dehors de leur sujet, et qu'ils se livrent à des digressions parfaitement vaines. § 4. Parfois, c'est simple ignorance ; d'autre fois, c'est présomption ; et il arrive même (5) qu'à ces piéges des gens habiles et fort capables d'agir eux-mêmes, sont pris par des ignorants, qui n'ont et ne peuvent avoir sur le sujet discuté la moindre idée fondamentale ni pratique. § 5. La faute qu'ils commettent tient à ce qu'ils ne sont pas assez instruits ; car c'est manquer d'instruction sur un sujet quelconque que de ne pas savoir distinguer les raisonnements qui s'y rapportent réellement, et ceux (10) qui y sont étrangers. § 6. D'ailleurs, on fait bien de juger séparément et le raisonnement qui essaie de démontrer la cause et la chose elle-même qu'on démontre. Un premier motif, c'est celui que nous venons de dire, à savoir qu'il ne faut pas s'en fier à la théorie et au raisonnement tout seul ; et que souvent il faut bien davantage s'en rapporter aux faits. Mais ici c'est parce qu'on ne peut pas soi-même donner la solution cherchée, qu'on est bien forcé de s'en tenir à ce que l'on vous dit. En second lieu, il arrive plus d'une fois (15) que ce qui parait démontré par le simple raisonnement est vrai, mais ne l'est pas cependant par la cause sur laquelle ce raisonnement s'appuie ; car on peut démontrer le vrai par le faux, ainsi qu'on peut le voir dans les Analytiques. CHAPITRE VII. § 1. Tous ces préliminaires posés, commençons, comme on dit, par le commencement; c'est-à-dire, en partant d'abord de données (20) qui n'ont pas toute la clarté désirable, arrivons à savoir aussi clairement que possible ce que c'est que le bonheur. § 2. On convient généralement que le bonheur est le plus grand et le plus précieux de tous les biens qui peuvent appartenir à l'homme. Quand je dis à l'homme, j'entends que le bonheur pourrait être aussi le partage d'un être supérieur à l'humanité, c'est-à-dire de Dieu. § 3. Mais quant aux autres animaux, qui sont tous inférieurs (25) à l'homme, ils ne peuvent jamais en rien participer à cette désignation ni recevoir ce nom. On ne dit pas que le cheval, l'oiseau, le poisson sont heureux ; pas plus qu'aucun de ces êtres qui n'ont point dans leur nature, comme leur nom seul l'indique, quelque chose de divin, mais qui vivent d'ailleurs plus ou moins bien, en ayant leur part en quelqu'autre manière des biens répandus dans le monde. § 4. (30) Nous prouverons plus tard qu'il en est ainsi. Mais nous nous bornons maintenant à dire que pour l'homme il y a certains biens qu'il peut acquérir, et qu'il en est d'autres qui lui sont interdits. Nous entendons par là que, de même que certaines choses ne sont point sujettes au mouvement, de même il y a des biens qui ne peuvent pas non plus y être soumis ; et ce sont peut-être les plus précieux de tous par leur nature. Il est en outre quelques-uns de ces biens qui sont accessibles sans doute, mais (35) qui ne le sont que pour des êtres meilleurs que nous. § 5. Quand je dis accessibles, praticables, ce mot a deux sens : il signifie tout ensemble, et les objets qui sont le but direct de nos efforts, et les choses secondaires qui sont comprises dans notre action en vue de ces objets. Ainsi, la santé, la richesse sont placées au nombre des choses accessibles à l'homme, au nombre des choses que l'homme peut faire, de même qu'y est placé aussi tout ce qu'on fait pour atteindre ces deux buts, à savoir les remèdes et les spéculations lucratives de tout genre. Donc évidemment, (40) le bonheur doit être regardé comme la chose la plus excellente qu'il soit donné à l'homme de pouvoir obtenir. CHAPITRE VIII. (1217b) § 1. Il fait donc examiner quel est le bien suprême et voir en combien de sens on peut entendre ce mot. Il y a ici trois opinions principales. On dit, par exemple, que le bien suprême, le meilleur de tous les biens, c'est le bien lui-même, le bien en soi; et au bien en soi, on attribue ces deux conditions, d'être le bien primordial, le premier de tous les biens, et (5) d'être cause par sa présence que les autres choses deviennent aussi des biens. § 2. Telles sont les deux conditions que remplit l'Idée du bien ; et qui sont, je le répète, d'être le premier des biens, et par sa présence, d'être cause que les autres choses soient des biens à différents degrés. C'est d'après l'Idée surtout que le bien en soi, à ce qu'on prétend, doit s'appeler réellement le bien suprême et qu'il est le premier des biens ; car si les autres biens sont appelés des biens, c'est uniquement (10) parce qu'ils ressemblent et participent à cette Idée du bien en soi ; et une fois qu'on a détruit l'Idée dont le reste participe, on a détruit du même coup tout ce qui participe de cette Idée et ne reçoit un nom que de cette participation même. § 3. On ajoute que ce premier bien est aux autres biens, qui le suivent, dans ce rapport que l'idée du bien est le bien lui-même, le bien en soi ; et (15) que cette idée est séparée, comme toutes les autres Idées, des objets qui en participent. § 4. Mais l'examen approfondi de cette opinion appartient à un autre traité qui serait nécessairement beaucoup plus théorique et plus rationnel que celui-ci ; car il n'y a point d'autre science qui fournisse les arguments tout à la fois destructifs et communs pour réfuter les théories. § 5. S'il nous est permis d'exprimer ici (20) très brièvement notre pensée, nous dirons que soutenir qu'il y a une Idée non seulement du bien , mais de tout autre chose, c'est une théorie purement logique et parfaitement creuse. On l'a du reste suffisamment réfutée, et de beaucoup de manières, soit dans les ouvrages Exotériques, soit dans les ouvrages de pure philosophie. § 6. J'ajoute que les Idées en général, et l'Idée du bien en particulier, auraient beau exister tant qu'on le voudrait, elles ne seraient certainement d'aucune (25) utilité ni pour le bonheur, ni pour des actions vertueuses. § 7. Le bien se prend en une foule d'acceptions, et il en reçoit autant que l'être lui-même. L'être, d'après les divisions établies ailleurs, exprime la substance, la qualité, la quantité, le temps ; et il se retrouve en outre dans le mouvement, qui est subi et dans le mouvement qui est donné. Le (30) bien se retrouve également dans chacune de ces catégories diverses; et ainsi, dans la substance, le bien est l'entendement, le bien est Dieu ; dans la qualité, il est le juste ; dans la quantité, c'est le terme moyen et la mesure ; dans le temps, c'est l'occasion ; et dans le mouvement, c'est, si l'on veut, ce qui instruit et ce qui est instruit. § 8. De même donc que l'être n'est pas un dans les classes qu'on vient d'énoncer, de même le bien n'y est pas un non plus ; et il n'y a pas davantage une (35) science unique de l'être ni du bien. Il faut ajouter qu'il n'appartient pas même à une science unique d'étudier tous les biens d'appellation identique, par exemple, l'occasion et la mesure ; et que c'est une science différente qui doit étudier une occasion différente , une science différente qui doit étudier une mesure différente. Ainsi en fait d'alimentation, c'est ou la médecine ou la gymnastique qui désigne l'occasion ou le moment, et la mesure ; pour les actions de guerre, (40) c'est la stratégie ; et c'est de même une autre science qui règle une autre action. Ce serait donc perdre son temps que de vouloir attribuer à une seule science l'étude du bien en soi. [1,1218] (1218a) § 9. En outre, dans toutes les choses où il y a un premier et un dernier terme, il n'y a pas d'Idée commune en dehors de ces termes, et qui en soit tout à fait séparée. § 10. Autrement, il y aurait quelque chose d'antérieur au premier terme lui-même ; car ce quelque chose de commun et de séparé serait antérieur, puisque, si (5) l'on détruisait le commun, le premier terme serait aussi détruit. Supposons, par exemple, que le double soit le premier des multiples ; je dis qu'il est impossible que le multiple, qui est attribué en commun à cette foule de termes , existe séparément de ces termes ; car alors le multiple serait antérieur au double, s'il est vrai que l'Idée soit l'attribution commune, absolument comme si l'on donnait à ce terme commun une existence à part ; car si la (10) justice est le bien, le courage ne le sera pas moins qu'elle. § 11. On n'en soutient pas moins la réalité du bien en soi. Il est vrai qu'on ajoute au mot de bien le mot, « lui-même » , ou « en soi » ; et qu'on dit, le bien en soi, le bien lui-même. Et c'est une addition pour représenter la notion commune. Mais que peut signifier cette addition, si elle ne veut pas dire que le bien en soi est éternel et séparé ? Mais ce qui est blanc pendant plusieurs jours n'est pas plus blanc que ce qui l'est durant un seul jour; et l'on ne peut pas davantage confondre le bien qui est commun (15) à une multitude de termes, avec l'Idée du bien; car l'attribut commun appartient à tous les termes sans exception. § 12. En admettant cette théorie, il faudrait du moins démontrer le bien en soi tout autrement qu'on ne l'a démontré de notre temps. C'est en partant de choses dont on ne convient pas du tout qu'elles soient des biens, qu'on démontre des biens sur lesquels tout le monde est d'accord ; et, par exemple, on démontre à l'aide des nombres que la santé et la justice sont des biens. (20) On prend pour cette démonstrations des séries numériques et des nombres, en supposant gratuitement que le bien est dans les nombres et dans les unités, attendu que le bien en soi est un et par tout le même. § 13. Au contraire, c'est en partant de choses que tout le monde s'accorde à regarder comme des biens, la santé, la force, la sagesse, qu'il faudrait démontrer que le beau et le bien se trouvent dans les choses immobiles plutôt que partout ailleurs ; car tous ces biens ne sont qu'ordre et repos ; et si ces premières choses, c'est-à-dire la santé et la sagesse, sont des biens, les autres le sont encore davantage, parce qu'elles ont bien davantage d'ordre et de repos. § 14. Mais ce n'est qu'une image (25) au lieu d'une démonstration, quand on prétend que le bien en soi est un, parce que les nombres eux-mêmes le désirent. On serait fort embarrassé d'expliquer clairement comment des nombres désirent quelque chose ; c'est là évidemment une expression trop absolue ; et, je le demande, comment pourrait-on supposer qu'il y ait désir là où il n'y a pas même de vie ? § 15. C'est un sujet d'ailleurs qui exige qu'on se donne de la peine ; et il ne faut rien hasarder sans raisonnements à l'appui, dans des matières (30) où il n'est pas facile d'arriver à quelque certitude, même à l'aide de la raison. Il n'est pas non plus exact de dire que tous les êtres sans exception désirent un seul et même bien. Chacun des êtres ne désirent tout au plus que le bien qui leur est propre, comme l' oeil désire la vision, comme le corps désire la santé, et comme tel autre être désire tel autre bien. § 16. Voilà les objections qu'on pourrait élever pour faire voir que le bien en soi n'existe pas, et qu'existât-il, il ne serait pas le moins du monde utile à la politique ; car la politique poursuit un bien qui (35) lui est spécial, comme toutes les autres sciences poursuivent aussi le leur; et, par exemple, c'est la santé et la force corporelle que poursuit la gymnastique. § 17. Ajoutez encore ce qui est exprimé, ce qui est écrit dans la définition même, à savoir que cette Idée du bien en soi, ou n'est utile à aucune science, ou bien qu'elle doit l'être à toutes également. § 18. Une autre critique, c'est que l'idée du bien en soi n'est point pratique et applicable. Par la même raison, le bien commun n'est pas le bien en soi, (1218b) puisque alors le bien en soi se trouverait dans le bien le plus futile. Il n'est pas non plus applicable et pratique ; ainsi, la médecine ne s'occupe pas de donner à l'être qu'elle soigne une disposition qu'ont tous les êtres ; elle s'occupe uniquement de lui donner la santé ; et tous les autres arts agissent comme elle. § 19. Mais ce mot de bien a beaucoup de sens ; et dans le bien, il y a aussi le beau (5) et l'honnête, qui est essentiellement pratique, tandis que le bien eu soi ne l'est pas. Le bien pratique est celui qui est la cause finale pour laquelle on agit. Mais on ne voit pas assez évidemment quel bien il peut y avoir dans les choses immobiles, puisque l'Idée du bien n'est pas le bien même qu'on cherche, non plus que le bien commun. Le premier est immobile, et n' est pas pratique ; l'autre est mobile, mais il n'est pas plus pratique pour cela. § 20. Le but en vue (10) duquel on fait tout le reste, est, en tant que fin, le bien suprême ; il est la cause de tous les autres biens classés au-dessous de lui, et il leur est antérieur à tous. Par conséquent, on pourrait dire que le bien en soi est uniquement le but final que se proposent toutes les actions de l'homme. Or, ce but final dépend de la science souveraine, maîtresse de toutes les autres, c'est-à-dire la politique, l'économique, et la sagesse. C'est précisément par ce caractère spécial que ces trois sciences (15) diffèrent de toutes les autres. Elles ont aussi des différences entre elles ; et nous en parlerons plus tard. § 21. Il suffirait de la méthode seule qu'on est forcé de prendre en enseignant les choses, pour montrer que le but final est la vraie cause de tous les termes classés au-dessous de lui. Ainsi dans l'enseignement, on commence par définir le but ; et l'on démontre ensuite facilement que chacun des termes inférieurs est un bien, puisque c'est l'objet qu'on a finalement en vue qui est la cause de tout le reste. Par exemple, si l'on a d'abord établi que la santé est précisément telle ou telle chose, il faut nécessairement que (20) ce qui contribue â la procurer soit aussi telle ou telle chose précisément. La chose saine est bien la cause de la santé, en tant que commençant le mouvement qui nous la donne; et par conséquent, elle est cause que la santé a lieu ; mais ce n'est pas elle qui est cause que la santé soit un bien. § 22. Aussi, ne prouve-t-on jamais par des démonstrations en règle que la santé est un bien, à moins qu'on ne soit un sophiste et qu'on ne soit pas un médecin ; car les sophistes aiment à étaler leur vaine sagesse dans des raisonnements étrangers au sujet , et l'on ne démontre pas plus ce principe qu'on n'en démontre aucun autre. (25) Mais puisque nous admettons que la fin, le but est pour l'homme un bien réel et même le bien suprême, entre tous ceux que l'homme peut acquérir, il faut voir quels sont les sens divers de ce mot, de bien suprême ; et pour nous en rendre un compte exact, il convient de prendre un nouveau point de départ.