[0] Lettre LI adressée à l'empereur Théodose après le massacre d'habitants de Thessalonique en 390 ap. J.-Chr. [1] Le souvenir de notre vieille amitié m’est doux et je garde la reconnaissance des bienfaits que votre extrême bienveillance a si fréquemment octroyés à d’autres, sur mon intercession. Concluez-en donc que si j’ai dû me dérober à votre venue, jusqu’ici toujours si vivement désirée, ce ne peut être par un sentiment d’ingratitude. Je veux vous exposer en peu de mots les raisons de mon attitude. Je voyais que, dans votre cour, j’étais le seul à qui l’on enlevât le droit naturel d’entendre, pour le frustrer en même temps du devoir de parler. Il vous était arrivé souvent, en effet, de vous émouvoir de ce que certaines mesures prises dans votre conseil fussent parvenues jusqu’à moi. Je suis donc exclu, moi, d’un droit commun à tous, en dépit de la parole du Seigneur : « Il n’y a point de secret si caché qu’il ne s’ébruite. » (Luc 8, 17). Je me suis plié avec toute la réserve dont je suis capable à la volonté impériale. J’ai veillé à ne vous donner aucune cause de mécontentement. J’ai fait en sorte qu’on ne me communiquât rien des décrets impériaux. Présent, il me faut donc, ou bien ne rien entendre, puisque chacun se tait par crainte, et encourir dès lors la réputation d’un homme qui ne veut rien voir ; ou bien entendre quelque chose, mais de telle façon que, si mes oreilles sont ouvertes, ma voix du moins reste muette. Car je ne dois point répéter ce que j’ai entendu, de peur de mettre en péril ceux que l’on viendrait à soupçonner d’indiscrétion. Quel parti pouvais-je donc prendre ? Ne rien écouter ? Mais il ne m’est pourtant pas possible de me boucher les oreilles avec de la cire dont parlent les anciennes fables. Répéter ce qui m’aurait été dit ? mais ce que je redoutais dans vos ordres m’engageait à surveiller mes paroles, pour n’amener aucune effusion de sang. Me taire alors ? eh quoi ? enchaîner sa conscience, imposer silence à sa voix, n’est-ce pas le parti le plus pitoyable ? Où donc est-il écrit : « Si le prophète n’avertit pas celui qui erre, celui qui erre mourra dans son péché, et le prêtre sera passible d’un châtiment pour ne l’avoir pas averti de son erreur » ? (Ezéch. 3, 18). Laissez-moi vous le dire, auguste Empereur. Que vous ayez du zèle pour la foi, je ne puis le nier ; que vous ayez de la crainte de Dieu, je n’en disconviens pas. Mais il y a en vous une impétuosité naturelle qui se tourne vite en miséricorde, quand on cherche à l’adoucir ; — qui s’exaspère, quand on l’irrite, et devient alors presque incoercible. Si personne ne la modère, plaise à Dieu que du moins personne ne l’aiguillonne ! Volontiers je vous livre à vous-même, car vous revenez à vous spontanément, et la force de votre piété triomphe de l’emportement de votre nature. [5] Cet emportement, j’ai préféré le confier sans rien dire à vos propres méditations, plutôt que de risquer de vous irriter par quelque démarche publique. J’ai mieux aimé relâcher quelque chose de mon devoir que de manquer à l’humilité, et, dussent les autres évêques me reprocher de me dessaisir de mon autorité, je n’ai pas voulu faillir au respect que je vous dois, à vous que j’aime tant. Maître de votre premier mouvement, il vous sera loisible de prendre librement une résolution. J'ai prétexté une indisposition, fort sérieuse en effet, et qu'un climat plus doux pourra soulager à peine. J'aurais pourtant préféré mourir que de ne pas attendre deux ou trois jours votre arrivée; mais il ne m'était pas possible de le faire. Il est arrivé à Thessalonique un massacre qui, de mémoire d’homme, n’a jamais eu son pareil ; un massacre que je n’ai pu empêcher, mais dont, avec mille supplications, je vous avais montré toute l’atrocité. Vous-même, en révoquant vos ordres – trop tard – vous en aperceviez la gravité. Atténuer un crime pareil, cela je ne le pouvais pas. Quand j’en appris la première nouvelle, ce fut au synode rassemblé pour l’arrivée des évêques des Gaules. Il n’y eut personne qui n’en gémit, personne qui la reçoit sans une vive émotion. Que moi, Ambroise, je vous eusse laissé dans ma communion, cela n’aurait point absous votre acte. Le ressentiment public qui déjà s’y attaque se serait encore plus déchaîné contre moi, si personne n’avait articulé qu’il vous est indispensable de vous réconcilier avec notre Dieu. Aurez-vous honte, ô Empereur, de faire ce qu’a fait David, le roi prophète, l’aïeul selon la chair de la race du Christ ? Nathan lui dit : « Un riche qui possédait une quantité de troupeaux enleva à un pauvre homme son unique brebis pour en régaler un hôte, et la lui tua. » Sentant que c’était contre lui que le trait était dirigé, David s’écria : « J’ai péché contre le Seigneur » (II Rois, 12, 13). Souffrez donc sans impatience que l’on vous dise, ô Empereur : « Vous avez fait ce que le prophète reprochait au roi David ». Si vous écoutez mes paroles avec soumission et que vous disiez aussi : « J’ai péché contre le Seigneur » ; si vous répétez ces mots du royal prophète : « Venez, adorons le Seigneur et prosternons-nous devant lui. Pleurons devant celui qui nous a créés » (Psaume, 95, 6), à vous aussi il sera dit : « Puisque vous vous repentez, le Seigneur vous remet votre péché, et vous ne mourrez point » (II Rois, 12, 13). [10] Le saint homme Job, qui était, lui aussi, puissant selon le monde, a dit :« Je n’ai pas caché mon péché. Je l’ai confessé devant tout le peuple » (Job, 31, 34). Jonathan, le fils de Saül, dit à ce roi farouche : « Ne péchez point contre votre serviteur David » (I Rois 19, 4), et encore : « Pourquoi pécher contre le sang innocent en tuant David sans motif ? » (Rois 19, 5). Tout roi qu’il fut, il n’en péchait pas moins en tuant un innocent. David, enfin, déjà en possession de son royaume, apprenant que l’innocent Abner avait été tué par Joab, le chef de son armée, s’écria : « De ce jour à jamais, je suis innocent, moi et mon royaume, du sang d’Abner, fils de Ner » (II Rois, 3, 28). Et il jeûna au milieu des larmes. Si je vous écris tout cela, ce n’est point pour vous humilier, mais pour que l’exemple de ces rois vous induise à ôter le péché de votre règne, et vous ne l’ôterez qu’en humiliant votre âme devant Dieu. Vous êtes un homme : la tentation vous assiège, – triomphez-en ! Le péché ne s’efface que par les larmes de la pénitence. Ni ange, ni archange n’y peuvent suppléer. Le Seigneur lui-même, qui seul a le droit de dire : « Je suis avec vous » (Matt. 28, 20) ne nous pardonne, quand nous avons péché, qu’après pénitence faite. Je viens donc vous avertir, vous prier, vous exhorter, vous rappeler au devoir. Car je souffre de voir que vous, naguère le modèle d’une exceptionnelle vertu, vous dont la clémence s’élevait si haut que vous ne supportiez que malaisément les châtiments suspendus sur les coupables, vous ne regrettiez point le meurtre de tant d’innocents. Quel qu’ait été votre bonheur à la guerre, quelles que soient les louanges que vous méritez en toute chose, c’est pourtant la piété qui a toujours caractérisé éminemment vos actes. Le démon vous a envié votre mérite le plus remarquable. Soyez son vainqueur, pendant que vous avez encore le moyen de le vaincre. N’allez pas ajouter à votre péché un autre péché, en prenant une attitude qui déjà a été nuisible à tant d’autres que vous. Quant à moi, qui, en tout le reste, demeure le débiteur de votre piété – envers laquelle je ne saurais être un ingrat, et qui m’apparaît comme supérieure à celle de beaucoup d’empereurs et comme égale à celle d’un seul – quant à moi, dis-je, je n’ai aucune raison de me montrer opiniâtre à votre égard, mais j’ai quelque raison de concevoir de la crainte. Je n’ose offrir le sacrifice si vous voulez y assister. Ce qui n’est pas permis quand le sang d’un seul a été versé est-il permis quand c’est le sang d’un si grand nombre qui l’a été ? J’estime que non. Enfin je vous écris de ma propre main cette lettre que vous devez être seul à lire. Aussi vrai que j’aspire à être délivré par le Seigneur de mes tribulations, ce n’est ni par un homme, ni par l’intermédiaire d’un homme, mais par une révélation manifeste que cette interdiction m’a été faite. Fort anxieux pendant la nuit où je me disposais à partir, il me sembla que vous veniez à l’Église, mais il ne m’était pas permis d’offrir le sacrifice. Je passe sur d’autres épreuves que j’ai pu détourner. Si je les ai souffertes, c’est, je suppose, pour l’amour de vous. Dieu veuille que toute cette affaire se termine paisiblement ! Il nous avertit de bien des façons : par des signes célestes, par les préceptes des prophètes, par les visions des pécheurs eux-mêmes, dont il veut se servir afin de nous faire entendre qu’il nous faut le prier pour qu’il éloigne les troubles, pour qu’il conserve aux princes la paix, et qu’il maintienne sa foi et sa tranquillité à l’Église, qui a si grand besoin d’empereurs chrétiens et pieux. [15] Vous désirez assurément l’approbation divine. « Chaque chose à son temps », est-il écrit (Ecclés. .3, 1). « Il est temps d’agir, ô Seigneur » (Ps., 119, 126). « Voici le moment favorable, ô Dieu » (Ps. 119, 13). Vous ferez votre offrande, lorsque vous aurez reçu l’autorisation de sacrifier, quand votre victime sera favorablement accueillie de Dieu. Ne serait-ce pas pour moi une joie d’avoir les bonnes grâces de l’Empereur, en me conformant à votre volonté, si l’affaire présente me le permettait ? Déjà la simple prière est un sacrifice. Elle obtient le pardon, tandis que l’offrande ne fait qu’offenser Dieu : l’une en effet implique l’humilité, l’autre, le mépris. Dieu lui-même a marqué qu’il préfère qu’on pratique ses commandements plutôt que de lui offrir des sacrifices. {trad. anglaise : God proclaims this, Moses declares it to the people, Paul preaches it to the Gentiles. Do that which you understand is most profitable for the time. "I prefer mercy," it is said, "rather than sacrifice."} Comment, ceux qui condamnent leurs propres fautes ne seraient-ils pas de meilleurs chrétiens que ceux qui croient se justifier. {trad. anglaise : "The just is an accuser of himself in the beginning of his words." He who accuses himself when tie has sinned is just, not he who praises himself.} Plût à Dieu, Empereur, qu’auparavant déjà je me fusse plus fié à moi-même qu’à votre manière ordinaire d’agir ! Je savais combien vite vous pardonniez, combien vous révoquiez vos ordres ; vous l’aviez fait tant de fois ! et voilà que l’on vous a devancé, et moi je n’ai pu détourner un coup que je n’étais pas obligé de prévoir. Mais rendons grâce à Dieu qui veut châtier ses serviteurs pour ne pas les perdre. Ma tâche est pareille à celle des prophètes, la vôtre le sera à celle des saints. Le père de Gratien n‘est-il pas plus cher que mes propres yeux ? les autres gages sacrés de votre tendresse me doivent aussi mon pardon. J’emploie ce doux nom pour désigner ceux que je ne sépare pas de vous dans mon amour. Je vous aime, je vous chéris, mes prières vont à vous. Si vous avez confiance en moi, faites ce que je vous dis ; si vous avez confiance, reconnaissez la vérité de ce que je vous dis. Sinon, pardonnez-moi ce que je fais : c’est que je mets Dieu au-dessus de tout. Puissiez-vous, auguste Empereur, jouir parfaitement heureux et florissant, vous et vos enfants sacrés, d’une paix perpétuelle.