[45,0] LETTRE XLV à Sabin, évêque de Plaisance. Sabin, ayant demandé à saint Ambroise s'il avait dans ses écrits parlé du paradis terrestre et quel était son sentiment sur ce sujet, le saint lui répond et, après avoir fait en peu de mots, selon l'histoire, la description de ce lieu, il passe à une explication mystique. Ainsi, il montre que le paradis est dans la principale partie de notre âme, ce que signifient les choses qui étaient dans ce jardin, ce que les hommes imitent dans le serpent, combien grande est la faiblesse de l'homme et, ayant déclaré jusqu'à quel point Dieu l'a toujours aimé, il nous exhorte de fuir les plaisirs des sens. Ambroise à Sabin. [45,1] Après avoir lu mon Hexaemeron, vous avez trouvé à propos de me demander si j'y ai parlé du paradis terrestre et quel est mon sentiment sur ce sujet, ce que vous avez grande envie de savoir. Je vous réponds que j'en ai écrit il y a fort longtemps et même n'étant pas encore évêque. 2. J'ai trouvé que les sentiments des auteurs étaient partagés sur le paradis terrestre. Josèphe, en qualité d'historien, nous le représente comme un jardin planté d'arbres et de quantité d'arbustes, arrosé d'un fleuve qui se divise en quatre fleuves. Car, les eaux étant rassemblées dans un même lieu, la terre n'a pas été entièrement déssechée et privée d'humidité mais elle fait encore aujourd'hui sortir de son sein les fontaines et ouvrir la source des rivières, dont cette bonne mère présente les eaux comme des mammelles pleines de lait pour nourrir ses enfants. 3. Les uns mettent dans le paradis terrestre certaines choses, les autres y en mettent d'autres mais tous conviennent qu'il y avait l'arbre de vie et l'arbre de la science, qui faisait discerner le bien et le mal, et beaucoup d'autres arbres pleins de vigueur et de vie et qui étaient comme animés et raisonnables; d'où l'on conclut que le paradis n'était pas sur la terre ni dans un lieu particulier mais dans la partie principale de l'âme qui est la vie et le siège des vertus et qui est rempli de la grâce et de l'esprit de Dieu. 4. Salomon a déclaré évidemment par l'inspiration du saint esprit que le paradis est dans l'homme et, comme il décrit les mystères ou de l'âme et du verbe ou de Jésus-Christ et de l'Église, voilà pourquoi il dit de l'âme vierge ou de l'Église qu'il voulait fiancer à Jésus-Christ comme une vierge chaste (Cant. 12, 40) : "Vous êtes un paradis fermé, ma soeur, mon épouse. Vous êtes un paradis fermé, une fontaine scellée". [45,5] Paradis en grec signifie un jardin. Susanne (Dan. 13, 7) était dans un paradis et on le lit ainsi en latin. Adam (Gen. 2, 1) était aussi dans un paradis et c'est ainsi que nous le lisons. Ne vous faites donc pas de peine de ce qu'on trouve dans quelques exemplaires latins qu'Adam était dans un jardin et, en d'autres, qu'il était dans un paradis. 6. Où est donc une vierge, là est une femme chaste. Et quoique la vierge ait reçu de la nature les marques et les signes de la chasteté, elle et la femme sont néanmoins toutes deux dans la paradis afin qu'à l'ombre de leurs vertus elles trouvent du rafraîchissement contre les ardeurs impures du corps et contre les feux que les passions allument dans la chair. 7. Ainsi le paradis, planté d'une forêt de plusieurs opinions différentes, est situé dans la principale partie de notre âme. Dieu y a mis principalement l'arbre de vie, c'est-à-dire la racine de la pieté. Car le but de notre vie consiste à rendre à notre seigneur et à notre Dieu le culte que nous lui devons. 8. Il y avait aussi l'arbre de la science du bien et du mal. Car, parmi les autres animaux de la terre, l'homme est le seul qui ait la science de discerner le bien d'avec le mal. Il y avait encore d'autres arbres plantés dont les fruits sont les vertus. 9. Mais comme Dieu connaissait que l'esprit de l'homme, capable de science, aurait plus de penchant pour se livrer à la finesse que pour acquérir une grande prudence, le créateur, qui a mis certaines bornes dans notre âme, ne pouvant ignorer les qualités de son ouvrage, voulut exclure la finesse du paradis et, par une providence attentive à notre salut, y répandre le zèle de la véritable vie et les règles de la piété. Voilà pourquoi il permit à l'homme de manger du fruit de tous les arbres du paradis et lui défendit de goûter à celui de l'arbre de la science du bien et du mal. [45,10] Mais comme toutes les créatures sont sujettes à leurs passions, le plaisir s'insinua dans le coeur de l'homme à la manière d'un serpent qui se glisse sans qu'on s'en aperçoive. Aussi n'est-ce pas sans raison que Moïse nous a représenté le plaisir sous la figure du serpent; car, comme le serpent se traîne sous le ventre, le plaisr de même est excité sous cette partie du corps. Comme le serpent ne marche pas et ne s'élève pas sur ses jambes mais qu'il ne va qu'en se pliant et se repliant en mille manières, tel est le plaisir, qui n'a rien que de bas et de rampant. Il a, comme le serpent, la terre pour nourriture, ne connaissant point la viande céleste. Il ne se repaît que de ce qui flatte le corps. Il se change en diverses espèces de cupidités et s'entortille pour ainsi dire en mille manières. Il porte dans les dents son venin par lequel le sensuel déchire les entrailles, l'intempérant se donne la mort, le gourmand se fait mourir. Combien d'hommes ont péri par les excès du vin ? Combien l'ivrognerie en a-t-elle précipité dans le tombeau ? Combien les indigestions en ont-elles rendus malades ? 11. Je comprends mainteant pourquoi Dieu souffla sur le visage de l'homme car c'est là que résident tous les sens, les yeux, les oreilles, les narines et la bouche. C'est là qu'est le siège et le principe du plaisir, contre les attraits duquel il a voulu fortifier nos sens. C'est le plaisir qui nous a inspiré, comme au serpent, de la finesse au lieu de la parfaite prudence, qui ne s'acquiert que par le travail et par une longue et sincère méditation avec la grâce de Dieu. 12. Mais puisqu'Adam avec sa malheureuse postérité a été séduit par les tromperies du serpent, imitons sa finesse sur un point. N'exposons jamais notre tête au péril et gardons-la saine et entière par-dessus tous les autres membres : "notre tête est Jésus-Christ" (1 Cor. 12, 3), qu'elle demeure sans blessure afin que le venin du serpent ne puisse jamais nous nuire. Car "la sagesse est bonne avec l'héritage" (Eccli. 7, 12), c'est-à-dire la foi, l'héritage étant pour ceux qui croyent au seigneur. 13. Or, si ce premier homme, qui s'entretenait avec Dieu dans le paradis, a pu si facilement faire une si funeste chute, quoiqu'il eût été formé d'une terre vierge, qui dans son origine avait été composée et nourrie par le verbe de Dieu et qui n'avait été ni teinte du sang des parricides et des meurtriers, ni souillée par des crimes honteux, notre chair n'ayant pas non plus été frappée de la malédiction à laquelle est condamnée une coupable postérité, combien plus le penchant de l'homme vers le vice a-t-il été augmenté et a-t-il eu plus de facilité à se précipiter dans le plus profond abîme, lorsque de génération en génération à un méchant a succédé un autre encore plus méchant. 14. En effet, si la pierre d'aimant a reçu de la nature une telle vertu qu'elle attire le fer et se transforme en lui, de sorte qu'on voit par plusieurs expériences que si vous approchez de cette pierre plusieurs anneaux de fer, elle les retient tous également, que si, ensuite, vous approchez de cet anneau auquel l'aimant est attaché un autre anneau et que vous fassiez par ordre la même chose à chaque anneau, quoique la vertu que cette pierre a reçu de la nature se communique par degré à tous les anneaux, cependant elle s'attachera plus fortement aux premiers et plus faiblement aux derniers, à combien plus forte raison le genre humain et la nature sont-ils tombés de l'état de pureté et d'inocence où ils avaient été crées à un état de corruption et de méchanceté, à mesure que les générations en se multipliant ont multiplié leurs crimes. [45,15] Car si la force de la nature s'affaiblit dans des sujets qui ne sont pas capables de péché, combien plus diminue-t-elle dans des coeurs et dans des corps souillés par le péché ? Ainsi, comme la malice était montée à son comble et que l'innocence avait été tellement abolie que personne ne faisait le bien, non pas même un seul homme, Jésus-Christ est venu retracer la beauté de la nature ou plutôt l'augmenter afin que la grâce surabondât où le péché avait surabondé. Il est donc évident et que Dieu est le créateur de l'homme et que Dieu est un et qu'il n'y a pas plusieurs dieux mais qu'il n'y a qu'un Dieu, qui a tiré du néant le monde et un seul monde, non plusieurs, comme disent les philosophes. 16. Il a d'abord créé le monde et ensuite l'homme, qui devait en être l'habitant et avoir tout le monde pour patrie. Car si un sage aujourd'hui est citoyen en quelque lieu qu'il soit, s'il est persuadé que partout il n'est rien qui ne soit à lui, s'il ne se trouve nulle part étranger, combien plus ce premier homme était-il l'habitant de tout le monde et comme les Grecs l'appellent g-kosmopolitehs, le nouvel ouvrage de Dieu, l'ami qui conversait sans cesse avec lui, le citoyen des saints, celui qui est né pour la vertu, le maître de tous les animaux de la terre, de la mer et des airs, qui regardait tout l'univers comme sa possession, que Dieu protégeait comme son ouvrage et qu'il n'abandonnait point étant son père et son auteur. Enfin, il l'a chéri, après l'avoir créé, jusqu'à cet excès qu'il l'a racheté de l'esclavage, qu'il l'a rappelé de l'exil et qu'il l'a ressuscité d'entre les morts par la passion de son fils unique. Dieu est donc le créateur de l'homme et comme un excellent ouvrier il aime son ouvrage et comme un bon père il ne l'abandonne point ; il l'a même racheté comme un riche père de famille au prix de son propre héritage. 17. Prenons donc garde que cette femme, c'est-à-dire l'illusion de nos sens trompés et entraînés par le plaisir, ne jette dans la mollesse cet homme, c'est-à-dire son intelligence, ne le soumette à ses lois et ne lui fasse embrasser son sentiment. Fuyons le plaisir comme un serpent. Le plaisir a mille artifices propres surtout à surprendre l'homme. Les autres animaux se laissent prendre par une trop grande avidité de manger. L'homme est exposé à d'autant plus de péril qu'il a un plus grand nombre de sens dans les yeux et dans les oreilles. Adieu, aimez-moi comme vous faites parce que je vous aime.