LIVRE III: LES FACULTÉS NOÉTIQUES. Chapitre 1: Sixième sens; Le sens commun. Ce chapitre vise à convaincre qu’il n'y a pas d’autre sens que les cinq que nous avons étudiés (je veux dire la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher). Il nous faut d'abord admettre, comme un fait, que tout ce qui est perçu par le toucher, nous en avons la sensation, toutes les qualités du tangible, en tant que tangible, nous étant, en effet, perceptibles au moyen du toucher: il est, par suite, nécessaire que, dans le cas où une sensation nous manque, quelque organe sensoriel nous fasse également défaut. Mais, d’une part, toutes les choses que nous percevons par un contact immédiat avec elles, sont senties par le toucher, sens que nous nous trouvons posséder, et, d’autre part, toutes celles que nous percevons par des intermédiaires et sans contact avec elles, sont senties au moyen des corps simples, je veux dire l’air et l’eau. Et les choses se passent de telle sorte que, si c’est par un seul milieu que s’effectue la perception de p1usieur sensibles génériquement différents, le possesseur de l’organe sensoriel approprié doit nécessairement pouvoir sentir l’un et l’autre sensible (par exemple, si l’organe sensoriel est constitué à partir de l’air, l’air étant le milieu du son et de la couleur); si, par contre, c’est par plusieurs milieux que s’effectué la perception d’un même sensible (par exemple, la couleur, qui a pour milieu l’air et l’eau, car ils sont l’un et l’autre diaphanes), il suffira de posséder un organe sensoriel constitué à partir d’un seul de ces milieux, pour percevoir le sensible qui admet les deux milieux, Or, parmi les corps simples, c’est seulement à partir de deux d’entre eux, l’air et l’eau, que les organes sensoriels sont constitués (et, en effet, la pupille est formée d’eau, l’ouïe d’air, et l’odorat de l’un ou de l’autre); le feu, lui, ou bien n’entre dans la composition d’aucun de ces organes, ou bien il est commun à tous (car rien, sans chaleur, ne peut sentir); quant à la terre, ou bien elle n’est non plus élément d’aucun d’eux, ou bien c’est surtout dans le toucher qu’elle est mélangée d’une manière particulière. Resterait, par suite, qu’il n’existe aucun organe sensoriel en dehors de ceux qui sont formés d’eau et d’air. Or ces derniers organes, en fait certains animaux les possèdent. Toutes les sensations sont donc éprouvées par les animaux qui ne sont ni incomplets, ni mutilés, car il apparaît que même la taupe possède des yeux sous la peau. Ainsi, à moins qu’il n’existe un autre corps simple ou quelque propriété qui n’appartienne à aucun des corps de notre monde, nul sens ne saurait nous faire défaut. Mais il n’est pas possible non plus qu’il existe un organe sensoriel spécial pour les sensibles communs, que nous percevrions ainsi par accident au moyen de chaque sens: tels sont le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre, l’unité. Toutes ces déterminations, en effet, c’est par un mouvement que nous les percevons: ainsi, c’est par un mouvement que nous percevons la grandeur, et, par suite, aussi la figure, car la figure est une certaine grandeur; la chose en repos, c’est par l’absence de mouvement; le nombre, c’est par la négation de la continuité et aussi par les sensibles propres puisque chaque sensation n’a qu’un seul objet. Il en résulte évidemment qu’il est impossible qu’il y ait un sens spécial pour l’un quelconque de ces sensibles communs, par exemple pour le mouvement: car il en serait alors pour eux comme il en est maintenant de notre perception du doux par la vue (Cette perception se produit parce que nous nous trouvons avoir en même temps la sensation des deux sensibles, et de là vient que, lorsqu’il leur arrive de se rencontrer, nous les connaissons aussi ensemble.) Sinon, nous ne percevrions les sensibles communs que d’une façon purement accidentelle, comme nous percevons du fils de Cléon, non pas qu’il est fils de Cléon, mais qu’il est blanc; et au blanc c’est seule ment par accident qu’il arrive d’être le fils de Cléon. Mais, en réalité, des sensibles communs nous avons déjà une sensation commune, et qui n’est pas une sensation par accident il n’y a donc pas de sens spécial pour eux, car, dans ce cas, nous ne les percevrions d’aucune autre façon que de celle dont nous avons dit voir le fils de Cléon. Mais c’est par accident que les divers sens perçoivent les sensibles propres les uns des autres; ils agissent alors non pas en tant que sens séparés, mais en tant que formant un seul sens, quand il reproduit simultanéité de sensation relativement au même objet; c’est le cas, lorsque nous percevons que le fiel est amer et jaune: car il n ‘appartient certainement pas à un autre sens de prononcer que ces deux qualités ne font qu’une seule chose. De à vient aussi que le sens commun se trompe: il suffit, par exemple, qu’une chose soit jaune pour qu’il croie que c’est du fiel. Mais on pourrait se demander en vue de quelle fin nous possédons plusieurs sens au lieu d’un seul. Ne serait-ce pas pour éviter que les sensibles dérivés et communs, tels que le mouvement, la grandeur et le nombre passent moins facilement inaperçus? Si, en effet, la vue était l’unique sens pour les percevoir, et qu’elle eût le blanc pour objet, ces sensibles communs nous échapperaient plus facilement, et il nous semblerait que tous les sensibles n’en font qu’un, parce que la couleur et la grandeur, par exemple, s’accompagnent toujours. Mais le fait que les sensibles communs se retrouvent aussi dans un autre sensible montre clairement que chacun d’eux est qu chose de tout différent. Chapitre 2: Le sens commun et ses deux autres fonctions. Puisque nous percevons que nous voyons et en tendons, c’est nécessairement ou bien par la vue que le sentant perçoit qu’elle voit, ou bien par un autre sens. Mais, dans ce dernier cas, c’est le même sens qui sera à la fois sens de la vue et de l’objet de celle-ci, la couleur. Il en résulte ou qu’il y aura deux sens pour le même sensible, ou que la vue sera sens d’elle-même De plus, si le sens qui perçoit la vue est un autre sens, ou bien on ira à l’infini, ou bien l’un quelconque de ces sens sera sens de lui-même; aussi est-il préférable d’admettre du premier lui- même cette aptitude. Mais voici une difficulté. Du moment, en effet, que percevoir par la vue, c’est voir, et que ce qu’on voit c’est la couleur ou ce qui possède la couleur, si l’on voit une chose qui elle-même voit, ce qui voit en premier lieu possèdera aussi la couleur. Il est donc évident répondons-nous que l’expression "percevoir par la vue" n’est pas prise en une seule acception: en effet, tout en ne voyant pas, c’est néanmoins par la vue que nous discernons l’obscurité et la lumière, bien que ce ne soit pas de la même façon De plus, ce qui voit est, lui, aussi, en quelque manière, coloré, puisque tout organe sensoriel est le réceptacle du sensible sans la matière c’est pourquoi d’ailleurs même les sensibles une fois éloignés, les sensations et les images continuent d’exister dans les organes sensoriels. L’acte du sensible et celui du sens sont un seul et même acte, mais leur quiddité n’est pas la même Je prends comme exemple le son en acte et l’ouïe en acte: il est possible que celui qui possède l’ouïe n’en tende pas et que ce qui a le son ne résonne pas toujours. Mais quand passe à l’acte celui qui est en puissance d’écouter, et que résonne ce qui est en puissance de résonner, à ce moment-là se produisent simultanément l’ouïe en acte et le son en acte, que l’on pourrait appeler respectivement audition et résonance. Si donc le mouvement, l’action et la passion résident dans ce qui est agi, de toute nécessité le son et l’ouïe en acte résident l’un et l’autre dans l’ouïe en puissance; car l’acte de l’agent et du moteur se produit dans le patient, et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que le moteur soit lui-même mû L’acte du sonore est donc son ou résonance, et celui de l’auditif, ouïe ou audition: car l’ouïe a une double signification, et le sonore également Et l’on peut en dire autant des autres sens et des autres sensibles. De même, en effet, que l’action et la passion résident dans le patient et non dans l’agent, ainsi l’acte du sensible et l’acte de la faculté sensible résident dans le sentant. Mais, dans certains cas, les deux actes reçoivent un nom, par exemple la résonance et l’audition, tandis que, dans d’autres cas, l’un ou l’autre demeure innomé. En effet, on appelle vision l’acte de la vue, mais celui de la couleur n’a pas de nom; on appelle gustation l’acte de la faculté gustative, mais celui du sapide n’a pas de nom. Maintenant, puisque l’acte du sensible et l’acte du sentant constituent un seul acte, bien que leur essence soit différente, il faut nécessairement que périssent et subsistent simultanément l’ouïe et le son ainsi compris et par suite aussi, la saveur et le goût, et, pareillement, les autres sens et les autres sensibles. Par contre, pour les sensibles entendus au sens de sensibles en puissance, cela n’est pas nécessaire, et les premiers physiologues se sont mépris quand ils ont pensé qu’il n’existait ni blanc, ni noir sans la vue, ni saveur sans le goût. Si, en un certain sens, leur opinion est fondée, en un autre sens, elle ne l’est pas. En effet, la sensation et le sensible présentent une double signification, et se disent tantôt selon la puissance et tantôt selon l’acte. Dans ce dernier cas, ce qu’ont dit ces philosophes s’applique bien, mais non pas dans l’autre cas. En fait, leur tort a été de prendre au sens absolu, des termes qui justement n’admettent pas de sens absolu. Si l’harmonie est une sorte de voix; si la voix et l’ouïe sont, en un sens, une seule chose, et si, en un autre sens, elles ne sont pas une seule chose; si, enfin, l’harmonie est proportion, il est nécessaire que l’ouïe soit aussi une sorte de proportion. Et c’est pour cela que tout excès, l’aigu comme le grave, anéantit le sens de l’ouïe; de même, dans les saveurs, l’excès détruit le goût; dans les couleurs, le trop brillant ou le trop sombre détruit la vue, et, pour l’odorat, c’est l’odeur forte, la douce comme l’amère, Tout cela impliquant que le sens est une certaine proportion. C’est aussi pourquoi les sensibles sont agréables, lorsque, d’abord purs et sans mélange, ils sont amenés à la proportion voulue tel est le cas pour l’aigre, le doux ou le salé; ils sont alors agréables, en effet. Mais, d’une manière générale, le mixte est plus harmonie que l’aigu ou le grave seul, et, pour le toucher, ce qui peut être échauffé ou refroidi Or le sens, c’est la proportion, tandis que les sensibles en excès sont causes de douleur ou de destruction. Chaque sens est donc sens de son propre objet sensible il réside dans l’organe sensoriel en tant qu’organe sensoriel, et il juge des différences du sensible sur lequel il porte: par exemple, la vue juge du blanc et du noir, le goût, du doux et de l’amer. Et il en est de même aussi pour les autres sens. Mais puisque notre jugement porte, en outre, sur le blanc et sur le doux, et sur chacun des sensibles dans ses rapports avec chaque autre sensible, par quel principe percevons-nous aussi qu’ils diffèrent? Il faut bien que ce soit par un sens, puisque nous sommes en présence de sensibles, Par où il est évident aussi que la chair n’est pas l’organe sensoriel dernier; car il serait, dans ce cas, nécessaire que ce qui juge jugeât par contact avec le sensible. Par suite, il n’est pas possible non plus de juger, par des facultés séparées, que le doux est différent du blanc: il faut que ce soit une seule faculté qui les perçoive clairement l’un et l’autre. Dans le cas contraire il suffirait, en effet, que je perçusse l’un et toi l’autre, pour faire apparaître leur différence réciproque. Mais il faut, en réalité, que ce soit une faculté une qui énonce cette différence, car on énonce que le doux est autre que le blanc. Ce qui énonce, c’est donc une seule et même faculté de sorte que, de même qu’elle prononce, de même aussi elle pense et elle perçoit. Qu’il ne soit donc pas possible, avec des organes séparés, de juger les sensibles séparés, c’est évident. Et qu’on ne le puisse pas non plus dans des temps séparés, ce qui suit va le montrer. De même, en effet, que c’est la même fi qui affirme que le bon et le mauvais sont des choses distinctes, de même aussi, quand elle prononce que l’un est différent, elle prononce aussi que l’autre l’est (et, dans ce cas, le "quand" n’est pas accidentel à l’assertion; j’entends accidentel, au sens où j’affirme actuellement qu’une chose est différente d’une autre, sans dire toutefois qu’elles sont actuellement différentes. Au contraire, la faculté en question prononce de la façon suivante: elle prononce actuellement, et elle prononce que les choses sont actuellement différentes). C’est donc en un même temps que la faculté prononce; elle est, par suite, une inséparable unité en un temps inséparable. Mais pourrait-on objecter il est impossible, pour la même chose, d’être mue, en même temps, de mouvements contraires, en tant qu’elle est indivisible et dans un temps indivisible. Si, en effet, le sensible est doux, il meut le sens ou la pensée de telle façon déterminée; tandis que l’amer meut d’une façon contraire, et le blanc, d’une façon autre encore. Est-ce donc que ce qui juge est, en même temps, d’une part, numériquement indivisible et inséparable, et, d’autre part, séparé par l’essence? Alors, en un sens, c’est ce qui e divisé qui perçoit les sensibles divisés; mais, en un autre sens, c’est en tant qu’indivisible que ce divisé les perçoit: car, par l’essence, il est divisible, mais, par le lieu et le nombre, indivisible. Ou, plutôt, cette solution n’est- elle pas impossible? C’est seulement en puissance, en effet, que le même et indivisible sujet peut être à la fois les contraires, et non pas par l’essence: c’est, en réalité, par l’actuation qu’il est divisible, et il ne lui est pas possible d’être, en même temps, blanc et noir. Il en résulte qu’il ne peut non plus recevoir les formes du blanc et du noir, si comme nous l’admettons c’est dans une réception de ce genre que consistent la sensation et la pensée. En réalité, il en est comme de ce que certains philosophes appellent le point, lequel, considéré à volonté comme un ou comme deux, est par là même divisible. Ainsi, en tant qu’indivisible, la faculté qui juge est une, et elle juge des deux objets simultanément; mais, en ‘tant que divisible,, elle n ‘est plus une, car elle emploie le même point deux fois en même temps. Donc, en tant qu’elle traite la limite comme deux, elle juge de deux choses, et de deux choses séparées, par une faculté en quelque sorte séparée mais en tant qu’elle traite la limite comme une, elle juge d’une seule chose, et saisit les sensibles en même temps. Ainsi, en ce qui concerne le principe grâce auquel nous disons que l’animal est capable de sensation, arrêtons là nos explications. Chapitre 3: La Pensée, la perception, l'imagination. Alors que c’est par deux différences qu’on définit principalement l’âme, d’abord par le mouvement local et ensuite par la pensée le jugement et la sensation que, d’autre part, on regarde d’ordinaire la pensée et l’intelligence comme étant une sorte de sensation (car, dans un cas comme dans l’autre l’âme discerne et connaît quelque chose qui est), et que les anciens philosophes, du moins, identifient le jugement et la sensation (tel EMPÉDOCLE disant: "D’après ce qui se présente aux sens, l’intelligence croit, en effet, chez les hommes", et, dans un autre ouvrage: "De là vient qu’il leur arrive toujours d’avoir aussi des idées qui changent "; et la parole d’HOMÈRE tend à signifier la même chose: "Car telle est l’intelligence", dit-il. Tous ces auteurs croient, en effet, que la pensée est, comme la sensation, quelque chose de corporel, et que le semblable perçoit et pense par le semblable, ainsi que nous l’avons expliqué au début de notre exposé. Pourtant ils auraient dû, en même temps, donner une explication de l’erreur, qui est plus familière encore aux animaux, et où l’âme séjourne la plus grande partie de son temps. Aussi résulte-t-il nécessairement de leur doctrine ou bien, comme certains philosophes l’admettent, que toutes les apparences sont vraies, ou bien que c’est le contact du dissemblable qui constitue l’erreur, car c’est là le contraire de la connaissance du semblable par le semblable. Mais on admet généralement que l’erreur sur les contraires, aussi bien que la science des contraires, est une et la même); bien au contraire, dirons-nous donc, qu’il n’y ait pas identité de la sensation et de l’intelligence, c’est l’évidence: l’une, en effet, est le partage de tous les animaux, l’autre, d’un petit nombre seulement. Mais la pensée, non plus (dans laquelle se trouvent comprises la pensée droite et la pensée erronée, la pensée droite étant intelligence, science et opinion vraie, et la pensée erronée, leurs contraires), cette pensée-là n’est pas non plus identique à la sensation: en effet, la sensation des sensibles propres est toujours vraie, et elle appartient à tous les animaux, tandis que la pensée peut aussi bien être fausse, et elle n’appartient à aucun être qui n’ait aussi la raison en partage. L’imagination, en effet est quelque chose de distinct à la fois de la sensation et de la pensée, bien qu’elle ne puisse exister sans la sensation, et que, sans elle, il n’y ait pas non plus de croyance Mais qu’elle ne soit ni pensée ni croyance, c’est clair: cet état en effet, dépend de nous, de notre caprice (car nous pouvons réaliser un objet devant nos yeux, comme le font ceux qui rangent les idées dans des lieux mnémoniques et qui en construisent des images), tandis que nous former une opinion ne dépend pas de nous, car il nous faut nécessairement alors être dans la vérité ou dans l’erreur De plus, lorsque nous nous formons l’opinion qu’un objet est terrible ou effrayant, immédiatement nous éprouvons l’émotion, et, pareillement, quand c’est un objet rassurant; au contraire, si c’est par le jeu de l’imagination, nous nous comportons de la même façon que si nous contemplions en peinture les choses qui nous inspirent terreur ou confiance. Il y a aussi des variétés de la croyance elle-même: la science, l’opinion, l’intelligence, et leurs contraires. Mais la différence entre ces espèces doit être traitée ailleurs. Pour en revenir à la pensée, puisqu’elle est autre chose que la sensation, et qu’elle semble comprendre, d’une part l’imagination, et, de l’autre, la croyance, nous devrons, après avoir déterminé la nature de l’imagination, traiter, de même, de la croyance. Si donc l’imagination est la faculté en vertu de a laquelle nous disons qu’une image se produit en nous, et si nous laissons de côté tout usage métaphorique du terme nous dirons qu’elle est seulement une faculté ou un état par quoi nous jugeons et pouvons être dans la vérité ou dans l’erreur. Telles sont aussi la sensation, l’opinion, la science et l’intellection. Que l’imagination ne soit pas la sensation, cela est évident, et en voici les raisons. La sensation est, en effet, ou puissance, ou acte, par exemple vue ou vision; par contre, il peut y avoir image en l’absence de l’une et de l’autre: telles sont les images qu’on aperçoit dans le sommeil. Ensuite, fa sensation est toujours présente, tandis que l’imagination ne l’est pas. D’autre part, si l’imagination et la sensation étaient identiques en acte, toutes les bêtes devraient posséder l’imagination; mais il semble bien n’en être pas ainsi, par l’exemple même de la fourmi, de l’abeille et du ver. Ensuite, les sensations sont toujours vraies, tandis que les images sont, la plupart du temps, fausses. De plus, ce n’est pas quand notre activité s’applique avec exactitude sur le sensible que nous disons que ce sensible nous apparaît comme l’image d’un homme, par exemple; c’est plutôt quand nous ne le percevons pas distinctement [alors la sensation est vraie ou fausse]. Enfin, ainsi que nous l’avons dit plus haut, des images visuelles apparaissent, même quand on a les yeux fermés. Mais l’imagination ne peut être non plus aucune des opérations qui sont toujours vraies, comme la science ou l’intellection, car l’imagination peut aussi être fausse. Reste donc à voir si elle est l’opinion, puisque l’opinion peut être vraie ou fausse. Mais l’opinion est accompagnée de conviction (il n’est pas possible, en effet, que l’opinant ne soit pas convaincu de ce qu’il opine); or aucune bête ne possède la conviction, tandis que l’imagination se rencontre chez un grand nombre. De plus, toute opinion est accompagnée de conviction, la conviction, de persuasion, et la persuasion, de raison; or, parmi les bêtes, certaines possèdent bien l’imagination, mais non la raison. Il est clair, alors, que l’imagination ne saurait être l’opinion jointe à la sensation, ni l’opinion produite par la sensation, ni une combinaison d’opinion et de sensation tant pour les raisons précédentes que parce que, de toute évidence, dans cette doctrine, l’opinion n’aura pas un objet différent de celui de la sensation, mais cet objet même je veux dire que- l’imagination sera la combinaison, par exemple, de l’opinion du blanc et de la sensation du blanc, car elle ne pourra assurément résulter de l’opinion du bien et de la sensation de blanc. Imaginer, alors, c’est dans ce système opiner au sujet de la chose même que l’on sent, et cela non pas par accident. Mais, en réalité, on aperçoit aussi par la sensation des choses fausses, au sujet desquelles on possède, en même temps, une croyance vraie: par exemple, le Soleil apparaît de la dimension d’un pied de diamètre, et pourtant on est con vaincu qu’il est plus grand que la terre habitée. La conséquence est alors la suivante: ou bien nous avons abandonné l’opinion vraie que nous possédions, bien que l’objet n’ait subi aucun changement et que nous n’ayons nous-mêmes ni oublié, ni changé dans notre conviction, ou bien nous gardons l’opinion vraie que nous avions, et’ alors la même opinion est, nécessairement, à la fois vraie et fausse. Pourtant une opinion vraie ne peut devenir fausse que dans le cas où, à notre insu, l’objet se serait modifié Par conséquent ce n’est ni l’une de ces opérations, ni leur combinaison qui constitue l’imagination. Mais, puisqu’une chose mue peut en mouvoir une autre à son tour; que l’imagination est, semble-t-il, une sorte de mouvement et ne peut se produire sans la sensation, mais seulement dans les êtres sentants et pour des choses qui sont objets de sensation; qu’en outre, un mouvement peut être produit par la sensation en acte et que ce mouvement est nécessairement semblable à la sensation; si ces prémisses sont accordées, un mouvement de cette nature doit, nécessairement, d’abord être incapable d’exister sans une sensation et d’appartenir à des êtres non sentants, ensuite rendre son possesseur capable d’exercer et de subir un grand nombre d’actions, enfin être lui-même vrai ou faux. Quant à cette dernière conséquence, en voici les raisons. La sensation des sensibles propres est toujours vraie, ou, du moins, sujette le moins possible à l’erreur La perception que ces sensibles propres sont des accidents vient en second lieu, et à cet en- droit, déjà l’erreur peut se glisser: car, que le sensible soit blanc, c’est là un point où on ne peut pas se tromper, mais que le blanc soit telle chose déterminée ou telle autre, sur ce point l’erreur est possible. En troisième lieu, vient la perception des sensibles communs, c’est-à-dire des sensibles dérivés des sensibles par accident auxquels appartiennent les sensibles propres je veux dire, par exemple, le mouvement et la grandeur, qui sont accidents des sensibles propres, et au sujet desquels les plus grandes chances d’erreur sont dès lors possibles pour la sensation. Or le mouvement qui est produit sous l’action de la sensation en acte variera suivant qu’il provient de l’une ou de l’autre de ces trois espèces de sensations Le premier aussi longtemps que la sensation est présente, est vrai; les autres pourront être faux, que la sensation soit présente ou absente, et surtout quand le sensible se trouvera éloigné. Si donc l’imagination ne possède aucun autre caractère que ceux que nous avons indiqués, et si elle est bien ce que nous avons dit, on la définira comme un mouvement engendré par la sensation en acte. Et comme la vue est le sens par excellence, l’imagination [phantasia] a tiré son nom de " lumière" [phos] parce que, sans lumière, il n’est pas possible de voir. Et, en raison de la persistance des images et de la ressemblance qu’elles accusent avec les sensations, les animaux accomplissent beaucoup d’actions sous leur influence, les uns parce qu’ils ne possèdent pas l’intelligence, ce sont les bêtes, les autres, parce que leur intelligence est quelquefois obscurcie par la passion, ou les maladies, ou le sommeil: c’est le cas des hommes. En ce qui concerne l’imagination, en voilà assez sur sa nature et sa cause. Chapitre 4: L’intellect passible. Voyons maintenant la partie de l’âme par laquelle l’âme connaît et comprend, que cette partie soit séparée, ou même qu’elle ne soit pas séparée selon l’étendue mais seulement logiquement; nous avons à examiner quelle différence présente cette partie et comment enfin se produit l’intellection. Si donc l’intellection est analogue à la sensation, penser consistera ou bien à pâtir sous l’action de l'intelligible, ou bien dans quelque autre processus de ce genre. faut donc que cette partie de l’âme soit impassible, tout en étant susceptible de recevoir la forme; qu’elle soit, en puissance, telle que la forme, sans être pourtant cette forme elle- même, et que l’intellect se comporte par rapport aux intelligibles de la même façon que la faculté sensitive envers les sensibles. Par suite, pensant toutes choses, l’intellect doit nécessairement être sans mélange comme le dit ANAXAGORE, afin de commander, c’est-à-dire de connaître; car, en manifestant sa propre forme à côté de la forme étrangère, il met obstacle à cette dernière et s’oppose à sa réalisation. Il en résulte qu’il n’a pas non plus d’autre nature propre que celle d’être en puissance. Ainsi cette partie de l’âme qu’on appelle intellect (et j’entends par intellect ce par quoi l’âme pense et conçoit) n’est, en acte, aucune réalité avant de penser. Pour cette raison aussi, il n’est pas raisonnable d’admettre que l’intellect soit mêlé au corps, car alors il deviendrait d’une qualité déterminée, ou froid ou chaud, ou même posséderait quelque organe, comme la faculté sensitive or, en réalité, il n’en a aucun. Aussi doit-on approuver ceux qui ont soutenu que l’âme est le lieu des Idées, sous la réserve toutefois qu’il ne s’agit pas de l’âme entière, mais de l’âme intellectuelle, ni des Idées en entéléchie, mais des Idées en puissance. Que l’impassibilité de la faculté sensitive et celle de la faculté intellectuelle ne se ressemblent pas, cela est clair, dès qu’on porte son attention sur les organes sensoriels et sur le sens. Le sens, en effet, n’est plus capable de percevoir à la suite d’une excitation sensible trop forte par exemple, on ne perçoit pas le son, à la suite de sons intenses, pas plus qu’à la suite de couleurs et d’odeurs puissantes on ne peut voir ou sentir. Au lieu que l’intellect, quand il a pensé un objet fortement intelligible, ne se montre pas moins capable, bien au contraire, de penser les objets qui le sont plus- faiblement: la faculté sensible, en effet, n’existe pas indépendamment du corps, tandis que l’intellect en est séparé. Mais une fois que l’intellect est devenu chacun des intelligibles, au sens où l’on appelle savant " celui qui’ l’est en acte (ce qui arrive lorsque le savant est, de lui- même, capable de passer à l’acte), même alors il est encore en puissance d’une certaine façon, non pas cependant de la même manière qu’avant d’avoir appris ou d’avoir trouvé; et il est aussi alors capable de se penser lui-même. Puisque la grandeur est différente de la quiddité de la grandeur, et l’eau, de la quiddité de l’eau (et il en est ainsi de beaucoup d’autres choses, mais non de toutes, car pour certaines, il y a identité), on juge de la quiddité de la chair et de la chair elle- même, soit par des facultés différentes, soit plutôt par des manières d’être différente de la même faculté. Car la chair n’existe pas indépendamment de la matière, mais elle est comme le camus telle forme dans telle matière. C’est donc par la faculté sensitive que nous jugeons du froid et du chaud, ainsi que des qualités dont la chair est une certaine proportion. Par contre, c’est par une autre faculté, ou bien séparée de la précédente, ou plutôt se trouvant avec elle dans la même relation que la ‘ligne brisée, une fois redressée, avec la ligne brisée elle-même, que nous jugeons de la quiddité de la chair. De même encore, dans le cas des êtres abstraits, le droit est analogue au camus, car il est joint au continu. Mais sa quiddité, si du moins la quiddité du droit est différente du droit, est tout autre chose: mettons que ce soit, par exemple, la dyade. C’est donc par une faculté différente, ou plutôt par une manière d’être différente de la même faculté que nous les discernons. En général, donc, comme les objets de la connaissance sont séparables de leur matière, ainsi en est-il des opérations de l’intellect. Mais on pourrait se poser la difficulté suivante: si l’intellect est simple et impassible, et si, comme le dit ANAXAGORE il n’a rien de commun avec quoi que ce soit, comment pensera-t-il, puisque penser c’est subir une certaine passion? En effet, c’est en tant qu’une certaine communauté de nature appartient à deux facteurs, que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. Autre question: l’intellect est-il lui-même intelligible? Ou bien, en effet, l’intellect appartiendra aux autres intelligibles, si ce n’est pas en vertu d’autre chose que lui-même qu’il est intelligible et si l’intelligible est une chose spécifique ment une; ou bien, mêlé à l’intellect, il y aura quelque élément étranger qui, comme pour les autres intelligibles, le rendra intelligible. Ne faut-il pas plutôt reprendre notre distinction antérieure de la passion s’exerçant grâce à un élément commun, et dire que l’intellect est, en puissance, d’une certaine façon, les intelligibles mêmes, mais qu’il n’est, en entéléchie, aucun d’eux, avant d’avoir pensé? Et il doit en être comme d’une tablette où il n’y a rien a d’écrit en entéléchie: c’est exactement ce qui se passe pour l’intellect. De plus, l’intellect est lui-même intelligible comme le sont les intelligibles. En effet, en ce qui concerne les réalités immatérielles, il y a identité du pensant et du pensé, car la science théorétique et ce qu’elle connaît sont identiques. Quant à la cause qui fait qu’on ne pense pas toujours, il reste à la déterminer) Par contre, dans les choses qui renferment de la matière, c’est en puissance seulement que réside chacun des intelligibles. Il en résulte qu’à ces dernières choses l’intellect ne saurait appartenir (car l’intellect n’est puissance de choses de ce genre qu’à l’exclusion de leur matière), tandis qu’à l’intellect l’intelligibilité appartiendra. Chapitre 5: L’intellect agent. Mais, puisque, dans la nature tout entière, on distingue d’abord quelque chose qui sert de matière à chaque genre (et c’est ce qui est en puissance tous les êtres du genre) et ensuite une autre chose qui est la cause et l’agent parce qu’elle les produit tous, situation dont celle de l’art par rapport à sa matière est un exemple, il est nécessaire que, dans l’âme aussi, on retrouve ces différences. Et, en fait, on distingue, d’une part, l’intellect qui est analogue à la matière, par le fait qu’il devient tous les intelligibles, et, d’autre part, l’intellect qui est analogue à la cause efficiente, parce qu’il les produit tous, attendu qu’il est une sorte d’état analogue à la lumière car, en un certain sens, la lumière, elle aussi, convertit les couleurs en puissance, en cou leurs en acte. Et c’est cet intellect qui est séparé, impassible et sans mélange, étant par essence un acte car toujours l’agent est d’une dignité supérieure au patient, et le principe, à la matière. La science en acte est identique à son objet par contre, la science en puissance est antérieure selon le temps, dans l’individu, mais, absolument, elle n’est pas antérieure même selon le temps, et on ne peut dire que cet intellect tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est une fois séparé qu’il n’est plus que ce qu’il est essentiellement, et cela seul est immortel et éternel. (Nous ne nous souvenons pas cependant, parce qu’il est impassible, tandis que l’intellect pâtie est corruptible) et, sans l’intellect agent, rien ne pense. Chapitre 6: Les actes de l'intelligence. L’intellection des, indivisibles a lieu dans les choses où le faux ne peut trouver place Mais dans celles qui admettent le faux et le vrai, il y a déjà une composition de notions comme si ces notions n’en formaient qu’une; de même qu’au dire d’EMPÉDOCLE, "là où beaucoup de têtes sans cou poussaient", elles furent ensuite réunies par l’Amitié, ainsi ces notions, d’abord séparées entrent aussi en composition telles sont, par exemple, les notions d’incommensurable et de diagonale Et quand il s’agit de choses passées ou futures, le temps inter vient comme un élément additionnel dans leur composition. En effet, le faux réside toujours dans une composition car, même si on affirme que le blanc est non-blanc, on a fait entrer le non-blanc en composition On peut aussi bien appeler division toutes ces compositions. Mais, de toute façon, le’ faux ou le vrai n’est pas seulement que Cléon est blanc, mais aussi qu’il l’était ou ‘le seras. Et le principe unificateur de chacune de ces compositions c’est l’intellect. Maintenant, puisque l’indivisible se prend en une double acception et qu’il peut signifier soit l’indivisible en puissance, soit l’indivisible en acte, rien n’empêche de penser l’indivisible quand on pense la longueur (car elle est indivisible en acte), et ce, dans un temps indivisible: c’est, en effet, de la même façon que la longueur, que le temps est divisible ou indivisible. On ne peut donc pas dire quelle partie de la longueur l’esprit pense dans chaque moitié du temps. En effet, chaque moitié n’existe qu’en puissance, tant que la division n’a pas été faite. Mais en pensant séparément chacune des deux moitiés, l’esprit divise aussi, par là même, le temps, et alors c’est comme s’il pensait plusieurs longueurs. Si, inversement, l’esprit pense la longueur comme formée de deux demi-longueurs, il pense aussi dans un temps formé de deux demi-temps. Quant à ce qui est indivisible non pas selon la quantité, mais par la forme, on le pense dans un temps indivisible et par un acte indivisible de l’âme; mais c’est seulement par accident, et non pas de la même façon que les indivisibles en acte, que sont divisibles l’opération par laquelle, et le temps dans lequel, on pense les indivisibles formels; en fait, on les pense de la même façon que les indivisibles en acte sont indivisibles. En effet, même dans ces indivisibles en acte, réside quelque chose d’indivisible (mais aussi sans doute de non-séparé), qui fait l’unité du temps et de la longueur; et cet élément indivisible est pareillement présent dans tout ce qui est continu, temps ou longueur. Le point, lui, comme aussi toute division et ce qui est indivisible de cette façon, se découvrent à nous de la même manière que la privation. Et on peut en dire autant des autres cas: sur la façon, par exemple, dont on connaît le mal ou le noir; car c’est par leurs contraires qu’en un sens on les connaît. Mais il faut que l’esprit connaissant soit en puissance ce contraire et qu’il ne fasse qu’un avec lui. Si, par contre, quelqu’une des causes n’a pas de contraire, elle se connaît elle-même, et elle existe en acte et à l’état séparé. En résumé, l’assertion affirme un attribut d’un sujet, comme l’affirmation elle-même, et elle est, par suite, toujours vraie ou fausse Avec l’intellect, il n’en est pas toujours ainsi: quand il a pour objet l’essence au point de vue de la quiddité, il est toujours -dans le vrai, mais non pas s’il affirme un attribut d’un sujet. Mais, de même que la perception, par la vue, de son sensible propre, est toujours vraie (alors que, dans la question de savoir si le blanc est, au non, un homme, la perception n’est pas toujours vraie), de même en est-il pour tous les objets sans matière. Chapitre 7: L’intellect pratique. La science en acte est identique à son objet. Mais a la science en puissance est antérieure, selon le temps, dans l’individu, bien que, absolument, elle ne soit pas antérieure, même selon le temps car c’est de l’être en entéléchie que procède tout ce qui devient Et il apparaît, en fait, que le sensible fait seulement passer la faculté sensitive, qui était en puissance, à l’acte, car le sens ni ne pâtit, ni n’est altéré, Aussi est-ce là une autre espèce de mouvement. En effet, le mouvement est, disions- nous, acte de ce qui est inachevé, tandis que l’acte au sens absolu, l’acte de ce qui a atteint son plein développement, est tout différent. Ainsi donc la sensation est semblable à la simple énonciation et à la simple conception; mais quand l’objet sensible est agréable ou pénible, l’esprit, émettant une sorte d’affirmation ou de négation, le poursuit ou l’évite; et éprouver le plaisir et la douleur, c’est agir par la faculté sensible prise comme médium et en relation avec le bon ou le mauvais, en tant que tels. Et l’aversion et le désir sont donc les actes de la même faculté, autrement dit: la faculté de désir et la faculté d’aversion ne sont distinctes ni l’une de l’autre, ni de la faculté sensitive, bien que leur essence soit différente. Quant à l’âme dianoétique, les images remplacent pour elle les sensations, et quand elle affirme ou nie le bon ou le mauvais, elle fuit ou poursuit. C’est pourquoi jamais l’âme ne pense sans image C’est ainsi, pour prendre un exemple, qu’il arrive que l’air rend la pupille de telle qualité; la pupille, à son tour, agit sur une autre chose (et l’ouïe fait de même), tandis que le dernier terme est un, et constitue une médium unique, bien que multiple dans son essence. Quant au principe par lequel l’âme juge que le doux diffère du chaud, nous l’avons indiqué plus haut mais il faut le redire ici: ce principe est une chose une, et une au sens où la limite est une Et ces sensibles, le sens’ commun, qui est un par analogie et par le nombre, les possède en lui dans le même rapport l’un à l’égard de l’autre que ceux- ci se trouvent, en réalité, vis-à-vis l’un de l’autre: car quelle différence y a-t-il entre la difficulté de savoir comment il juge les sensibles ne rentrant pas dans le même genre, et celle de savoir comment il juge les contraires, par exemple le blanc et le noir? Soit donc que ce que A, le blanc, est à B, le noir, F le soit à D. Il s’ensuit qu’on peut renverser la proportion et dire que A est à F comme B est à D. Si donc FD sont attributs d’un seul sujet, ils se comporteront, aussi bien que AB, comme une chose identique et une, bien que distincte par l’essence; et il en sera de même des autres couples. Le raisonnement serait identique si A était le doux, et B le blanc. La faculté noétique pense donc les formes dans les images. Et de même que c’est dans les sensibles que se détermine pour elle ce qu’il faut poursuivre et éviter, ainsi quand, même en dehors de la sensation, elle s’applique aux images, elle se meut Par exemple, en percevant que la torche est du feu, on connaît, par le sens commun, en la voyant remuer, qu’elle signale l’approche d’un ennemi. D’autres fois, au contraire, if est par les images qui sont dans l’âme, ou plutôt par les concepts, qu’on calcule et qu’on délibère, comme dans une vision les événements futurs d’après les événements présents. Et quand on a déclaré que là est l’agréable ou le pénible, alors on évite ou on poursuit; et il en est ainsi dans l’action en général. Et, en outre, ce qui est indépendant de l’action, savoir le vrai et le faux, appartient au même genre que le bon et le mauvais, mais avec cette différence, du moins, que le vrai et le faux existent absolument, et le bon et le mauvais, pour une personne déterminée. Quant à ce qu’on appelle les abstractions, l’intellect les pense comme on penserait le camus: en tant que camus,’ on ne le penserait pas à l’état séparé, mais, en tant que concave, si on le pensait en actes on le penserait sans la chair dans laquelle le concave est réalisé : c’est ainsi que, quand l’intellect pense les termes abstraits, il pense les choses mathématiques, qui pourtant ne sont pas séparées, comme séparées. Et, d’une manière générale, l’intellect en acte est identique à ses objets mêmes. Quant à la question de savoir s’il est possible que l’intellect pense une chose séparée sans qu’il soit lui-même séparé de l’étendue, ou si c’est impossible, nous aurons à l’examiner ultérieurement. Chapitre 8: Intelligence, sensation et imagination. Et maintenant, récapitulons ce que nous avons dit au sujet de l’âme, et répétons que l’âme est, en un sens, les êtres mêmes. Tous les êtres, en effet, sont ou sensibles ou intelligibles, et la science est, en un sens, identique à son objet, comme la sensation, identique au sensible. Mais de quelle façon, c’est ce qu’il faut rechercher. La science et la sensation se divisent donc de la même façon que leurs objets, la science et la sensation en puissance correspondant aux choses en puissance, la science et la sensation en entéléchie correspondant aux choses en entéléchie. Dans l’âme, à son tour, la faculté sensitive et la faculté cognitive sont en puissance leurs objets mêmes, dont l’un est intelligible et l’autre, sensible en puissance. Et il est nécessaire que ces facultés soient identiques aux objets mêmes, ou, tout au moins à leurs formes. Qu’elles soient les objets mêmes, ce n’est pas possible, car ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais sa forme. Il s’ensuit que l’âme est analogue à la main: de même, en effet, que la main est un instrument d’instruments, ainsi l’intellect est forme des formes, et le sens, forme des sensibles. Mais puisqu’il n’y a, semble- t-il, aucune chose qui existe séparément en dehors des grandeurs sensibles, c’est dans les formes sensibles que les intelligibles existent, tant les abstractions ainsi appelées que toutes les qualités et affections des sensibles. Et c’est pourquoi, d’une part, en l’absence de toute sensation, on ne pourrait apprendre ou comprendre quoi que ce fût et, d’autre part, l’exercice même de l’intellect doit être accompagné d’une image, car les images sont semblables à des sensations sauf qu’elles sont immatérielles. L’imagination, cependant, est distincte de l’assertion et de la négation, car il faut une combinaison de notions pour constituer le vrai ou le faux. Mais demandera-t-on, en quoi les notions premières diffèreront-elles alors des images? Ne serait-ce pas que ces autres notions ne sont pas non plus des images, bien qu’elles ne peuvent exister sans images. Chapitre 9: La faculté motrice. Nous avons défini l’âme, celle des animaux, par deux facultés: la faculté de juger, qui est la fonction de la pensée et de la sensation, et, en outre, la faculté de mouvoir selon le mouvement local. En ce qui concerne le sens et la pensée, nos explications antérieures doivent suffire; mais en ce qui concerne le principe moteur, il nous faut examiner ce qui enfin, dans l’âme, joue ce rôle, si c’est quelque partie unique de l’âme, séparée soit dans l’étendue, soit logiquement, ou si c’est l’âme tout entière; et, en supposant que c’en soit quelque partie, si c’est une partie spéciale, distincte de celles qu’on reconnaît habituellement et que nous avons indiquées, ou bien si c’est quelqu’une de ces dernières. Mais la question se pose immédiatement de savoir en quel sens on doit parler des parties de l’âme, et quel est leur nombre. D’une certaine façon, en effet, il apparaît bien qu’elles sont en nombre infini et qu’il ne suffit pas seulement de distinguer, avec certains philosophes, la partie rationnelle, la partie impulsive et la partie appétitive, ou, avec d’autres, la partie rationnelle et la partie irrationnelle. En effet, à examiner les différences d’après lesquelles ces divisions sont établies, il apparaît, en fait, qu’il existe d’autres parties, séparées les unes des autres par un intervalle plus grand que celles-ci: ce sont celles dont nous venons de parler savoir la partie nutritive, qui appartient tant aux plantes qu’à tous les animaux; la partie sensitive, qu’on ne peut facilement classer ni comme irrationnelle, ni comme rationnelle; en troisième lieu, la partie imaginative, qui, par son essence, est différente de toutes les autres, mais dont il est très difficile de dire à quelle partie elle est identique ou de quelle partie elle est distincte, si on suppose des parties séparées dans l’âme; enfin, la partie désirante, qui, tant par sa forme que par sa puissance, semblerait bien être différente de toutes les précédentes, et qui pourtant ne peut, sans absurdité, être séparée des autres parties: car c’est dans la partie rationnelle que le désir réfléchi prend naissance, et dans la partie irrationnelle, l’appétit et l’impulsion; si, de même, on fait l’âme tripartite, le désir figurera dans les trois parties. Revenons à l’objet de notre précédente étude: qu’est-ce qui meut l’animal selon le lieu? En effet, le mouvement d’accroissement et de décroissement, appartenant à tous les êtres animés, doit, semble-t-il, être attribué au principe que tous possèdent, savoir la faculté génératrice et nutritive. Quant à l’inspiration et à l’expiration, au sommeil et à la veille, on les examinera plus tard, car ils soulèvent, eux aussi, beaucoup de difficulté. Mais, pour en revenir au mouvement selon le lieu, qu’est-ce qui imprime à l’animal son mouvement de progression? C’est ce qu’il faut examiner. Que ce ne soit pas la faculté nutritive, c’est évident. Toujours, en effet. C’est en vue d’une fin que ce mouvement de locomotion s’accomplit, et il est accompagné soit d’imagination, soit de désir, car aucun animal, à moins de désirer ou de fuir un objet, ne se meut autrement que par contrainte. De plus dans cette hypothèse, même les plantes seraient capables de mouvement, et elles posséderaient quelque partie servant d’organe à ce genre de mouvement. De même, ce n’est pas davantage la faculté sensitive, car il y a beaucoup d’animaux qui ont la sensation, et qui cependant restent stationnaires et immobiles pendant toute leur vie. Si donc la nature ne fait rien en vain, ni ne néglige rien de ce qui est est (sauf dans les êtres incomplets et imparfaits; mais les animaux considérés ici sont parfaits et non incomplets: et la preuve en est qu’ils sont capables d’engendrer et qu’ils traversent une période de maturité et de déclin), il s’ensuit qu’ils devraient posséder aussi les parties qui peuvent servir d’organe à la progression. Mais ce n’est pas non plus la faculté rationnelle, et ce qu’on nomme l’intellect, qui est le moteur. En effet, l’intellect théorétique ne pense rien qui ait rapport à la pratique, et n’énonce rien sur ce qu’il faut éviter et poursuivre, alors que le mouvement de progression est toujours d’un être qui évite ou poursuit quelque chose. Et même quand l’intellect porte sur une chose de ce genre il n’ordonne pas pour autant de la poursuivre ou de l’éviter: par exemple, souvent il pense quelque chose de redoutable ou d’agréable sans ordonner de fuir; c’est le cœur seul qui est mis en mouvement, ou, a s’il s’agit d’une chose agréable, quelque autre partie du corps. Enfin, même quand l’intellect prescrit et que la pensée dit de fuir quelque objet ou de le poursuivre, l’animal ne se meut pas par là même; au contraire, il agit parfois selon l’appétit, et c’est ce que fait l’intempérant. Enfin, d’une manière générale, nous observons que celui qui possède la science médicale ne l’exerce pas pour autant, ce qui montre bien que c’est tout autre chose qui détermine l’action conforme à la science, et non pas la science elle- même. Enfin, ce n’est pas davantage le désir qui détermine ce genre de mouvement: car les tempérants, quand ils éprouvent des désirs et des appétits, n’accomplissent pas les choses dont ils ont le désir, mais ils obéissent à la raison. Chapitre 10: La cause du mouvement. Il apparaît qu’il y a, de toute façon, deux facultés motrices: le désir et l’intellect (à la condition de regarder l’imagination comme une sorte l’intellection : souvent, en effet, se détournant de la science, les hommes obéissent à leurs imaginations, et, chez les animaux autres que l’homme, il n’y a ni intellection, ni raisonnement, mais seulement imagination). Ces deux facultés, l’intellect et le désir, sont donc l’une et l’autre motrices selon le lieu j’entends l’intellect qui raisonne en vue d’un but, autrement dit l’intellect pratique, lequel diffère de l’intellect théorétique par sa fin. Tout désir aussi est en vue d’une fin, car ce qui est l’objet du désir, c’est là le principe de l’intellect pratique, et le dernier terme de la discursion est le point de départ de l’action. Il apparaît donc raisonnable de regarder comme motrices ces deux facultés, savoir le désir et la pensée pratique. En effet, le désirable meut, et c’est pour cela que la pensée meut, attendu que son principe est le désirable. De même l’imagination, quand elle meut, ne meut pas sans le désir. Il n’y a ainsi qu’un seul principe moteur, la faculté désirante. Car s’il y en avait deux (je veux dire l’intellect et le désir) pour mouvoir, ils seraient moteurs en vertu de quelque caractère commun. Mais, en réalité, l’intellect ne meut manifestement pas sans le désir. (Le souhait réfléchi, en effet, est une forme du désir; et quand on se meut suivant le raisonnement, on se meut aussi suivant le souhait réfléchi). Le désir, au contraire, peut mouvoir en dehors de tout raisonnement, car l’appétit est une sorte de désir Seulement l’intellect est toujours droit, tandis que le désir et l’imagination peuvent être droits ou erronés. Aussi est-ce toujours le désirable qui meut, mais il peut être soit le bien réel, soit le bien apparent. Non pas tout bien, d’ailleurs, mais le bien pratique; et le bien pratique, c’est le contingent et ce qui peut être autrement. Que ce soit donc une telle faculté de l’âme, celle qu’on nomme le désir, qui imprime le mouvement, c’est évident. Quant à ceux qui divisent l’âme en parties s’ils la divisent et partagent d’après ses puissances, il en résulte un très grand nombre de parties: une nutritive, une sensitive, une noétique, une délibérative, et maintenant en outre, une désirante: car ces dernières différent plus les unes, des autres que la partie appétitive, de la partie impulsive. Et puisqu’il naît des désirs contraires les uns aux autres, ce qui arrive quand la raison et les appétits sont contraires (fait qui ne se produit d’ailleurs que chez les êtres qui ont la perception du temps: en effet, l’intellect commande de résister en considération du futur, tandis que l’appétit n’est dirigé que par l’immédiat car le plaisir présent apparaît comme absolument agréable et bon absolument, parce qu’on ne voit pas le futur), il s’ensuit que le principe moteur doit être spécifiquement un, et c’est la faculté désirante en tant que faculté désirante, et, le premier de tout, le désirable, car celui-ci meut sans être mû, par le seul fait d’être pensé ou imaginé, bien que numériquement les principes moteurs soient multiples. Puisque tout mouvement suppose trois facteurs, le premier étant le moteur, le second ce par quoi il meut, et le troisième le mû; qu’à son tour le moteur est double, d’une part ce qui est immobile, d’autre part ce qui est à la fois moteur et mû, il s’ensuit qu’ici le moteur immobile, c”est le bien pratique, le moteur mû, le désirable (car le mû est mû en tant qu’il désire, et le désir est une sorte de mouvement au plutôt un acte) et le mû, l’animal. Quant à l’instrument par lequel meut le désir, c’est dès lors quelque chose de corporel: aussi est-ce dans les fonctions communes au corps et à l’âme qu’il doit être étudié. Pour le moment, qu’il nous suffise de dire d’une façon sommaire, que ce qui cause le mouvement par le moyen d’organes se trouve au point où le commencement et la fin coïncident, comme, par exemple, la jointure: là, en effet, le convexe et le concave sont, le premier, fin, et le second, principe; c’est pourquoi le concave est en repos, et le convexe en mouvement, et qu’ils sont logiquement distincts tout en étant inséparables dans l’étendue. Car tout se meut par poussée et par traction. Par suite, il doit y avoir, comme dans un cercle, un point en repos d’où parte le mouvement. En général, donc, ainsi que nous l’avons dit, c’est en tant que l’animal est doué de désir qu’il est son propre moteur; mais il n’est pas doué de désir sans l'être d’imagination, et toute imagination, à son tour, est rationnelle ou sensitive. C’est donc celle-ci que les animaux autres que l’homme ont aussi en partage. Chapitre 11: Suite. Il faut examiner aussi le cas des animaux imparfaits, entends ceux à qui appartient seulement le sens du toucher. Quel est leur principe moteur? Est-il possible, ou non, qu’ils possèdent imagination et appétit Pli apparaît bien, en effet, qu’il y a en eux plaisir et douleur. Or, s’ils possèdent ces états, ils doivent posséder aussi l’appétit. Mais l’imagination, comment pourra-t-elle leur appartenir? Ne serait-ce pas que, comme leurs mouvements sont indéterminés, de même aussi ces facultés leur appartiennent bien, mais ne leur appartiennent que d’une manière indéterminée L’imagination sensitive appartient donc, comme nous l’avons dit aux autres animaux aussi, tandis que l’imagination délibérative n’appartient qu’à ceux qui sont raisonnables car pour ces derniers, savoir si l’on fera telle chose ou telle autre c’est déjà l’œuvre du raisonnement et il leur est nécessaire de n’employer qu’une unité de mesure, puisque c’est ce qui est le plus avantageux qu’ils poursuivent. Les animaux raisonnables sont donc capables de construire une seule image à partir d’une pluralité d’images. Et la raison pour laquelle les animaux imparfaits ne semblent pas posséder le jugement, c’est qu’ils n’ont pas cette imagination qui découle du syllogisme alors que celle-ci implique celui-là. Aussi le désir irrationnel n’implique-t-il pas la faculté délibérative. Mais, chez l’homme, j1 l’emporte à certains moments sur le désir rationnel et le meut; à d’autres moments, au contraire, c’est ce dernier qui l’emporte sur le premier, comme une Sphère sur une autre Sphère; ou, enfin, le désir irrationnel domine le désir irrationnel, dans le cas de l’intempérance (bien que, par nature, ce soit toujours la faculté la plus haute qui possède la suprématie et qui imprime le mouvement). De sorte qu’il y a dès lors trois sortes de mouvements. Quant à la faculté intellective, elle n’est jamais mue, mais elle demeure en repos. Et puisque dans le syllogisme pratique on distingue, d’une part, le jugement ou proposition portant sur l’universel, et, d’autre part, le jugement portant sur l’individuel (car le premier énonce que le possesseur d’une telle qualité doit accomplir tel acte, et le second que tel acte déterminé est de telle qualité et que je suis la personne possédant la qualité en question), c’est, dès lors, ce dernier jugement qui imprime le mouvement, et non celui qui porte sur le général. Ou plutôt ne serait-ce pas l’un et l’autre, l’un toutefois étant plutôt en repos, et l’autre, non? Chapitre 12: Rôle sens dans la survie. Ainsi, en ce qui concerne l’âme nutritive tout être vivant, quel qu’il soit, doit la posséder nécessairement, et, en fait, il a une âme depuis sa formation jusqu’à sa destruction. Il est, en effet, nécessaire, que l’engendré ait une croissance, une maturité et un dépérissement, tous processus impossibles sans la nutrition. Il faut donc nécessairement que la faculté nutritive existe dans tous les êtres qui croissent et dépérissent. Par contre, la sensation n’est pas nécessairement présente en tous les êtres vivants, car ceux dont le corps est simple ne peuvent posséder le toucher [et pourtant, sans lui, aucun animal ne peut exister] ni, non plus, ceux qui ne sont pas susceptibles de recevoir les formes sans la matière. Mais l’animal, lui, doit nécessairement avoir la sensation, puisque la nature ne fait rien en vain. Toutes les choses naturelles, en effet, sont en vue d’une fin, ou bien sont des rencontres fortuites de ce qui est en vue d’une fin. Or, comme tout corps doué du mouvement de progression, mais qui ne posséderait pas la sensation, serait voué à la destruction et n’atteindrait pas sa fin qui est la fonction de sa nature (car comment se nourrirait-il? Ce ne sont, en effet, que les êtres vivants stationnaires qui ont pour aliment ce dont ils sont sortis); comme, en outre, un corps ne peut posséder une âme et une intelligence capable de juger, sans posséder la sensation, du moins quand il s’agit d’un être non stationnaire tout en étant engendré (car à quoi lui servirait cet intellect? Ce devrait être un avantage soit pour son âme, soit pour son corps. Mais, en fait, ce ne serait ni l’un, ni l’autre, car l’âme n’en pensera pas plus, et le corps n’en existera pas mieux pour cela), il en résulte qu’aucun corps non stationnaire ne possède une âme, sans posséder la sensation. Mais si le corps a la sensation, il doit être nécessairement simple ou composé. Or il ne peut être simple, car alors il ne possèderait pas le toucher, dont la possession est pourtant indispensable. Ce dernier point est évident en vertu des considérations suivantes. Puisque l’animal, en effet, est un corps animé, que tout corps est tangible, et qu’est tangible ce qui est sensible au toucher, il est nécessaire aussi que le corps de l’animal ait la sensibilité tactile, si l’animal doit assurer sa conservation. Car les autres sens, c’est-à-dire l’odorat, la vue, l’ouïe, s’exercent par des intermédiaires autres que les organes sensoriels eux-mêmes; mais si, là où il y a contact immédiat, l’animal n’a pas la sensation, il ne sera pas capable d’éviter certains objets, ni d’appréhender les autres. Et s’il en est ainsi, l’animal sera dans l’impossibilité d’assurer sa conservation. C’est pourquoi le goût, lui aussi, est comme une sorte de toucher; il est le sens de l’aliment, et l’aliment, c’est le corps tangible. Au contraire, le son, la couleur et l’odeur ne nourrissent, ni ne produisent accroissement ou décroissement. Il en résulte nécessairement que le goût est une espèce de toucher, parce qu’il est le sens du tangible et du nutritif. Ces deux sens sont donc indispensables à l’animal, et il est clair qu’il n’est pas possible que, sans le toucher, l’animal existe. Quant aux autres sens, ils sont seulement en vue du bien-être, et il n’est pas nécessaire dès lors qu’ils appartiennent à n’importe quel genre d’animaux, mais seulement à quelques- uns d’entre eux, je veux dire à ceux qui possèdent le mouvement de progression. Car si l’animal de ce genre doit assurer sa conservation, il faut qu’il perçoive non seulement par le contact immédiat, mais encore à distance. Ce sera possible s’il peut perce voir par un intermédiaire, cet intermédiaire étant affecté et mû sous l’action du sensible, et l’animal lui-même sous l’action de cet intermédiaire. De même, en effet que, dans le mouvement local, le moteur produit un changement jusqu’à une certaine limite; que ce qui imprime une impulsion rend une autre chose capable d’en imprimer à son tour une autre, et que le mouvement se transmet ainsi à travers un intermédiaire; qu’en outre, le moteur premier meut et imprime une impulsion sans en subir une lui- même, tandis que le moteur dernier subit l’impulsion sans en imprimer une autre, l’intermédiaire étant à la fis l’un et l’autre; qu’enfin les intermédiaires sont nombreux; de même en a est-il dans le cas de l’altération, avec cette exception toutefois que l’altération se produit, le sujet demeurant dans le même lieu. Par exemple, si on a enfoncé un sceau dans de la cire, la cire n’a été mue que jusqu’au point où on a enfoncé le sceau; par contre, la pierre ne l’est nullement, tandis que l’eau le serait jusqu’à une grande distance. Quant à l’air c’est au plus haut degré qu’il est mobile, actif et passif, pourvu qu’il demeure stable et un Aussi, pour en venir à la réflexion de la lumière, est-il préférable, au lieu de supposer que la vision sort de l’œil et est réfléchie, de dire que l’air pâtit sous l’action de la forme et de la couleur aussi longtemps qu’il reste un. Or, sur une surface lisse, il est un: c’est pour quoi, à son tour, cet air meut l’organe de la vue, comme si le sceau imprimé dans la cire se transmettait jusqu’à la limite opposée de celle-ci. Chapitre 13: La composition du corps vivant. Le toucher. Il est clair que le corps de l’animal ne peut être simple, je veux dire formé exclusivement, par exemple, de feu ou d’air. A. défaut du toucher, en effet, l’animal ne peut posséder aucun autre sens, tout corps animé étant doué de sensibilité tactile, ainsi que nous l’avons dit Maintenant, les autres éléments, à l’exception de la terre peuvent sans doute devenir des organes sensoriels. Mais tous ces organes, c’est en percevant par autre chose qu’eux-mêmes qu’ils produisent la sensation, c’est-à-dire par le moyen des intermédiaires. Au lieu que le toucher s’exerce par le contact des sensibles eux-mêmes, et c’est d’ailleurs de ce fait qu’il tire son nom. Il est vrai que les autres organes sensoriels perçoivent aussi par contact, mais ce contact a lieu par l’intermédiaire d’une autre chose que l’organe lui-même: le toucher seul, dans l’opinion commune, perçoit par lui- même. Il en résulte qu’aucun corps d’animal ne saurait être constitué d’éléments tels que ceux-là. Il ne pourrait non plus l’être de terre, car le toucher est c une sorte de médium entre les tangibles, et son organe est susceptible de recevoir non seulement toutes les différences spécifiques de la terre, niais aussi le chaud, le froid et toutes les autres qualités tangibles. Et la raison pour laquelle nous ne sentons pas par les os, les cheveux et les parties corporelles de ce genre, c’est qu’ils sont formés seulement de terre. Et c’est aussi pour la même raison que les plantes n’ont aucune sensation: elles sont formées principalement de terre. Or, sans le toucher, il ne peut y avoir aucun autre sens, et l’organe du toucher n’est formé ni de terre, ni d’aucun autre élément pris isolément. Il est, par suite, évidemment nécessaire que le toucher soit le seul sens dont la privation entraîne la mort de l’animal. En effet, il n’est ni possible de le posséder sans être un animal, ni nécessaire, pour être un animal, d’en posséder un autre que celui-là. Et c’est aussi pourquoi les autres sensibles, j ‘entends la couleur, le son et l’odeur, ne peuvent, par leur excès, détruire que les organes sensoriels, et non pas l’animal lui-même (sinon par accident’: si, par exemple, en même temps que le son, une poussée ou un choc se produit, ou, encore, si, sous l’action des choses visibles ou de l’odeur d’autres choses se mettent en mouvement, qui détruisent par leur con tact). De même, la saveur, c’est seulement en tant qu’il lui arrive d’être en même temps tactile, qu’elle est destructive. Par contre, l’excès des tangibles, tels que du chaud, du froid ou du dur, anéantit l’animal lui-même l’excès de tout sensible anéantissant l’organe sensoriel, il en résulte que l’excès du tangible détruit le toucher, sens par lequel nous avons défini la vie car nous avons démontré que, sans le toucher, il est impossible pour l’animal d’exister. C’est pourquoi l’excès des tangibles détruit non seulement l’organe sensoriel, mais encore l’animal lui- même, attendu que c’est le seul sens que l’animal possède nécessairement. Quant aux autres sens, l’animal les possède, comme nous l’avons dit non pas en vue de l’être, mais en vue du bien-être: telle est la vue, qui, puisque l’animal vit dans l’air, dans l’eau, et, d’une manière générale, dans le diaphane, lui sert pour voir; le goût, c’est en raison de l’agréable et du pénible, afin que l’animal perçoive ces qualités dans l’aliment, les désire et se meuve; l’ouïe, c’est pour lui permettre de recevoir quelque communication, et la langue, enfin, pour qu’il puisse communiquer avec les autres.