[2,0] TRAITÉ DE L'AME - LIVRE SECOND. [2,1] CHAPITRE PREMIER. § 1. (412a3) Jusqu'à présent nous avons exposé les opinions que nos prédécesseurs nous ont transmises sur l'âme. Maintenant revenons sur nos pas, comme pour reprendre notre point de départ; et essayons de définir ce que c'est que l'âme, et d'en donner la notion la plus générale possible. § 2. Nous disons d'abord que la substance est un genre particulier des êtres, et que dans la substance il faut distinguer, en premier lieu : la matière, c'est- à-dire ce qui n'est pas par soi-même telle chose spéciale; puis ensuite, la forme et l'espèce, et c'est d'après elles que la chose est dénommée spécialement; et en troisième lieu, le composé qui résulte de ces deux premiers éléments. La matière est une simple puissance; l'espèce est réalité parfaite, entéléchie; et entéléchie doit s'entendre de deux façons: c'est ou comme la science qui peut connaître, ou comme l'observation qui connaît. § 3. (412a) 11 Ce sont les corps surtout qui semblent être des substances, et particulièrement les corps naturels, qui sont, en effet, les principes des autres corps. Parmi les corps naturels, les uns ont la vie, les autres ne l'ont pas; et nous entendons par la vie ces trois faits : se nourrir par soi-même, se développer et périr. Ainsi, tout corps naturel doué de la vie est substance, mais substance composée comme on vient de dire. § 4. Puisque le corps est de telle façon particulière, et que, par exemple, il a la vie, le corps ne saurait être âme; car le corps n'est pas une des choses qui puissent être attribuées à un sujet, il remplit bien plutôt lui-même le rôle de sujet et de matière. Donc, nécessairement, l'âme ne peut être substance que comme forme d'un corps naturel qui a la vie en puissance. Mais la substance est une réalité parfaite, une entéléchie. L'âme est donc l'entéléchie du corps, tel que nous venons de le définir. § 5. Mais entéléchie a deux sens, selon qu'on la considère, ou comme la science, ou comme l'observation. On peut la considérer comme la science évidemment; car dans la vie de l'âme, il y a aussi sommeil et réveil : or, la veille répond à l'observation, tandis que le sommeil représente une simple faculté qu'on possède, et qui reste sans action. Mais la science est, pour un même objet, antérieure par génération ; donc l'âme est l'entéléchie première d'un corps naturel qui a la vie en puissance. § 6. Et il faut entendre, d'un corps qui est organique. Ainsi, les parties mêmes des plantes sont des organes, mais des organes excessivement simples, comme le pétale, qui est l'enveloppe du péricarpe, et le péricarpe, qui est l'enveloppe du fruit. Les racines répondent à la bouche, car ces deux parties prennent également la nourriture. Si donc on veut quelque définition commune à toute espèce d'âme, il faut dire que l'âme est l'entéléchie première d'un corps naturel organique. § 7. On voit par là qu'il ne faut pas chercher si le corps et l'âme sont une seule et même chose, pas plus qu'il ne faut chercher si la cire et la figure qu'elle reçoit sont identiques, pas plus qu'en général on ne doit demander si la matière de chaque objet est la même chose que ce dont elle est la matière : car l'Un et l'Etre ayant plusieurs sens, le sens dans lequel on doit proprement les entendre est la réalité parfaite, l'entéléchie. § 8. Nous avons donc exposé d'une manière toute générale ce qu'est l'âme : elle est l'essence que conçoit la raison. Mais l'essence, pour un corps quelconque, c'est d'être ce qu'il est; et, par exemple, si l'un des instruments dont nous nous servons pouvait être un corps naturel, et ainsi une hache, l'essence de la hache serait d'être hache, et ce serait là son âme ; car cette essence une fois enlevée, il n'y a plus de hache, si ce n'est par simple homonymie. Mais ici nous parlons de hache, et l'âme n'est pas l'essence et la notion d'un corps tel que la hache ; elle est la notion seulement d'un corps naturel, ayant en lui-même le principe du mouvement et du repos. § 9. On peut encore appliquer ceci aux parties de l'être animé. Si l'œil était l'animal, l'âme de l'animal serait aussi sa vue; car la vue est rationnellement l'essence de l'œil Mais l'œil est la matière de la vue ; et la vue venant à manquer, il n'y a plus d'œil, si ce n'est par homonymie, comme on appelle œil un œil de pierre, un œil en peinture. Il faut appliquer aussi ce qui est dit d'une partie du corps seulement, au corps vivant tout entier; car l'analogie d'une partie à une partie se retrouve pour la sensibilité tout entière, relativement au corps entier, qui sent en tant qu'il est sensible. §10. Or. ce n'est pas ce qui a perdu l'âme qui est en puissance l'être capable de vivre, mais c'est, au contraire, ce qui la possède. La semence et le fruit ne sont tel corps qu'en puissance. § 11. De même donc que la faculté de couper est l'essence de la hache, et que la vision est l'essence de l'œil, de même la veille est une réalité parfaite, une entéléchie; (413a) et l'âme est comme la vue et comme la puissance de l'instrument. Le corps n'est que ce qui est en puissance; et de même que l'œil est à la fois la pupille et la vue, de même aussi l'âme et le corps sont ici l'animal. § 12. Il est donc clair que l'âme n'est pas séparée du corps, non plus qu'aucune de ses parties, si toutefois l'âme est divisée en parties; car il peut y avoir réalité parfaite, entéléchie, même de certaines parties. Mais certes rien n'empêche que quelques autres ne soient séparées, parce que ces parties ne sont les réalités parfaites, les entéléchies d'aucun corps. § 13. Mais ce qui reste obscur encore, c'est de savoir si l'âme est la réalité parfaite, l'entéléchie du corps, comme le passager est l'âme du vaisseau. Tout ce qui a été dit jusqu'ici de l'âme ne doit guère être pris que comme une simple esquisse. [2,2] CHAPITRE II. § 1. Mais comme ce qui est clair et plus connu, selon la raison, peut venir de choses qui sont obscures par leur nature, quoique cependant plus apparentes pour nous, essayons de nouveau de procéder ainsi qu'il suit à l'égard de l'âme. La véritable définition doit non seulement montrer l'existence de la chose comme le font la plupart des définitions, mais elle doit encore en contenir la cause et la mettre en lumière. Souvent les jugements qui donnent des définitions sont des espèces de conclusions ; et, par exemple, si l'on demande: Qu'est-ce que faire la quadrature? et qu'on réponde : C'est trouver une figure à angles droits et à côtés égaux qui soit égale à une figure à côtés inégaux, une telle définition n'est que l'énoncé déjà conclusion. Quand au contraire on dit que la quadrature est la découverte d'une moyenne proportionnelle, on indique la cause même de la chose. § 2. Nous disons donc, pour commencer toute cette étude, que l'être animé se distingue de l'être inanimé, parce qu'il vit. Mais vivre ayant plusieurs sens, pour affirmer d'un être qu'il vit, il nous suffit qu'il y ait en lui une seule des choses suivantes : l'intelligence, la sensibilité, le mouvement et le repos dans l'espace, et aussi ce mouvement qui se rapporte à la nutrition, à l'accroissement et au dépérissement. § 3. Ce qui fait que de toutes les plantes on peut dire qu'elles vivent, c'est qu'elles paraissent avoir en elles-mêmes une force et un principe d'où elles tirent leur accroissement et leur dépérissement en sens contraires. Car on ne saurait soutenir qu'elles croissent par en haut seulement et non par en has; elles se développent et se nourrissent également des deux manières et en tous sens ; et elles continuent de vivre tout le temps qu'elles peuvent prendre de la nourriture. § 4. C'est qu'il est possible que cette fonction subsiste indépendamment de toutes les autres, tandis qu'il est impossible que sans elle les autres subsistent, dans les êtres mortels. Cela est de toute évidence pour les plantes, qui n'ont pas d'autre puissance de l'âme que celle-là. Ainsi donc c'est par ce principe que la vie appartient aux êtres qui vivent. Mais l'animal n'est constitué primitivement que par la sensibilité. Aussi les êtres qui ne sont pas doués de mouvement et qui ne changent pas de place, s'ils ont cependant la sensibilité, n'en sont pas moins appelés des animaux ; et nous ne disons pas simplement qu'ils vivent. § 5. Le premier sens qui appartient à tous les animaux, c'est le toucher; et de même que la nutrition peut s'isoler du toucher et de toute sensibilité, de même le toucher peut s'isoler de tous les autres sens. Nous appelons faculté de nutrition cette partie de l'âme qui est commune aux plantes elles-mêmes; mais tous les animaux sans exception paraissent avoir le sens du toucher. Nous dirons plus tard la cause de chacun de ces phénomènes. § 6. Pour le moment, bornons-nous à dire que l'âme est le principe des facultés suivantes, et se trouve définie par elles : la nutrition, la sensibilité, la pensée et le mouvement. § 7. Chacune de ces facultés est-elle l'âme, ou seulement une partie de l'âme? Et si c'est une partie, est-ce de façon qu'elle soit séparée seulement pour la raison, ou bien aussi séparée matériellement? Ce sont là des questions dont quelques unes peuvent aisément se résoudre, et dont quelques autres présentent de grandes difficultés. § 8. Ainsi, de même que, dans les plantes, quelques unes, comme on peut le voir, vivent après qu'on les a divisées et séparées les unes des autres, comme si pour ces êtres l'âme était parfaitement et réellement une dans chacune d'elles, et qu'en puissance elle fût multiple ; de même nous voyons, avec une autre différence de l'âme, un phénomène analogue se produire pour les insectes que l'on coupe. Chacune de leurs parties possède la sensibilité et la locomotion ; et si elles ont la sensibilité, elles ont aussi et l'imagination et le désir ; car là où il y a sensation, là aussi il y a peine et plaisir; et là où sont ces deux affections, il y a nécessairement désir. § 9. On ne saurait ici encore affirmer rien de fort clair, ni de l'intelligence ni de la faculté de percevoir; mais l'intelligence semble être un autre genre d'âme, et le seul qui puisse être isolé du reste, comme l'éternel s'isole du périssable. § 10. Quant aux autres parties de l'âme, les faits prouvent bien qu'elles ne sont pas séparables, ainsi qu'on le soutient quelquefois. Mais au point de vue de la raison, elles sont différentes évidemment; car c'est tout autre chose d'être sensible et d'être pensant, parce que sentir et juger sont choses très différentes. Et de même pour chacune des facultés qu'on vient de nommer. § 11. De plus, certains animaux les ont toutes, d'autres n'en ont que quelques unes, d'autres n'en ont qu'une seule. C'est là ce qui constitue (414a) leur différence; et nous verrons plus tard quelle en est la cause. Mais il se passe quelque chose d'à peu près pareil pour les sens. Certains animaux les ont tous; d'autres n'en ont que quelques uns; d'autres enfin n'en ont qu'un seul; et c'est alors le plus nécessaire de tous, le toucher. § 12. De plus, ce par quoi nous vivons et sentons peut recevoir deux significations, de même que ce par quoi nous savons : ainsi nous appelons ce par quoi nous savons tantôt la science et tantôt l'âme, car nous disons qu'on sait par l'un des deux. De même ce par quoi nous sommes en santé, tantôt se nomme santé, et tantôt se rapporte à telle partie du corps ou même au corps entier. La science et la santé sont une espèce, elles sont une certaine forme, la notion, et pour ainsi dire l'acte de ce qui les reçoit, ici de ce qui est capable de savoir, là de ce qui est capable d'avoir la santé. C'est, en effet, dans le sujet passif, et dans l'être qui a telle disposition, que paraît avoir lieu l'acte des choses capables d'agir. Or, l'âme est ce par quoi nous vivons, sentons et pensons primitivement; elle doit donc être raison et forme, et non pas matière ou sujet. § 13. La substance, en effet, suppose, ainsi que nous l'avons dit, trois choses : la forme, la matière, et le composé, résultat de ces deux éléments. La matière n'est que puissance, et la forme est réalité parfaite, entéléchie ; et comme le résultat de toutes deux est l'être animé, le corps n'est pas la réalité parfaite, l'entéléchie de l'âme; c'est l'âme, au contraire, qui est la réalité parfaite, l'entéléchie du corps constitué de certaine manière. § 14. C'est là aussi ce qui donne toute raison à ceux qui prétendent, à la fois, que l'âme n'existe point sans le corps, et que l'âme n'est pas un corps. Non, elle n'est pas un corps, elle est quelque chose du corps; et voilà pourquoi elle est dans le corps, et dans le corps fait de telle façon; elle n'est pas, comme les philosophes antérieurs l'ont dit, dans un corps quelconque, oubliant d'ajouter dans quelle sorte de corps, quoique cependant il ne semble pas qu'une chose prise au hasard puisse indistinctement recevoir la première chose venue. § 15. Mais, en ceci, tout se passe suivant cette loi parfaitement raisonnable : la réalité parfaite, l'entéléchie de chaque chose ne se produit naturellement que dans ce qui est en puissance, et dans la matière qui est propre à la recevoir. Il est donc clair par là qu'il n'y a réalité parfaite, entéléchie et raison, que pour ce qui a la puissance de devenir de telle ou telle façon. [2,3] CHAPITRE III. § 1. (414a27) Les facultés de l'âme, que nous avons énumérées, ou bien appartiennent toutes ensemble à quelques êtres, ainsi que nous l'avons dit ; ou bien d'autres êtres n'en ont que quelques unes seulement; ou même d'autres n'en ont qu'une seule. Nous appelons facultés : la nutrition, les appétits, la sensibilité, la locomotion, la pensée. § 2. Les plantes n'ont que la nutrition; d'autres êtres (414b) ont à la fois la nutrition et la sensibilité. Quand il y a sensibilité, il y a de plus appétit; car l'appétit est désir, passion et volonté. Il est un seul sens que tous les animaux sans exception possèdent, c'est le toucher. Mais l'être qui a sensibilité a aussi peine et plaisir, selon que l'objet est agréable ou pénible; et les êtres qui ont ces qualités ont en outre le désir, car le désir est l'appétit de ce qui fait plaisir. § 3. De plus, ces êtres ont aussi le sens de la nourriture, car le toucher est le sens de l'alimentation. Tous les animaux, en effet, se nourrissent de matières sèches et liquides, chaudes et froides : et le sens propre de toutes ces choses, c'est le toucher. S'il s'applique aux autres choses sensibles, c'est indirectement; en effet, ni le sou, ni la couleur, ni l'odeur, ne contribuent en rien à la nourriture de l'animal ; mais la saveur est une des choses accessibles au sens du toucher. La faim et la soif sont des désirs ; la faim se rapporte au sec et au chaud, la soif se rapporte au froid et au liquide ; mais la saveur est comme l'assaisonnement de tous les aliments. Nous nous expliquerons plus tard à ce sujet : disons seulement ici que ceux des animaux qui ont le toucher ont aussi l'appétit. Ont-ils aussi l'imagination? c'est ce qui est incertain, et nous reviendrons plus loin sur cette question. § 4. Quelques animaux ont, outre ces facultés, la locomotion. D'autres, comme l'homme, ont de plus la pensée et l'intelligence, et quelque autre faculté, s'il y en a, qui soit analogue ou même supérieure à celles-là. § 5. Il est donc clair que la définition de l'âme ne peut être une, que comme l'est celle de la figure en géométrie. Si, dans cette science, il n'y a pas d'autres figures que le triangle et les figures qui le suivent, ici non plus il n'y a pas d'autres espèces d'âmes que celles qu on a énumérées. Toutefois on pourrait chercher, même pour les figures, une notion commune qui convînt à toutes sans exception, et qui ne fût spécialement propre à aucune. Et de même pour les âmes que l'on a indiquées. Mais il serait ridicule de chercher pour elles, aussi bien que pour les figures géométriques, une notion commune qui ne serait ni la notion propre d'aucune des choses en question, ni relative à l'espèce particulière et individuelle que l'on considérerait. Laissons donc cette recherche de côté. § 6. Mais à un autre égard, il en est de même à peu près pour l'âme que pour les figures. Pour celles-ci et pour les êtres animés, le terme qui suit contient également, en puissance, le terme qui le précède; et, par exemple, le triangle est dans le carré, la nutrition dans la sensibilité; de telle sorte que, pour chaque être, il faut chercher spécialement quelle est l'âme dont il est doué; et ainsi, quelle est l'âme de la plante, celle de l'homme ou celle de la bête. § 7. Examinons quelle est la loi de cette série régulière. Sans nutrition, point de sensibilité: mais la nutrition dans les plantes est séparée de la sensibilité. D'autre part, sans le toucher, aucun des autres sens n'existe. Mais le toucher peut exister sans les autres : ainsi beaucoup d'animaux n'ont ni la vue, ni l'ouïe, et sont tout-à-fait privés du sens de l'odorat. Parmi les êtres doués de sensibilité, les uns possèdent la locomotion, d'autres ne l'ont pas. Enfin très peu d'animaux ont le raisonnement et la pensée. Ceux qui, parmi les êtres périssables, ont le raisonnement, ont aussi toutes les autres facultés ; mais ceux qui n'en ont qu'une n'ont pas tous le raisonnement. En outre, les uns sont dénués même de l'imagination, tandis que d'autres ne vivent que par elle. Quant à l'intelligence spéculative, c'est une tout autre question. Il est donc évident que la définition qui convienne mieux a chacune de ces facultés, est aussi celle qui convient le mieux à l'âme. [2,4] CHAPITRE IV. § 1. (415a13) Pour étudier ces facultés, il est nécessaire de bien comprendre d'abord ce qu'est chacune d'elles, et ensuite de rechercher les conséquences qu'elles entraînent, et tout le reste. Mais pour dire ce qu'est chacune d'elles, et par exemple ce que c'est que la pensée, ou la sensibilité, ou la nutrition, il faut en outre dire préalablement ce que c'est que penser et sentir ; car les actes et les fonctions sont rationnellement antérieurs aux facultés. Et s'il en est ainsi et s'il faut, même encore avant les actes, étudier les opposés de ces actes, il faut ici, par le même motif, déterminer ces opposés : je veux dire qu'il faut déterminer ce que c'est que nourriture, objet sensible, objet intelligible. § 2. Ainsi donc, il faut tout d'abord parler de l'alimentation et de la génération, car l'âme nutritive se retrouve aussi dans les autres âmes; et c'est la première et la plus commune des facultés de l'âme, celle par laquelle la vie appartient à tous les êtres animés. Ses actes sont d'engendrer, et d'employer la nourriture. L'acte le plus naturel aux êtres vivants qui sont complets, et qui ne sont ni avortés ni produits par génération spontanée, c'est de produire un autre être pareil à eux, l'animal un animal, la plante une plante, afin de participer de l'éternel et du divin autant (415b) qu'ils le peuvent. Tous, en effet, ont ce désir instinctif; et c'est en vue de cet acte qu'ils font tout ce qu'ils font selon la nature. D'ailleurs la cause finale est double, et l'on y peut distinguer le but poursuivi, et l'être pour lequel ce but est poursuivi. Mais comme ces êtres ne peuvent jouir de l'éternel et du divin par leur propre continuité, parce qu'aucun des êtres périssables ne saurait demeurer identique et un numériquement, chacun d'eux y participe pourtant, dans la mesure où il le peut, les uns plus, les autres moins ; et si ce n'est pas l'être même qui subsiste, c'est presque lui: s'il n'est pas un en nombre, il est un du moins en espèce. § 3. L'âme est la cause et le principe du corps vivant. Cause et principe peuvent s'entendre en plusieurs sens. Pareillement l'âme est cause, suivant les trois modes déterminés de cause ; car l'âme est cause, en ce qu'elle est le principe même d'où vient le mouvement, ce en vue de quoi il a lieu, et en tant qu'elle est l'essence des corps animés. § 4. Comme essence, cela est évident; car c'est l'essence qui est cause de l'être pour toutes choses: or, vivre pour les êtres qui vivent, c'est être ; et la cause et le principe de tout cela, c'est l'âme. De plus, la réalité parfaite, l'entéléchie, est la raison de ce qui est en puissance. § 5. Il n'est pas moins clair que l'âme est cause aussi en tant que cause finale ; car, de même que l'intelligence agit en vue de quelque fin, de même aussi agit la nature ; c'est une fin qu'elle poursuit, et cette fin, dans les animaux, c'est précisément l'âme faite selon la nature. Ainsi tous les corps formés par la nature sont les instruments de l'âme; et de même que le sont ceux des animaux, de même aussi le sont ceux des plantes; tous sont faits en vue de l'âme : or, la cause finale est double, c'est le but poursuivi, c'est l'être pour lequel ce but est poursuivi. § 6. Le principe d'où vient primitivement la locomotion, c'est l'âme, bien que cette faculté n'appartienne pas à tous les êtres vivants. De plus, l'altération et l'accroissement se rapportent aussi à l'âme ; car la sensation paraît bien être une sorte d'altération, et nul être ne sent, à moins qu'il n'ait une âme. De même pour l'accroissement et le dépérissement : nul être ne dépérit ni ne croît, dans la nature, sans se nourrir, et nul ne se nourrit qu'il ne participe aussi à la vie. § 7. (416a) Empédocle n'a pas eu raison, quand il a prétendu que les végétaux prennent leur accroissement en poussant leurs racines en bas, parce que c'est là le sens dans lequel la terre est naturellement portée ; et qu'ils poussent en haut, parce que le feu se dirige ainsi. Il n'a pas bien compris le haut et le bas; le haut et le bas ne sont pas identiques pour tous les êtres et pour l'univers. Ce qu'est la tête dans les animaux, les racines le sont dans les plantes, si c'est par les fonctions qu'il faut distinguer ou identifier les organes. En outre, qu'est-ce qui réunit ici le feu et la terre portés en sens contraires? Ils se sépareront sans aucun doute s'il n'y a pas quelque cause qui les en empêche; et si cette cause existe, ce ne peut être que l'âme, et la cause qui fait que les plantes croissent et se nourrissent. § 8. Quelques philosophes ont pensé que la nature du feu est la cause absolue de la nutrition et de l'accroissement. Comme il est le seul des corps, ou des éléments, qui paraisse se nourrir et s'accroître, on était amené à supposer que c'est lui aussi qui, dans les plantes et les animaux, produit ces deux phénomènes. Il est bien possible qu'il y contribue avec d'autres causes ; mais il n'en est pas exclusivement cause, et c'est bien plutôt l'âme. L'accroissement du feu s'étend à l'infini, tant qu'il y a du combustible; mais dans tous les corps formés par la nature, il y a une limite et un rapport de grandeur et d'accroissement. Or, ceci appartient à l'âme et non au feu, au rapport plutôt qu'à la matière. § 9. Puisque la même faculté de l'âme est à la fois nutritive et génératrice, il faut nécessairement parler d'abord de l'alimentation; car c'est cette fonction spécialement qui distingue cette faculté de l'âme de toutes les autres. La nourriture paraît être un contraire agissant sur un contraire, mais non pas un contraire quelconque agissant sur un contraire quelconque; elle se rapporte à tous ces contraires qui non seulement s'engendrent mutuellement, mais qui aussi s'accroissent les uns par les autres. Il y a, du reste, beaucoup de choses qui viennent les unes des autres, sans être d'ailleurs des quantités; par exemple le sain vient du malade. Mais ces contraires ne paraissent pas être de la même façon aliment les uns pour les autres; ainsi l'eau est aliment pour le feu, mais le feu ne nourrit pas l'eau. Et dans les autres corps, il semble que les deux parties principales soient, l'une la nourriture, et l'autre, le corps nourri. § 10. Mais il y a une difficulté, et la voici : les uns disent que c'est le semblable qui nourrit le semblable, de même que c'est lui qui l'accroît; et d'autres, à l'inverse, pensent, comme nous le disons ici, que c'est le contraire qui nourrit le contraire, le semblable ne pouvant être affecté par le semblable. Selon eux, la nourriture change et est digérée. Or, un changement se fait toujours soit en l'opposé, soit en l'intermédiaire. De plus, la nourriture elle-même est en un sens affectée par le corps qu'elle nourrit, et le corps ne l'est pas par la (416b) nourriture; de même que l'ouvrier n'est pas affecté par la matière, tandis que la matière, au contraire, l'est par lui : seulement, l'ouvrier la fait passer de l'inertie à l'acte. § 11. Mais il importe de savoir si l'on parle de la nourriture dans le dernier état où elle se trouve, ou dans le premier ; si on l'appelle nourriture sous ces deux formes, bien qu'elle soit tantôt non digérée et tantôt digérée, on peut alors admettre les deux explications pour l'action de la nourriture; car en tant que non digérée, c'est le contraire qui nourrit le contraire ; en tant que digérée, c'est le semblable qui nourrit le semblable. On le voit donc, les deux opinions sont en quelque sorte en partie vraies, et en partie fausses. § 12. (416b9) Mais comme nul être ne se nourrit qui n'ait aussi la vie, le corps animé serait le corps qui se nourrit, en tant qu'animé; et par suite, le mot nourriture est un terme relatif au corps animé, et ne doit point se prendre en un sens indirect. § 13. C'est du reste tout autre chose que de donner nourriture, et de donner accroissement. C'est en tant que la nourriture est quantité que l'accroissement se produit ; c'est en tant qu'elle est chose spéciale et essence que la nutrition a lieu. L'être, en effet, conserve son essence, il subsiste tout autant de temps qu'il se nourrit. La nourriture n'engendre pas l'être qu'elle nourrit, elle est en quelque sorte l'être nourri lui-même ; car elle est déjà elle-même l'essence ; et les êtres ne s'engendrent jamais eux-mêmes, ils ne font que se conserver. En un mot, ce principe de l'âme, c'est la force capable de conserver ce qui la possède, tel qu'il est. La nourriture le dispose à agir ainsi; et de là vient que ce qui est privé de nourriture ne peut vivre. § 14 Il y a ici trois choses : l'être nourri, ce par quoi il est nourri, et ce qui le nourrit. Ce qui le nourrit, c'est la première âme ; l'être nourri, c'est le corps qui a cette âme ; et ce par quoi il est nourri, c'est l'aliment. § 15. Mais comme il est convenable de dénommer toutes les choses par la fin à laquelle elles tendent, et qu'ici la fin c'est de produire un être semblable à soi, la première âme serait donc celle qui fait que l'être engendre un être pareil à lui. § 16. Ce par quoi l'être est nourri est double, de même qu'est double aussi ce par quoi l'on gouverne un vaisseau : la main et le gouvernail ; l'une moteur et mue tout ensemble, l'autre moteur seulement. D'autre part, il faut nécessairement que toute nourriture puisse être digérée. Or, c'est la chaleur qui fait la digestion; et voilà pourquoi tout être animé a de la chaleur. On n'a du reste fait ici qu'une esquisse de ce qu'est la nutrition. Les éclaircissements viendront plus tard dans les traités consacrés spécialement à ce sujet. [2,5] CHAPITRE V. § 1. (416b32) Ces points une fois fixés, parlons de la sensation en général et dans toute son étendue. La sensation, ainsi qu'on la dit, consiste à être mû et à éprouver quelque chose; et elle paraît être une sorte d'altération que l'être supporte. (417a) Quelquefois on a prétendu qu'il n'y a que le semblable qui puisse être affecté par le semblable : nous avons dit, dans nos études générales sur l'Action et la Passion, jusqu'à quel point cela est possible ou ne l'est pas. § 2. Mais on demande pourquoi il n'y a pas sensation des sensations elles-mêmes, et pourquoi la sensation ne peut avoir lieu qu'avec les objets extérieurs, bien que le feu, la terre et les autres éléments soient dans l'être sensible, et qu'il y ait pourtant sensation, soit de ces éléments mêmes, soit de leurs accidents. C'est qu'évidemment la sensibilité n'est pas en acte, elle est seulement en puissance. Il en est de même du combustible, qui ne brûle pas tout seul et sans la chose qui le doit faire brûler; car alors il se brûlerait lui-même, et n'aurait aucun besoin du feu réel et effectif, du feu en entéléchie. Mais comme sentir a pour nous une double acception, et que de l'être qui entend et qui voit en puissance, nous disons qu'il voit et qu'il entend, quoiqu'il soit endormi, tout aussi bien que nous le disons de l'être qui agit réellement, il faut distinguer dans la sensation ce double sens, et reconnaître, d'une part, la sensation en acte, et de l'autre, la sensation en puissance ; il en est de même pour sentir, sentir en puissance et sentir en acte. § 3. Disons donc, d'abord, que pour nous c'est une même chose que souffrir, et être mû et être en acte. C'est qu'en effet le mouvement est une sorte d'acte, mais d'acte incomplet. Toutefois, comme on l'a dit ailleurs, toutes choses souffrent et sont mues par un être qui peut faire et qui est en acte ; et voilà aussi pourquoi, dans un sens, c'est le semblable qui est affecté par le semblable; et, dans un autre sens, c'est le dissemblable. Ainsi que nous l'avons dit, ce qui souffre, c'est le dissemblable; mais ce qui a souffert est semblable. § 4. Il faut, en outre, distinguer, même pour la puissance, comme pour la réalité parfaite ou entéléchie ; car ici, nous parlons de toutes deux d'une manière absolue. Ainsi nous disons qu'un être quelconque est savant, comme, par exemple, nous dirions que l'homme est savant, parce que l'homme fait partie des êtres qui sont savants et qui ont la science. Mais aussi nous disons également d'un homme qu'il est savant, quand il possède la grammaire. Pourtant ces deux hommes ne peuvent pas de la même façon : l'un peut savoir parce qu'il a tel genre et telle matière ; l'autre peut employer son savoir, dès qu'il le voudra, en supposant toujours que rien du dehors ne vienne faire obstacle. Mais c'est celui qui applique actuellement sa science, qui est savant en toute réalité, en entéléchie; c'est celui qui sait, à proprement parler, telle chose spéciale, A par exemple. Ces deux premiers hommes sont donc l'un et l'autre savants en puissance ; mais l'un est savant parce qu'il a été modifié par l'étude, qui l'a fait passer souvent d'un état tout contraire à l'état où il est ; l'autre est savant d'une autre façon, parce que, possédant la sensation (417b) ou la grammaire sans en faire usage, il passe à l'acte quand il le veut. § 5. Mais souffrir n'est pas davantage un terme simple ; il signifie tantôt une sorte de destruction faite par le contraire, tantôt il signifie plutôt la conservation de ce qui est en puissance, accomplie par ce qui est en parfaite réalité, en entéléchie; la conservation de ce qui est semblable, dans le rapport de la puissance à la réalité. Ainsi, l'être qui possède la science devient percevant tel objet de sa science ; et cela, certes, n'est pas une altération, car c'est un simple développement de l'être en lui-même vers sa parfaite réalité, son entéléchie; ou, du moins, c'est un tout autre genre d'altération. Ainsi donc, on aurait tort de dire que l'être qui pense, quand il pense, est altéré; tout aussi bien qu'on aurait tort de dire que le constructeur est altéré, quand il construit. Donc, ce qui fait passer l'être qui est en puissance à la réalité parfaite, à l'entéléchie, en fait d'intelligence et de pensée, doit s'appeler, non pas du nom d'apprentissage, mais d'un tout autre nom. Même de l'être qui de la simple puissance passe à la science, et la reçoit de celui qui la possède en toute réalité, en entéléchie, et qui peut la transmettre, on ne doit pas dire qu'il souffre, ainsi qu'on l'a fait voir; ou bien alors, il faut admettre deux sortes d'altération, l'une qui est un changement en des dispositions privatives, et l'autre un changement qui mène à telles habitudes et à telle nature. § 6. Le premier changement de ce genre, dans l'être sensible, vient de l'être même qui l'engendre; et quand il est engendré, il a déjà comme la science et la sensibilité. Être en acte a les mêmes nuances qu'avait plus haut le mot de percevoir; mais ici il y a cette différence que quand l'acte existe, ce qui le produit vient du dehors : c'est l'objet vu, l'objet entendu, ou tel autre objet sensible. La cause en est que la sensation en acte ne s'applique qu'aux choses particulières, tandis que la science s'applique aux choses universelles. Mais les universaux sont en quelque sorte dans l'âme elle-même. De là vient qu'on peut penser spontanément, quand on le veut; mais on ne peut pas sentir spontanément, car il faut de toute nécessité qu'il y ait une chose à sentir. Il en est tout-à-fait ainsi, même dans la science que nous acquérons des choses sensibles, et par un motif tout pareil, puisque les choses sensibles sont à la fois particulières et du dehors. Mais nous retrouverons encore l'occasion d'éclaircir ceci davantage. § 7. Pour le moment, bornons-nous dire que cette expression, être en puissance, n'est pas une expression simple, et qu'il faut l'entendre tantôt en ce sens, par exemple, où nous disons qu'un enfant pourrait être général d'armée ; tantôt en ce sens où nous le disons de celui qui est réellement en âge d'être général. Le mot de sensibilité (418a) a tout-à-fait les mêmes nuances. Mais comme cette différence n'a pas reçu de nom spécial, bien que nous ayons dit pourtant que ces acceptions sont distinctes et comment elles le sont, nous avons dû nécessairement nous servir des mots souffrir et être altéré, comme d'expressions reçues. Mais l'être qui sent est en puissance à peu près comme est en réalité, en entéléchie, l'être senti, ainsi qu'on l'a dit. Il n'est donc pas semblable, quand il souffre; mais quand il a souffert, il est rendu semblable; et il est comme l'objet même qui l'affecte. [2,6] CHAPITRE VI. § 1. (418a7) Parlons d'abord pour chaque sens des objets sensibles. Objet sensible peut s'entendre de trois façons : deux où nous disons sentir en soi, et une où nous le disons par accident. Des deux premières acceptions, l'une signifie ce qui est propre à chaque sens; et l'autre, ce qui est commun à tous. § 2. J'appelle propre ce qui'ne peut pas être senti par un autre sens, et ce sur quoi le sens ne peut se tromper; et, par exemple, la vue s'applique à la couleur, l'ouïe au son, et le goût à la saveur. Le toucher a encore bien plus de différentes nuances ; mais chaque sens discerne ce qui lui est propre, et ne se trompe ni sur la couleur, ni sur le son ; mais il connaît ce qu'est l'objet coloré et où il l'est, ou bien ce qu'est l'objet sonore et où il est. § 3. C'est là ce qui est appelé l'objet propre de chaque sens. Mais ce qu'il y a de commun pour tous, c'est le mouvement, le repos, le nombre, la figure, la grandeur; car tout cela n'appartient en propre à aucun sens : ce sont des objets communs à tous; et ainsi il y a un certain mouvement qui est sensible au toucher et à la vue. § 4. On dit d'un objet sensible qu'il est sensible par accident, quand, par exemple, l'objet blanc qu'on voit est le fils de Diarès ; car ce n'est que par accident qu'on a cette sensation du fils de Diarès, parce que c'est un accident du blanc que l'on sent, et que, par suite, on n'éprouve rien de la part de l'objet sensible en tant qu'il est de telle façon. Mais les objets propres des sens sont, parmi les choses qui sont sensibles en soi, celles qui doivent être précisément appelées sensibles ; et ce sont les choses auxquelles s'applique essentiellement, et par nature, chacun des sens. [2,7] CHAPITRE VII. § 1. (418a26) Ce à quoi s'applique la vue est un objet visible ; le visible est la couleur, et tout ensemble tous ces objets qu'on peut désigner par le langage, mais qui n'ont pas de nom commun. Ce que nous voulons dire ici deviendra plus clair à mesure que nous avancerons. Ainsi le visible est la couleur, et la couleur est ce qui est sur la chose visible en soi. Visible en soi est ce qui est visible, non pas d'après son appellation seule, mais qui l'est parce qu'il a en soi la cause qui le rend visible. (418c) Toute couleur met en mouvement ce qui est diaphane actuellement; et c'est là sa nature spéciale. Il n'y a donc pas sans lumière d'objet visible, et la couleur de chaque chose n'est visible qu'à la lumière. Et voilà pourquoi il faut dire d'abord ce qu'est la lumière. § 2. Le diaphane existe certainement; et j'appelle diaphane ce qui est visible, non pas visible par soi-même, à parler absolument, mais visible par une couleur étrangère. Tel est l'air, telle est l'eau et beaucoup de corps solides; car l'air et l'eau ne sont pas diaphanes en tant qu'air et eau, mais parce que la nature qui est dans ces deux corps est la même que celle qui est dans le corps éternel supérieur. La lumière est l'acte du diaphane en tant que diaphane. Mais ce en quoi il est en puissance peut être même l'obscurité. Au contraire, la lumière est, on peut dire, la couleur du diaphane, lorsque le diaphane est diaphane en toute réalité, en entéléchie, soit par le feu, soit par telle autre cause; comme, par exemple, le corps supérieur ; car ce corps a quelque chose de tout pareil et d'identique au feu. On a donc établi que le diaphane et la lumière ne sont ni du feu, ni absolument un corps, ni une émanation d'aucun corps; car, de cette dernière façon aussi, ce seraient des corps. Seulement, il y a dans le diaphane la présence du feu ou de quelque chose d'analogue; car il n'est pas possible que deux corps soient à la fois dans le même corps. § 3. La lumière paraît être le contraire des ténèbres ; l'obscurité est la privation de cet état de l'air qui vient du diaphane, de sorte qu'évidemment la lumière n'est que la présence de cet état. Empédocle, ou peut-être est-ce un autre qui a soutenu cette opinion, a eu tort de dire que la lumière circulait, et se produisait quelquefois, entre la terre et ce qui l'entoure, sans que nous le vissions. Ceci est à la fois contraire à la vérité, telle que la donne le raisonnement, et aux phénomènes. Dans un petit intervalle ce fait pourrait nous échapper ; mais de l'orient au couchant, c'est beaucoup trop prétendre que de soutenir qu'il nous échappe. § 4. (418b26) C'est une chose incolore qui reçoit la couleur; une chose insonore qui reçoit le son. Ce qui est incolore, c'est le diaphane, c'est l'invisible, ou du moins ce qui est à peine visible, ainsi que semble l'être l'obscurité. Voilà bien ce qu'est le diaphane, non pas quand il est diaphane en toute réalité, en entéléchie, mais seulement quand il est en puissance. C'est, en effet, la même nature qui est tantôt ténèbres et tantôt lumière, et les choses visibles ne sont pas toutes dans la lumière : c'est seulement la couleur propre de chacune d'elles. (419a) Ainsi, il y a des choses qu'on ne voit pas dans la lumière, mais qui produisent sensation dans les ténèbres, comme les corps qui semblent ignés et brillants (nous n'avons pas de nom spécial et unique pour désigner ces corps), et tels sont le champignon, la corne, les têtes des poissons, leurs écailles et leurs yeux. Mais on ne voit la couleur propre d'aucune de ces choses. Par quelle cause ces corps sont-ils visibles? c'est une autre question. § 5. Nous nous bornons ici à dire que certainement ce qui est visible à la lumière, c'est la couleur. Et ainsi donc elle ne peut être vue sans lumière ; car l'essence de la couleur, avons-nous dit, c'est de mettre en mouvement ce qui est diaphane en acte ; et la réalité complète, l'entéléchie du diaphane, c'est la lumière. La preuve en est évidente. Si l'on place, sur l'organe même, le corps qui a la couleur, on ne la verra pas. Mais la couleur meut le diaphane, et, par exemple, l'air; et l'organe sensible est mû par l'air, qui lui-même est continu. § 6. Démocrite n'a donc pas raison de penser que si le milieu devenait vide, on verrait parfaitement bien même une fourmi dans le ciel. Cela est tout-à-fait impossible. La vision ne se produit que quand l'organe sensible éprouve quelque affection. Or, il ne se peut pas qu'il soit affecté directement par la couleur même qui est vue; reste donc qu'il le soit par le milieu. Ainsi un milieu est indispensable; et, si le vide existait, non seulement on ne verrait pas bien, mais on ne verrait point du tout. § 7. On a dit pourquoi il est nécessaire que la couleur soit vue dans la lumière. Le feu est vu tout aussi bien, et dans les ténèbres, et dans la lumière ; et il le faut nécessairement, puisque c'est par le feu que le diaphane devient diaphane. § 8. Même raisonnement pour le son et pour l'odeur; car aucune de ces choses n'a besoin de toucher l'organe pour causer la sensation, mais le milieu est mis en mouvement par le son et par l'odeur ; et chacun des deux organes l'est à son tour par ce milieu. Si l'on vient à poser le corps sonore, ou le corps odorant, sur l'organe même, il n'y cause plus de sensation. Il en est absolument de même du toucher et du goût, bien que cela ne soit pas aussi évident. Pour quelle cause? c'est ce qu'on verra plus tard clairement. § 9. Le milieu des sons, c'est l'air; celui de l'odeur n'a pas de nom spécial. Il ne s'en produit pas moins quelque modification commune, et dans l'air, et dans l'eau; et ce que le diaphane est à la couleur, ce qui est dans ces deux éléments l'est au corps odorant. En effet, les animaux aquatiques eux-mêmes paraissent avoir (419b) le sens de l'odorat. Mais l'homme et les animaux terrestres qui respirent, ne peuvent sentir l'odeur s'ils n'aspirent pas. Nous en dirons aussi plus loin la raison. [2,8] CHAPITRE VIII. § 1.( 419b4) Étudions maintenant, avant les autres sens, le son et l'ouïe. Le son est double ; l'un est un acte et l'autre n'est qu'une puissance. Nous disons de certaines choses qu'elles n'ont pas de son, telles que l'éponge, la laine; et que d'autres en ont, comme l'airain et tous les corps durs et lisses, parce que ces autres choses peuvent résonner, c'est-à-dire causer entre l'objet et l'ouïe un son réel, un son en acte. § 2. Le son en acte se produit toujours par un corps en rapport avec quelque autre corps, et dans quelque milieu; c'est une percussion qui le cause. Aussi y a-t-il impossibilité que le son se produise quand il n'y a qu'un seul objet; car l'objet qui frappe est différent de l'objet frappé. Ainsi le corps sonore sonne relativement à quelque autre objet. Mais il n'y a pas de percussion sans mouvement; et, ainsi que nous l'avons dit, le son n'est pas le coup de choses prises au hasard : la laine a beau être frappée, elle ne rend pas de son. Mais l'airain et tous les corps lisses et creux en rendent, quand on les frappe, l'airain en particulier, parce qu'il est lisse. Les choses qui sont creuses rendent par la réflexion plusieurs coups après le premier, le milieu qui est mis en mouvement ne pouvant en sortir. § 3. On entend le son dans l'air, on l'entend aussi dans l'eau, mais moins distinctement. L'air n'est pas la condition souveraine du son, non plus que l'eau ; mais il faut que ce soient des corps solides qui se choquent entre eux, et encore qui choquent l'air. Ce choc contre l'air a lieu lorsque l'air frappé demeure et ne se disperse pas. Ainsi, c'est quand on le frappe vite et fort qu'il rend un son; car il faut accélérer le mouvement du corps qui déchire la tranche de l'air, comme si l'on frappait un tas de poussière ou une nuée de sable emportée rapidement. § 4. L'écho se produit, lorsque l'air est relancé de nouveau par le premier air qu'a réuni le vase qui le limite et l'empêche de se disperser, comme une balle est relancée. Il semble que l'écho devrait être perpétuel. Pourtant, il n'est pas toujours clair et perceptible, parce qu'il en arrive du son comme de la lumière. Ainsi, la lumière se réfléchit toujours; car autrement il n'y aurait pas de lumière partout, et il n'y aurait que ténèbres en dehors de l'endroit éclairé par le soleil; mais elle n'est pas réfractée partout comme elle le serait par de l'eau, de l'airain on quelque autre corps lisse. Elle l'est de manière à produire de l'ombre, qui nous sert à distinguer la lumière elle- même. § 5. On a raison de dire que c'est le vide qui est la condition souveraine de l'audition, si l'on admet que l'air soit le vide. C'est bien l'air qui fait qu'on entend, quand il est mis en mouvement dans un sens continu et un; (420a) mais comme il est diffluent, il ne résonne pas, à moins que l'objet frappé ne soit lisse. Alors aussitôt il devient un par son contact avec la surface; car la surface d'une chose bien lisse est une. § 6. Un corps sonore n'est donc pas autre chose que ce qui meut l'air, un sans discontinuité jusqu'à l'ouïe ; et l'ouïe est congénère à l'air. C'est parce que le son est dans l'air, qu'après avoir mû le dehors, il meut aussi le dedans. Voilà pourquoi l'animal n'entend pas partout, pas plus que l'air ne pénètre partout; et, en effet, la partie de l'organe qui doit être mue et qui est animée, n'a pas partout de l'air. L'air en lui-même n'a pas de son, parce qu'il est trop aisément divisible ; mais quand on l'empêche de se disperser, le mouvement qu'il reçoit devient alors du son. Or, l'air qui est dans les oreilles y est logé profondément pour y être immobile, afin que l'organe perçoive exactement toutes les nuances diverses du mouvement. Voilà aussi comment nous entendons dans l'eau : c'est que l'eau ne pénètre pas jusqu'à l'air qui est congénère au son. Mais il faut qu'elle n'entre pas non plus dans l'oreille par les circonvolutions; et lorsqu'elle s'y introduit, on ne peut plus entendre. On n'entend pas davantage quand la membrane est malade, de même qu'on ne voit plus, quand la peau qui est sur la pupille de l'œil devient malade aussi. Mais la preuve qu'on entend ou qu'on n'entend pas, c'est que l'oreille bruit toujours comme lorsqu'on en approche une corne. L'air qui est dans les oreilles est toujours mû d'un certain mouvement qui lui est particulier. Mais le son lui est étranger et ne lui est pas propre; et si l'on dit qu'on entend et par le vide et par le corps qui résonne, c'est que l'on entend par la partie de l'organe qui renferme l'air limité. § 7. (420a19) Est-ce le corps frappé ou le corps frappant qui résonne? C'est l'un et l'autre, mais d'une façon différente. Le son est le mouvement de ce qui peut être mû, à la manière des choses rebondissantes, par les corps lisses quand on les choque. Mais, tout corps frappé ou frappant ne rend pas de son, ainsi qu'on l'a dit; et, par exemple, quand une pointe frappe une pointe. Il faut que le corps frappé soit mû de telle sorte, que l'air en masse rebondisse et soit agité en masse. § 8. Quant aux différences des corps résonnants, elles s'aperçoivent aisément dans le son réel, le son en acte. Ainsi, de même que sans lumière on ne voit pas les couleurs, de même on ne perçoit pas le grave ou l'aigu en l'absence du son. Grave et aigu sont des expressions tirées par métaphore des objets sensibles au toucher. L'aigu, en un court espace de temps, meut le sens un grand nombre de fois ; et le grave, en un long espace de temps, le meut fort peu. Ce n'est pas que l'aigu soit rapide ni que le grave soit lent; mais le mouvement qui fait l'un se produit avec rapidité, et celui qui fait l'autre, avec lenteur. (420c) Et l'on voit qu'il y a ici ressemblance avec l'aigu et l'obtus perçus par le toucher. L'aigu, en quelque sorte, semble percer l'organe, l'obtus le pousse seulement parce que le mouvement a lieu pour l'un en peu de temps, et pour l'autre, en beaucoup de temps; et il en résulte que l'un est rapide et que l'autre est lent. Bornons-nous à ces considérations sur le son en général. § 9. La voix est un son produit par un être animé. Parmi les êtres inanimés, aucun n'a de voix ; mais c'est uniquement par similitude qu'on dit d'eux qu'ils en ont une, comme on le dit en parlant de la lyre, de la flûte et de toutes les autres choses sans vie, qui ont une vibration, un chant, un langage. Il semble qu'elles aient une voix, parce que la voix a aussi toutes ces nuances. Beaucoup d'animaux n'ont pas de voix ; et, par exemple, les animaux qui n'ont pas de sang, et les poissons parmi ceux qui ont du sang. Ceci est tout simple, puisque le son est un certain mouvement de l'air. Les poissons qui, à ce que l'on prétend, ont une voix, comme ceux de l'Achélous, font du bruit avec leurs branchies ou avec tel autre organe. § 10. La voix est donc le son propre de l'animal, mais elle n'est pas produite par la première partie venue; et comme le son se produit toujours à ces conditions qu'un corps en frappe un autre dans un milieu, lequel milieu est l'air, on peut dire avec raison que ces être-là seuls ont une voix qui reçoivent l'air. La nature emploie à deux usages l'air respiré. De même que la langue lui sert, et pour le goût et pour le langage, l'un, le goût, étant nécessaire, et aussi ayant été donné par elle à la plupart des animaux, et l'autre, le langage, n'ayant pour but que leur bien-être ; de même la nature fait servir le souffle et pour la chaleur intérieure, qui est indispensable (l'on en dira la raison ailleurs), et en outre pour la voix, faite seulement en vue du bonheur de l'individu. § 11. L'organe de la respiration, c'est le gosier; et c'est encore pour cette fonction qu'est faite une autre partie du corps, le poumon. Ce dernier organe, en effet, est cause que les animaux terrestres ont plus de chaleur que les autres. Le premier lieu vers le cœur a aussi besoin de la respiration; et voilà pourquoi il faut nécessairement, quand on aspire, que l'air entre en dedans. Ainsi donc, le coup que l'air aspiré par l'âme qui est dans ces parties donne contre ce qu'on appelle l'artère, c'est la voix. Mais tout son produit par l'animal n'est pas une voix, ainsi que nous l'avons dit ; et, par exemple, on peut produire aussi un son avec la langue, comme le font ceux qui toussent. Mais il faut, pour qu'il y ait voix, que le corps frappant soit animé, et qu'il y mette une certaine intention. La voix, en effet, est un son exprimant quelque chose ; ce n'est pas un simple bruit de l'air respiré, comme la toux. (421a) Mais par ce mouvement, l'être frappe l'air qui est dans l'artère contre l'artère même. § 12. La preuve, c'est qu'on ne peut émettre de voix, si, au lieu d'aspirer et d'expirer, on retient l'air; car, en le retenant, on trouble cette fonction. On voit aussi comment les poissons sont sans voix : c'est qu'ils n'ont pas de gosier; et s'ils sont privés de cet appareil, c'est qu'ils ne reçoivent pas l'air et ne respirent pas. Mais c'est ailleurs qu'il faut examiner la cause de leur organisation. [2,9] CHAPITRE IX. § 1. Il est moins facile de traiter de l'odorat et de l'objet odoré que de tout ce qu'on a expliqué jusqu'ici; car on ne sait pas positivement ce que c'est que l'odeur, aussi bien qu'on sait ce qu'est le son ou la couleur. C'est parce que ce sens, chez nous, n'est pas très parfait, et qu'il est moins délicat que chez beaucoup d'autres animaux. L'homme n'a point un bon odorat; il ne peut pas sentir une chose odorante sans plaisir ou peine, ce qui prouve bien que cet organe chez lui n'est pas très fin. § 2. On peut supposer avec raison que ceux des animaux qui ont les yeux durs, ne distinguent pas très bien les couleurs, et que les nuances des couleurs ne sont discernées par eux que selon qu'elles leur inspirent ou ne leur inspirent pas de la crainte. Telle est l'espèce humaine en ce qui concerne les odeurs. Il semble que les diverses qualités des saveurs soient, relativement au goût, ce que sont à peu près les qualités des odeurs pour l'odorat. Mais le goût, chez nous, est encore plus parfait, parce que c'est une sorte de toucher, et que l'homme a ce dernier sens excessivement délicat. Pour les autres, il est fort au-dessous de bien des animaux; mais pour le toucher, il est fort au-dessus d'eux tous, ce qui fait aussi qu'il est le plus intelligent des animaux. La preuve, c'est que, même parmi les hommes, les uns sont naturellement bien doués pour ce sens, et que les autres le sont mal, tandis qu'il n'y a rien de pareil pour les espèces inférieures : et ainsi les hommes qui ont la chair dure sont mal doués pour l'intelligence; ceux qui ont la chair douce sont au contraire bien doués. § 3. (421a26) Et de même qu'il y a des saveurs agréables et des saveurs amères, de même aussi pour les odeurs. Mais si à certains égards l'odeur et la saveur ont des analogies, par exemple, si une odeur est douce comme une saveur est douce, à d'autres égards l'odeur et la saveur sont tout le contraire. Il y a bien encore odeur âpre, forte, aigre et faible; mais, comme nous le disions, les odeurs n'étant pas aussi nettement distinctes que les saveurs, elles ont reçu (421b) leurs noms de ces dernières, à cause de la ressemblance même des choses. Ainsi on a appelé douce l'odeur du safran et du miel, et forte celle du thym et des plantes de ce genre; on en peut dire autant pour le reste des odeurs. § 4. Il en est des autres sens comme de l'ouïe. Elle est relative à ce qui s'entend et à ce qui ne s'entend pas; un autre sens est relatif à ce qui est visible et à ce qui est invisible; de même l'odorat est relatif à ce qui est odorant et à ce qui ne l'est pas. On dit d'un corps qu'il est inodore, tantôt quand il n'a pas du tout d'odeur, tantôt quand il en a peu, ou qu'il a une très faible odeur; et l'on dit aux mêmes titres qu'un corps est sans goût. § 5. L'olfaction se fait aussi par un milieu tel que l'air et l'eau; car les animaux aquatiques paraissent avoir également le sens de l'odorat. Les animaux qui ont du sang et ceux qui n'en ont pas, possèdent ce sens aussi bien que ceux qui vivent dans l'air; car il y a en beaucoup qui sont attirés de fort loin vers leur proie, par l'odeur qu'ils en ont reçue. § 6. Et c'est là précisément ce qui fait la difficulté de savoir pourquoi, si tous les animaux odorent de la même façon, l'homme odore en aspirant, et cesse d'odorer, lorsqu'au lieu d'aspirer il expire, ou retient son souffle: alors il ne peut plus percevoir l'odeur, ni de loin ni de près, non plus que lorsqu'il pose l'objet en dedans du nez, sur la narine même. Un phénomène commun à tous les animaux, c'est que l'objet placé directement sur l'organe cesse tout-à-fait d'être senti. Mais ne pouvoir pas sentir l'odeur sans aspirer, c'est là une particularité propre à l'espèce humaine; et l'on peut s'en convaincre par l'expérience. Les animaux privés de sang pourraient donc avoir, parce qu'ils n'aspirent pas, un autre sens en sus de tous ceux qu'on connaît. Mais il est impossible qu'ils en aient un autre, puisqu'ils sentent aussi l'odeur. En effet, la sensation de l'odeur dune chose qui a un parfum, soit agréable, soit désagréable, est une olfaction; et l'on voit les animaux de ce genre tués par les odeurs très fortes qui tuent aussi l'homme, comme l'asphalte, le soufre et autres corps analogues. Il faut donc conclure nécessairement que ces animaux odorent, bien qu'ils ne respirent pas. § 7. Du reste, cet organe paraît différer chez l'homme, comparativement au reste des animaux, à peu près comme ses yeux diffèrent de ceux des animaux qui ont les yeux durs. Les yeux de l'homme, en effet, ont une sorte de rempart et de fourreau, je veux dire les paupières ; et à moins qu'il ne meuve les paupières et ne les ouvre, il ne voit point; les animaux qui ont les yeux durs n'ont rien de pareil, mais ils voient directement les objets qui sont placés dans le diaphane. Tout de même, l'appareil olfactif est chez les uns sans couverture aussi bien que l'œil ; (422a) au contraire, chez les autres, qui reçoivent l'air, il a un tégument; et ce tégument se découvre quand ils respirent, les veines et les pores venant alors à s'ouvrir. § 8. Et voilà pourquoi les animaux qui respirent n'odorent pas dans l'eau ; c'est que, pour odorer, ils doivent nécessairement aspirer, et que dans l'eau il leur est impossible de le faire. D'ailleurs l'odorat s'applique au sec tout comme le goût s'applique à l'humide; et, en puissance, l'organe olfactif est analogue à l'objet auquel il s'applique. [2,10] CHAPITRE X. § 1. (422a8) L'objet sapide est en quelque sorte un objet touché ; et voilà ce qui fait que la chose perceptible au goût n'a pas besoin, pour être sentie, de l'intermédiaire d'un corps étranger : c'est que le toucher n'en a pas besoin non plus. Le corps dans lequel est la saveur est l'objet perceptible au goût; c'est l'humide qui est sa matière, et l'humide est quelque chose de tangible. Aussi nous serions dans l'eau et nous y sentirions fort bien quelque chose de doux qui y serait jeté, que la sensation pour nous ne se produirait pas par un intermédiaire, mais elle aurait lieu par cela seul que le doux serait mêlé au liquide, comme il arrive pour ce qu'on boit. La couleur, au contraire, n'a pas besoin, pour être visible, de se mêler à quelque chose ; et elle ne l'est pas non plus par des émanations. § 2. De même donc qu'ici l'intermédiaire n'est rien, et que le visible est la couleur, de même la saveur est ce qui est perceptible au goût. Aucun objet ne peut donner la sensation de la saveur sans humidité ; mais il y a toujours, soit en acte, soit en puissance, de l'humidité, comme pour le sel qui fond si facilement et par le seul contact de la langue. § 3. Mais on peut remarquer que la vue s'applique et au visible et à l'invisible, car les ténèbres sont invisibles, et pourtant c'est la vue qui les distingue; la vue s'applique de plus à ce qui est excessivement éclatant, ce qui est tout aussi invisible que les ténèbres, bien que d'une autre façon. On peut remarquer encore que l'ouïe s'applique au son et au silence, dont l'un est perceptible à l'ouïe et l'autre ne l'est pas, et qu'elle s'applique, en outre, au bruit excessif, comme la vue à ce qui est excessivement éclatant; car si un petit bruit est, dans un certain sens, imperceptible à l'ouïe, un bruit extrême, un bruit violent, ne l'est pas moins. D'autre part, invisible se dit d'une manière absolue, comme pour tant d'autres choses on emploie le mot impossible; mais il se dit aussi, quand l'objet n'a pas les qualités qu'il devrait avoir, ou ne les a qu'incomplètement) comme d'un animal on dit qu'il est sans pieds, ou d'une terre, qu'elle est sans olives. Le goût est tout-à-fait dans le même cas que la vue et l'ouïe, et il s'applique à ce qui est sapide et à ce qui est insipide. L'insipide est ce qui a peu de saveur, ou a une saveur mauvaise, ou peut faire mal au goût. 422b Le potable et l'impotable paraissent être ici le principe, et tous les deux ont une espèce de saveur; mais l'un est mauvais et fait mal au goût, l'autre, au contraire, est suivant la nature. § 4. Le potable est commun à la fois au goût et au toucher; et comme ce qui est sapide est humide, il y a aussi nécessité, à la fois que l'organe qui en a la sensation ne soit point humide réellement, en entéléchie, et qu'il ne soit point impuissant à le devenir. C'est que le goût est affecté par l'objet sapide en tant que sapide; car il faut nécessairement que l'organe s'humecte et qu'il puisse s'humecter, tout en restant ce qu'il est, et qu'il ne soit pas humide par lui-même. Ce qui le montre bien, c'est que la langue ne sent rien, ni quand elle est trop sèche, ni quand elle est trop humide; car elle ne sent alors que le premier humide qui l'a affectée, comme lorsqu'après avoir senti une très forte saveur, on en goûte une différente ; ou bien encore tels sont les malades, auxquels tout parait amer, parce que la langue, avec laquelle ils goûtent, est pleine d'une humidité qui a cette amertume. § 5. Les espèces des saveurs, de même que celles des couleurs, sont simples, quand elles sont contraires : ainsi le doux et l'amer, et les saveurs qui viennent à la suite : le fade pour l'un et l'âpre pour l'autre; et, outre ces extrêmes, le fort et le pur, l'aigre et l'acide. Telles sont, en effet, à peu près toutes les différences des saveurs. En résumé, le goût est la faculté qui peut être ainsi affectée, et l'objet sapide est ce qui en toute réalité, en entéléchie, l'affecte de cette façon. [2,11] CHAPITRE XI. § 1. (422b17) L'objet tangible et le toucher pourront être expliqués, l'un et l'autre, par les mêmes raisonnements. En effet, si le toucher est, non pas un sens unique, mais plusieurs sens, il faut aussi que les objets perceptibles au toucher soient de plusieurs sortes. Mais il y a doute pour savoir si le toucher est plusieurs sens, ou s'il est un sens unique, et quel est précisément l'organe qui touche l'objet tangible, et si c'est, ou non, la chair, et les parties correspondantes dans les animaux qui n'ont pas de chair. Mais la chair n'est qu'un intermédiaire ; et l'organe essentiel est quelque chose de tout différent qui est à l'intérieur. § 2. Tout sens ne paraît compter qu'une seule opposition par les contraires : ainsi la vue a le blanc et le noir, l'ouïe a le grave et l'aigu, le goût a l'amer et le doux. Mais dans le toucher, il y a plusieurs de ces oppositions, chaud et froid, sec et humide, dur et mou, et bien d'autres du même genre. On peut, il est vrai, donner une certaine solution de cette difficulté, en disant que pour les autres sens aussi il y a plusieurs oppositions, comme dans la voix, il y a non seulement le grave et l'aigu, mais encore le fort et le faible, le rude et le doux, et tant d'autres nuances que présente la voix. On peut dire également qu'il y a des différences analogues pour la couleur. Mais on ne sait pas clairement quel est ici le sujet unique du toucher, comme on sait que c'est le son pour l'ouïe. § 3. Y a-t-il ou n'y a-t-il pas un organe intérieur? ou bien est-ce (423a) la chair qui perçoit directement? Il ne paraît pas que l'on puisse tirer aucune indication, de ce que la sensation ne se produit qu'au moment où l'on touche les objets ; car dans l'état actuel des organes, on peut étendre sur la chair quelque chose qui fasse une sorte de membrane, et l'on n'en a pas moins la sensation tout aussi distincte que si l'on touchait directement. Cependant il est évident que l'organe de la sensation n'est pas dans cette membrane; et encore si elle était de même nature que la peau, la sensation la traverserait bien plus vite. § 4. Aussi cette partie du corps semble-t-elle être disposée comme le serait l'air, s'il faisait naturellement autour de nous une enveloppe circulaire; ce serait alors par un seul et même sens que nous paraîtrions percevoir et le son, et la couleur et l'odeur; et nous croirions que la vue, l'ouïe et l'odorat ne sont qu'un sens unique. Mais maintenant, comme le milieu par lequel se produisent ces mouvements est fort distinct, les organes de sensation dont nous venons de parler nous apparaissent évidemment comme différents aussi. Pour le toucher, au contraire, cela reste encore obscur. En effet, il est impossible qu'un corps animé se compose d'air ou d'eau, et il faut toujours qu'il y ait quelque partie solide. Reste donc qu'il soit un mélange de terre et d'autres éléments analogues, comme semblent être la chair et les parties qui la suppléent. Ainsi, la nature a fait, pour cet usage, le corps, qui est, entre ce qui touche et les objets touchés, l'intermédiaire indispensable où se produisent plusieurs sens. § 5. Cette multiplicité de sens est bien manifeste dans le toucher de la langue; une même partie y sent à la fois et toutes les choses purement tangibles et la saveur. Si les autres portions de la chair pouvaient avoir perception des saveurs, le goût et le toucher paraîtraient être un seul et même sens. Mais maintenant ce sont bien deux sens, parce qu'ils ne peuvent pas être pris réciproquement l'un pour l'autre. § 6. On peut aussi se poser cette question : Puisque tout corps a de la profondeur, c'est-à-dire la troisième dimension, deux corps qui ont entre eux quelque corps intermédiaire ne peuvent se toucher mutuellement. Or l'humide n'est pas certainement sans corps, non plus que le fluide; car il faut nécessairement de l'eau pour l'un, comme il faut aussi que l'autre ait de l'eau. Ainsi, les corps qui se touchent mutuellement dans l'eau doivent, puisque leurs extrémités ne sont pas sèches, avoir nécessairement entre eux de l'eau, dont leurs bords sont couverts ; et si cela est vrai, il est impossible que dans l'eau un corps en touche jamais un autre. Il en est absolument de même pour l'air ; car l'air est à l'égard des corps qui y sont plongés, comme l'eau est à l'égard de ceux qu'elle enveloppe. Mais nous nous apercevons encore bien moins que le fluide touche le fluide, comme l'ignorent (423b) aussi les animaux qui vivent dans l'eau. § 7. On voit donc qu'on peut se demander s'il n'y a qu'un seul mode de sensation pareil pour tous les sens, ou s'il y a divers modes pour les sens divers; ainsi le goût et le toucher paraissent maintenant avoir besoin du contact, tandis que les autres sens s exercent à distance. Mais cette différence n'existe pas ; car nous sentons le dur et le doux par des intermédiaires, tout comme nous sentons de cette manière le sonore, le visible et l'odorant; et de ces sensations, les secondes sont perçues de loin, les autres le sont de près. On peut remarquer que nous ne savons pas que nous les percevons toutes par un milieu; et nous sommes encore dans la même ignorance pour le goût et le toucher. Mais, ainsi que nous l'avons dit plus haut, si nous sentions toutes les choses perceptibles au toucher à travers une membrane, sans savoir qu'elle nous isole en nous entourant, nous serions comme nous sommes maintenant, quand nous nous plongeons dans l'eau et aussi en restant dans l'air : il nous semble toucher directement les choses mêmes, et nous serions tentés de dire qu'il n'y a point d'intermédiaire. § 8. Mais l'objet du toucher diffère des objets visibles et sonores, en ce que nous sentons ceux-ci, parce que l'intermédiaire agit sur nous d'une certaine façon, tandis que nous sentons les choses du toucher, non pas par l'intermédiaire, mais avec cet intermédiaire. Tel serait un homme frappé au travers de son bouclier; ce n'est pas le bouclier qui, frappé, a porté le coup, mais l'homme et le bouclier ont été tous les deux frappés à la fois. § 9. D'une manière générale, ce que l'air et l'eau sont pour la vue, pour l'ouïe et pour l'odorat, la chair et la langue semblent l'être pour le toucher ; elles se comportent envers lui comme chacun de ces éléments se comporte envers les autres organes. Pour le toucher, pas plus que pour les autres sens, il n'y a point de sensation, quand l'objet touche directement l'organe, de même qu'il cesserait d'y en avoir si l'on venait à placer un corps, un objet blanc par exemple, sur la surface de l'œil. Il est évident que c'est aussi de cette façon qu'est placé à l'intérieur l'organe qui sent l'objet tangible. Dès lors, tout se passe absolument comme pour les autres sens. Si les choses tangibles étaient placées sur l'organe même, on ne les percevrait pas, mais on les sent parce qu' elles sont posées sur la chair. On en peut conclure que c'est la chair qui est l'intermédiaire pour l'organe qui touche. § 10. Les différences des corps en tant que corps sont tangibles; je veux dire les différences qui distinguent les éléments, chaud, froid, sec, humide ; et nous en avons parlé antérieurement dans nos Etudes sur les Éléments. § 11. L'organe qui perçoit ces différences, c'est l'organe qui touche; et la partie où primitivement se trouve le sens qu'on nomme le toucher, est en puissance (424a) ce que les tangibles sont en acte ; car sentir, c'est éprouver quelque affection. Ce qui fait une chose pareille à soi en acte, ne le fait que parce que la chose est déjà telle en puissance. Voilà pourquoi nous ne sentons pas ce qui est chaud ou froid, dur ou mou, au même degré que nous ; nous ne sentons que les différences, comme si la sensibilité était une sorte de moyenne entre les qualités contraires des choses sensibles, et que ce fût là ce qui fait que la sensation peut juger les choses sensibles. En effet, c'est surtout le moyen terme qui est propre à juger, parce que relativement à chacun des extrêmes, il est à la fois l'un et l'autre. Et de même que ce qui doit percevoir le blanc et le noir, ne doit être en acte ni celui-ci ni celui-là, mais qu'il doit être tous les deux en puissance ; de même aussi pour les autres sens, et pareillement pour le toucher, qui ne doit être ni chaud ni froid. § 12. En outre, ainsi que la vue s'appliquait au visible et à l'invisible, et que les autres sens s'appliquaient également à leurs opposés, de même encore le toucher est relatif aux choses tangibles et aux choses non tangibles. On appelle non tangibles, et la chose qui ne présente qu'une très petite différence suffisante pour la faire ranger encore parmi les choses tangibles, l'air par exemple, et aussi les choses qui touchent l'organe avec une telle violence qu'elles détruisent la sensation. Nous avons donc tracé une esquisse de chacun des sens en particulier. [2,12] CHAPITRE XII. § 1. (424a17) Il faut admettre, pour tous les sens en général, que le sens est ce qui reçoit les formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit l'empreinte de l'anneau sans le fer ou l'or dont l'anneau est composé, et garde cette empreinte d'airain ou d'or, mais non pas en tant qu'or ou airain. De même la sensibilité est spécialement affectée pour chaque objet qui a couleur, saveur ou son, non pas selon que chacun de ces objets est dénommé, mais selon qu'il est de telle nature, et suivant la seule raison. § 2. Elle est l'organe primitif dans lequel est cette puissance. Elle est donc identique à l'objet senti, bien que son être soit différent ; car autrement ce qui sent serait aussi une sorte de grandeur. Mais pourtant l'essence de ce qui sent, non plus que la sensation même, n'est pas une grandeur; c'est un certain rapport et une certaine puissance à l' égard de l'objet senti. § 3. Et cela même nous fait voir clairement pourquoi les qualités excessives dans les choses sensibles détruisent les organes de la sensation. Si le mouvement est plus fort que l'organe, le rapport est détruit; et ce rapport était pour nous la sensation, tout de même que l'harmonie et l'accord sont détruits quand les cordes sont trop fortement touchées. § 4. Mais pourquoi les plantes ne sentent-elles pas, bien qu'elles aient une portion d'âme, et qu'elles soient affectées par les choses du toucher, et que, par exemple, elles se refroidissent et s'échauffent? (424b) La cause en est qu'elles n'ont ni cette qualité moyenne, ni un principe capable de recevoir les formes des choses sensibles, mais qu'elles sont affectées avec la matière. § 5. (424b.3) On pourrait encore demander si l'odeur fait éprouver quelque chose à ce qui ne peut odorer, ou la couleur à ce qui ne peut voir; la question s'applique aux autres sens. Si la chose que l'on odore est l'odeur, l'odeur, quand elle produit quelque sensation, ne produit que l'odoration; et ainsi rien de ce qui ne peut pas odorer ne saurait être affecté par l'odeur. On ferait pour les autres sens une réponse toute pareille. Bien plus, ce qui peut sentir ne sent jamais que de la façon qu'il est sensible. Voici qui le prouve bien encore : c'est que ni la lumière, ni l'obscurité, ni le son, ni l'odeur, ne changent en rien les corps; ce qui les change, ce sont les choses seulement dans lesquelles sont ces qualités : ainsi c'est l'air dont est accompagné le tonnerre qui fend le bois. § 6. Mais les qualités tangibles et les saveurs agissent sur les corps insensibles; autrement, par quelles causes les choses inanimées seraient-elles affectées et altérées ? Est-ce que les autres qualités agiront aussi sur les corps? Ou plutôt n'est-il pas vrai que tout corps n'est pas affectible par l'odeur et par le son ? Mais les corps qui sont affectés ainsi sont indéterminés et mobiles ; tel est l'air, qui peut contracter une odeur, comme s'il avait éprouvé quelque affection. Qu' est-ce donc que sentir une odeur, si ce n'est éprouver une certaine affection ? Sentir une odeur, c'est percevoir une sensation ; mais l'air, quand il subit une modification, ne fait que nous la rendre aussitôt perceptible.