[1] CHAPITRE PREMIER. Donc, le bienheureux martyr Euloge était natif de la cité patricienne de Cordoue, et issu d’une noble famille sénatoriale. Ses parents le destinèrent dès l’enfance au service de l’Eglise et, servant et éduqué dans l’Eglise de saint Zoïle martyr, parmi les autres ministres de celle-là, il donna de grandes preuves de vertu et de sainteté, celle qu’il allait obtenir ultérieurement. Travaillant dès sa jeunesse sur les lettres et la doctrine sacrée de l’Eglise, il garda toujours l’avantage sur ses condisciples, et arriva rapidement à une telle perfection dans ses études de lettres que déjà ses maîtres ne savaient plus quoi lui enseigner ni rien qu’il ne pût apprendre. Cet enfant montrait dans son petit corps une vivacité d'esprit et une maturité de jugement, qui semblait celle d’un homme âgé, et ainsi, sans égal aucun à cet âge parmi les estimés docteurs, il les dépassa tous en science et en doctrine. Son sujet d’étude préféré était les Saintes Ecritures, prêtant grande attention à comprendre ce qu’elles nous enseignent, et perpétuellement soucieux de méditer jour et nuit la loi du Seigneur. En outre, peu satisfait de de l’enseignement de ses professeurs, il cherchait à en écouter d’autres plus loin, et afin de ne pas offenser les siens, il se dérobait en cachette pendant les heures où il le pouvait. C’est ainsi qu’il allait souvent voir et goûter la suavité de l’abbé Speraindeus, homme de sainte mémoire, reconnu et salué pour la renommée de son enseignement, et tel un auditeur suspendu à ses lèvres éloquentes. A l’époque, ce dernier adoucissait toute la province de Bétique d’un ruisseau de sagesse. Là j’ai eu la chance de le rencontrer pour la première fois, là j’ai lié avec lui une inséparable et étroite amitié, là j’ai pu apprécier sa douceur personnelle. Car j’étais l'un des disciples de cet homme illustre déjà mentionné ; et pendant que je continuais à fréquenter sa lumière pour aiguiser mon esprit brut, je recherchais aussi la compagnie de cet autre homme si particulier. Peu à peu, nous devînmes non seulement amis mais unis par un lien inébranlable ; nous sommes devenus les disciples du même homme, et dévoués l’un à l'autre ; tant et si bien que notre jeunesse inexpérimentée présuma ce qui n’était pas permis. Ensemble, nous avons étudié les Ecritures avec le plaisir d'un jeu, et ne sachant pas comment manipuler une rame sur un lac, nous nous sommes aventurés sur la mer démontée du Pont-Euxin. Puis nous avons continué nos rivalités puériles sur les questions doctrinales qui nous divisaient, pas méchamment mais avec plaisir, nous complimentant affectueusement l’un l’autre de nos vers rythmiques. Cet exercice nous était plus doux que le miel et plus agréable qu’un nid d'abeilles, et tous les jours appuyant sur notre empressement enfantin et immature d’apprendre, cela nous conduit dans la lutte contre beaucoup de choses inaccessibles de l'Écriture. Et ainsi nous composâmes des volumes que nous avons détruits arrivés à l'âge mûr afin qu’ils ne passent pas à la postérité. Quand Euloge atteignit l’âge adulte, il servit en tant que diacre, et, rapidement, en raison de son mérite, à un plus haut niveau, au grade de prêtre et rapidement, tant par son ordre et par ses mœurs, il fut associé aux maîtres. L'amour de chacun prouva la grandeur de son humilité, de sa bonté et de sa charité. C'est alors qu'il commença à imposer une plus grande austérité à sa vie, à orner les lois de la modestie dans toutes ses actions, à s'occuper des saintes Écritures, à châtier son corps par les jeûnes et les prières, à fréquenter les monastères, à visiter les communautés, à écrire des règles pour les frères. Il s'occupa ainsi de tout, de telle sorte que, dans la mesure où cela était possible, il se trouvât dans chaque état, s'il n'était pas étranger à l'ordre régulier, servant les moines, faisant semblant d’être un clerc, assumant sa condition de clerc comme s'il était un moine. Il appartenait aux deux ordres. Se pressant de part et d'autre, il remplissait parfaitement cette double tâche. Il rejoignait très souvent les troupeaux sacrés des monastères, mais pour ne pas donner l'impression de mépriser son propre ordre, il revenait ensuite vers la vie cléricale. Lorsqu'il y était resté quelque temps, afin de ne pas affaiblir la vertu de l’âme par les tâches séculières, il regagnait les monastères. Ici, il ornait l'Église par sa prédication. Là, il décorait sa propre vie en la ciselant, appliqué à toutes les vertus, il foulait le chemin de la vie avec angoisse et anxiété, et accablé par le poids de son corps, il souhaitait tous les jours pouvoir s’envoler aux cieux. Il se préparait même à aller à Rome, afin de maîtriser les signes de l’adolescence par les larmes et la pénitence : mais voilà ! nous nous y opposâmes tous, retenant plus son corps que son esprit. [2] CHAPITRE II. En vérité, on rapporte encore cela, enfin, il arriva que l'évêque Reccafred se lançât au-dessus des églises et des clercs, comme une violente tornade : il fit arrêter et mettre aux fers en prison tous les prêtres qu’il put trouver. Parmi eux, (Euloge) y fut conduit comme un bélier choisi (pour le sacrifice), avec son évêque et d’autres prêtres furent enchaînés. Dans cet endroit isolé, il se consacra plus à une œuvre de prières et de lectures qu’aux chaînes. Il composa là un livre appelé "Documentum Martyriale" pour la compréhension de la Foi des saintes Flora et Maria. Avec ténacité, il raffermit les vierges dans leur martyre et leur enseigna, au moyen de lettres et de paroles, à mépriser la mort. Il leur demanda également d’intercéder auprès du Seigneur par leurs prières, afin que lui et ses compagnons fussent libérés des fers, ce qui se produisit bientôt six jours après leur martyre. En fait, celles-ci subirent le martyre le huit des calendes de décembre ; les prêtres acquirent la liberté le troisième jour des mêmes calendes. Il existe une lettre de tout cela, écrite dans un style superbe, qu’il m'a envoyé ces jours, racontant le martyre des mêmes vierges, et la libération des prêtres grâce à leur mérite et à leur intercession. C’est en prison qu’il apprit parfaitement ces pieds métriques que, jusqu’alors, les intellectuels d’Espagne ne connaissaient pas et qu’il leur montra après avoir été libéré. C’est aussi en prison, qu’il m’écrivit une très belle lettre sur les livres qu'il avait composés pour la défense des martyrs. Tous les autres prêtres en prison, vivaient dans les loisirs et le repos ; mais Euloge, ne cessait jamais ses lectures le jour, passant nuit et jour à déguster le miel des Écritures et à les méditer spirituellement dans sa bouche et dans son cœur. ' Mais en vérité, il me paraît judicieux, en avançant d’un peu plus haut, d’introduire ici la façon estimable dont il se comporta pendant cette époque de persécution. De fait, tandis que les évêques, les prêtres, le clergé, et les sages de Cordoue marchaient sur un chemin tortueux, et par crainte reniaient la foi par des signes, sinon par des mots ; lui fut cependant inaccessible, sans hésitation et sans le moindre signe de peur. Quand il vint à connaître tous ceux qui avançaient vers leur mort, les encourageant tous, vénérant et enterrant leurs corps, il s’embrasa tellement de la flamme du martyre qu’il parut en être l’inspirateur à cette époque. Pour ce zèle de droiture, il fut l’objet de nombreuses insultes et fatigué par de grandes menaces. Car l'un des notables qui l’attaquèrent et le blessèrent par des menaces retourna à un sentiment réprouvé par un juste jugement de Dieu ; il fut bientôt si malheureux et stupide au point de perdre la foi qu'il avait stupidement combattue alors qu'il la détenait encore. Le bienheureux (Euloge) écrivit plus longuement sur lui dans le troisième livre du Mémorial des saints. Dans ces livres, il décrit dans un style distingué de la passion de chaque martyr, et avec une plénitude considérable, il a publié pour les générations futures tout ce qui a été fait et dit dans le cas des martyrs de Dieu. Quelle grandeur et quelle supériorité sont représentées plus clairement que le jour par les écrits qu'il composa avec l’esprit attique et le charme de sa prose, qu’on peut même attribuer à l'inspiration divine. Mais revenons à l'époque de l'évêque Reccafred, pour dire comment Euloge lui-même arrêta habilement de dire la messe afin de ne pas se prendre dans son erreur. Car ces jours-là, il semblait que tout le monde était dédié à la force et au pouvoir, soumis par ordonnance royale et avait rejoint l'ennemi injuste ; ceux qui dans le soulèvement précédent avaient tenu bon contre lui, alors frappés de terreur, s’accrochaient comme des familiers - pas avec leur esprit, mais par leur corps, pas avec joie du cœur, mais à partir de la contrainte de la terreur, et qu’on ne donnerait aucune raison de plus à (l'émir) pour faire le mal. Aussi, furieux contre nous, l’émir introduisit une contrainte par le biais des lois, ce qui entrava la libre volonté et soumit tout le monde à un ennemi féroce. La vérité de cette histoire sera énoncée plus clairement dans un autre ouvrage. Maintenant, en vérité, nous voulons montrer la grande sagacité dont fit preuve cet homme admirable (Eulogius) pour dénouer cette situation. En effet, une douleur instinctive l’affligea de voir comment l’esprit retors de l’évêque commençait à s’emparer des Chrétiens : il peina à les voir tant se rapprocher de lui ; il vit qu’ils ne pouvaient résister d’aller vers lui, il s’aperçut qu’il n’avait pas le pouvoir de les faire rester, parce que tous lui avaient donné leur foi, il s’épuisa par des gémissements profonds et fut affligé intérieurement par une profonde douleur, comme nous l'avons dit. Mais la volonté de Dieu fit qu’on dût lire un jour, en présence de l’évêque, une lettre d'Epiphane de Salamine a son confrère Jean de Jérusalem. Je demandai à un diacre de la lire. Dans cette lettre, il contredisait les erreurs du bienheureux père Origène, et se défendait d’avoir ordonné un certain prêtre dans un monastère du dit évêque de Jérusalem, indiquant le but pour lequel il l’avait ordonné; il louait l’humilité de Saint Jérôme et de Saint Vincent, qui ne voulaient pas offrir le sacrifice. Après avoir écouté le contenu de cette lettre, Euloge la comprit plein de joie et reconnut l’opportunité que Dieu lui avait offerte ; comme frappé d’une blessure grave, il poussa un profond soupir venant du cœur. Me regardant tout d’abord, il se tourna vers l'évêque et dit : « Si les lumières et les colonnes de l'Eglise ont agi de cette façon, que devons-nous faire, nous qui sommes affligés du poids du péché? Comprenez donc, éminence, qu'il n’est pas licite pour moi de dire la messe. » Et en se fixant à cette ligne de pensée, il conserva cette décision à l’époque de Reccafred. Bien qu'ayant été ordonné prêtre, il renonça à cette fonction merveilleuse, en dépit de laquelle il ne souhaitait pas reprendre l'état qu’il avait laissé. Mais son propre évêque s’en prit à lui pour qu’il redonne l’office de la messe, n’hésita pas à le menacer d’anathème au cas où il ne promettrait pas de revenir rapidement.