[9,0] LIVRE NEUVIÈME. [9,1] CHAPITRE I. DEPUIS ce moment, le nombre des Chrétiens alla diminuant de jour en jour, les uns rembarquant directement pour retourner dans leur patrie, les autres voulant aussi s'en aller, et se dispersant de divers côtés. Conrad, connétable de l'empereur des Romains, le comte Albert, Etienne de Blois, Etienne prince de Bourgogne, Othon surnommé Haute-Epée, Harpin de Bourges, Hugues de Falckenberg, Hugues de Lusignan, Baudouin, Gottman de Bruxelles, Rodolphe d'Alost, situé dans la Flandre, Hugues, Gerbaud, Roger de Rosweid, et beaucoup d'autres hommes nobles et illustres, qui, venus de divers lieux, s'étaient tous rassemblés vers les fêtes de Pâques, et avaient célébré ces saintes solennités en toute dévotion et charité, demeurèrent avec le roi dans la ville de Jérusalem. [9,2] CHAPITRE II. Aux approches des fêtes de la sainte Pentecôte, et lorsque les forces chrétiennes ne se trouvaient déjà que trop réduites par le départ de tous les pèlerins qui s'étaient embarqués, ou avaient pris la voie de terre, une armée du roi de Babylone, innombrable et telle qu'on n'en avait jamais vu de plus forte, partit d'Ascalon par terre et par mer, avec de grands approvisionnements d'armes et un nombre infini de chevaux, alla incendier le temple de Saint-George, situé à un mille de distance de la ville de Ramla, et brûla en même temps tous ceux qui s'y trouvèrent enfermés, et qui fuyaient devant elle avec leur gros et leur menu bétail : les récoltes, fruit du nouveau travail des pèlerins et espoir de toute l'armée, furent également détruites dans tous les environs. Robert, évêque de la ville de Ramla, et homme très chrétien, jugeant bien qu'après avoir brûlé et pillé tout le pays, et s'être emparé de cette ville, cette puissante armée dirigerait sa marche vers Jérusalem pour assiéger ses remparts, ainsi que le roi et le peuple chrétien, monta aussitôt à cheval, et échappant à la poursuite des ennemis, il courut à Jérusalem pour annoncer au roi l'arrivée de l'armée de Babylone, l'incendie des récoltes et la dévastation de tout le territoire de Ramla. [9,3] CHAPITRE III. Le roi, toute la maison du duc Godefroi son frère, et tous les autres nobles qui étaient demeurés auprès de lui, coururent aux armes aussitôt qu'ils furent informés de l'approche de tant de milliers d'ennemis, qui venaient pour exterminer le peuple catholique ; et s'étant réunis et armés au nombre de sept cents hommes, ils s'avancèrent sur la route royale, faisant résonner les trompettes et les cors, et déployant leurs bannières de pourpre. A peine Baudouin et les siens furent-ils sortis des montagnes de Jérusalem, qu'ils virent dans la vallée et dans la vaste plaine de Ramla les troupes des Arabes, des Sarrasins et des Azoparts s'approcher par milliers, tant cavaliers qu'hommes de pied, dans l'intention de reprendre avec tant de forces la ville de Jérusalem, et d'en expulser le roi et les fidèles du Christ. [9,4] CHAPITRE IV. Baudouin et tous ceux qui le suivaient, voyant les troupes ennemies arrêtées à peu de distance, déposant toute crainte de la mort, et ne cherchant point à se manager, s'élancèrent avec impétuosité, et tous ensemble, dans les rangs des Sarrasins, faisant de puissants efforts pour les enfoncer, emportant le carnage de tous côtés. Tandis que ces sept cents hommes, faible troupe, il est vrai, mais composée de chevaliers illustres et vaillants, s'avançaient toujours, massacrant et renversant sous leurs coups les murailles que leur opposaient leurs ennemis, les Azoparts, hommes auxquels on ne peut résister, qui se trouvaient placés au milieu de ces milliers de Gentils, marchèrent à la rencontre du roi et des siens, armés de bâtons garnis, comme des marteaux, avec du fer et du plomb, et frappant vigoureusement les chevaux aussi bien que les chevaliers, soit à la tête, soit sur les autres membres, ils les mettaient ainsi hors de combat. Les autres pendant ce temps enveloppèrent les illustres chevaliers, et les écrasèrent sous les traits de leurs flèches et de leurs frondes, comme si une grêle fût tombée du ciel sans relâche. Enfin ne pouvant résister plus longtemps à de tels efforts, le roi et tous les chevaliers prirent la fuite. Rodolphe d'Alost, Gerbaud, Gérard d'Avesne, Godefroi petit de taille, Stabulon camérier du duc Godefroi, le comte Host du Roure, Hugues de Poitou, un autre Hugues, un autre Gérard, et beaucoup d'autres périrent au milieu des ennemis. Cinquante chevaliers prirent la fuite vers Ramla, et la porte leur fut aussitôt ouverte. Lithard de Cambrai, Roger de Rosweid, Philippe de Boulogne, Baudouin, Gautier de Berg, Hugues du Bourg et Addon de Chérisi se sauvèrent du côté de Joppé et rencontrèrent dix mille chrétiens qui venaient en hâte au secours du roi, et qui ayant appris par les chevaliers la défaite et la mort de leurs frères, prirent aussitôt la fuite et rentrèrent à Joppé. [9,5] CHAPITRE V. Lorsqu'ils y furent tous réunis avec les chevaliers qui avaient fui, on ferma les portes de la ville, et les Sarrasins qui, les poursuivaient retournèrent alors auprès de leurs compagnons : ils allèrent de là assiéger la ville de Ramla et l'investirent de toutes parts. Le roi cependant craignant pour ses jours, et ne se fiant pas aux murailles de la ville, sortit par une brèche avec le seul Hugues, et montant aussitôt à cheval, il s'enfuit avec son écuyer vers les montagnes de Jérusalem. Il erra tout le jour et toute la nuit, et fit beaucoup de chemin inutilement, jusqu'à ce qu'enfin il tomba dans un fort détachement de Sarrasins, qui lui fermèrent la route des montagnes qui devait le conduire à Jérusalem, et le poursuivirent si vivement qu'il ne sut plus bientôt de quel côté se diriger. Le lendemain matin le roi trouvant toujours la route des montagnes fermée, et reconnaissant un peu sa position, se dirigea vers Assur, ville occupée par les Chrétiens, légèrement blessé par l'une des flèches que les Sarrasins avaient lancées sur lui, et qui avait traversé sa cuirasse. Il s'était beaucoup fatigué en errant pendant un jour et une nuit dans les montagnes, et hors de toutes les routes, jusqu'au moment où il arriva enfin dans une plaine, sans avoir pris ni repos ni nourriture, sans avoir fait manger son cheval, et commença à reconnaître les lieux et les chemins. Le matin donc, il entra dans la ville d'Assur. Un chevalier, qui tenait la ville de Caïphe en bénéfice, l'accueillit avec des transports de joie, car il le croyait mort avec les autres. Ainsi le roi échappa au siège de Ramla, et aux Sarrasins qui le poursuivaient, et rentra dans Assur. Les autres, c'est-à-dire Conrad, Harpin, Etienne de Blois, Etienne de Bourgogne, et d'autres illustres chevaliers, entrèrent dans une tour de la ville de Ramla pour se mettre à l'abri des ennemis. [9,6] CHAPITRE VI. Le lendemain les Sarrasins et les Azoparts réunis en grand nombre, ayant forcé les murailles de la ville, entreprirent de démolir la même tour, en l'attaquant vigoureusement avec des hoyaux et des crochets de fer dès qu'ils eurent pratiqué une ouverture, ils y allumèrent un grand feu, afin que les chevaliers fussent étouffés par les flammes et la fumée, ou contraints de sortir. Mais le troisième jour ces illustres chevaliers aimant mieux périr honorablement que d'être étouffés d'une manière si misérable, invoquant le nom de Jésus, et se confiant en sa grâce, sortirent de la tour, combattirent face à face, et longtemps avec les Sarrasins, et se vengèrent de leur perte inévitable par le carnage qu'ils firent des ennemis. Conrad, incomparable pour la force et le courage, fut celui qui fit le plus de mal aux Sarrasins, à tel point que tous ceux d'entre eux qui étaient présents, frappés d'admiration autant que de frayeur, se retirèrent loin de lui, et s'abstinrent de l'attaquer : ils lui demandèrent de mettre un terme à cet horrible massacre, de leur donner la main pour l'amour de sa vie, de se remettre ainsi au pouvoir du roi de Babylone, jusqu'à ce que la colère de ce roi s'étant apaisée, un chevalier si illustre et si admirable trouvât grâce devant ses yeux, et reçût des récompenses à la suite de sa captivité. Il fut fait comme il avait été dit ; Harpin fut également fait prisonnier et conserva la vie, parce que des témoins véridiques reconnurent qu'il avait été chevalier de l'empereur des Grecs. Tous les autres chevaliers, de même que les deux Etienne, princes souverains, furent décapités. [9,7] CHAPITRE VII. Cependant le roi Baudouin demeura trois jours à Assur pour apprendre la suite des événements. Lorsque la nouvelle de ce cruel désastre arriva à Jérusalem, tous les habitants éprouvèrent une violente terreur, et la ville entière fut remplie de deuil et de lamentations. Tous les cœurs furent abattus, et saisis de frayeur, à tel point que le soir, et au milieu des ténèbres, les habitants se préparaient déjà à sortir de la ville, lorsqu'un nommé Gottman, originaire de Bruxelles, et qui avait eu beaucoup de peine à s'échapper, arriva pour leur apporter quelque consolation, et les invita à diverses reprises à ne point se retirer si promptement, et à attendre du moins de savoir si le roi était encore en vie. Peu après, en effet, on apporta la nouvelle que le roi était sain et sauf, et tous les habitants en furent extrêmement satisfaits et reprirent un peu de courage. Dès ce moment ils allaient tous les jours sur les murailles, pour défendre la ville contre les attaques des Sarrasins, qui dans l'orgueil de leur victoire se réunissaient très souvent en forts détachements et venaient harceler les Chrétiens. [9,8] CHAPITRE VIII. Après le massacre des chevaliers enfermés dans Banda, Conrad et Harpin étant seuls échappés à la mort, et ayant été conduits et mis en prison dans la ville d'Ascalon, l'émir Afdal et tous les puissants de Babylone se portèrent en grandes forces devant la ville de Joppé, livrèrent plusieurs assauts avec des machines à lancer des pierres, et tous leurs instruments de guerre, et firent beaucoup de mal à ceux qui étaient enfermés dans la place ; puis ayant décapité un nommé Gerbodon, et lui ayant coupé les jambes revêtues d'une pourpre précieuse, ils montrèrent cette tête et ces jambes aux défenseurs de la ville, leur disant qu'elles appartenaient au roi Baudouin, parce qu'en effet ce Gerbodon ressemblait au roi, en même temps ils pressèrent vivement les assiégés de sortir de la ville et de se livrer, la vie sauve et les membres intacts, au pouvoir du roi de Babylone. Les Chrétiens, croyant qu'on leur disait vrai, et que c'étaient en effet la tête et les jambes du roi qu'on leur montrait de loin, s'abandonnèrent à un grand désespoir, et se consultèrent entre eux pour voir s'il ne leur vaudrait pas mieux de sortir de la ville avec tous leurs effets, et de se sauver par mer. La reine, épouse de Baudouin, était en ce même moment à Joppé : saisie de terreur, et profondément affligée de la mort de son roi très chéri, elle méditait comme les autres sur les moyens de prendre la fuite. [9,9] CHAPITRE IX. Sept jours après, le roi sortit d'Assur et monta sur un petit bâtiment avec Goderic, pirate du royaume d'Angleterre ; il attacha sa bannière au bout de sa lance, et, l'élevant dans les airs sous le coup des rayons du soleil, il vogua avec un petit nombre des siens jusques auprès de Joppé, afin que les citoyens chrétiens, reconnaissant ce signal, et, jugeant que le roi était encore en vie, fussent moins disposés à se laisser décider par les menaces des ennemis, soit à se sauver honteusement, soit à rendre la place ; car il savait que les Chrétiens désespéraient presque entièrement de son salut. Les Sarrasins ayant vu et reconnu ce signal, ceux d'entre eux qui investissaient la ville du côté de la mer, montés sur vingt galères et treize barques, qu'ils appellent vulgairement Cazh, se portèrent à la rencontre du roi dans l'intention d'envelopper son petit bâtiment ; mais Dieu voulut que les eaux de la mer se soulevassent contre eux, leur opposant ainsi un obstacle, tandis que le léger navire du roi, glissant facilement et, volant sur les flots agités, déjoua le projet des ennemis, et se trouva tout à coup dans le port de Joppé, après que le roi eut frappé et blessé de ses flèches six des Sarrasins. Il entra aussitôt dans la ville, se montra sain et sauf aux yeux de tous, et les habitants qui ne cessaient de gémir et de déplorer sa mort, reprirent courage en voyant le chef et le roi des Chrétiens, le prince de Jérusalem, revenu plein de vie au milieu d'eux. [9,10] CHAPITRE X. On était déjà au milieu du jour, lorsque le roi, montant à cheval, sortit des portes suivi seulement de six chevaliers très illustres, dans l’unique intention de provoquer les Sarrasins qui entouraient la place, et de leur faire voir à tous qu'il était encore en vie et en bonne santé. Aussitôt qu'ils surent le roi sauvé et bien portant, les Gentils levèrent leurs tentes, s'éloignèrent de Joppé, et se rendirent dans les plaines d’Ascalon, où ils demeurèrent pendant trois semaines consécutives pour se donner le temps de savoir si le roi Baudouin recevrait bientôt des secours. Ce prince en effet avait expédié des messagers vers les châteaux, les villes et les contrées diverses, pour solliciter l'assistance de tous ses frères ; mais comme Tancrède, Raimond et Baudouin du Bourg étaient trop éloignés pour avoir eu le temps d'arriver, les Sarrasins quittèrent les plaines d’Ascalon, vinrent de nouveau mettre le siège devant Joppé, et y passèrent encore quinze jours. [9,11] CHAPITRE XI. Pendant ce temps deux cents navires arrivèrent auprès de Joppé, portant des Chrétiens qui se rendaient à Jérusalem pour adorer le Seigneur : on dit que les principaux chefs de cette expédition étaient Bernard Witrazh du pays de Gallice, Hardin d'Angleterre, Othon et Hadewerck, l’un des plus puissants parmi les Westphaliens, Les Sarrasins qui assiégeaient la ville du côté de la mer, voyant arriver cette flotte chargée de tant de Chrétiens, résolurent de leur livrer combat, mais les vaisseaux des Chrétiens, s'avançant à pleines voiles et à force de rames, à l'aide d'un bon vent, et favorisés par la clémence de Dieu, repoussèrent vigoureusement les Gentils, et abordèrent sur le rivage : les habitants de Joppé et le roi lui-même se portèrent à leur rencontre pour aider à leur débarquement ; ils rentrèrent dans la ville, mais la plupart d'entre eux allèrent ensuite dans la plaine dresser leurs tentes en face des ennemis. On était au troisième jour du mois de juillet, lorsque cette expédition de Chrétiens arriva, par un effet de la protection de Dieu, au secours des assiégés, serrés de tous côtés par mer et par terre. Lorsque les Sarrasins virent que les nouveaux arrivons venaient audacieusement s'établir en face d'eux, et très près de leur camp, ils levèrent leurs tentes au milieu de la nuit, et se retirèrent à plus d'un mille de Joppé, remettant au lendemain le soin de décider s'ils retourneraient à Ascalon, ou s'ils livreraient de nouveaux assauts à la place. [9,12] CHAPITRE XII. Depuis ce jour, les Sarrasins demeurèrent immobiles dans leur orgueil, fiers de leur immense multitude, et répandant la terreur chez le peuple chrétien par la force de leurs armes. Enfin, le sixième jour de la semaine, le roi Baudouin sortit de Joppé en faisant résonner les trompettes et les cors, suivi d'un corps nombreux de chevaliers et d'hommes de pied, et livra aux Sarrasins un rude combat pendant lequel on entendait des deux côtés d'horribles clameurs. Les Chrétiens, qui étaient récemment arrivés par mer, suivirent aussi le roi, poussant des vociférations et faisant beaucoup de bruit : ils attaquèrent les Babyloniens avec beaucoup de violence, leur portèrent des coups mortels ; et enfin ceux-ci, fatigués du combat, et ne pouvant résister plus longtemps, prirent la fuite vers Ascalon : d'autres, espérant échapper à ceux qui les poursuivaient, se confièrent à la mer et furent engloutis par les flots que soulevait une horrible tempête. Ainsi la ville de Joppé et ses habitants se trouvèrent dégagés : les Sarrasins perdirent trois mille hommes dans cette journée : on ne trouva qu'un petit nombre de Chrétiens sur le champ de bataille. [9,13] CHAPITRE XIII. Après avoir glorieusement triomphé de ses ennemis, le roi Baudouin passa cette nuit à Joppé dans des transports de joie, avec tous les pèlerins qui s'étaient réunis à lui, et qui venaient d'enlever de riches dépouilles. Le lendemain, dès que le jour parut, il se rendit avec eux à Jérusalem, disposa de toutes choses en parfaite tranquillité et avec puissance, et donna l'ordre d'ouvrir le temple du sépulcre du Seigneur aux pèlerins venus pour adorer le Christ, et pour accomplir leurs vœux dans la sainte Cité. Avant ces événements, et lorsque cette nouvelle armée n'était pas encore arrivée à son secours, Baudouin, rempli de sollicitude, et réduit au désespoir à la suite du massacre de tant de chevaliers, avait envoyé des messagers à Antioche auprès de Tancrède, et à Roha auprès de Baudouin du Bourg, pour leur demander de venir promptement à son secours, leur faisant annoncer que, sans cela, tout le pays de Syrie et le royaume de Jérusalem seraient bientôt perdus ; que les Sarrasins, dans leur audacieuse obstination, avaient remporté la victoire, et qu'un grand nombre de ses illustres chevaliers avaient succombé sous leurs coups. Aussitôt Tancrède et Baudouin, rassemblant une armée, le premier dans les environs d'Antioche, le second à Roha, se réunirent tous deux à Antioche au jour convenu, à la tête de sept cents chevaliers et de mille hommes de pied, prirent avec eux Guillaume de Poitou, qui était retourné auprès de Tancrède, après avoir célébré la sainte Pâque et adoré le sépulcre du Seigneur à Jérusalem, et, descendant par la vallée de Damas et la plaine de Camela, laissant derrière eux Tibériade, ils arrivèrent à Césarée de Cornille, dressèrent leurs tentes et y passèrent la nuit. Le lendemain ils allèrent camper sur les bords du fleuve d'Assur, et ne se trouvèrent plus qu'à un mille de la ville de Joppé ; ils y arrivèrent en automne, au mois de septembre, alors qu'il y a partout une grande abondance de fruits de toute espèce. [9,14] CHAPITRE XIV. Le roi Baudouin était en ce moment dans la ville de Juppé : dès qu'il fut instruit de l'arrivée de ces braves guerriers, il envoya à leur rencontre d'illustres messagers, chargés de leur apporter toutes les choses nécessaires à la vie, du pain, de la viande, du vin, de l’huile, de l'orbe, afin de rendre les forces à ces chevaliers et à leurs chevaux fatigués par la longueur de la route. Dagobert, que le roi avait repoussé, s'était, misa la suite de ces princes illustres, et, espérant recouvrer sa dignité de patriarche, il avait résolu de se rendre à Joppé avec Tancrède : celui-ci, Baudouin du Bourg, Guillaume, comte de Poitou, et Guillaume Charpentier, ayant tenu conseil sur les moyens de rétablir le patriarche, envoyèrent une députation au roi pour l'inviter à réintégrer Dagobert dans son siège, faute de quoi ils ne pourraient eux-mêmes se réunir à lui pour venger la mort de ses chevaliers, et se porter vers Ascalon. Le roi, après avoir reçu ce message, accéda, quoiqu'à regret, à leurs prières, conservant toujours une vive indignation contre le patriarche, à raison de l'argent qu'il avait enfoui sous terre. Il se rendit cependant, d'après l'avis des siens, aux vœux de ces illustres intercesseurs, et leur demanda de se rendre d'abord à Ascalon pour résister aux armes et aux chevaliers du roi de Babylone, promettant qu'ensuite il ferait bonne justice au patriarche, et se conduirait en tout point d'après leurs avis. On décida en outre que cette affaire serait traitée sous les yeux de Robert de Paris, cardinal, évêque et légat, que le pontife romain, Pascal, avait envoyé quelque temps auparavant, et après la mort de Maurice, pour examiner et réformer toutes les choses illicites dans la sainte église d'Orient. [9,15] CHAPITRE XV. Tancrède, Baudouin du Bourg, Guillaume de Poitou et Guillaume Charpentier, ayant reçu les promesses et la parole du roi, partirent avec lui, et, suivis de toutes leurs forces, se rendirent à Ascalon. Pendant huit jours les Chrétiens assiégèrent les murailles, livrèrent de fréquents assauts, et dévastèrent les vignes et les récoltes, espérance de toute l’année. Tandis qu'ils attaquaient très souvent, et avec la plus grande vigueur, les tours et les remparts, un très noble émir du roi de Babylone, qui se nommait Merdepas, et qui était demeuré dans la ville pour la défendre, sortit subitement avec beaucoup de troupes, et attaqua les Chrétiens le fer en main, et en faisant pleuvoir sur eux une grêle de flèches : mais Dieu, dans sa force et sa grâce, voulut qu'il tombât tout aussitôt sous les coups des Chrétiens. Après la mort de cet émir très renommé, tous les Gentils, habitants d'Ascalon, furent repoussés et n'osèrent plus résister, mais ils tinrent, leurs portes fermées aux Chrétiens. Le roi, voyant alors que tant d'assauts et de fatigues n'amenaient aucun résultat, abandonna, de l'avis des siens, l'attaque d'une ville qui semblait inexpugnable à toutes les forces humaines : il se rendit à Joppé avec Tancrède, Baudouin du Bourg et les deux Guillaume, et tous ensemble y firent de grands festins, avec beaucoup de pompe et d'allégresse. [9,16] CHAPITRE XVI. Ensuite le roi tint conseil dans la même ville avec les évêques, les abbés et tous les membres du clergé régulier ; et, d'après l'avis de tous ceux qui étaient présents, le roi investit de nouveau le patriarche de tous les honneurs et dignités dont il l'avait privé, le ramena à Jérusalem et le réinstalla solennellement dans le siège épiscopal. Le patriarche Dagobert ainsi ramené à Jérusalem et rétabli dans son rang, le lendemain on rassembla un concile dans le temple du sépulcre du Seigneur, et là des témoins compétents et des accusateurs se réunirent en la présence et en l'audience du seigneur cardinal et de toute l'Église, savoir, Baudouin évêque de Césarée et de Bethléem, Robert évêque de Ramla, Arnoul chancelier, et archidiacre du sépulcre du Seigneur, et un grand nombre de clercs. Les uns accusèrent Dagobert, avec fermeté et persévérance, de simonie ; d'autres lui imputèrent un massacre de chrétiens Grecs, commis par les Génois dans l'île de Céphalonie, par suite de ses instigations ; d'autres lui reprochèrent sa trahison envers le roi Baudouin ; quelques-uns l'accusèrent d'avoir enfoui sous la terre les offrandes et l'argent des pèlerins. On vit encore dans cette même assemblée Engelram évêque de Laon, l'évêque de Plaisance, l'évêque de Tarse, l'évêque de Mamistra, d'autres évêques et archevêques, au nombre de dix-huit en tout, l'abbé de Sainte-Marie Latine, l'abbé de la vallée de Josaphat, l'abbé du Mont-Thabor et six autres environ venus, à ce qu'on rapporte, du pays de France. [9,17] CHAPITRE XVII. Au milieu de cette assemblée d'hommes si respectables, et en présence du cardinal, tous ces griefs ayant été examinés en parfaite justice, le patriarche fut confondu et convaincu, par des témoins compétents, de perfidie et d'autres crimes, et demeura silencieux. S'étant montré rebelle et obstiné à refuser satisfaction à Dieu et au cardinal, il persista obstinément dans sa mauvaise défense, et fut déposé et frappé d'anathème avec l'approbation de tous les fidèles. Tancrède et les autres princes, voyant que l'issue de ce jugement n'était que le résultat de la pure vérité, ne firent plus aucune résistance ; et, ayant pris congé du roi, ils retournèrent dans les pays d'Antioche et d'Edesse, ramenant avec eux le patriarche rejeté, et, comme on dit, exclu désormais des prières de ces illustres seigneurs. Le roi demeura à Jérusalem, comblé de gloire et de joie. Aussitôt, et d'après l'avis du cardinal Robert et l'élection du clergé et de tout le peuple, un nommé Évémère, clerc de bonne réputation, illustre et distributeur empressé d'aumônes, fut institué patriarche au lieu et place de Dagobert : il servit Dieu dans le temple du sépulcre du Seigneur avec le plus grand zèle pour la religion, se distinguant par sa bonne conduite, son amour pour ses frères et sa charité, et se montrant toujours fidèle auxiliaire du roi Baudouin contre les Sarrasins et les infidèles. [9,18] CHAPITRE XVIII. Après le départ de Tancrède et des autres princes, plus de cent quarante mille pèlerins, qui s'étaient réunis cette année à Jérusalem pour adorer le Seigneur, ennuyés de la prolongation de leur séjour, ayant fait enfin préparer les voiles et les rames, prirent congé du roi et se lancèrent sur la mer profonde pour retourner dans leur patrie, les flots exempts d'agitation, et les vents ayant cessé de les soulever. Mais à peine naviguèrent-ils pendant deux jours en parfaite tranquillité ; on était près de l'équinoxe d'hiver : le calme fit place à la tempête, des vents horribles commencèrent à souffler, les vaisseaux furent ballottés ça et là par les tourbillons, renversés et brisés par la tempête ; et enfin, pèlerins et matelots, également fatigués et battus par les flots, les uns, ayant perdu leurs voiles et leurs rames, furent précipités dans les profondeurs de la mer : d'autres, dispersés par le souffle impétueux des vents, jetés sur des plages inconnues, arrivèrent enfin à Accon après avoir longtemps erré ; d'autres encore s'étant dirigés vers Saïd et Ascalon, villes occupées par les Gentils, furent pris, massacrés ou engloutis dans les ondes. Les navires qui portaient les Chrétiens pendant cette tempête étaient au nombre de trois cents, et l'on assure qu'il ne s'en sauva qu'un dixième tout au plus. Lorsque l'on apprit cette horrible catastrophe à Jérusalem, le roi et tous les habitants de la ville, tant hommes que femmes, se répandirent en lamentations et versèrent des torrents de larmes, désolés de voir périr tant de milliers de frères d'une mort si cruelle, soit par les flots de la mer, soit par les armes des Gentils. [9,19] CHAPITRE XIX. La troisième année de son règne, lorsque les grands froids de l'hiver furent passés, et que l'on commença à sentir la température du printemps, le roi Baudouin, vivement indigné contre la ville d'Accon, dont les habitants se montraient de plus en plus acharnés à tendre des embûches aux Chrétiens, ou à les attaquer de vive force, rassembla une armée forte de cinq mille hommes, et alla assiéger cette place après l'octave de Pâques, à la même époque où, l'année précédente, il avait livré combat aux Sarrasins dans les plaines de Ramla, et ne leur avait échappé qu'avec beaucoup de peine, ne conservant que quelques-uns de ses chevaliers. Ayant investi de toutes parts la ville d'Accon, le roi l'assiégea pendant cinq semaines de suite avec des instruments de guerre et des machines fort élevées, et les habitants ne pouvant résister plus longtemps aux efforts des chevaliers chrétiens ni se défendre des grêles de pierres qu'on lançait sur eux, se virent réduits à remettre leur ville entre les mains du roi, en demandant grâce pour leurs personnes. Déjà même trois Sarrasins étaient sortis de cette place à l'insu de tous les autres habitants pour se rendre le roi favorable et chercher à sauver leur vie ; ils avaient raconté la chute et la mort des hommes et des citoyens les plus vaillants, et déclaré que tous les assiégés étaient frappés de terreur, à tel point que si les Chrétiens livraient encore un seul assaut vigoureux, il était hors de doute que les portes leur seraient ouvertes et qu'ils deviendraient les maîtres de la ville. A peine ces trois hommes avaient-ils achevé leur récit et fait entendre au roi ces avis, que le même soir douze galères arrivèrent de Sur ou Tyr et de Tripla ou Tripoli (villes appartenant au royaume de Babylone), transportant beaucoup de chevaliers armés, et suivies d'un navire plus grand, sur lequel étaient montés cinq cents combattants ; pendant la nuit tous ces hommes entrèrent dans la ville et se répartirent sur les remparts et dans tous les quartiers. Aussitôt, et même sans attendre le jour, ils allumèrent des feux avec du soufre, de l'huile, de la poix, et des étoupes, et les jetèrent sur la machine du roi, afin d'en chasser ceux des chevaliers qui ne cessaient de lancer des flèches sur les remparts et de livrer de vigoureux assauts. [9,20] CHAPITRE XX. Un nommé Renaud, chevalier du roi, homme très habile dans l'art de lancer des flèches et maître des archers, ayant appris l'arrivée des ennemis, et lorsque déjà ceux-ci avaient, à plusieurs reprises, jeté des feux sur la machine, encouragea ses compagnons à opposer une bonne résistance, et lui-même, saisissant une arbalète, il frappa de blessures mortelles plus de cent cinquante Sarrasins. Le matin, au point du jour, le combat devint plus vif et plus général de part et d'autre, les Sarrasins firent plusieurs sorties par les portes de la ville, et attaquant les pèlerins chevaliers du Christ avec leurs lances, ils firent aux uns de larges blessures et frappèrent les autres d'une mort prompte. Ce même jour Renaud, qui ne cessait de combattre du haut de la machine, et de faire beaucoup de mal aux ennemis, s'étant imprudemment, et dans l'excès de sa témérité, avancé trop à découvert, fut frappé aussitôt à la tête par une pierre lancée d'une machine et mourut du coup. Le roi ordonna d'enlever son corps, et il fut enseveli sur le Mont-Thabor par les moines religieux. Le roi, voyant que les Sarrasins reprenaient l'avantage depuis qu'ils avaient reçu les renforts de cette odieuse multitude arrivée récemment par mer de Tyr et de Tripoli, et que ses troupes, excédées par les combats et la longueur du siège, n'étaient plus même en état de résister, tint conseil avec ses grands, fit mettre le feu à sa machine, et se retira mécontent et affligé de n'avoir pu obtenir de succès. [9,21] CHAPITRE XXI. Après avoir renoncé au siège d'Accon, le roi se rendit de Joppé à Jérusalem pour se reposer un peu des fatigues de la guerre. Cette même année, et aux approches du mois de juillet, le roi partit un jour pour la chasse, suivi seulement de dix chevaliers. Il entra par la montagne dans les bois contigus à la ville de Césarée, et se livrait déjà à son divertissement, lorsque soixante Sarrasins environ sortirent des villes d’Ascalon et d'Accon, et allèrent se placer en embuscade pour mettre à mort et dépouiller ceux des pèlerins qu'ils pourraient rencontrer dans la plaine ou dans les montagnes. Le hasard conduisit en effet auprès d'eux quelques hommes de la foi chrétienne ; emportés par leur audace, les Gentils résolurent aussitôt de les poursuivre, de les tuer et de les dépouiller, afin de pouvoir ensuite rentrer dans leur ville victorieux, couverts de gloire et chargés de butin. Poussés par ce cruel dessein, les Sarrasins marchèrent sur les traces des Chrétiens, et bientôt tout le pays fut rempli du bruit de cette expédition et saisi de frayeur, parce qu'on les crut en plus grand nombre qu'ils n'étaient réellement. Baudouin cependant ignorait ce qui se passait, et ne s'occupait que de sa chasse : on alla lui annoncer que les Sarrasins avaient pénétré dans les environs pour se placer en embuscade et massacrer le peuple du Dieu vivant, et qu'il fallait, dans ces circonstances urgentes, qu'il se portât au plus tôt au secours des Chrétiens. Dès qu'il eut entendu ce récit, Baudouin, s'adressant noblement aux dix chevaliers qui étaient avec lui, les invita à se mettre sans délai à la poursuite des ennemis, afin qu'ils ne pussent sortir vivants du pays, et qu'attaqués avec vigueur, ils se vissent contraints de rendre le butin qu'ils auraient enlevé. Oubliant aussitôt le divertissement de la chasse, Othon Haute-Epée, le comte Albert et les autres chevaliers qui avaient suivi le roi, n'ayant sur eux ni leurs cuirasses ni leurs boucliers, ni leurs lances, armés seulement de leurs glaives et de leurs carquois, mais rejetant toute crainte de la mort, pressèrent leurs chevaux de l'éperon, et, se lançant sur les traces des Sarrasins que le hasard leur fit apercevoir, ils s'avancèrent glaive nu et leurs flèches en main, et attaquèrent sur-le-champ les ennemis. On combattit des deux côtés avec une grande vigueur. [9,22] CHAPITRE XXII. Le roi Baudouin se jeta au milieu des Sarrasins avec plus d'ardeur que tout autre : la mort se multipliait sous les coups de son glaive, quand tout à coup il se trouva porté par son cheval rapide tout près d'un petit bois taillis : un soldat sarrasin, qui s'était caché derrière les branches et le feuillage épais des arbres, le frappa à la dérobée d'un coup de lance qui le transperça de la cuisse dans les reins. Aussitôt le sang sortit à gros bouillons de cette cruelle blessure, le roi puissant pâlit, perdit bientôt tout courage et toute force, son glaive cessa de frapper les ennemis, et enfin il tomba par terre du haut, de son cheval comme tombe nu homme qui vient d'expirer. A cette vue, ses compagnons d'armes, saisis d'une douleur inexprimable, attaquèrent et massacrèrent leurs ennemis avec un redoublement de fureur jusqu'à ce qu'enfin plusieurs d'entre eux étant tués, les autres prirent la fuite et se dispersèrent dans les montagnes et dans des lieux inaccessibles. Alors les chevaliers se replièrent autour du roi en versant des larmes, et, le déposant sur un brancard, ils le transportèrent à Jérusalem au milieu des lamentations des hommes et des femmes. On fit venir sur-le-champ des médecins très habiles, afin qu'ils pussent, par leur art et leur adresse, guérir cette dangereuse blessure et vendre la vie à l'illustre et vigoureux champion du Christ ! [9,23] CHAPITRE XXIII. Dès qu'ils apprirent que le roi Baudouin avait été si rudement frappé, le roi de Babylone et l'émir Afdal, rassemblèrent une armée dans toute l'étendue de leur royaume, entreprirent une expédition par mer contre Joppé ; et, ayant jeté l'ancre devant cette ville, ils l'assiégèrent aussitôt. Les Ascalonites, ayant reçu les ordres du roi de Babylone, marchèrent à son secours du côté de la terre : la place se trouva ainsi attaquée de toutes parts, on combattit du dedans et du dehors, et les ennemis livrèrent de fréquents assauts. Tandis que ces combats se renouvelaient tous les jours entre les habitants de Joppé et les Ascalonites, deux navires, l'un plus petit et l'autre plus grand, arrivèrent à l'improviste, portant des Chrétiens qui allaient à Jérusalem adorer le Seigneur. Le plus grand de ces bâtiments, qui avait à bord cinq cents hommes, sans compter les femmes, passa rapidement à l'insu des Gentils, échappa à la surveillance de ceux qui faisaient le service de garde, à la faveur de l'obscurité de la nuit, et entra dans le port et près du rivage de la ville de Joppé. Mais le vaisseau, fatigué par l'élan trop rapide qu'on lui avait donné pour passer au milieu des ennemis, et écrasé par le poids excessif des effets et des hommes qu'il portait, s'entrouvrit et s'enfonça dans le sable. A cette vue, les Sarrasins accoururent aussitôt par mer pour attaquer les naufragés, leur enlever leurs effets et toutes leurs provisions de bouche et les partager ensuite entre eux. Mais les Chrétiens, qui étaient venus au port et sur le rivage pour voir la fin de cet événement et porter secours à leurs frères, les voyant exposés à un nouveau péril et résistant à une attaque trop forte pour eux, repoussèrent cette multitude importune, et parvinrent enfin, avec la protection de Dieu, à délivrer les pèlerins qui arrivaient. [9,24] CHAPITRE XXIV. L'autre navire, plus petit, mal gouverné et errant à l'aventure sous la conduite d'un pilote ignorant, tomba subitement, et pendant l'obscurité de la nuit, au milieu de la flotte ennemie. Dès qu'il s'en fut aperçu, le pilote s'échappa secrètement sur une petite barque avec sept de ses compagnons, et laissa son vaisseau livré sans défense aux Sarrasins. Il y avait sur ce bâtiment cent cinquante hommes, sans compter les femmes, et sept chevaliers avec leurs chevaux et beaucoup d'armes. Les Gentils, ayant reconnu ce navire chargé de Chrétiens, et poussé vers eux par une fatale erreur, l'entourèrent aussitôt de toutes parts et ne cessèrent de harceler pendant la nuit ceux qui y étaient enfermés : ces derniers leur résistèrent avec vigueur, mais enfin le jour venu, ils ne purent se défendre plus longtemps contre les traits et l'attaque de tant de milliers d'hommes, et cessèrent de combattre. Ils furent tous pris et décapités, de même que les sept chevaliers et toutes les femmes : un seul écuyer se jeta témérairement au milieu des flots agités, et se sauva à la nage non sans de grands efforts. Les Sarrasins enlevèrent les dépouilles des morts et des noyés, et les partagèrent entre eux, se félicitant et se réjouissant à l’envi de la victoire inattendue qu'ils venaient de remporter. [9,25] CHAPITRE XXV. Le roi Baudouin, voyant que le siège de Joppé se prolongeait, au grand préjudice des Chrétiens, et se trouvant lui-même un peu remis de sa blessure, résolut d'aller à Joppé, afin qu'informés de son arrivée, les Sarrasins fissent moins de mal aux assiégés et cessassent d'attaquer la ville aussi vivement. En effet, ces derniers, ayant appris que ce roi puissant était rétabli et se dirigeait vers eux, et pensant qu'il amènerait des troupes avec lui, n'osèrent plus demeurer dans le même lieu, et, prenait prétexte du mois d'octobre et de l'approche de l'hiver, époque où les eaux de la mer sont soulevées par de plus fortes tempêtes, ils firent toutes leurs dispositions pour partir sans le moindre délai. Le roi et les Chrétiens de Joppé résolurent de les poursuivre à force de rames sur leurs légers bâtiments, dans l'espoir de prendre quelques-uns de leurs vaisseaux, naviguant en toute sécurité et avec lenteur. Mais ils ne purent réussir dans cette entreprise, ni obtenir vengeance pour le sang de leurs frères. Le roi et tous les fidèles du Christ qui habitaient à Joppé se réjouirent des glorieux événements de cette guerre, et s'abandonnèrent aux transports de leur joie, ils dormirent en parfaite sécurité, et cultivèrent paisiblement leurs champs et leurs vignes. Le roi étant rétabli, les Ascalonites n'osèrent plus attaquer aussi fréquemment les habitants de Joppé, et jouissant eux-mêmes de la paix, puisque le roi demeurait en repos, ils s'occupèrent, de leur côté, à cultiver leurs champs et leurs vignes, et y travaillèrent pendant le reste de l'année avec beaucoup d'ardeur. [9,26] CHAPITRE XXVI. L'année suivante, qui était la quatrième du règne de Baudouin, et dès les premiers vents du mois de mars, les Pisans et les Génois, qui étaient venus pour adorer le Seigneur à Jérusalem, partirent de Laodicée, après y avoir passé l'hiver, et arrivèrent avec leur flotte devant Gibel. Le comte Raimond, qui était dans la ville de Tortose, courut à leur rencontre, et leur demanda de lui prêter leurs forces et leur assistance pour se rendre maître de Gibel, afin d'exterminer les Sarrasins qui y habitaient, et de faire passer cette ville au pouvoir des Chrétiens. Les Pisans et les Génois se rendirent sans peine aux prières de Raimond ; ils investirent la place avec un grand nombre de vaisseaux, et l'assiégèrent vigoureusement. De son côté, Raimond l'attaqua par terre avec des machines, et livra de fréquents assauts : enfin la ville, vaincue et soumise, tomba entre les mains de Raimond avec tous ceux qui l'habitaient. [9,27] CHAPITRE XXVII. Peu de temps après cet événement, les Pisans et les Génois reçurent une députation du roi Baudouin, qui les faisait saluer avec empressement. En même temps il leur demandait, avec de vives instances, d'aller, pour la cause de Dieu et des lieux saints de Jérusalem, assiéger avec toute leur flotte la ville de Ptolémaïs, que l'on nomme maintenant Accon ou Acre, tandis que lui-même l'attaquerait du côté de la terre, avec le secours de Dieu et des fidèles du Christ. Aussitôt qu'ils eurent reçu ce message, les Génois et les Pisans, remplis de joie, allèrent avec toutes leurs forces s'établir devant Acre ou Accon, et le roi dressa son camp sur la terre ferme, tout autour des murailles de cette ville. Après avoir employé quelques jours à construire des machines et des instruments pour lancer des pierres, les Chrétiens attaquèrent la place et les habitants avec la plus grande vigueur et sans aucun ménagement, et livrèrent de si rudes assauts que bientôt les Sarrasins, fatigués et épuisés, n'osèrent plus leur résister. [9,28] CHAPITRE XXVIII. L'émir, voyant que les siens renonçaient à se défendre, et que n'ayant aucun espoir d'être secourus, ils ne voulaient plus même tenter de s'opposer aux efforts du roi, demanda une trêve, afin de chercher les moyens de remettre la ville entre les mains de Baudouin, en assurant en même temps le salut des habitants. Les propositions de l'émir ayant été accueillies, la trêve fut convenue et confirmée des deux côtés par serment, et le peuple demeura en repos. L'émir, plein de sollicitude, convoqua alors l'assemblée générale des Sarrasins, tint conseil avec eux et leur parla en ces termes : Nous avons défendu cette ville longtemps et jusqu'à la mort. Maintenant nous ne pouvons espérer de recevoir, comme de coutume, quelque secours de notre roi de Babylone, ou des villes qui lui appartiennent, puisque nous sommes aussi assiégés du côté de la mer. C'est pourquoi, si cet avis est agréable à tous les nôtres, il faut, dans cette extrémité, ouvrir nos portes et remettre la place au roi Baudouin, avant que nous périssions tous sous l'effort de ses armes, puisque nous ne pourrions la sauver, même par notre mort. Si l'on juge donc que mes conseils sont bons, et si l'on ne peut proposer aucun meilleur moyen, qu'un traité soit conclu entre nous et le roi Baudouin, avant que nous ouvrions nos portes, afin que nous puissions sortir sains et saufs avec nos femmes, nos enfants et tous nos effets, et nous en aller en paix, sans obstacle, et sans redouter aucun piège. Tous les Sarrasins adoptèrent les propositions de l'émir, et firent aussitôt demander au roi Baudouin de s'engager en toute sincérité à laisser sortir les citoyens de la ville, promettant aussi, sous la même garantie, de ne plus lui résister et de lui ouvrir leurs portes. Le roi et le patriarche Evémère, ayant tenu conseil avec les leurs, reconnurent que, s'ils refusaient d'engager leur foi pour ce traité et d'acquiescer à ces demandes, si les assiégés avaient à craindre de ne pouvoir sortir en toute sûreté, les Chrétiens ne parviendraient pas à s'en rendre maîtres sans courir les plus grands dangers et sans perdre beaucoup de monde. Ils acquiescèrent donc à ce vœu, et répondirent que les Sarrasins, après avoir ouvert leurs portes, pourraient sortir paisiblement avec tous leurs effets et sans avoir à redouter aucun péril. Mais les Pisans et les Génois, dévorés du désir de s'emparer des biens des Gentils, déclarèrent qu'ils ne pouvaient consentir à laisser emporter tranquillement les richesses et les trésors inestimables enfermés dans la ville. Le roi et le seigneur patriarche leur firent des remontrances sur cette opposition, et les déterminèrent à consentir enfin à ce qu'on jugeait le plus utile dans l'intérêt des Chrétiens. Le roi s'engagea par serment envers les Sarrasins à maintenir la paix, et les portes de la ville furent ouvertes le jour saint et solennel de l'ascension du Seigneur. [9,29] CHAPITRE XXIX. Le roi entra aussitôt avec son armée, les princes et tous les habitants de la ville sortirent en même temps paisiblement avec leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux et tous leurs effets. Mais les Pisans et les Génois, lorsqu'ils virent emporter tant de biens et des trésors si considérables, aveuglés par leur violente avidité, et oubliant les engagements qu'ils avaient pris avec le roi, s'élancèrent tout à coup au milieu de la ville, massacrèrent les citoyens, et leur enlevèrent de l'or, de l'argent, de la pourpre et toutes sortes d'effets précieux. Les Chrétiens de Galilée, qui étaient avec le roi du côté de la terre, voyant les Pisans et les Génois se répandre dans la ville, tuer les habitants et leur ravir leurs trésors, s'abandonnèrent aussi à leur avidité, et oubliant tous leurs serments, ils passèrent au fil de l'épée quatre mille citoyens environ, et leur enlevèrent des objets précieux, des vêtements, des bestiaux et des richesses innombrables. Cet injuste désordre étant enfin apaisé, le roi éprouva une vive indignation de l'insulte que lui avaient faite les Pisans et les Génois, en méconnaissant leurs serments, et, afin qu'on ne pût croire qu'il avait manqué volontairement à sa foi et à ses engagements en favorisant un artifice, il assembla ses compagnons d'armes et ses domestiques, et voulut tirer une vengeance éclatante d'un si grand crime : enfin le seigneur patriarche intervint, se jeta à diverses reprises aux pieds du roi, l'apaisa par ses sages conseils, et rétablit la paix et la concorde entre lui et ses alliés. [9,30] CHAPITRE XXX. Cette même année, après la prise de Ptolémaïs, autrement appelée Accon, et plus vulgairement Acre, vers le milieu du mois de septembre, et le jour même de l'exaltation de la sainte croix, cinq cents chevaliers arabes environ, montés à cheval et munis de leurs armes, sortirent d'Ascalon, se dirigèrent vers Joppé, et au moment où le soleil lançait ses rayons ardents du milieu de l'axe céleste, ils se présentèrent devant les portes de la ville, afin de provoquer et d'attirer au combat les chevaliers catholiques. Othon, surnommé Haute-Epée, fils de la sœur du comte Albert, et jeune chevalier rempli d’intrépidité, prit, aussitôt son casque et sa lance, et suivi seulement de vingt hommes qui faisaient le service de garde à cette porte, il marcha à la rencontre des cinq cents Arabes. Après les avoir provoqués plusieurs fois à la course, les chevaliers chrétiens attaquèrent témérairement leurs ennemis, et se lancèrent au milieu de leurs rangs, de telle sorte qu'il leur devint impossible de s'en débarrasser et de revenir sur leurs pas, avant qu'Othon eût succombé sous leurs coups, ainsi que cinq de ses frères. Alors les Sarrasins et les Arabes, descendant de cheval, enlevèrent les têtes des morts et les rapportèrent à Ascalon, en témoignage de leur victoire, et afin d'encourager les habitants à quelque nouvelle entreprise. [9,31] CHAPITRE XXXI. A peine sept jours s'étaient écoulés, et le jour même de la naissance de l'apôtre et évangéliste Mathieu, soixante chevaliers arabes voulant aussi se faire un nom et acquérir de la gloire par quelques beaux exploits, dirigèrent leur marche vers la ville de Césarée, dans l'espoir de surprendre et d'attaquer des chrétiens à l'improviste ; mais n'ayant rencontré personne, ils enlevèrent les bœufs et les moutons des Chrétiens, qui paissaient sous les murailles de la ville, et les emmenèrent avec eux, afin d'engager les habitants à sortir pour les reprendre, et de pouvoir les punir de leur sortie. Tandis que les Arabes emmenaient ainsi leur butin, les Chrétiens, habitants de Césarée, sortirent de la ville au nombre de deux cents environ, n'ayant avec eux qu'un seul chevalier, lequel avait même été longtemps et fortement malade de la fièvre, et n'était encore que bien imparfaitement rétabli : ils s'avancèrent cependant à la poursuite des chevaliers arabes, armés de leurs arcs, de leurs flèches et de leurs lances, afin de leur enlever et de ramener le butin. Les Arabes les repoussèrent vigoureusement et conservèrent leur butin, à diverses reprises ils forcèrent les hommes de pied, à fuir devant eux, et ayant atteint à la course le chevalier, encore faible et impuissant, ils le tuèrent, lui tranchèrent la tête, et l'emportèrent avec eux, la déposant dans l'un des sacs que portaient leurs écuyers, et qui servaient d'ordinaire à enfermer du fourrage pour les chevaux. Le roi Baudouin, qui se trouvait alors à Joppé, ne tarda pas à être instruit que soixante chevaliers d'Ascalon s'étaient portés vers Césarée pour piller les environs. Il n'avait en ce moment avec lui que quarante chevaliers : aussitôt il en détacha trente qu'il envoya dans les montagnes pour occuper le passage des divers chemins par lesquels il présumait que les Arabes pourraient retourner chez eux ; et, prenant avec lui les dix autres chevaliers, Baudouin se mit en marche par le chemin qui va directement de Joppé à Césarée, pour voir si le hasard lui ferait rencontrer les soixante chevaliers ennemis, afin de leur faire expier chèrement les maux qu'ils avaient faits à Césarée. Le roi et les siens, revêtus de leurs cuirasses et de leurs armes, avaient déjà fait un peu de chemin, lorsqu'ils rencontrèrent devant eux les écuyers et les esclaves des Arabes, qui s'avançaient les premiers, conduisant le butin et portant la tête du chevalier chrétien ; le roi ignorait complètement ce fait, et les écuyers ne prévoyaient pas cette rencontre : pendant ce temps les soixante chevaliers ennemis, cuirassés et armés, marchaient par la même route et suivaient de loin leurs écuyers. Le roi et les siens arrêtèrent ces derniers, leur demandèrent d'où ils venaient, et s'étant fait montrer leurs sacs, ils trouvèrent dans l'un la tête du chevalier chrétien. La cruauté des Ascalonites fut alors révélée, et le roi ayant fait saisir les écuyers, les contraignit, à force de menaces et par la crainte des supplices, à déclarer tout ce qui s'était passé, leur annonçant qu'il les ferait tous punir de mort s'ils refusaient de parler. Ils répondirent sur-le-champ que leurs maîtres s'avançaient derrière eux par la même route, ayant résolu de rentrer chez eux en passant par les montagnes de Joppé. En entendant ce rapport, le roi couvrit sa poitrine de son bouclier, et, saisissant sa lance, il partit rapidement avec ses dix compagnons, et se hâta de marcher vers les ennemis, dans la crainte qu'à la première nouvelle de son approche, ils ne se jetassent aussitôt hors de la route. Cependant les soixante Arabes s'approchèrent et se trouvèrent, à l'improviste, en face du roi et des siens, au moment où ils ne comptaient nullement les rencontrer ni tomber dans aucune embuscade. Alors le roi pressant fortement les flancs de son cheval, et tous les chevaliers suivant son exemple, ils s'élancèrent en poussant des cris au milieu de leurs ennemis, transperçant les uns de leurs lances, renversant les autres par terre, et les frappant aussitôt de leurs glaives impitoyables. Enfin le roi et les siens eurent entièrement l'avantage, et tuant et dispersant les Arabes, comme le vent disperse la paille, ils les forcèrent bientôt à prendre la fuite, ne pouvant plus soutenir le combat. Dix d'entre eux furent pris et retenus captifs, sans compter ceux qui périrent par le fer. Les Chrétiens leur enlevèrent, en outre, non moins de quarante chevaux, avec toutes leurs armes et leurs dépouilles ; et le roi rentra alors à Joppé, couvert de gloire et ayant vengé la mort de son chevalier. Les habitants de Joppé, et ceux de toutes les autres villes occupées par les fidèles, furent remplis de joie et reprirent courage en apprenant ces nouvelles. Le nom du roi fut illustré sur le territoire des Ascalonites et parmi tous les Gentils, qui étaient frappés de crainte et ne pouvaient assez s'étonner que ce prince, avec dix de ses chevaliers, eût triomphé de soixante Arabes, en frappant les uns à mort, et emmenant les autres en captivité. [9,32] CHAPITRE XXXII. Vers le même temps et dans la même année, le comte Raimond, ayant rassemblé un corps de Chrétiens venus de divers lieux et de divers royaumes, alla assiéger la ville de Tripoli, vulgairement nommée Tripla, et employa des jours et des années à l'attaquer par ses armes et ses machines. Après de longs et infructueux efforts devant les murailles de cette place, voyant l'impossibilité de la réduire, même par la famine, attendu qu'elle recevait sans cesse des secours de Babylone, d'Ascalon, de Saïd et de Tyr, et qu'on y apportait des vivres en abondance par la voie des mers, le comte Raimond, ayant tenu conseil avec les siens, résolut de faire construire une nouvelle forteresse, d'où il pût attaquer sans cesse la ville, et dans laquelle, les Chrétiens pussent se retirer en toute occasion pour se mettre à l'abri des ennemis. Cette forteresse fut appelée le Mont des Pèlerins, parce qu'elle était destinée à garantir les pèlerins et les chevaliers chrétiens de toutes les forces des Gentils. Mais deux ans après la prise de Ptolémaïs, et la construction de ce nouveau fort, dans le mois de février, et après la Purification de la Sainte Vierge Marie, mère de Dieu, le comte Raimond mourut dans le château qu'il avait fait élever lui-même, et y fut enseveli selon le rite catholique. [9,33] CHAPITRE XXXIII. Pendant que le roi et les Chrétiens étaient occupés des longs travaux du siège et de la prise d'Acre ou Ptolémaïs, l'empereur de Constantinople, Alexis, qui ne cessait de se méfier de Boémond, craignant qu'il ne finît par l'expulser de ses Etats, expédia de fréquents messages et adressa plusieurs lettres à Doniman, prince magnifique des Turcs, pour lui offrir deux cent soixante mille byzantins, à condition qu'il lui livrerait le prince de Sicile, Boémond, qu'il retenait encore en captivité, voulant ensuite frapper Boémond d'un exil éternel ou le faire périr, afin de se mettre à l'abri de toutes les tentatives que celui-ci pourrait faire sur son empire. [9,34] CHAPITRE XXXIV. Soliman, qui avait été auparavant prince de la ville de Nicée, ayant appris que l'empereur faisait offrir une somme aussi considérable pour la rançon de Boémond, expédia secrètement un message à Doniman, son égal en puissance, pour lui demander de l'admettre à participer à cette riche rançon, puisqu'ils avaient été toujours amis dans la guerre et associés pour le butin, mais Doniman, aspirant dans son avidité à posséder sans partage un si grand trésor, prit un prétexte adroit et rejeta formellement la demande de Soliman. Celui-ci, irrité de ce refus, rompit le traité d'amitié qui l'unissait à Doniman, l'attaqua à diverses reprises, ravagea le pays qui lui appartenait, et après l'avoir battu, en trois rencontres, et lui avoir fait beaucoup de mal par ses embuscades, il remporta enfin un avantage décisif et mit Doniman en fuite. Battu et humilié par l'habileté de Soliman, Doniman se répandit en lamentations, poussa de profonds soupirs, et ne cessa de déplorer ses malheurs en présence de tous ses amis, afin d'obtenir d'eux quelques secours et de pouvoir tirer vengeance des affronts qu'il avait reçus. [9,35] CHAPITRE XXXV. Boémond, toujours retenu dans les fers, parvint cependant par son adresse à être informé des plaintes de Doniman, prince de la ville de Nixandrie, et s'informa secrètement auprès de ses gardiens et de ceux qui le surveillaient, des motifs qui pouvaient inspirer une telle tristesse à un prince aussi magnifique, et répandre dans sa maison une agitation jusqu'alors inconnue. Un jour Doniman, instruit des questions que faisait Boémond sur ses malheurs, et de l'intérêt qu'il avait témoigné à ce sujet, descendit dans la prison même où le prince chrétien était gardé et chargé de fers : il lui raconta les perfidies de Soliman et les avantages que celui-ci avait remportés sur lui, depuis que lui-même lui avait refusé de l'admettre en partage d'une somme que l'empereur lui avait offerte pour la rançon de Boémond ; et comme il connaissait ce dernier pour un homme rempli d'adresse et capable de donner de bons conseils, Doniman lui fit ce récit dans l'espoir de trouver avec son secours quelque nouveau moyen de se venger avec éclat de Soliman. Boémond lui répondit avec toute la prudence possible sur ce qu'il venait d'apprendre : Il serait facile de te donner un assez bon conseil sur tout ce qui t'arrive, et tu pourrais bien aisément faire retomber sur la tête de Soliman tous les maux qu'il a faits à toi et aux tiens, si tu ne t'étais déjà engagé trop légèrement avec l'empereur Alexis, pour recevoir une si forte somme et me rendre à lui. A ces mots, Doniman, uniquement possédé du désir ardent de venger ses injures, pressa vivement Boémond de lui dire ce qu'il jugerait le plus convenable de faire ; et Boémond lui répondit sur-le-champ : Si tu voulais refuser les offres de l'empereur, recevoir de moi la moitié de la somme qui t'est proposée, me rendre mon ancienne liberté, me délivrer de ces fers aux conditions qui te plairaient, je jure par mon Dieu que je m'unirais à toi par des liens indissolubles d'amitié et de fidélité, et que tous les princes Chrétiens s'engageraient de même. Mes amis et mes parents, tant ceux qui sont à Antioche que ceux qui habitent à Roha, à Jérusalem et dans tous les autres lieux, s'allieront avec toi, te donneront également leur foi, et s'occuperont sans cesse d'assurer ton honneur et ton salut. Mais si tu préfères l'argent qui t'est proposé pour amener ma perte, à la foi, à l'amitié, au service de moi et de mes frères, sois assuré que cet argent se dissipera bientôt entre tes mains, et que la haine, l'inimitié, les dangereux desseins de mes parents et de mes frères, ne cesseront jamais de s'élever contre toi et contre ton pays, tant qu'un seul d'entre nous demeurera sur cette terre. Si au contraire tu te décides pour moi et pour le service et l'amitié des miens, si tu repousses l'argent de l'empereur, et acceptes celui que je te propose, quoique moindre de moitié, sois certain de l'amitié de tous mes frères, et ne mets pas en doute qu'ils seront toujours prêts à te servir dans toutes tes affaires, en toute fidélité et soumission. Ainsi amis des deux côtés, et devenus amis sous la foi des serments, non seulement il nous sera facile, avec tes forces et les nôtres, de triompher de ce Soliman, qui s'élève contre toi dans son orgueil, et médite sans cesse les moyens de te nuire ; mais, après l'avoir battu et expulsé, nous subjuguerons le pays qu'il possède, et de plus, nous soumettrons aussi à notre domination tout ce que tu pourras demander des terres et des Etats de l'empereur. [9,36] CHAPITRE XXXVI. Après avoir entendu ces paroles et les promesses de Boémond, Doniman, livré à une grande incertitude hésita longtemps en lui-même, ne sachant encore ce qu'il devait accepter ou refuser. C'est pourquoi il lui répondit en ces termes : Tout ce que je viens d'entendre de ta bouche me convient, si les effets sont d'accord avec les paroles et si tu me gardes inviolablement ta foi, mais je ne puis raisonnablement te donner ma main, sans avoir pris l'avis des miens. Ainsi donc je tiendrai bientôt conseil avec eux ; je leur dirai tes intentions et tes offres ; et alors, ou je ferai promptement ce que tu me proposes, ou je me rendrai aux avis de mes serviteurs, sans renoncer cependant à de meilleures résolutions. Quelques jours après, Doniman tint en effet conseil avec les siens ; ils approuvèrent, dès qu'ils en eurent connaissance, tout ce que Boémond lui avait proposé, et jugèrent qu'il ne fallait point rejeter ses offres et ses avis, qu'il serait au contraire bon et utile de les accepter, toutefois sans cette condition indispensable que tous ceux qui suivaient la loi et la foi du Boémond observeraient dans son entier le traité d'alliance et d'amitié qu'il avait offert. Les choses ainsi convenues, Doniman remit même à Boémond plus de moitié de la somme que l'empereur lui avait promise, et le prix de sa rançon fut réduit de part et d'autre à cent mille byzantins. Après la conclusion de cet arrangement, Doniman adressa un message à l'empereur pour refuser la somme qu'il lui avait offerte. Boémond, comblé de joie d'avoir, après deux ans de fers et de captivité, trouvé grâce devant les yeux de Doniman, et obtenu l'assurance de sa liberté de la clémence miséricordieuse du Ciel, s'adressa à tous ses païens et amis, tant à Antioche qu'à Kolia et en Sicile, pour leur demander de ramasser l'argent nécessaire à sa rançon, et, après l'avoir ramassé, de le porter sur le territoire de la ville de Mélitène, où il devait être ramené et remis en liberté, en même temps qu'il conclurait définitivement un traité d'alliance et de bonne amitié avec Doniman. Tous ceux qui furent instruits de sa prochaine délivrance se livrèrent aux transports de leur joie, et, empressés à exécuter ses ordres, ils ramassèrent de l'argent de tous côtés et le portèrent ensuite au jour et au lieu qui leur avaient été indiqués. Ils y trouvèrent, comme on le leur avait annoncé, Doniman avec Boémond, ils remirent entre les mains du premier et des siens la somme déterminée dans les espèces et le poids convenus, et ayant ensuite conclu de part et d'autre un traité d'alliance et d'amitié, ils se réconcilièrent tous ensemble et devinrent amis. Les domestiques particuliers et les serviteurs de Doniman reçurent et déposèrent l'argent en lieu sûr ; et Boémond ayant donné sa droite à Dominan, et engagé par les liens d'une intime affection, fut renvoyé à Antioche avec tous les siens, quitte de toute rançon. Tous les Chrétiens habitants de cette ville l'accueillirent avec des transports de joie et lui rendirent les plus grands honneurs. [9,37] CHAPITRE XXXVII. Soliman, en apprenant ces nouvelles, éprouva beaucoup d'humeur de n'avoir eu aucune part au prix provenant de la délivrance de Boémond. C'est pourquoi il parla contre Doniman et souleva contre lui le soudan, roi du Khorasan et de Bagdad (qui est la ville principale et la capitale du royaume des Turcs), ainsi que tous les autres princes des Gentils, afin d'enlever désormais à Doniman la faveur et l'assistance de ce roi, puisqu'il avait délivré, à l'insu de celui-ci, Boémond, homme de guerre, habile en toutes choses et toujours disposé à tendre des embûches aux Turcs et à faire du mal à leur empire ainsi qu'à celui des Grecs. Les messagers de Soliman portèrent bientôt ses accusations au roi des Turcs ; ce roi en éprouva une grande colère, et son indignation fut partagée par tous les seigneurs turcs. Doniman ne tarda pas à en être informé, et les diverses menaces qu'il entendit proférer le remplirent de frayeur, de même que tous les siens, et lui inspirèrent de vives sollicitudes. Un jour Soliman lui écrivit une lettre conçue en ces termes : Doniman, frère et fils de la race des Turcs, jusqu'à présent tu as été un homme illustre à la guerre et agréable au roi et à tout le royaume des Turcs par les victoires que tu as remportées. Mais voici, ton nom est rabaissé, et maintenant tu t'es extrêmement avili aux yeux du roi du Khorasan et de toute ta race, et tu es devenu odieux à tous, pour avoir si légèrement consenti à la rançon de Boémond, et avoir méprisé et repoussé nos avis au sujet de cette délivrance. Mais si tu veux expier ce crime et apaiser la colère du roi et des grands du Khorasan, tu inviteras ce même Boémond, que nous redoutons plus que tous les autres Chrétiens, à se rendre dans le lieu que j'aurai désigné, comme pour te porter secours, et ayant alors dressé une embuscade, je l'envelopperai tout à coup et l'enlèverai. Si tu ne le veux, sache que tu ne pourras jamais recouvrer la faveur du roi ni échapper aux mains et à l'indignation des Turcs. Mais Doniman n'acquiesça point à ces propositions, de peur que sa parole et celle de tous les Turcs ne parussent avilies aux yeux des Chrétiens et des autres Gentils. [9,38] CHAPITRE XXXVIII. Après que Boémond, délivré de ses fers et de son exil, fut retourné à Antioche dans le mois de mai, et l'année même de la prise de Ptolémaïs ou Acre, Geigremich, prince illustre des Turcs, parent de Corbahan et frère de Sochoman, qui, après avoir envahi injustement le royaume de Jérusalem, se l'était vu enlever par les armes du roi de Babylone, et qui, lors de la première arrivée de l'armée chrétienne, s'était retiré à Damas pour se mettre sous la protection des Turcs, Geigremich, dis-je, l'un des plus puissants princes du royaume du Khorasan, leva une armée de soixante mille Turcs, et partit, dans son orgueil et sa force, pour aller mettre le siège devant la ville de Roha, autrement nommée Edesse. [9,39] CHAPITRE XXXIX. Baudouin du Bourg, que le roi Baudouin avait institué prince de cette même ville, étonné de l'arrivée imprévue de cette multitude et du tumulte qui accompagnait sa marche, convoqua aussitôt tous ceux qu'il avait auprès de lui et à sa solde, et fit toutes ses dispositions pour se défendre. Puis il sortit de la ville, et envoya des messagers à Boémond et à Tancrède pour leur demander des secours, les suppliant instamment, au nom du Seigneur, de ne pas souffrir que les Turcs, dans leur arrogance, prissent quelque avantage sur leurs frères en Christ. Aussitôt qu'ils eurent reçu ce message, les princes rassemblèrent, dans tous les environs et dans les châteaux du pays d'Antioche, environ trois mille chevaliers et sept mille hommes de pied, et les conduisirent au lieu qui leur avait été désigné, savoir, dans les plaines de la ville d'Arrhan ou Carrhes, où Baudouin attendait leur arrivée avec tout le peuple qu'il avait pu rassembler. Là le comte Baudouin, Boémond et Tancrède furent informés par un arabe que l'armée turque s'avançait rapidement pour attaquer les murailles et renverser les fortifications de la ville de Roha. En apprenant la prochaine arrivée de tant de milliers d'ennemis, les Chrétiens levèrent leur camp et se portèrent avec toutes leurs forces sur le fleuve Cobar, qui vient du royaume de Babylone, et, ayant dressé leurs tentes, ils passèrent la nuit sur les bords de ce fleuve. Le lendemain, au point du jour, ils partirent de ce lieu et allèrent s'établir dans la plaine de la ville de Racha : là, ils firent la confession de leurs fautes et de leurs transgressions devant le patriarche d'Antioche et Benoît évêque de la ville de Roha ; ils convertirent toute discorde en charité ; et ayant ensuite organisé vingt corps, chacun d'eux prit position à droite ou à gauche pour résister aux ennemis et pour secourir leurs frères chrétiens, afin de soutenir plus aisément le combat. À peine ces dispositions étaient-elles terminées, que Sochoman s'avança sur la droite en faisant résonner horriblement les trompettes pour engager la bataille, à la tête de trente mille hommes, vigoureux combattants et redoutables archers. Boémond, Tancrède et tous les chevaliers d'Antioche marchèrent à leur rencontre avec non moins d'ardeur, munis de leurs armes, couverts de leurs cuirasses et de leurs casques, formant une tortue avec leurs boucliers, poussant des cris et faisant résonner fortement les trompettes et les cors. Sur la gauche, Baudouin du Bourg, et Josselin de Courtenai ou de Turbessel, que Baudouin lui avait donnée en bénéfice, s'avancèrent cuirassés, armés de leurs lances, de leurs glaives et de leurs boucliers, montés sur des chevaux rapides, faisant résonner fortement les trompettes et les cors, et combattant avec ardeur. Boémond et Tancrède, qui luttaient contre les ennemis sur la droite, remportèrent d'abord l'avantage par la miséricorde de Dieu, ils attaquèrent et renversèrent les Turcs, et ceux-ci se trouvant enfin affaiblis prirent la fuite. Les Turcs perdirent environ cinq cents chevaliers dans le combat que Boémond leur livra sur la droite, et les Chrétiens eurent à peu près deux cents hommes tués. Baudouin du Bourg, Josselin de Courtenai et les autres illustres chevaliers qui se trouvaient avec leur corps d'armée à plus d'un mille de Boémond, ayant appris que celui-ci et Tancrède avaient engagé le combat et remporté l'avantage, poussèrent rapidement leurs chevaux afin de rompre et de renverser les bataillons serrés qu'ils avaient en face, et d'aller ensuite se réunir à Boémond et Tancrède, pour en recevoir des secours, lorsque tout à coup dix mille Turcs sortirent d'une embuscade, armés de leurs arcs et de leurs flèches, se présentèrent brusquement en face des Chrétiens, les attaquèrent à coups de flèches, et mirent enfin tout ce corps d'armée en fuite. Un grand nombre de ceux qui le composaient furent faits prisonniers et tués, et un plus grand nombre encore furent emmenés en exil perpétuel. [9,40] CHAPITRE XL. Au milieu de ce cruel désastre, dix-huit clercs et trois moines, qui s'avançaient avec les armes spirituelles pour fortifier les chevaliers du Christ, furent décapités, Benoît l'évêque fut pris et emmené, et Baudouin lui-même, prince de Roha, trop avide de carnage et s'exposant témérairement, sans attendre les aigles victorieuses de Boémond, fut également vaincu, fait prisonnier et emmené par les ennemis. Tancrède, après avoir remporté une glorieuse victoire et fait un grand carnage de Turcs, apprenant les mauvaises nouvelles de la gauche, vola aussitôt avec tous les siens à la poursuite des Turcs qui se retiraient après avoir vaincu et détruit le corps de Baudouin, dans l'intention de leur enlever leurs prisonniers, mais les ennemis s'échappèrent par une marche rapide. L'évêque et trois chevaliers furent seuls délivrés et ramenés auprès de leurs frères. Enfin la nuit s'approchant et le jour étant près de se retirer, Boémond et Tancrède rentrèrent dans leur camp avec leurs troupes, pour se reposer des fatigues excessives de cette journée. [9,41] CHAPITRE XLI. Au premier chant du coq, et dès qu'on eut reconnu l'absence de Baudouin, les Chrétiens, saisis d'une frayeur subite, prirent tout aussitôt la fuite et se dirigèrent vers la ville de Roha, afin de défendre ses murailles, et dans la crainte que les Turcs, poursuivant leur victoire, ne prissent les devants et ne cherchassent à s'en rendre maîtres. Les habitants de Roha, tous chrétiens, ayant appris la défaite de leurs frères et la captivité de leur illustre prince, se répandirent en lamentations et versèrent des torrents de larmes ; mais ils reprirent un nouveau courage pour soutenir les chevaliers chrétiens. C'était un jour de dimanche, jour à jamais célèbre pour le peuple du Christ, le lendemain, dès l'aurore, les Arméniens, habitants de Roha, ayant tenu conseil avec tous ceux qui s'étaient rassemblés pour pleurer leur illustre prince, chargèrent Tancrède d'occuper sa place jusqu'à ce qu'ils eussent pu trouver quelque moyen de délivrer ou de racheter Baudouin, et, dès que Tancrède eut été institué pour défendre la ville et la principauté, Boémond retourna à Antioche avec tous les siens. [9,42] CHAPITRE XLII. Huit jours après, et tandis que Tancrède veillait soigneusement à la défense des remparts de Roha, Geigremich et les siens, fiers de leur victoire et de la prise de Baudouin, espérant obtenir de plus grands succès, et parvenir désormais facilement à expulser Tancrède et tous les Français du pays et de la ville de Roha, et toujours animés d'une vive indignation contre ceux-ci rassemblèrent des forces plus considérables encore dans tout le royaume des Turcs, et, les conduisant dans la vaste plaine de cette place, ils dressèrent leurs tentes sur un espace immense, pour assiéger les remparts. En voyant tant de milliers de tentes et d'ennemis armés de diverses manières, Tancrède éprouva de vives craintes, car il n'avait avec lui qu'un petit nombre de chevaliers français, trop faibles pour résister à de si grandes forces. Cependant, ayant tenu conseil et chargé les fidèles de la garde de la ville, il ranima le courage des citoyens, en leur promettant de livrer combat sans le moindre retard à ces nombreux ennemis, et de se conduire avec la plus grande vigueur. En entendant ces paroles consolantes, tous les citoyens de Roha, et les chevaliers qui connaissaient Tancrède pour un homme rempli d'audace et d'intrépidité, se portèrent en foule sur les remparts, et, résistant aux ennemis, ils les repoussaient au loin, et prenaient soin en même temps de renforcer par toutes sortes de moyens les portes et les clôtures de leur ville. [9,43] CHAPITRE XLIII. Tandis que l’on combattait ainsi des deux côtés, Tancrède, homme rempli d'adresse en toute affaire de guerre, expédia secrètement à Antioche un message conçu en ces termes : A son seigneur et noble Boémond, prince magnifique, institué à Antioche par Dieu, Tancrède souhaite toute prospérité et santé. Depuis que tu t'es retiré de nous, me laissant pour gardien et défenseur de la ville de Roha, à la place de notre fidèle frère Baudouin, Geigremich et Sochoman ont rassemblé leurs forces et leurs troupes, et sont venus subitement assiéger la ville de Roha, afin de s'emparer de ses tours et de ses remparts, de massacrer les citoyens, de piller la ville, et de m'emmener captif, comme Baudouin, chez les nations barbares. C'est pourquoi, prenant en considération l'amour que tu as toujours témoigné pour les fidèles du Christ, nous avons résolu de te faire connaître nos tribulations et nos périls, afin qu'apprenant les maux et les angoisses que nous éprouvons, tu convoques au plus tôt tes compagnons et tes amis d'Antioche et d'autres lieux : que tu te hâtes de venir au secours des assiégés et des opprimés, que tu rabattes la jactance des Turcs qui nous menacent, et que tu leur fasses lever ce siège pour l'amour du nom du Christ ; car tu dois considérer que nous ne sommes qu'un petit nombre sur cette terre de pèlerinage, et que nous ne pouvons en aucune manière nous laisser jamais aller au découragement, ni renoncer à combattre ces ennemis, qui veillent toujours avec zèle, et font les plus grands efforts pour nous a attaquer et nous détruire. Dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, nous devons toujours supporter la charge les uns des autres, résister ensemble, triompher ensemble, mettre en commun nos adversités aussi bien que nos prospérités. Si nous nous abandonnons à la paresse, si notre colère est molle et lente, si nous négligeons de voler au secours de nos frères, je ne vois pas que nous ayons rien de mieux à faire que de sortir de cette terre, et de nous retirer sans délai devant les ennemis qui s'élèvent contre nous ; car il est évident, en raison de notre petit nombre, que si nous nous divisons, ou si nous cédons aux dégoûts, nous ne pourrons vivre ni subsister devant nos puissants adversaires. Ayant reçu ce message, Boémond rassembla en toute hâte trois cents chevaliers et cinq cents hommes de pied, et partit pour aller délivrer son neveu et les habitants catholiques de la ville de Roha ; mais la difficulté des chemins et des montagnes, qu'il avait à traverser, l'ayant fait demeurer sept jours en marche, ceux qui pendant ce temps étaient exposés tous les jours aux assauts et aux combats que leur livraient les Turcs, jugèrent que Boémond était bien en retard. [9,44] CHAPITRE XLIV. Aussi Tancrède, ses compagnons d'armes et les citoyens, attendant de jour en jour, et avec une grande impatience, la venue de Boémond, et voyant qu'il n'arrivait pas le jour qu'ils avaient compté, désespérèrent entièrement de recevoir ses secours, et résolurent unanimement de mourir plutôt que de se laisser transporter dans le royaume du Khorasan, et d'être livrés à toutes sortes de tourments entre les mains des impies. Les citoyens et les chevaliers s'étant donc réunis en un seul corps, formèrent le projet de livrer une bataille, de sortir en forces et en armes dès le premier crépuscule du matin, de marcher, en silence sur le camp des Turcs, et, lorsqu'ils en seraient tout près, de faire fortement résonner les trompettes et les cors, d'attaquer à l’improviste les ennemis encore accablés par le sommeil et dormant en sécurité, et d'en faire ainsi un terrible carnage, sans leur laisser le temps de se reconnaître et de prendre les armes. En effet, accomplissant sans retard leur résolution, ils sortirent le lendemain dès le point du jour, munis de leurs armes, et avec autant de monde qu'ils en purent rassembler, et ils attaquèrent subitement le camp de leurs adversaires, en faisant un grand fracas et poussant des cris terribles. Les Turcs, encore ensevelis dans le vin qu'ils avaient bu la veille, et attaqués à l'improviste, tombèrent de tous côtés sous le tranchant du glaive, et bientôt la plaine fut couverte de cadavres et inondée de torrents de sang. A mesure que le jour grandit, les troupes de Tancrède prirent de plus en plus l'avantage ; les ennemis furent saisis d'une plus grande frayeur, et enfin, épouvantés du carnage qui se faisait autour d'eux, ils prirent rapidement la fuite, et se retirèrent vers les tentes des princes de l'armée. Geigremich et Sochoman, voyant toutes leurs troupes battues et dispersées, eurent à peine le temps de monter à cheval avec ceux qui avaient campé auprès d'eux, et, abandonnant leurs tentes, tous leurs effets, leurs richesses et leur argent, ils se hâtèrent de fuir, poursuivis toujours par Tancrède qui ne cessait de faire un grand carnage. [9,45] CHAPITRE XLV. Tandis que les Turcs se dispersaient et se sauvaient rapidement, ayant toujours Tancrède à leur poursuite, Boémond, par la volonté et la clémence de Dieu, arriva ce même jour avec toute sa suite, et rencontra les ennemis en déroute ; il savait que ceux-ci avaient occupé la plaine avec toutes leurs forces la nuit précédente, mais il ignorait entièrement que Tancrède leur eût livré bataille dès le matin. Lorsqu'il vit l'orgueil des Turcs abattu, et leurs troupes dispersées, tandis que les Chrétiens victorieux les poursuivaient en poussant des cris, Boémond éprouva une vive joie, et aussitôt, en homme habile et qui connaît toutes les lois de l’art de la guerre, il réunit ses forces à celles de ses frères, se mit à la poursuite des fuyards, et ne cessa, dit-on, pendant toute la journée, de les massacrer ou de leur enlever des prisonniers. Au milieu de cette déroute générale des Turcs, Geigremich et Sochoman eurent beaucoup de peine à s'échapper avec un petit nombre des leurs. Une très noble matrone du royaume du Khorasan, qui s'était rendue à l'armée avec une grande suite et des forces considérables, fut faite prisonnière par Tancrède et ses compagnons d'armes et demeura entre leurs mains. Après avoir remporté cette grande victoire par la clémence de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ, Boémond, Tancrède et les autres chevaliers chrétiens enlevèrent paisiblement les immenses dépouilles des Turcs, et rentrèrent ensuite à Roha comblés de gloire et de joie. [9,46] CHAPITRE XLVI. Quelques jours après, Geigremich et les plus puissants seigneurs du royaume du Khorasan adressèrent un message à Boémond et à Tancrède, qui se trouvaient tous deux à Roha, pour traiter de la rançon de l'illustre matrone, offrant de renvoyer en échange Baudouin du Bourg qu'ils retenaient en prison, ou de donner quinze mille byzantins. La nouvelle de la captivité de cette illustre matrone et du message de Geigremich étant parvenue à Jérusalem, le roi Baudouin expédia aussitôt un autre message à Boémond et à Tancrède pour les supplier, avec les plus vives instances, de racheter la liberté de leur frère Baudouin, prince de Roha, en rendant cette matrone, leur représentant qu'ils ne pouvaient ni ne devaient préférer à ces offres une somme d'argent quelconque. Les princes répondirent avec bonté à la demande du roi : A leur seigneur Baudouin, roi très Chrétien de Jérusalem, Boémond et Tancrède, hommage à jamais. — Nous avons résolu avec plaisir d'obéir à tes ordres au sujet du rachat de Baudouin, notre ami et notre compagnon d'armes, et nous en avons fait et en faisons toujours l'objet de notre sollicitude. Mais en ce moment il nous faut encore dissimuler et garder le silence, parce qu'il peut se faire que nous arrachions quelque argent en sus de la liberté de ton frère Baudouin, pour prix de la rançon de cette matrone, car nous avons un très ce grand besoin de cet argent, afin de pouvoir récompenser les chevaliers qui ne cessent de se livrer avec nous à des fatigues continuelles. Ainsi cette réponse était assez bonne et assez flatteuse, mais elle n'était ni vraie ni sincère, et ceux qui la faisaient n'avaient aucune intention de racheter le prisonnier, entraînés qu'ils étaient par leur ambition, et voulant garder la ville de Roha et en percevoir les tributs, qui s'élèvent tous les ans à quarante mille byzantins, pour les seules affaires et les échanges qui se font dans l'enceinte même de cette ville, sans compter les revenus qui proviennent des nombreux châteaux et les autres places faisant partie de son territoire. Après avoir satisfait à la demande du roi par cette réponse et ces promesses amicales, Boémond retourna à Antioche, et Tancrède demeura à Roha pour fortifier et défendre ses murailles. [9,47] CHAPITRE XLVII. L'année qui suivit celle où Baudouin du Bourg fut fait prisonnier, et qui était la cinquième du règne de Baudouin, Boémond partit pour aller en Italie et même en France solliciter des secours, et soulever les princes contre l'empereur des Grecs, Alexis, et Tancrède se rendit à Antioche, à la place de son oncle, pour veiller à la sûreté de cette ville, après avoir laisse à Roha des forces suffisantes à sa défense. Dans le même temps Brodoan, prince magnifique de la ville d'Alep et allié des Turcs, saisit le premier prétexte pour rompre le traité d'alliance et d'amitié qui l'unissait avec Tancrède, et porta la dévastation dans les lieux et les villes qui dépendent de la cité d'Antioche : il mit en fuite l'évêque d'Albar, renversa un grand nombre d'églises de Dieu, et non content de tant de pillage et de destruction, il rassembla sur son territoire dix mille cavaliers et vingt mille hommes de pied, et partit dans son orgueil et dans sa jactance pour aller assiéger Antioche et en expulser Tancrède. Celui-ci ayant appris que Brodoan avait levé des forces plus considérables, fut d'abord saisi de frayeur, aussi bien que tous les siens. Cependant il expédia sans le moindre retard des messagers à Turbessel, à Roha, à Marrah pour convoquer tous les hommes catholiques qui habitaient dans ces pays, et leur assigna la ville d'Antioche pour point de ralliement. Lorsqu'ils se furent rassemblés au nombre de mille chevaliers et de neuf mille hommes de pied, l'évêque leur adressa un discours pour les inviter à ne point redouter le nombre de leurs ennemis, à leur résister en se confiant au nom et à la puissance de Dieu, et en se tenant pour certains de la victoire par le secours du Seigneur. On prescrivit, en outre, d'après l'avis du pontife, et l'on célébra un jeûne de trois jours. Tancrède descendit ensuite auprès du pont du Fer, avec ses dix mille hommes, tant chevaliers qu'hommes de pied, et ils passèrent la nuit en ce lieu. Le lendemain dès le point du jour, Tancrède et les siens ayant formé leurs corps et déployé leurs bannières, et s'étant armés de leurs cuirasses, de leurs boucliers et de leurs lances, partirent pour Artasie, où Brodoan avait déjà occupé tout le pays avec sa nombreuse cavalerie et dans tout l'appareil de la guerre. Le prince turc informé de l'approche de Chrétiens et de Tancrède, organisa ses corps d'armée et ses escadrons, et vers la troisième heure du jour, le combat s'engagea des deux côtés. La bataille et le carnage se prolongèrent jusqu'à la neuvième heure enfin, et par le secours du seigneur Jésus, les troupes chrétiennes ne purent être vaincues, et les Gentils, au contraire, battus et dispersés, prirent la fuite. Tancrède et les siens les poursuivirent, tuant les uns, retenant les autres prisonniers, et leur enlevant leurs armes et leurs chevaux. Le lendemain Tancrède, après avoir rassemblé et distribué les dépouilles et les armes des vaincus, retourna à Antioche en triomphe, et dans l'ivresse de la victoire. Tous les fidèles du Christ, habitants de la ville, ainsi que le seigneur patriarche et évêque, se livrèrent aux transports de leur joie, et rendirent des actions de grâces à Dieu et au seigneur Jésus-Christ, dont la bonté et la protection faisaient triompher le prince catholique de la multitude de ses ennemis. [9,48] CHAPITRE XLVIII. La seconde année après la prise de la ville d'Accon, une armée considérable du roi de Babylone partit au mois d'août, tant par terre que par mer, pour aller assiéger Joppé. Tandis que la flotte s'avançait vers ces parages, l'armée de terre campa dans les plaines d'Ascalon, afin de pouvoir envahir subitement tout le pays, par terre aussi bien que par mer, et de triompher plus sûrement du roi Baudouin et de ses chevaliers. Ce roi se trouvait alors à Joppé dès qu'il vit arriver l'armée navale, il devina les projets et les artifices des Turcs, et jugea qu'ils n'étaient venus à l'avance investir la ville du côté de la mer, qu'afin que le roi et les siens fussent exclusivement attentifs à se défendre de ce même côté, tandis que le reste de leurs forces quitterait les plaines d'Ascalon et viendrait subitement attaquer la place. Mais le roi connaissant cet artifice, et sachant que les Turcs, arrivés et campés depuis trois semaines dans les plaines d'Ascalon, avaient grand soin de cacher leurs projets, et ne parlaient nullement d'aller attaquer Joppé, ne s'endormit pas lui-même pendant ce temps, et se hâta de convoquer ses compagnons et de rassembler ses forces, afin de se trouver tout prêt à combattre et à marcher même à la rencontre des ennemis, quelque jour qu'ils voulussent choisir pour se porter sur la place. Hugues de Tibériade, Rorgius de Caïphe, Godefroi de la tour de David, Hugues de Saint-Abraham, Eustache Garnier, Gottman de Bruxelles dans le Brabant, Lithard de Cambrai, ville de France, Piselle de Tournai, Baudouin de Flandre, convoqués tous par le roi, marchèrent à son secours, après avoir réuni leurs troupes, tant en chevaliers qu'en hommes de pied. On vit encore dans l'armée du roi un jeune et brave Turc, nommé Mahomet, qui arriva tout armé et suivi de cent archers : il avait été expulsé, par l'avidité et les artifices de ses compatriotes, du patrimoine de ses pères et du pays de Damas, et avait ensuite conclu un traité avec le roi, s'engageant à lui demeurer fidèle et à le servir avec empressement comme son chevalier. Lorsque les Sarrasins eurent reconnu que le roi Baudouin avait découvert leurs artifices, et dans sa prévoyance rassemblé de toutes parts une armée de Chrétiens, ils levèrent leur camp, quittèrent la plaine d'Ascalon et se portèrent dans leur orgueil et leur multitude jusqu'au lieu appelé Abelin. [9,49] CHAPITRE XLIX. Le roi ayant appris d'une manière certaine que les ennemis s'étaient rapprochés, expédia un message au seigneur patriarche de Jérusalem, pour l'inviter à rassembler sans délai un corps de fidèles, et à les mener en hâte contre les ennemis, afin d'augmenter encore ses forces. Le patriarche ayant reçu ce message, leva et arma cent cinquante hommes de pied, et se dirigea avec eux vers Ramla, ainsi que le roi le lui avait prescrit. Ensuite le roi et tous les fidèles s'étant réunis, se fortifièrent par la communion du corps et du sang du Seigneur, et sortirent de Joppé au nombre de six mille hommes, le sixième jour de la semaine, laissant dans cette ville Lithard de Cambrai, homme sage et fidèle, qu'ils chargèrent de la défendre contre l'armée navale avec trois cents chrétiens. Le roi descendit vers Ramla avec toutes ses forces et bannières, déployées, et y passa le jour du sabbat, attendant l'arrivée du seigneur patriarche Evémère, et du corps, qu'il devait conduire. Le patriarche étant arrivé avec les fidèles de Jérusalem, le dimanche matin au point du jour, le roi forma cinq corps composés de chevaliers et d'hommes de pied, pour combattre les ennemis, et prit pour lui le commandement du dernier de ces corps, afin de soutenir au besoin et d'encourager tous les siens par sa vaillance ; il ne garda avec lui que cent soixante chevaliers, et il n'est pas étonnant qu'ils fussent en si petit nombre, car on avait perdu dans le pays une grande quantité de chevaux. Après que Baudouin eut fait ces dispositions, et que le seigneur patriarche eut béni tous les Chrétiens par le signe de la sainte croix, les drapeaux et les bannières furent élevés dans les airs, les trompettes et les clairons retentirent, le roi et les siens se disposèrent à marcher sur le camp des ennemis, afin d'être les premiers à engager le combat, et de ne pas souffrir que les bataillons des infidèles se portassent plus avant. Les Gentils, dès qu'ils virent que le roi s'approchait avec ses troupes, sortirent aussi de leur camp avec leurs armes, leurs drapeaux et leurs chevaux, faisant résonner leurs horribles trompettes, et formant une armée de quarante mille hommes, non moins empressés que les Chrétiens à livrer combat. Les deux armées s'avancèrent ainsi dans la plaine ; des deux côtés les cors retentirent avec force, et les bataillons des fidèles et des infidèles engagèrent une rude bataille, qui dura depuis le matin du jour du dimanche, qui était le dernier du mois d'août, jusqu'à la neuvième heure. Enfin, par la grâce et la miséricorde de Dieu, les Sarrasins furent battus et prirent la fuite devant les Chrétiens, qui les massacrèrent et les poursuivirent jusqu'à ce qu'ils fussent rentrés dans la ville d'Ascalon. [9,50] CHAPITRE L. Les Gentils eurent sept mille hommes tués dans ce combat, parmi lesquels on compta l'émir d'Ascalon. L'émir d'Accon et l'émir d'Assur, qui, après avoir reçu la vie des mains du roi et rendu leurs villes, s'étaient retirés l'année précédente à Ascalon, furent faits prisonniers avec toutes leurs richesses. Le roi, après avoir remporté cette victoire par l'assistance de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ, rentra à Joppé couvert de gloire et chargé des dépouilles des ennemis. Il ne perdit que cent hommes de son armée et un illustre chevalier, Renaud de Verdun, que le roi et toute l'Eglise pleurèrent amèrement, et dont ils firent célébrer les obsèques selon le rite catholique. Cependant l'armée navale bloquait encore l'un des côtés de la ville, espérant toujours, après la victoire des Sarrasins et la destruction des pèlerins, pouvoir s'emparer de la place sans coup férir. Mais lorsqu'ils virent la tête de l'émir d'Ascalon, et qu'ils furent instruits de la fuite et du massacre des Ascalonites et des Babyloniens, les gens de la flotte, tristes et désespérés, quittèrent leur station à force de rames, allèrent chercher un refuge vers Tripoli, et après y avoir passé la nuit, le lendemain ils retournèrent par mer à Ascalon et à Babylone. Depuis la mort du comte Raimond son oncle, le comte de Saintonge, nommé Guillaume, possédait à titre héréditaire le territoire et les villes de la plaine de Camela ; après le décès de Raimond, Guillaume assiégea et attaqua fréquemment cette même ville de Tripoli, en partant de la nouvelle forteresse, appelée le Mont des Pèlerins, que Raimond avait lui-même fait construire et fortifier, mais il fut impossible à Guillaume de faire aucun mal à l'armée navale, qui alla passer la nuit auprès de Tripoli, tant parce qu'elle était maîtresse de la mer, que parce que la nombreuse population de cette ville se porta en foule sur le rivage et la protégea par sa présence. Le comte fit tous les efforts possibles pour inquiéter sa marche après son départ, à l'aide de ses frondeurs et de ses archers ; mais comme la mer était libre, les ennemis arrivèrent à Ascalon sans obstacle, et sans avoir essuyé aucun échec. [9,51] CHAPITRE LI. A la suite de la victoire que le roi avait remportée à Abelin, lieu situé entre Ascalon et Ramla, le pays de Jérusalem demeura tranquille, et les Ascalonites et les Babyloniens furent frappés de crainte ; car le roi les avait vaincus et mis en fuite à diverses reprises avec un petit nombre d'hommes, et ils n'avaient plus aucune espérance de lui résister ni de vivre devant sa face. Ils demeurèrent longtemps dans cette tristesse et ce désespoir, et passèrent huit mois en repos, cultivant leurs vignes, se réjouissant quelquefois de voir le roi déposer les armes, cherchant avec ardeur à l'apaiser, en maintenant la paix et en lui offrant des dons, mais faisant toujours d'inutiles tentatives, tant qu'ils ne remettaient pas entre ses mains la ville d'Ascalon. Enfin, les mois du printemps arrivèrent, pendant lesquels les grains, les diverses productions de la terre et les vignes, espérance de toute l'année, commencèrent à porter des fleurs et des fruits et promettant des récoltes prochaines. Déjà ces récoltes se présentaient sous les plus belles apparences, et l'on était bientôt au moment de s'en occuper dans les plaines d'Ascalon, lorsque le roi ayant rassemblé à Jérusalem, et dans tous les lieux qui lui prêtaient secours, ses chevaliers et ses nombreuses troupes, alla à l'époque des Rogations, temps où toutes les récoltes sont dans ce pays près de leur maturité, occuper le territoire des Ascalonites, fit couper sans ménagement les vignes, les figuiers, les arbres de toute espèce, et livra aux flammes tous les produits de la terre que les chevaux, les chameaux et les autres bestiaux ne purent consommer, afin que cette perte irréparable disposât cette race endurcie et indomptable à se soumettre enfin à son joug. Après avoir ainsi dévasté tout le pays par la main des hommes et par les flammes, le roi se prépara à retourner à Jérusalem avec une partie de son armée. Tous ceux qui étaient de son escorte suivirent le chemin des montagnes, et faisant résonner fortement les trompettes et les cors, ils répandirent la terreur dans toutes les montagnes et les vallées qu'ils traversaient. Frappés de stupeur et d'effroi en entendant les clameurs et le fracas qui accompagnaient la marche de cette nombreuse armée, les animaux sauvages sortaient en foule de leurs antres et de leurs retraites, et erraient çà et là dans des chemins et des lieux inconnus. Les oiseaux même qui volaient dans les airs ne pouvaient supporter le tumulte et les vociférations de cette populace ; étonnés et confondus, ils tombaient au milieu de ces rassemblements, et cessaient de s'élever dans les airs. Tandis que les animaux sauvages remplis de frayeur erraient loin de leurs tanières, étonnés de ces clameurs inaccoutumées, par malheur un daim timide sortit aussi des montagnes, et alla par une fatale erreur se jeter au milieu des Chrétiens. Dès que les hommes qui marchaient en avant le virent arriver, ils se lancèrent de tous côtés à sa poursuite, de toute la rapidité de leurs chevaux, les uns pour l'arrêter et s'en rendre maîtres, d'autres pour participer du moins au divertissement de cette chasse. [9,52] CHAPITRE LII. L'écuyer d'un jeune homme très noble nommé Arnoul, brave chevalier et prince du château d'Oudenarde, se lança vivement à travers les montagnes sur les traces de l'animal, tandis qu'il pressait sa course, la sangle de son cheval se rompit, et l'écuyer tombant par terre fut obligé de renoncer à sa proie. Mais son cheval enragé par les vociférations de ceux qui l'entouraient se sauva rapidement dans les montagnes, ne se laissant ni prendre ni même approcher, et parvenu enfin dans les défilés, il disparut. Beaucoup de Chrétiens coururent sur ses traces pour ramener l'animal fugitif, et Arnoul y courut aussi. Mais l'ayant cherché longtemps sans le trouver, et fatigués par la difficulté des chemins, tous les Chrétiens retournèrent sur leurs pas : Arnoul seul, inquiet de son cheval, et qui d'ailleurs ne pouvait se passer des soins et des services de son écuyer, continua de courir sur les traces de l'animal, afin de le ramener, il le rencontra sans doute, mais atteint lui-même par la fortune ennemie, l'illustre jeune homme ne revint plus auprès de ses frères. Il tomba dans une embuscade d'Arabes qui étaient venus d'Ascalon dans ces montagnes isolées, pour voir l'incendie et la dévastation du pays, et tirer quelque vengeance de ceux des Chrétiens que le hasard leur ferait rencontrer à l’improviste. Ils virent le noble jeune homme errant sur les montagnes et les collines, seul et sans armes, et ils l'attaquèrent aussitôt en poussant des cris. Arnoul tirant son glaive, chercha longtemps, mais vainement, à se défendre ; fatigué d'une longue résistance, la poitrine et le cœur percés de flèches et de coups de lance, il tomba enfin de cheval noyé dans son sang, les Arabes achevèrent de le tuer, et emportèrent sa tête à Ascalon, en témoignage de leur victoire. Son cheval courut longtemps à travers les défilés et les précipices, sans que les Gentils pussent jamais s'en emparer ; il sortit enfin des montagnes et rejoignit l'armée du roi, tout couvert du sang de son maître, de celui qui le montait toujours, et donnant ainsi à tous une preuve certaine de la mort de ce dernier. Aussi dès que le roi et les Chrétiens virent cet animal arriver auprès d'eux, encore tout inondé de sang, ils ne doutèrent point qu'Arnold, n'eût succombé par son imprudence sous les armes des Ascalonites. Ils parcoururent aussitôt les montagnes pour rechercher et poursuivre les ennemis ; mais ils ne trouvèrent que le corps d'Arnoul, sans tête et étendu sur la terre, et ne purent rencontrer aucun Arabe. Ils enlevèrent aussitôt le cadavre, le transportèrent à Jérusalem, firent célébrer ses obsèques selon le rite catholique, dans la vallée de Josaphat, et l'ensevelirent avec honneur dans l'église Latine de Sainte-Marie, mère du Seigneur Jésus. Le jour de cette cérémonie le roi et tous les princes de l'armée versèrent d'abondantes larmes ; la noble épouse de Baudouin, comte de Hainaut, pleura amèrement sur ce jeune homme, qui l'avait accompagnée dans son voyage, depuis les terres lointaines de la France jusqu'à Jérusalem, où ils étaient venus adorer le Seigneur. Que l'on ne s'étonne point si la perte de ce jeune homme excita les gémissements et les lamentations de tant de grands princes ; il était rempli d'affabilité et connu de tous les Chrétiens, et jamais il n'était sorti d'un combat sans avoir mérité de nouveaux éloges. Trois jours après que l'on eut donné la sépulture aux restes de cet illustre chevalier, les Ascalonites renvoyèrent à Jérusalem sa tête qu'on leur avait fait demander par des négociateurs, et ils adressèrent en même temps une lettre suspendue par un cheveu à cette même tête, et conçue dans les termes suivants : Les Ascalonites renvoient au roi Baudouin la tête du très noble chevalier qu'ils ont tué, non par un motif d'affection, mais, au contraire, afin que sa douleur et la douleur de ceux qui la verront soient renouvelées et accrues ; et afin qu'ils sachent que si la perte d'un tel homme ne peut être comparée aux maux et à l'incendie qu'ils ont soufferts eux-mêmes, cependant les Ascalonites, après avoir décapité cet illustre chevalier, ne veulent plus se souvenir ni à s'affliger de tout ce qu'ils ont perdu.