[6,0] LIVRE SIXIÈME. [6,1] CHAPITRE I. La cité sainte ainsi investie de toutes parts, le cinquième jour du siège les Chrétiens se revêtirent de leurs cuirasses et de leurs casques à la suite d'un conseil, en vertu des ordres des princes, et, faisant une tortue avec leurs boucliers, ils assaillirent les murailles et les remparts. Les Sarrasins furent vigoureusement attaqués à coups de pierres et avec des frondes et des flèches qui volaient par dessus les murailles, et l'on combattit du dehors et du dedans durant une bonne partie de la journée : beaucoup de fidèles furent blessés à coups de pierres et mis hors de combat ; quelques-uns d'entre eux eurent les yeux percés par des flèches. Dieu permit qu'aucun des chefs ne fût frappé ce jour-là. Les Chrétiens, irrités des maux que souffrait le peuple, redoublaient d'ardeur et se battaient avec acharnement ; ils attaquèrent fortement les murs extérieurs que l'on appelle Barbacanes, et les endommagèrent sur quelques points avec des marteaux en fer et des hoyaux : ce jour-là, cependant, ils ne purent pousser bien loin leur entreprise. [6,2] CHAPITRE II. Lorsque ce premier orage de guerre fut apaisé, le duc et les princes de l'armée ayant reconnu qu'il leur serait impossible de prendre la ville d'assaut et par la force des armes, et, rentrés dans leur camp, ils tinrent conseil et tombèrent d'accord qu'ils ne pourraient jamais parvenir au but de leurs efforts, s'ils ne réussissaient à s'emparer de la place à l'aide de machines et d'instruments de guerre. Tous jugèrent donc nécessaire de faire construire des machines, des pierriers, et des béliers ; mais comme le bois est très rare dans le pays, la matière première manquait absolument. Un frère chrétien, né Syrien, indiqua alors aux pèlerins un lieu où ils pourraient trouver des bois nécessaires pour leurs constructions, et qui était situé au milieu des montagnes, vers le pays de l'Arabie. Aussitôt qu'on eut reçu cette information, Robert de Flandre, Robert seigneur des Normands et Gérard de Chérisi prenant avec eux une troupe de chevaliers et d'hommes de pied, se rendirent à quatre milles du camp, et, ayant trouvé du bois, ils le posèrent sur le dos des chameaux, et revinrent au camp sans accident. [6,3] CHAPITRE III. Le lendemain, dès le point du jour, tous les ouvriers se mirent à l'ouvrage pour construire les machines et le bélier, les uns travaillant avec des haches, les autres avec des tarières ; ils continuèrent ainsi jusqu'à ce qu'au bout de quatre semaines, les machines à lancer des pierres et le bélier fussent complètement terminées et dressées en face de la tour de David, sous les yeux des ennemis enfermés dans cette tour. On convoqua alors les jeunes gens et les vieillards, les jeunes garçons, les jeunes filles et les femmes, pour aller dans la vallée de Bethléem chercher de petites branches et les rapporter au camp sur des mulets et des ânes, ou sur leurs épaules, afin de tresser de triples claies dont la machine serait ensuite recouverte, pour être mise par là à l'abri des traits des Sarrasins. On fit, en effet, comme il avait été dit : on apporta une grande quantité de petites branches et d'osier, on tressa des claies, et on les doubla encore : avec des cuirs de cheval, de taureau et de chameau, pour mieux garantir la machine des feux de l'ennemi. [6,4] CHAPITRE IV. Tandis que le siège traînait ainsi en longueur, et que l’on construisait lentement et péniblement les machines quelques hommes, poussés par le besoin, se séparèrent de l'armée pour aller chercher des vivres : le hasard les conduisit dans les environs de la ville de Ramla, dont j'ai déjà parlé ; ils y ramassèrent du butin, et, s'étant remis en route emmenant avec eux des bestiaux, ils furent attaqués et battus par des Sarrasins placés en embuscade, qui étaient venus d’Ascalon, ville appartenant au roi de Babylone, et qui leur enlevèrent leur butin. Gilbert de Trêves et Achard de Montmerle, vaillants chefs des Chrétiens et hommes nobles, périrent dans cette rencontre après s'être longtemps défendus et eurent la tête coupée ; tous leurs compagnons prirent la fuite à travers les montagnes. Comme ils s'avançaient rapidement pour retourner à Jérusalem, Baudouin du Bourg, qui était sorti du camp avec Thomas de Féii et une troupe de chevaliers, également pour aller chercher des vivres, rencontra ses frères fuyant en désordre. Informé de leurs malheurs, il releva leur courage et les engagea à retourner avec lui pour aller se venger de leur désastre. Les pèlerins, ranimés par les paroles de ces hommes y se remirent tous aussitôt à la poursuite de leurs ennemis ; ils combattirent longtemps contre eux ; de part et d'autre il y eut beaucoup de morts et de blessés, et Baudouin du Bourg fut blessé d'un trait qui le frappa sur la poitrine. [6,5] CHAPITRE V. Enfin les Chrétiens ayant pris l'avantage, et mis les Sarrasins en fuite, retinrent prisonnier un de leurs chevaliers, homme très noble, au front chauve, à la taille élevée, déjà chargé d'années et très gros de corps, ils le conduisirent à Jérusalem, et l'attachèrent avec des chaînes de fer dans la tente de Baudouin du Bourg ; mais le Turc alla fièrement s'asseoir ; sur le trône, de Baudouin, recouvert d'une pourpre, extrêmement précieuse. Les princes chrétiens voyant que le Sarrasin était noble, vaillant et rempli de sagesse, cherchèrent souvent à recueillir des informations sur sa vie et sa conduite, eurent plusieurs discussions à ce sujet et firent leurs efforts pour le convertir à la foi chrétienne. Mais comme il s'y refusa obstinément, on le fit conduire en face de la tour de David, et l'écuyer de Baudouin lui trancha la tête en présence de tous les Turcs qui défendaient cette tour, afin qu'ils fussent effrayés par cet exemple. Les corps des deux princes Gilbert et Achard, morts en combattant les Turcs, furent ensuite transportés dans le camp au milieu des lamentations de tous les Chrétiens ; les prêtres catholiques célébrèrent leurs obsèques, et déposèrent leurs ossements dans le cimetière de leurs frères chrétiens, situé en dehors de la ville. [6,6] CHAPITRE VI. Le siège de Jérusalem, la Cité sainte et notre mère commune, que les enfants adultérins avaient envahie et disputaient aux fils légitimes, fut commencé le troisième jour de la seconde semaine du mois de juillet, mois insupportable à cause de l'ardeur excessive du soleil, principalement dans cette contrée de l’Orient où non seulement l’on ne trouve aucun ruisseau, mais où l’on ne rencontre même de source d'eau vive, pour si petite qu'elle soit, qu'à trois milles de la ville ; aussi cette chaleur brûlante du soleil, ce défaut absolu d'eau et cette sécheresse intolérable, ne cessèrent de désoler le peuple chrétien pendant toute la durée du siège. Ceux des pèlerins qu'on envoyait de tous côtés chercher des sources et puiser de l'eau, revenaient quelquefois sains et saufs après avoir trouvé une fontaine, mais d'autres fois ils tombaient entre les mains des Gentils, qui les saisissaient et leur tranchaient la tête : ceux qui revenaient rapportaient, dans des sacs de peau de chèvre, une eau toute trouble, devenue bourbeuse à la suite des querelles qui s'élevaient entre ceux qui voulaient puiser en même temps, et remplir en outre de sangsues, espèce de ver qui glisse dans les mains. On faisait payer deux pièces de monnaie à chacun de ceux qui portaient les lèvres à l'embouchure très étroite de ce sac pour avaler une gorgée de cette eau, quelque vieille et pourrie qu'elle fût, et toujours puisée dans des marais puants ou d'antiques citernes. Beaucoup de gens du menu peuple, poussés par une soif dévorante, venant à obtenir la faculté de boire de cette manière, avalaient souvent les sangsues dont j'ai parlé, et mouraient bientôt à la suite d'une enflure dans le gosier ou dans le ventre. D'ailleurs on ne trouve que sur la montagne de Sion un petit ruisseau extrêmement faible, conduit par un aqueduc souterrain, à un trajet de flèche du palais de Salomon, jusqu'au lieu où cet édifice s'élève en forme carrée, présentant l'aspect d'un couvent entouré de murailles : les eaux du ruisseau se ramassent pendant la nuit dans l'enceinte de ce bâtiment, et le jour les habitants de la ville s'en servent et y abreuvent les animaux. [6,7] CHAPITRE VII. A force de puiser de l'eau l'armée chrétienne parvint à se restaurer un peu, quoique les habitants ne cessassent de lancer des traits, vers le côté qui n'était pas assiégé, sur ceux qui s'y rendaient, faisant tous leurs efForts pour repousser sans cesse les Chrétiens loin de ce réservoir. Les princes de l'armée, et tous ceux qui pouvaient payer, avaient des raisins et du vin en abondance ; mais les pauvres, ceux qui avaient épuisé leurs ressources, ne trouvaient pas même, en quantité suffisante, de l'eau telle que vous venez de l'ouïr. Ce fléau augmentant journellement, et aggravant la position du peuple catholique, les princes de l'armée crurent devoir, d'après l'avis des évêques et des membres du clergé qui étaient présents, consulter un homme de Dieu qui habitait, solitaire, dans une tour antique et d'un grande hauteur, située sur la montagne des Oliviers, et lui demander ce qu'ils avaient à faire, quel parti ils devaient prendre d'abord, en lui annonçant l’ardent désir qu'ils éprouvaient d'entrer dans la ville sainte, et de visiter le sépulcre du Seigneur, après avoir entrepris un long voyage dans ce dessein, et bravé des périls infinis. L'homme de Dieu, ayant appris leurs projets et leurs désirs, leur donna le conseil de commencer d'abord, eh toute dévotion, à se mortifier par des jeûnes, de continuer assidûment leurs prières, et d'aller ensuite avec plus de confiance, et sous la protection de Dieu, livrer de nouveaux assauts contre les murailles et les Sarrasins qui les défendaient. [6,8] CHAPITRE VIII. Par suite des conseils de l'homme de Dieu, les évêques et le clergé ordonnèrent un jeûne de trois jours, et le sixième jour de la semaine tous les Chrétiens marchèrent en procession autour de la ville, ils se rendirent de là sur la montagne des Oliviers, vers le lieu où le Seigneur Jésus monta aux cieux, et se portant sur une autre place, celle où il enseigna à ses disciples à prier, ils s'y arrêtèrent en toute dévotion et humilité. Sur ce même emplacement, Pierre l'Ermite et Arnoul de Roie (château de Flandre), clerc doué de beaucoup de science et d'éloquence, ayant parlé au peuple, apaisèrent les nombreuses querelles qui s'étaient élevées entre les pèlerins en diverses occasions. Leurs exhortations spirituelles parvinrent aussi à éteindre l'inimitié qui régnait depuis longtemps entre le comte Raimond et Tancrède, et qui provenait de l'injustice du comte Raimond, lequel refusait de payer à Tancrède la solde qu'il lui avait promise. Les deux princes furent touchés de componction et se réconcilièrent. Après eux beaucoup d'autres chrétiens se réunirent également en bonne intelligence, et toute la procession des pèlerins descendit alors de la montagne des Oliviers et se rendit sur la montagne de Sion, dans l'Église de la sainte Mère de Dieu. Pendant ce trajet, des clercs vêtus de blanc et portant avec respect des reliques de Saints, et un grand nombre de laïques furent frappés par les flèches des Sarrasins, qui du haut de leurs remparts voyaient passer le cortège, car les murailles de la ville ne sont éloignées de l'église de Sion qu'à la distance d'une portée de flèche. Afin d'exciter la fureur des Chrétiens et en témoignage de mépris et de dérision, les Sarrasins dressèrent des croix sur le même emplacement, et crachèrent sur ces croix, tandis que d'autres ne craignaient même pas de les arroser de leur urine en présence de tout le monde. [6,9] CHAPITRE IX. Les jeûnes, la sainte procession, les litanies et les prières étant terminés, et le ciel déjà enveloppé dans les ténèbres, au milieu du silence de la nuit, on transporta les diverses pièces de la machine et tout l'attirail des instruments à projectiles, vers le quartier de la ville où est situé l'oratoire du premier martyr Etienne, du côté de la vallée de Josaphat : c'était un jour de sabbat, et l'on dressa aussitôt autour de la machine des tentes transportées de la première station. Ce fut là que l'on termina entièrement la construction de la machine, de tous les instruments à projectiles et du bélier. D'après une résolution des grands, on mit d'abord en place et l'on dressa trois mangonneaux, avec lesquels les Chrétiens commencèrent à livrer assaut, pour tâcher de tenir les Sarrasins éloignés des murailles et pour s'en rapprocher eux-mêmes, en continuant à lancer des traits et des pierres. Les Sarrasins voyant qu'en effet leurs murailles étaient fortement ébranlées et battues en brèche par ce genre d'attaque, remplirent des sacs de paille, fixèrent bien près les unes des autres des cordes de vaisseau d'une grosseur énorme, et appliquèrent les sacs contre les murailles, afin d'amortir le choc des pierres que lançaient les mangonneaux et d'en préserver leurs fortifications. Le duc voyant ce nouvel obstacle, et retirant immédiatement du feu des flèches embrasées, les lança avec une arbalète contre les cordes et les sacs ; le feu s'attacha aussitôt aux substances desséchées, un vent léger l'entretint et l'anima ; bientôt les sacs et les cordes furent brûlés, et l'on recommença à battre les murailles en brèche. [6,10] CHAPITRE X. Afin de mieux assurer l'effet de cette attaque et la destruction des murailles, on fit avancer un bélier d'un poids et d'une dimension énormes, et recouvert de claies en osier. Poussé avec une grande vigueur par une quantité innombrable de pèlerins au-delà du fossé de la ville qu'on avait comblé, le bélier attaqua et renversa en un moment les barbacanes c'est-à-dire la muraille extérieure ; et ouvrant ainsi un chemin pour conduire la machine vers les murailles intérieures et plus antiques, il pratiqua une large et terrible ouverture, par laquelle on arrivait ainsi jusque sur la ville. Les Sarrasins, voyant cette vaste brèche et ne pouvant demeurer plus longtemps exposés à un si grand péril, firent du feu avec du soufre, de la poix et de la cire, et brûlèrent le bélier qui se trouvait placé tout près des murailles de la ville, de peur qu'il ne recommençât à les battre de sa tête de fer, ou qu'il n'agrandît la brèche déjà ouverte. Aussitôt les serviteurs de Dieu, poussant des cris, allèrent de tous côtés dans les tentes pour chercher de l'eau, et parvinrent enfin à éteindre les flammes qui consumaient le bélier. [6,11] CHAPITRE XI. Dans le même temps les mangonneaux continuaient sans relâche à battre les murailles et en éloignaient les Sarrasins qui cherchaient à les défendre. Sans prendre aucun moment de repos, les Chrétiens dressèrent aussitôt leur grande machine avec tous ses agrès, ses cloisons intérieures, ses étais superposés, ses claies doublées de cuirs de taureau, de cheval et de chameau, et ils y firent entrer des chevaliers, qui devaient attaquer la place et combattre avec plus de facilité contre les assiégés. Ils travaillèrent avec ardeur, depuis le jour du sabbat, à assembler toutes les pièces de cette machine, et n'eurent terminé leur entreprise que le cinquième jour de la semaine, vers le soir. Le duc Godefroi et son frère Eustache, et deux autres frères, Ludolfe et Engelbert, originaires de la ville de Tournai, furent chargés de veiller sur cette machine et de diriger l'attaque contre la ville. Le duc et les siens occupèrent l'étage supérieur ; Ludolfe et son frère, et les autres Chrétiens qui les suivaient, se placèrent dans l'étage du milieu, et l'étage inférieur fut réservé pour ceux qui devaient pousser la machine contre la muraille. Lorsque tous les chevaliers eurent occupé le sommet de la machine et les autres étages, les barbacanes se trouvant renversées et le fossé comblé, les Chrétiens mirent eux-mêmes et volontairement le feu à leur bélier, qu'il était trop difficile de faire mouvoir à cause de sa pesanteur, et qui pouvait, par son immensité, mettre obstacle aux mouvements de la ma chine mobile. [6,12] CHAPITRE XII. Le sixième jour de la semaine, et dès le matin, les chevaliers sarrasins et tous ceux qui étaient dans la ville, voyant cette machine toute dressée et remplie d'hommes cuirassés, furent frappés de stupeur et de tremblement, et s'étonnèrent que les chevaliers fussent de si grand matin armés et prêts au combat. Ceux-ci, en effet, tiraient à coups de flèches sur tous ceux qu'ils voyaient marcher dans la ville, et comme leur machine s'élevait au dessus des murailles, ils ne cessaient de combattre et de lancer des traits et des pierres sur tous les individus qu'ils découvraient dans l'enceinte intérieure de la place. De leur côté les Gentils, se réunissant en groupes, ne se faisaient pas faute de lancer également des flèches pour atteindre le duc et résister à ses efforts ; d'autres se portaient sur les remparts et blessaient les pèlerins de leurs traits légers, et les pèlerins à leur tour leur répondaient vigoureusement. Au milieu de ce combat, également acharné au dedans et au dehors, les chevaliers enfermés dans la machine, qui s'élevait au dessus des murailles de la ville de la hauteur d'une lance de frêne, lançaient d'énormes blocs de pierre pour faire brèche aux murailles et repousser ceux qui les défendaient, et en même temps ils frappaient à coups de flèches et de pierres ceux des Sarrasins qui erraient çà et là dans la ville. D'un autre côté, et sur la montagne de Sion, les chevaliers du comte Raimond, enfermés dans une autre machine, lançaient aussi des pierres et des traite pour faire brèche aux murailles et frapper ceux qui leur résistaient, tandis que ceux-ci se consumaient en vains efforts contre la machine du comte : cette machine avait été dressée et appliquée de ce côté contre la muraille, pendant la même huit et à la même heure où la machine commandée par le duc Godefroi était dressée sur un autre point. [6,13] CHAPITRE XIII. Tandis que le siège de la Cité sainte se prolongeait ainsi, quoique les Chrétiens employassent avec la plus vive ardeur tous les moyens possibles pour parvenir à s'en rendre maîtres, on entendait parler sans cesse des menaces du roi de Babylone et des forces dont il disposait. Des transfuges qui, avant le moment où la ville fut prise, indiquèrent au frère Tancrède les trésors et les ornements renfermés dans le temple du Seigneur, firent alors connaître aux princes de l'armée que l'on envoyait constamment des messagers au roi de Babylone pour l'informer de tout ce qui se passait, et que ces messagers sortaient par le côté de la ville qui n'avait pu être investi, et par la porte de la montagne des Oliviers et de la vallée de Josaphat ; que très souvent aussi les messagers du roi rentraient dans la ville par la même issue, portant en secret à ses défenseurs les avis et les instructions de ce roi, et qu'enfin les Chrétiens pourraient réussir facilement à intercepter ces communications. Aussitôt les princes chrétiens tinrent un conseil secret, à la suite duquel ils allèrent, au milieu de la nuit, placer des hommes en embuscade dans la vallée et à la sortie de la montagne, faisant ainsi observer soigneusement tous les chemins en avant et en arrière, afin que personne ne pût descendre d'Ascalon, de Babylone ou de toute autre partie du royaume, et tenter de porter, comme à l'ordinaire, les messages, en passant par la porte demeurée libre, sans tomber dans un piège et sans être fait prisonnier, ne pouvant trouver aucun moyen de refuge, ni échapper aux mains de ces nouveaux surveillants. [6,14] CHAPITRE XIV. Déjà les sentinelles des Chrétiens avaient été placées sur les chemins, ainsi que sur la montagne des Oliviers, lorsqu'au milieu des ténèbres de la nuit, deux Sarrasins venant d'Ascalon et portant aux assiégés des dépêches du roi de Babylone, tombèrent dans le piège qui leur était préparé, au moment où ils espéraient entrer dans la ville sans aucun obstacle. Les chevaliers qui veillaient auprès de la porte s'emparèrent aussitôt de ces deux hommes ; mais l'un fut percé d'un coup de lance par un jeune imprudent, et expira bientôt après ; l'autre fut conduit sain et sauf en présence des princes chrétiens, afin qu'on pût lui arracher par des menaces, ou en lui promettant la vie sauve, l'aveu de ce qu'il était chargé d'annoncer, et que par ce moyen les coups des ennemis connus à l'avance fussent moins dangereux. Tremblant et rempli d'inquiétude pour sa vie, le Sarrasin déclara beaucoup de choses sur le roi de Babylone et sur son message ; il annonça qu'il était chargé d'inviter les fidèles chevaliers du roi et les habitants de la ville à ne point se laisser abattre par la terreur et les fatigues, à se soutenir les uns les autres, à demeurer fermes dans la résistance, assurés qu'ils devaient être que le roi avait résolu de marcher à leur secours avec de grandes forces de là en quinze jours, afin d'exterminer les Français, et de délivrer les assiégés. Après cette déclaration et plusieurs autres, le Sarrasin fut rendu aux chevaliers, qui lui lièrent les pieds et les mains, et le firent placer sur un mangonneau, afin qu'au premier ou au second effort de cette machine, son corps fut jeté par-delà les murailles de la ville. Mais la machine, surchargée, de ce poids extraordinaire, ne put lancer bien loin le malheureux Sarrasin ; il tomba au pied des murs sur des rochers pointus, eut la tête et le corps fracassés, et mourut, à ce qu'on rapporte, un instant après. [6,15] CHAPITRE XV. Les habitants de la ville et les chevaliers du roi de Babylone voyant leurs communications avec le roi ainsi interrompues, tandis que les Chrétiens continuaient à les attaquer avec une nouvelle audace, et que leurs machines établies de tous côtés ne cessaient de faire beaucoup de mal, résolurent aussi de construire et de dresser quatorze mangonneaux qui seraient constamment employés à lancer vigoureusement des pierres sur ceux des Chrétiens, afin de les ébranler et de les détruire à coups redoublés, et d'envelopper dans le même péril les fidèles qui les occupaient. Neuf de ces quatorze machines furent établies en face de celle du comte Raimond, et un grand nombre de citoyens se mirent aussitôt en devoir de les faire manœuvrer : ils attaquèrent si vivement et à coups si redoublés la machine du comte, qu'elle en fut en effet entièrement brisée, et que les assemblages tombèrent de tous côtés. Tous les hommes de guerre qui y étaient enfermés, effrayés de cet événement inattendu, et frappés de stupeur, eurent beaucoup de peine à échapper eux-mêmes au péril qui les menaçait. Comme il leur était impossible de se maintenir au milieu de cette grêle de pierres, et de protéger leur machine, ils la retirèrent loin des murailles ; et dès ce moment il ne se trouva plus personne qui osât y monter de nouveau et reprendre l'offensive contre les assiégés. Les cinq autres mangonneaux furent dirigés par les Sarrasins contre la machine de Godefroi, et les ennemis espéraient aussi pouvoir la renverser et la détruire, en l'attaquant avec la même impétuosité ; mais, grâce à la protection de Dieu, quoiqu'elle fut souvent atteinte et ébranlée, par des :pierres qui semblaient devoir l'écraser, elle se maintint entière ; les claies d'osier dont elle était couverte la garantirent de la violence des chocs, et amortirent l'effet des pierres lancées sur elle avec la plus grande force. [6,16] CHAPITRE XVI. Il y avait sur le sommet de cette machine une croix resplendissante d'or, et sur laquelle avait été placée une figure du Seigneur Jésus : les Sarrasins firent tous leurs efforts pour la frapper avec les pierres qu'ils lançaient, mais ils ne purent jamais parvenir à la faire tomber, ni même à l'atteindre, Tandis qu'ils continuaient à viser sur le même point, une pierre, volant à travers les airs, vint frapper par hasard un chevalier, placé à côté du duc, l'atteignit à la tête, lui brisa le crâne, et fit jaillir la cervelle : le chevalier mourut sur le coup. Le duc, se remettant promptement d'un événement aussi inattendu, continua à tirer avec son arbalète sur les assiégeants qui faisaient manœuvrer leurs machines et de temps en temps, lorsque quelque claie frappée par une pierre venait à tomber, le duc la remettait aussitôt en place, et la rattachait avec des cordes. [6,17] CHAPITRE XVII. Les chevaliers sarrasins, voyant que tout l'effort de leurs machines était insuffisant contre les claies d'osier, lançaient de temps en temps sur ces claies des vases remplis de feu, dans l'espoir que quelque charbon ou quelque étincelle se fixerait sur les substances sèches, que le souffle du vent alimenterait le feu, et finirait par embraser la machine ; mais l'habileté des Fiançais avait pourvu à ce danger. Les claies étaient doublées de cuirs bien lisses, sur lesquels le feu ou les charbons qu'on y jetait ne pouvaient tenir ; et, en effet, toutes les matières enflammées glissaient aussitôt qu'elles atteignaient les cuirs, et tombaient par terre. Enfin, fatigués des efforts continuels des machines ennemies, le duc et les siens, employant les bras d'un grand nombre de Chrétiens, poussèrent leur machine contre les murailles mêmes de la ville, afin de s'opposer plus sûrement à l'attaque de leurs adversaires, et de telle sorte que les machines de ceux-ci ne pouvant être placées dans une position plus spacieuse, à cause des maisons et des tours qui les environnaient, se trouvassent hors d'état de lancer autant de coups, ou du moins d'atteindre aussi souvent celle des Chrétiens. En effet, lorsque cette dernière machine eut été appliquée contre les murailles, comme celles des ennemis ne purent être retirées plus loin, et sur un terrain plus libre, les pierres qu'elles lançaient avec la même force volaient au-delà de la machine du duc ; trop rapprochées, ou quelquefois arrêtées dans leur vol, les pierres retombaient sur les murailles et écrasaient les Sarrasins. Les assiégés voyant alors que ceux qui les attaquaient demeuraient fermes et inébranlables dans leur position, sans pouvoir être atteints par l'effet de leur machine, remplirent une tour située dans le voisinnage, de sacs garnis de paille, de chanvre et de foin, la recouvrirent de claies en osier, et de cordes de vaisseaux, pour la garantir de tous côtés des pierres que lançaient, les Chrétiens, et firent entrer dans cette tour des combattants, qui avaient ordre de faire pleuvoir, sans interruption, des pieux sur la machine du duc, soit avec des frondes, soit avec de petits mangonneaux, afin d'accabler sous ces divers genres d'attaque ceux des Chrétiens qui demeuraient enfermés dans leur redoute. Mais la machine du duc Godefroi ne fut pas plus ébranlée par ce nouveau moyen ; et ceux qui la défendaient, loin de se laisser détourner, continuèrent à combattre avec une ardeur toujours croissante. Alors les ouvriers des Sarrasins imaginèrent un autre procédé, d'après lequel ils devaient parvenir à brûler entièrement, et la machine de leurs ennemis, et ceux qui l'occupaient. [6,18] CHAPITRE XVIII. Ils transportèrent un tronc d'arbre d'un poids et d'une dimension énormes, et le garnirent de tous côtés de clous et de crochets en fer : ces clous furent enveloppés d'étoupes imprégnées de poix, de cire, d'huile et de toutes sortes de matières propres à alimenter le feu. Sur le milieu de l'arbre ils attachèrent une chaîne de fer extrêmement pesante, afin que les pèlerins ne pussent avoir la facilité d'enlever l'arbre, ni le faire changer de place, à l'aide de leurs crochets, tandis qu'eux-mêmes le lanceraient au-delà des murailles, sur la machine des Chrétiens, afin d'y mettre le feu. Après avoir terminé toutes leurs dispositions préliminaires, un jour les citoyens de la ville et les chevaliers du roi de Babylone se réunirent pour commencer leur opération. D'abord, ils mirent le feu à toutes les matières inflammables et que l'eau ne pouvait éteindre ; puis ils transportèrent l'arbre avec de grands efforts, à l'aide de leurs échelles de leurs lances et d'autres instruments, et parvenus sur les murailles, ils le lancèrent aussitôt entre celles-ci et la machine, afin que les planches, qui la supportaient toute entière, atteintes par un feu aussi ardent, fussent entièrement embrasées, et entraînassent dans leur chute et l'engin même, et tous ceux qui y étaient enfermas, car ils espéraient qu'un incendie aussi violent ne pourrait être arrêté même par des torrents d'eau, et que la machine serait réduite en cendres, en même temps que l'arbre qu'ils avaient préparé. Mais les Chrétiens, instruits, de ces dispositions par ceux de leurs frères qui habitaient dans la ville, apprirent d'eux en même temps que cette sorte de feu, inaccessible à l'effet de l'eau, ne pouvait être combattu que par le vinaigre ; en conséquence, ils eurent soin de se pourvoir à l’avance de vinaigre, qu'ils renfermèrent dans des outres, et l'ayant versé sur l'arbre ennemi, ils arrêtèrent la violence de l'incendie, et préservèrent ainsi leur machine, Pendant ce temps, les pèlerins accouraient de tous côtés pour enlever l'arbre ; et, saisissant la chaîne qui l'enveloppait, ils engagèrent un nouveau combat, les uns en dehors la tirant ; à eux de toutes leurs forces, les, autres en dedans retenant la chaîne avec autant d'ardeur ; mais enfin, grâce à la faveur de Dieu, les Chrétiens remportèrent l'avantage, ils enlevèrent la chaîne aux Sarrasins, et l’attirèrent à eux. [6,19] CHAPITRE XIX. Tandis que l'on combattait en dehors et en dedans à qui demeurerait en possession de cette chaîne, et que les cinq mangonneaux établis sur les remparts étaient employés en vains efforts pour lancer des pierres, le duc Godefroi, et tous ceux qui avec lui avaient occupé l'étage supérieur de la machine mouvante, faisaient pleuvoir une grêle de traits et de pierres sur la foule des assiégés rassemblés de tous côtés, et repoussaient incessamment ceux qui cherchaient à se maintenir sur les remparts. D'autres Chrétiens faisaient également manœuvrer sans relâche trois mangonneaux, leurs coups redoublés tombaient sans interruption sur les murailles et rejetaient au loin ceux qui venaient les défendre. Pendant ce temps, les deux frères dont j'ai déjà parlé, Ludolfe et Engelbert, voyant que les ennemis s'engourdissaient dans l'oisiveté, n'osaient continuer à résister et s'écartaient de l'un et l'autre côté des murailles pour échapper aux projectiles qu'on lançait sur eux de toutes parts, se trouvant eux-mêmes plus près du mur, sortirent aussitôt de l'étage du milieu qu'ils occupaient, et jetant des arbres en avant sur le rempart, ils entrèrent les premiers dans la ville, munis de leurs armes, et mirent en fuite ceux des ennemis qui gardaient encore les murailles. Le duc et son frère Eustache, voyant les deux frères entrer dans la place, descendirent rapidement de leur étage supérieur, et passant eux-mêmes sur les remparts, volèrent au secours de leurs frères d'armes. A cette vue, tous les pèlerins, joyeux du triomphe de leurs princes, poussèrent des cris jusques aux cieux, et dressant, de tous côtés des échelles contre les murailles, ils s'élancèrent les uns après les autres, tous empressés de pénétrer dans la ville. [6,20] CHAPITRE XX. Cependant les citoyens et leurs défenseurs, voyant leurs murailles envahies, les Chrétiens déjà parvenus dans l'enceinte de la place, et les Français en armes inondant la ville de toutes parts, furent saisis d'effroi et d'abattement, et prenant rapidement la fuite, la plupart d'entre eux se sauvèrent dans l'espoir d'aller se mettre à l'abri dans le palais du roi Salomon, édifice très vaste et très solide. Mais les Français les poursuivant vivement avec la lance et l'épée, arrivèrent aux portes du palais en même temps que les fuyards, et continuèrent à massacrer les Gentils. Quatre cents chevaliers qui avaient été envoyas par le roi de Babylone, et qui parcouraient sans cesse la ville, pour appeler les citoyens au combat ou leur porter secours, ayant vu tous leurs compagnons en fuite, prirent un autre chemin et coururent à toute bride vers la tour de David. Les Chrétiens les poursuivirent avec vigueur ; à peine les Sarrasins eurent-ils le temps d'entrer dans la tour ; ils mirent pied à terre et laissèrent leurs chevaux à la porte, et les Chrétiens s'en emparèrent et les emmenèrent tout bridés et sellés, seul butin qu'ils pussent faire en ce moment. [6,21] CHAPITRE XXI. Pendant ce temps, quelques-uns des pèlerins se dirigèrent vers les portes de la ville, firent sauter les serrures et les barres de fer, et ouvrirent le passage à la foule du peuple chrétien. Mais comme les pèlerins se pressaient avec une ardeur extraordinaire pour entrer par cette porte, ou dit que les chevaux eux-mêmes, inondés de sueur et serrés de toutes parts, ouvraient la bouche en dépit des efforts.de leurs cavaliers pour les contenir, et mordaient tous ceux qui les entouraient. Seize hommes environ, foulés, déchirés et écrasés sous les pieds des chevaux, des mulets et des hommes, périrent au milieu de cette foule. Plusieurs milliers d'hommes et de femmes entrèrent sur un autre point, par la brèche que le bélier avait ouverte avec sa tête de fer. Ces derniers s'étant réunis en un seul corps, coururent vers le palais en poussant de grandes clameurs et faisant beaucoup de bmit, portèrent secours à ceux de leurs frères qui les avaient devances, et massacrèrent sans pitié tous les Sarrasins, qu'ils rencontrèrent dans la vaste enceinte de ce bâtiment. Le sang coula en si grande abondance qu'il se formait en ruisseaux sur les pavés de la cour royale, et que les pieds des hommes en étaient baignés jusqu'aux talons. De temps en temps les Sarrasins, se ranimant et reprenant courage, faisaient de vains efforts pour se défendre, et un assez grand nombre de fidèles, frappés à l'improviste, tombèrent sous leurs coups. [6,22] CHAPITRE XXII. En avant des portes du palais est située la citerne royale, semblable à un lac par son étendue et sa profondeur, recouverte d'une toiture suspendue en voûte et soutenue de tous côtés par des colonnes de marbre. Un grand nombre de Sarrasins s'étaient réfugiés sous l'escalier dont les marches conduisent jusqu'au bord de l’eau ceux qui veulent en puiser. Parmi ces Sarrasins, les uns furent étouffés dans les eaux en y tombant, d'autres périrent sur les marches mêmes en se défendant contre les Chrétiens qui les poursuivaient. Il y avait sous la toiture de la même citerne de larges ouvertures en forme de puits ; et tandis que les Chrétiens poursuivaient les Sarrasins dans leur fuite rapide, il s'en trouva parmi les uns et les autres qui se précipitèrent aveuglément sur ces ouvertures, tombèrent dans l'eau au péril de leur vie et même périrent la tête brisée ou les entrailles déchirées par la chute. Pendant toute la durée du siège, on distribuait les eaux de cette citerne aux habitants et aux chevaliers, par mesure déterminée, pour abreuver leurs chevaux, leurs troupeaux et toutes les têtes de somme, de même que pour les autres besoins. Les eaux pluviales qui découlent par des gouttières du toit du palais et de ceux du temple du Seigneur, et de beaucoup d'autres édifices, viennent toutes se réunir dans cette citerne, et tous les habitants de la ville y trouvent en abondance, pendant tout le resté de l'année une eau fraîche et salubre. [6,23] CHAPITRE XXIII. Les Chrétiens vainqueurs, étant sortis du palais après avoir fait un affreux carnage de Sarrasins, et en avoir tué dix mille dans cette enceinte, rencontrèrent dans les rues plusieurs bandes de Gentils qui erraient çà et là, frappés de crainte, et fuyant la mort, et ils furent tous passés au fil de l’épée. Les femmes qui s'étaient réfugiées dans lès tours des palais, où sur les points les plus élevés, étaient frappées du glaive ; on enlevait sur le sein de leurs mères où dans leurs berceaux, des enfants à la mamelle, et, saisis par les pieds, ils étaient lancés et allaient se briser la tête contre les murailles, ou sur le seuil des portés : ici les Sarrasins périssaient par les armes, là d'autres étaient écrasés sous les pierres ; nulle part, ni l'âgé ni le rang ne pouvaient soustraire aucun d'entre eux à la mort. Quiconque parmi les Chrétiens s'emparait le premier d'une maison où d'un palais en jouissait sans trouble, de même que de tout ce qu'il y trouvait, en meubles et ustensiles en grains, huile, orge, vin, argent, vêtements ou toute autre chose, et bientôt par ce moyen ils se rendirent maîtres de toute la ville. Tandis que les Chrétiens s'introduisaient dans la place, assouvissaient leur fureur en massacrant les Gentils dans le palais et dans toutes les rues, et se gorgeaient de leurs dépouilles et de leurs richesses, Tancrède, aussitôt qu'il fut entré lui-même, courut en toute hâte vers le temple, et y entra après avoir arraché les serrures. Suivi et assisté de tous ceux de sa troupe, il enleva une immense quantité d'or et d'argent sur les murailles qui en étaient revêtues dans toute l'enceinte intérieure, sur les colonnes et les piliers, et travailla sans relâche pendant deux jours à enlever les trésors que les Turcs avaient entassés pour décorer cet oratoire. On dit que deux Sarrasins, sortis de la ville pendant le siège, avaient appris à Tancrède qu'il trouverait toutes ces richesses en ce lieu, afin d'obtenir grâce devant ses yeux et de sauver leur vie. Après être demeuré deux jours dans le temple, il en fit ouvrir les portes ; et, prenant avec lui tous ses trésors, il les partagea fidèlement avec Godefroi, dont il était le chevalier : tous ceux qui les ont vus entassés disent que six chameaux ou mulets auraient à peine suffi pour les transporter. [6,24] CHAPITRE XXIV. Ce temple, appelé le temple du Seigneur, ne doit point être pris pour l'ouvrage antique et admirable du roi Salomon, puisque la ville entière de Jérusalem fut détruite par le roi Nabuchodonosor, et plus tard par le roi Antiochus, de longues années avant l'Incarnation du Seigneur, et que le temple de Salomon fut renversé dans ses fondements, après avoir été dépouillé de tous ses ornements et de ses vases sacrés. Plus tard, après l'Incarnation, et conformément à la prédiction du Seigneur Jésus, les princes romains, Vespasien et Titus, détruisirent de nouveau, et de fond en comble la ville de Jérusalem et tous ses habitants, en sorte que, selon la parole du Seigneur, ils n'y laissèrent pas pierre sur pierre. Mais dans la suite ce temple fut réédifié par les modernes serviteurs du Christ, comme cela est établi par un grand nombre de témoignages, et il fut bâti sur le même emplacement où le sage Salomon avait construit l’antique tabernacle de Dieu en bois de cèdre et en marbre de Paros, et placé le Saint des Saints dans ce tabernacle. Au milieu du temple moderne s'élève une masse en pierre fondée par la nature, ayant en largeur l'étendue d'un tiers d'arpent environ, et haute de deux coudées ; sur l'un des côtés on a établi des marches par lesquelles on descend dans des caves ; et ceux qui examinèrent alors les lieux avec le plus d'attention rapportent qu'il y a, sur l'autre côté, une petite ouverture en pierre, mais qui demeure toujours fermée. Quelques personnes pensent que le mystère du Saint des Saints est encore conservé sous cette pierre. Au milieu de la toiture du temple moderne, dont toutes les murailles intérieures sont maintenant recouvertes d'ouvrages, représentant les miracles, est fixée, dit-on, une chaîne formant un rond, à laquelle demeure constamment suspendu un vase parfaitement travaillé, tout resplendissant d’or, et du poids de deux cents marcs environ. Les uns affirment que ce vase renferme une urne d'or, d'autres que le sang du Seigneur y est déposé, d'autres que c'est une poussière embaumée, relique précieuse qu'on y tient cachée ; et ces opinions diverses ont chacune leurs défenseurs. [6,25] CHAPITRE XXV. Ce vase suspendu, comme j'ai dit, au milieu du temple, fut respecté par Tancrède ; les Turcs eux-mêmes l'avaient eu constamment en grande vénération, et n'y avaient porte aucune atteinte, ils avaient comblé le tabernacle d'honneurs et de trésors : c'était le seul où ils voulussent célébrer les cérémonies de leur culte, et ils en excluaient toutes l'es autres nations. De même qu'ils veillaient avec le plus profond respect, et en toute vénération, à la garde de ce temple, pour y pratiquer leurs erreurs, le temple du sépulcre du Seigneur était aussi le seul qu'ils eussent épargné et laissé aux Chrétiens qui l’honoraient ; ils le conservaient à cause des tributs qui leur étaient payés régulièrement, produit des oblations des fidèles. L'église de Sainte-Marie des Latins leur payait également un tribut. Dans tous les autres oratoires de la Cité sainte, les Turcs et les Sarrasins avaient exercé leur tyrannie et leurs fureurs, en en expulsant absolument tous les fidèles catholiques. Tandis que Tancrède, ainsi que je l'ai dit, poussé par son avidité se dirigeait vers le temple du Seigneur, pour enlever les richesses qui lui avaient été révélées, que tous les princes recherchaient avec ardeur les dépouilles des Turcs et s'emparaient de leurs habitations, et que tout le peuple chrétien se portait vers le palais de Salomon, et faisait un affreux ravage des Sarrasins, le duc Godefroi, s'abstenant de tout massacre, et ne conservant auprès de lui que trois de ses compagnons, Baudri, Adelbold et Stabulon, dépouilla sa cuirasse, et s'enveloppant d'un vêtement de laine, sortit pieds nus hors des murailles, et suivant l'enceinte extérieure de la ville en toute humilité, rentrant ensuite par la porte qui fait face à la montagne des Oliviers, il alla se présenter devant le sépulcre de notre Seigneur Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, versant des larmes, prononçant des prières, chantant les louanges de Dieu et lui rendant grâces, pour avoir été jugé digne de voir ce qu'il avait toujours si ardemment désiré. [6,26] CHAPITRE XXVI. L'accomplissement des pieuses intentions du duc démontra la réalité d'une vision qui avait eu lieu dès longtemps. Avant qu'il entreprît cette expédition, le duc Godefroi, poussait souvent de profonds soupirs ; il ne désirait rien aussi ardemment, dans le fond de son âme, que de visiter la sainte cité de Jérusalem, et de voir le sépulcre du Seigneur Jésus, et souvent il ouvrait son cœur, et parlait de ses Vœux à ses serviteurs particuliers. Un de ses familiers, nommé Stabulon, eut la vision suivante. Il vit une échelle en or, s'étendent sur une immense longueur depuis la sommité du ciel jusqu'à la terre, et sur laquelle le duc, enflammé d'une ardeur extrême, s'efforçait de monter avec un homme son échanson, nommé Rothard, lequel portait en main une lanterne ; l'échanson était déjà parvenu à la moitié de l'échelle, lorsque la lanterne qu'il portait en main cessa de briller, l'échelon du milieu, par lequel il s'avançait vers la voûte élevée des cieux, se trouva fortement dégradé et se brisa, en sorte que l’échanson retournant en arrière ne put, non plus que le duc, s'avancer ni s'élever jusque vers la porte du ciel : alors Stabulon, dont la vision continuait encore, rallumant la flamme de la lanterne, monta avec confiance sur l'échelle, où l'échanson indigne n'avait pu s'élever, et, portant la lanterne sans que la flamme s'éteignît, il pénétra avec le duc lui-même dans la cour céleste ; ils y trouvèrent une table préparée pour eux, et jouirent avec douceur de toutes sortes de biens : le duc s'étendant alors auprès de cette table avec les élus et tous ceux qui en étaient dignes, entra en partage de toutes les délices rassemblées dans ces demeures. [6,27] CHAPITRE XXVII. Que faut-il entendre par cette échelle qui conduit au palais des cieux, si ce n'est la voie à laquelle le duc aspirait de toutes les forces de son âme, la voie de la ville de Jérusalem qui est la porte de la patrie céleste ? Cette échelle était de l'or le plus pur, parce qu'il faut s'approcher de cette voie et de la porte des cieux avec un cœur pur et une humilité parfaite. Sur le milieu de l'échelle la lanterne que portait l'échanson ne jette plus de clarté ; l'échelon dégradé se brise, et l'on ne peut plus monter, parce que l'échanson abandonna au milieu du travail, et avec un grand nombre d'autres, comme vous l'avez ouï, l'œuvre et l'entreprise de cette sainte voie, à laquelle il s'était dévoué, ainsi que le duc, avec une intention pure et droite. Rempli de méfiance et redoutant les dangers qui le menaçaient, l'échanson, en effet, avait abandonné le duc à Antioche ; et, devenu apostat par cette conduite, il retourna à la charrue de misère, et ne put plus dès lors monter sur l'échelle, ni entrer avec le duc dans la porte du ciel indigne qu'il était de prendre place à la table des Saints. Alors Stabulon, officier de la chambre du duc, prenant la lanterne des mains de l'échanson, ralluma le flambeau, parce qu'il persista avec force dans sa bonne volonté pour la voie qu'il avait embrassée dès le principe, et parce que, à travers les vacillations de son âme, la lampe, charité ayant conservé sa clarté, il demeura fermement attaché à ses vœux, et parvint enfin, d'une marche soutenue, jusqu'au sommet de l'échelle, de même que le duc. De même, compagnon inébranlable du duc au milieu de ses tribulations, et serviteur fidèle de Dieu, il arriva jusques à Jérusalem, et fut jugé digne de se présenter et de prier devant le sépulcre du Seigneur, qui est la table de toute douceur et l'objet des vœux des Saints. [6,28] CHAPITRE XXVIII. Après cela le duc sortit du sanctuaire du sépulcre du Seigneur, le cœur inondé de joie, à la suite de la victoire qu'il venait de remporter, et rentra dans son logement pour y chercher le repos. Déjà toute l'armée se délassait aussi du carnage ; et cette nuit, après que Jérusalem, la cité du Dieu vivant et notre mère, eut été rendue à ses fils par une grande victoire, tous les Chrétiens accablés de fatigue goûtèrent un profond sommeil. Le sixième jour de la semaine qui était celui de la séparation des apôtres, le quinzième jour de juillet, le comte Raimond, séduit par son avidité, reçut une somme d'argent considérable, et permit aux chevaliers sarrasins, qu'il assiégeait dans la tour de David où ils s'étaient réfugiés, de se retirer sans aucun mal, en même temps il retint pour lui leurs armes, leurs provisions de bouche, leurs dépouilles, ainsi que la forteresse elle-même. Le lendemain matin, qui était le jour du sabbat, des Sarrasins qui, après avoir échappé au massacre, s'étaient réfugiés au nombre de trois cents environ, dans l'espoir de sauver leur vie, sur la sommité du palais de Salomon, demandèrent avec de vives instances qu'on leur fit grâce ; et cependant se voyant fort exposés et ne pouvant se fier à aucune promesse, ils n'osaient descendre, et demeurèrent dans cette position jusqu'au m'ornent où la bannière de Tancrède fut dressée devant leurs yeux en garantie de la protection qu'ils demandaient : mais ce signal ne put même sauver les malheureux Sarrasins. Beaucoup de Chrétiens indignés de cette promesse en manifestèrent une grande colère, et pas un des Turcs n'échappa à leur fureur. [6,29] CHAPITRE XXIX. Tancrède, chevalier rempli d'orgueil, éprouva une vive indignation de l'affront qu'il venait de recevoir ; et sa rage ne se fût point apaisée sans qu'il eût tiré une vengeance éclatante et semé la discorde dans le camp, si les princes et les hommes sages ne l’eussent calmé par leurs conseils et leurs paroles : Jérusalem, dirent-ils, la Ville du Très-Haut, a été, comme vous savez tous, reconquise à travers de grandes difficultés et non sans que nous ayons perdu beaucoup des nôtres ; elle est rendue aujourd’hui à ses véritables enfants, et délivrée des mains du roi de Babylone et du joug des Turcs. Mais prenons garde que l'avidité, la paresse ou la compassion pour nos ennemis ne nous la fassent perdre, et n'épargnons pas les prisonniers et ceux des Gentils qui se trouvent encore dans la ville. Car, si par hasard nous venions à être attaqués par le roi de Babylone, à la tête d'une nombreuse armée, nous nous trouverions tout-a-coup assaillis au dedans comme au dehors, et bientôt nous serions transportés dans un exil perpétuel. Il nous semble utile et nécessaire, dès ce moment, que tous, les Sarrasins et les Gentils, qui sont retenus prisonniers, qui doivent être rachetés ou sont déjà rachetés, pour de l'argent, périssent sans retard par le glaive, de peur que leurs artifices, ou leurs inventions ne suscitent contre nous, de nouveaux malheurs. [6,30] CHAPITRE XXX. Cet avis ayant été approuvé, le troisième jour, après la victoire, les princes publièrent leur résolution. Aussitôt tous les Chrétiens coururent aux armes, et, se levant pour détruire misérablement toute la race des Gentils qui avaient survécu, aux premiers événements, ils tirèrent les uns de leurs prisons et leur tranchèrent la tête, les autres furent massacrés à mesure qu'on les trouvait dans les rues ou sur les places de la ville, tous après qu'ils avaient déjà obtenu grâce, soit en donnant de l'argent, soit en éveillant chez les Chrétiens des sentiments d'humanité et de compassion. Les jeunes filles, les femmes, les dames nobles et enceintes étaient mises à mort ou lapidées ; et les pèlerins, n'étaient arrêtés par aucun respect pour l'âge, quel qu'il fût. Cependant les jeunes filles, les femmes, les matrones, redoutant le moment de la mort, et frappées de terreur à la vue de cet horrible carnage, s'élançaient vers les Chrétiens, tandis qu'ils assouvissaient leurs fureurs sur l'un et l'autre sexe, elles les serraient dans leurs bras pour sauver leur vie, et d'autres se roulaient à leurs pieds, et les suppliaient de leur faire grâce, en versant des larmes, et se répandant en misérables lamentations. Les jeunes garçons de cinq ans ou de trois ans, témoins de la déplorable fin de leurs pères et de leurs mères, ajoutaient à ces scènes de désolation, en poussant des cris affreux et pleurant amèrement. Mais ils imploraient vainement la pitié et la miséricorde des Chrétiens. Ceux-ci avaient tellement livré leur âme à la passion du carnage, qu'il n'y eut pas un enfant à la mamelle, de l'un ou de l'autre sexe, pas un enfant d'un an qui pût échapper à leurs coups ; aussi toutes les places de la ville de Jérusalem furent, dit-on, tellement jonchées et couvertes des cadavres des hommes et des femmes et des membres déchirés des enfants, qu'on en trouvait une quantité innombrable, non seulement dans les rues et dans les palais, mais même dans les lieux les plus déserts. [6,31] CHAPITRE XXXI. Depuis le jour où la Cité sainte fut assiégée, fortifiée et défendue par les Sarrasins, jusqu'au jour où elle fut attaquée et prise par ses légitimes maîtres et rétablie entre leurs mains, on ne vit plus dans la ville aucun de ces Turcs qui l'avaient envahie précédemment et occupée pendant longtemps, imposant des tributs onéreux tant aux Sarrasins qu'aux pèlerins et aux fidèles habitants de ce pays. Les Turcs, qui avaient pris la ville sainte et qui y dominèrent pendant longtemps, étaient au nombre de trois cents. Ils rendirent également tributaires la plupart des villes situées dans les environs et dans la Syrie, et dans le pays de Palestine, dont le roi de Babylone s'était précédemment rendu maître en même temps que de Jérusalem, qu'il avait réunies à son royaume, et qui reconnaissaient habituellement sa puissance. Mais lorsque l'armée chrétienne, ainsi que vous l'avez ouï, alla, après la prise de Nicée, entreprendre le siège d'Antioche, le roi de Babylone, ayant appris la glorieuse victoire que les princes chrétiens avaient remportée avec leurs immenses forces et la défaite humiliante des Turcs, se porta en grande pompe, et avec une nombreuse armée, devant la ville de Jérusalem qu'il avait perdue, et assiégea les trois cents Turcs : il leur livra de fréquents assauts, les accabla par les efforts de ses machines et cependant les Turcs lui résistèrent avec vigueur, mais non sans éprouver eux-mêmes de grandes pertes. [6,32] CHAPITRE XXXII. Ils avaient alors pour prince et pour chef Soliman, chevalier terrible, ennemi constant du roi et du royaume de Babylone. Enfin les Turcs et leur prince, voyant bien que leur petite troupe ne pourrait soutenir plus longtemps le poids de la guerre ni résister à tant de milliers d'assaillants, conclurent un traité pour avoir la vie sauve : ils obtinrent pour condition la faculté de sortir de la ville, en la remettant entre les mains du roi, et l’assurance d'être escortés par le roi lui-même jusqu'à Damas, où l'on sait que règne le prince magnifique, frère de Soliman, qui fut, à l'époque dont je parle, chassé de la ville de Jérusalem avec tous ses Turcs. Ceux-ci étant donc sortis de la Cité sainte, et ayant été accompagnés à Damas par une escorte du roi, ce dernier entra dans Jérusalem et établit les rites des Gentils dans le temple du Seigneur, avec un profond respect et en toute humilité. Ensuite il entra dans le temple du sépulcre du Seigneur avec toutes les cérémonies de la religion des Gentils, visita tranquillement tous les lieux et n'entreprit point de détourner aucun Chrétien de sa foi et des cérémonies de son culte. En partant, il confia la garde de la ville à des mains sûres, la tour de David fut remplie de ses satellites, le palais de Salomon, les autres édifices, royaux et tous les points fortifiés furent soumis à sa puissance. Ayant ainsi rétabli sa domination dans la Cité sainte, après l'expulsion des Turcs, comblé des joie, mais craignant encore que les Turcs de Damas ne redevinssent ses ennemis, ij envoya une députation aux princes chrétiens, encore occupés du siège d'Antioche, pour leur annoncer qu'il avait chassé les Turcs de la ville de Jérusalem et de son royaume, et qu'il était entièrement disposé à donner toute satisfaction aux Chrétiens au sujet de la ville sainte, et à s'en rapporter à leurs conseils, quant à la foi en Christ et à la reconnaissance de la religion chrétienne. Mais en tout cela il mentait et parlait artificieusement ; car il refusa l’entrée de la ville aux pèlerins, et leur résista avec, toutes, ses armes et les forces de ses chevaliers, jusqu'au moment où, aidés par le Roi des cieux, les Chrétiens firent un affreux carnage des Sarrasins, comme vous l'avez ouï, et prirent enfin possession de Jérusalem. [6,33] CHAPITRE XXXIII. Après cette déplorable extermination des Sarrasins, et le lendemain, qui était un jour de dimanche, les fidèles, et les princes de l'armée tinrent conseil, et résolurent de donner au comte Raimond le gouvernement de la ville et la garde du sépulcre du Seigneur. Mais le comte ayant refusé, de même que tous les autres capitaines, successivement élus pour cet emploi, le duc Godefroi fut enfin porté, quoiqu'il s'en défendît, au souverain commandement. Élevé par le consentement et la bienveillance de tous les Chrétiens, le duc demanda la remise de la tour de David, dont Raimond lui-même s'était emparé, après en avoir expulsé les Sarrasins. Mais le comte refusa formellement de la rendre, et ne céda enfin qu'aux menaces du duc et des Chrétiens. Que l'on ne croie pas que cette élection et cette élévation du duc Godefroi aient été en rien l'effet d'une décision des hommes : tout fut fait d'après les dispositions et par la grâce particulière de Dieu ; car nous avons appris, à ne pouvoir en douter, d'après une vision d'un chevalier honnête et véridique, que, dix ans avant cette expédition, Dieu avait élu et institué le duc pour conducteur, prince et modérateur de l'armée chrétienne, comme plus propre que tous les autres princes à l'action, à la victoire et au conseil, et plus pur en foi et en vérité. [6,34] CHAPITRE XXXIV. Une nuit, le chevalier dont je viens de parler, nommé Hezelon, et originaire du lieu de Kinweiler situé dans ---,fatigué d'une partie de chasse qu'il avait faite avec le duc Godefroi, dans une forêt nommée la forêt de Ketteri, et s'étant livré bientôt au sommeil, fut tout-à-coup transporté en esprit sur le mont Sinaï, lieu où Moïse, serviteur du Seigneur, après avoir accompli un jeûne de quarante jours, fut jugé digne de voir Dieu dans l'éclat de sa gloire et de recevoir la Loi de ses mains. Le chevalier vit le duc s'élevant sur le sommet de cette montagne, en toute humilité et mansuétude, et montant avec facilité, et deux personnages vêtus de blanc et couverts d'ornements pontificaux se portèrent à sa rencontre, et lui dirent : De même que le Seigneur conféra sa bénédiction et sa grâce à son serviteur et fidèle Moïse, de même tu seras comblé des bénédictions du Dieu vivant, et tu trouveras grâce devant ses yeux : tu seras institué chef et gouverneur de son peuple chrétien, en toute foi et en toute vérité. Après ces paroles, le chevalier fut réveillé de son sommeil, il se leva, et la vision s'évanouit. [6,35] CHAPITRE XXXV. Que faut-il penser de cette vision, si ce n'est qu'avec l'esprit et la douceur de Moïse, le duc s'élevait pour devenir chef spirituel d'Israël, ordonné à l'avance par le Seigneur et institué prince du peuple ? Aussi voyons-nous que cette vision et cette bénédiction se sont véritablement et évidemment accomplies en sa personne ; car, dans le fait, un grand nombre de princes et d'hommes puissants, évêques et comtes et fils de rois, entrèrent dans ce pèlerinage avant et après lui, et guidèrent les armées des Chrétiens ; mais Dieu ne fit point prospérer leur entreprise, et ils ne parvinrent point au but de leurs désirs : les rois et les nations barbares leur opposèrent de nombreux obstacles, ainsi qu'à toutes leurs armées, parce qu'ils n'étaient point ceux par qui le salut devait venir en Israël. Mais le duc Godefroi s'étant mis en route à la suite de beaucoup d'autres, et étant chef et prince d'une armée réduite au désespoir, toutes les adversités se changèrent en prospérités, il n'y eut plus aucun obstacle au succès de l'expédition, aucun malheur sans remède ; l'iniquité ne se rencontra plus que parmi les scélérats et les transgresseurs de la loi, et cette iniquité étant reconnue, la véritable justice de Dieu fit suivre de près la vengeance, et toute la légion des fidèles fut sanctifiée. Ainsi les enfants de Dieu châtiés, tantôt par la famine, tantôt par le glaive, heureux enfin et purifiés de toute souillure, accomplissant leurs bienheureux désirs avec leur duc et leur prince, furent jugés dignes d'entrer dans la sainte cité de Jérusalem, et adorèrent le sépulcre du Seigneur ; et devenus maîtres de la ville par la Providence et la volonté de Dieu, ils instituèrent glorieusement le duc, chef de la ville et gouverneur du peuple. [6,36] CHAPITRE XXXVI. Un autre frère catholique, chanoine de sainte Marie d'Aix-la-Chapelle et nommé Gilbert, eut encore, dans le septième mois du départ et du pèlerinage du duc, une autre révélation, qui lui annonça que le duc avait été désigné et choisi par Dieu pour devenir chef et prince dans Jérusalem. Ce frère crût voir pendant son sommeil que le duc était admis à prendre place dans le soleil, et que les oiseaux de toute espèce, qui sont sous le ciel, venaient se rassembler en foule autour de lui : une partie de ces oiseaux s'envola peu à peu, mais la plus grande partie demeura fixe et immobile à sa droite et à sa gauche : ensuite les rayons du soleil perdirent leur éclat, et cet astre s'obscurcit presque complètement, en peu de temps le siège du duc fut entièrement effacé, et presque tous les oiseaux qui étaient demeurés s'envolèrent. [6,37] CHAPITRE XXXVII. Le duc fut admis à prendre place dans le soleil, lorsqu'il fut porté au trône du royaume de Jérusalem, ville élevée par son nom et sa sainteté au dessus de toutes les autres villes du monde, de même que le soleil est élevé par son éclat au dessus de toutes les étoiles du ciel. Jésus-Christ, le fils du Dieu vivant et le véritable soleil de justice, l'illustra et l'exalta par sa Divinité, lorsqu'après avoir été crucifié et avoir souffert la passion dans cette ville, mort et enseveli, il ressuscita le troisième jour d'entre les morts, et apparut vivant à ceux qui l'aimaient. Les oiseaux du ciel se rassemblèrent autour de son siège, lorsque, grands et petits, nobles et roturiers, venus de tous les royaumes Chrétiens, s'associèrent à lui et devinrent ses sujets. Ces oiseaux s'envolèrent, lorsqu'un grand nombre de pèlerins retournèrent dans la terre de leur naissance, de son consentement et avec sa permission. Mais un grand nombre d'oiseaux demeurèrent fixes et immobiles, puisque beaucoup de Chrétiens enchaînés par leur pieuse affection pour lui, et charmés par ses entretiens, résolurent de demeurer auprès de lui. Bientôt cependant le soleil s'obscurcit, et le siège du duc disparut, puisque Jérusalem, devenue veuve peu de temps après, par la mort de ce prince magnifique, vit obscurcir sa renommée et sa gloire, et perdit par sa chute un grand nombre de chevaliers et d'hommes de guerre. [6,38] CHAPITRE XXXVIII. En vertu de ces dispositions arrêtées à l'avance par le Seigneur, ainsi que l'attestent ces songes, et par suite de la bienveillance du peuple Chrétien, le duc Godefroi ayant été élevé au trône du royaume de Jérusalem comme prince et conducteur de tous ses frères, un chrétien très fidèle, habitant de la ville, et profondément versé dans la connaissance de la loi du Christ, déclara qu'il avait caché une croix longue d'une demi-aune, et recouverte d'or, au milieu de laquelle était incrusté un petit fragment du bois de la croix du Seigneur, que la main des hommes n'avait point façonné et qui apparaissait à découvert. Il dit, en outre, qu'il avait enterré cette croix dans un coin obscur et poudreux d'une maison déserte, craignant que les Sarrasins, s'ils étaient venus à la découvrir dans le fracas du siège, ne la dépouillassent de son or, et ne traitassent indignement le bois de la croix du Seigneur. Cette sainte révélation remplit de joie les cœurs des fidèles qui l'entendirent : le sixième jour de la semaine, qui est le jour de la passion du Seigneur, marchant en toute abstinence et en toute pureté, et s’avançant en procession solennelle, peuple et clergé se rassemblèrent dans le lieu où avait été caché le bois vénérable, et l'enlevant alors avec crainte et respect, ils le transportèrent au temple du sépulcre du Seigneur, en toute dévotion et en chantant des hymnes, et résolurent de le déposer à jamais dans ce temple. [6,39] CHAPITRE XXXIX. Ensuite l'assemblée générale des fidèles jugea qu'après que tous les Gentils et leurs cérémonies sacrilèges avaient été détruits dans la sainte Cité, après que le duc Godefroi avait été élevé au trône de Jérusalem, comme prince des Chrétiens, chargé désormais de défendre la ville et ses habitants, il serait utile et agréable à Dieu que l'on rétablît le pasteur et patriarche, qui devait diriger le troupeau des fidèles et être chef de la sainte Eglise. Car cette église était alors veuve de son pasteur, le patriarche, homme très saint, enlevé à la lumière de ce monde dans l'île de Chypre pendant le siège de Jérusalem. Ce patriarche avait quitté la ville de Jérusalem et le sépulcre du Seigneur, au moment où il avait appris l'arrivée des Chrétiens et l'investissement de la place d'Antioche et il s'était rendu dans l'île de Chypre pour fuir les menaces des Turcs et les persécutions des Sarrasins. Cet homme, alors fort âgé et fidèle serviteur du Christ, envoyait souvent de l'île de Chypre les dons de sa charité au duc Godefroi et aux autres princes, dans les premiers moments du siège de Jérusalem : quelquefois il leur adressait des fruits de l'arbre appelé le grenadier, d'autres fois les précieuses pommes des cèdres du Liban, d'autres fois encore des paons bien engraissés, du vin exquis, et enfin toutes les autres choses qu'il lui était possible de se procurer, espérant toujours que la sainte Église serait relevée par un prince, et qu'il lui serait permis de la servir et de la gouverner en paix et en sécurité, auprès du sépulcre de notre Seigneur Jésus-Christ, fils du Dieu vivant. Mais lorsque les fidèles eurent recouvré la Cité sainte et relevé son église, le patriarche très chrétien sortit de ce monde et l'Église demeura veuve de son pasteur. C'est pourquoi les princes chrétiens ayant tenu conseil et cherché longtemps quel homme ils pourraient mettre à la place de l'illustre patriarche, nul ne fut jugé digne d'un si grand honneur et du gouvernement divin. On différa en conséquence jusqu'au moment ou l'on trouverait quelqu'un qui parût propre à remplir l'office pontifical, et l’on se borna à instituer Arnoul, clerc d'une rare prudence et éloquence, chancelier de la sainte église de Jérusalem, gardien des saintes reliques et dépositaire des aumônes des fidèles. [6,40] CHAPITRE XL. Arnoul ayant été promu à cette dignité dans la sainte et nouvelle église, jusqu'à ce que l'on eût élu un patriarche qui pût être agréable à Dieu et aux hommes, le prince souverain de Jérusalem, le duc Godefroi, et tous les autres Chrétiens jugèrent convenable d'instituer dans le temple du sépulcre du Seigneur vingt frères en Christ qui y pratiqueraient les offices divins, chanteraient sans cessé des hymnes de louange en l'honneur du Seigneur Dieu vivant, célébreraient en toute dévotion le sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ, et recevraient tous les jours de quoi pourvoir à leur entretien sur le produit des oblations des fidèles. Le duc et les autres princes catholiques, ayant ainsi réglé d'une manière convenable le rétablissement du service divin, donnèrent aussi l'ordre de faire des cloches d'airain et d'autres métaux, afin qu'au signal qu'elles feraient entendre, les frères se rendissent en hâte à l'église pour chanter les louanges et les psaumes du Seigneur et pour célébrer les messes, et que le peuple pût aussi répondre à cet appel. Jamais, avant cette époque, on n'avait entendu à Jérusalem des sons et des signaux de ce genre. [6,41] CHAPITRE XLI. Cinq semaines s'étaient écoulées lorsque le duc Godefroi, ayant recueilli les bruits qui couraient au sujet des Gentils, laissa la garde de la ville et de la tour de David à de fidèles défenseurs, et prenant avec lui ses compagnons d'armes, Robert de Flandre et Tancrède, se rendit dans les plaines d'Ascalon, pour chercher des renseignements sur l'état des affaires et les projets des Gentils. Le hasard lui fit rencontrer un messager qui lui annonça que l'émir Afdal, le premier après le roi de Babylone, et avec lui une multitude de Gentils, innombrables comme le sable de la mer, venaient de débarquer à Ascalon, d'après les ordres du roi ; qu'ils traînaient à leur suite des armes, des vivres, une quantité infinie de bestiaux, et enfin tout l'appareil de la guerre, et qu'ils avaient résolu d'aller assiéger la ville de Jérusalem, et tous les Chrétiens exilés de leur patrie. En effet, la race des Publicains, et la race à la peau noire, habitante de la terre d'Ethiopie, vulgairement appelée Azopart, ainsi que toutes les nations barbares qui faisaient partie du royaume de Babylone, s'étaient donné un rendez-vous général dans la ville d'Ascalon. Cependant le duc Godefroi et ceux qui étaient avec lui, Robert de Flandre Tancrède et Eustache, frère du premier, ayant appris l'arrivée de ces nombreuses bandes de Gentils, s'arrêtèrent auprès des montagnes qui se prolongent sur la route de Jérusalem. De là, ils envoyèrent des exprès à la Cité sainte, au comte Raimond et à Robert, prince de Normandie, pour leur faire annoncer qu'un rassemblement considérable de Gentils avait occupé la ville d'Ascalon, et se disposait à continuer sa marche vers Jérusalem, et pour inviter en même temps ces princes à venir s'opposer à ces infidèles avec toutes leurs forces de chevaliers et de gens de pied. Ils firent également engager Pierre l'Ermite et Arnoul, qu'ils avaient institué naguère chancelier et gardien du saint Sépulcre, à venir sans délai les rejoindre avec le bois de la croix du Seigneur, pour marcher vers Ascalon à la rencontre des bandes infidèles : cependant ils résolurent de laisser à Jérusalem un petit nombre de Chrétiens, pour assurer la garde et la défense de la place. [6,42] CHAPITRE XLII. Ces dispositions faites, les fidèles de l'armée chrétienne dispersés dans toute la ville, avertis par le message du duc et des autres princes. préparèrent de nouveau leurs armes déposées depuis peu de temps, équipèrent leurs chevaux, se mirent en route à travers les montagnes, et faisant retentir les cors, les trompettes, les harpes et d'autres instruments de musique, en poussant jusqu'aux cieux des cris de joie, allèrent se réunir au duc Godefroi, campé sur les frontières du territoire d'Ascalon, au milieu des prairies et des pâturages. Le comte Raimond, conservant encore dans son cœur une vive colère contre le duc Godefroi qui lui avait enlevé la tour de David, fut le seul qui ne voulût pas se rendre à son invitation, et il demeura en arrière avec tous les siens. Enfin, cédant aux nouvelles interpellations et aux menaces du duc et de tous les princes, ainsi qu'aux avis et aux douces paroles de ses, fidèles il partit, et suivant la route royale à travers les montagnes, il alla, avec une troupe nombreuse, se réunir dans la plaine au duc Godefroi, et aux autres princes Chrétiens. Les Sarrasins avaient envoyé par artifice et dispersé dans ces mêmes plaines de nombreux troupeaux de chameaux, d'ânes, de bœufs, de buffles et de toutes sortes d'animaux domestiques, afin que le peuple Chrétien se jetât sur ce butin avec avidité, fût uniquement occupé du pillage, et, embarrassé de sa proie, pût être plus facilement vaincu par ses ennemis, Mais un homme très noble parmi les Sarrasins, précédemment gouverneur de la ville de Ramla, et qui, depuis la prise de Jérusalem, avait conclu un traité de paix et d'alliance avec le duc, fidèle à ses engagements, vint, quoique Gentil, au secours de son allié, et l'informa de l'artifice des Babyloniens : il lui dit que les Sarrasins, les Arabes et tous les Gentils n'avaient eu d'autre intention en envoyant leurs troupeaux en avant, que d'embarrasser les Chrétiens, afin qu'ils fussent plus occupés du désir de ramasser du butin que du soin de se défendre. Sur cet avis du prince sarrasin, le duc et les autres chefs des chrétiens, redoublant de précaution, firent publier, dans toute l'armée catholique, un édit par lequel il était défendu à tout chrétien de faire aucune prise avant le combat, sous peine de perdre le nez et les oreilles. Conformément à cet édit les fidèles s'abstinrent de ce qui leur était défendu, et se bornèrent à prendre le butin dont ils eurent besoin pour se nourrir cette même nuit. [6,43] CHAPITRE XLIII. Le lendemain, dès le premier rayon de l'aurore, le peuple du Dieu vivant s'arma pour le combat, et tous les Chrétiens se livrèrent aux transports de leur joie, faisant résonner, en douces modulations, les harpes et les autres instruments de musique, et témoignant leur bonheur, comme s'ils se rendaient à un festin. Arnoul, Pierre et les autres prêtres firent sur eux le signe de la sainte croix ; ils se signèrent eux-mêmes, se fortifièrent par une pure confession, et l’on renouvela avec les paroles d'anathème l'interdiction expresse à tout Chrétien de faire aucune prise, et d'enlever le moindre butin avant le combat. Le gouverneur de la ville de Ramla s'étonna vivement en voyant le peuple faire résonner la flûte, la harpe et tous les instruments de musique, chanter et pousser des cris de joie, comme s'il était invité à un festin qui lui promît toutes sortes de délices ; et interrogeant le duc à ce sujet, il lui dit : Je m'étonne et ne puis même assez m'étonner que ce peuple se glorifie ainsi dans les transports de sa joie, et en poussant de tels cris comme s'il marchait vers on festin, aujourd'hui même que la mort est présente devant lui, et que le martyre attend tous les fidèles ; car l'issue des combats est toujours incertaine, et maintenant vos ennemis se sont rassemblés en troupes innombrables, et ils ont dressé leur camp non loin d'ici. A ces paroles, le duc, plein de confiance en Jésus-Christ et animé de son esprit, expliqua avec sagesse à l'homme qui l'interrogeait pourquoi le peuple se délectait, dans les transports de sa joie et dans une douce mélodie, par l'espoir de trouver la mort ce jour même, au milieu du combat ; il lui dit : Ce peuple que tu vois, et que tu entends marcher sur ses ennemis en poussant des cris d'allégresse, au moment où il va combattre au nom du Seigneur Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, sache qu'il est assuré aujourd'hui de la couronne des cieux, et qu'il passera dans une meilleure vie, dans laquelle seulement il commencera à vivre plus heureux, s'il est jugé digne de mourir dans un combat, pour le nom et l'amour du Christ. C'est pourquoi notre cœur tressaille de joie et de jubilation ; car, si par hasard nous tombons sous la main des ennemis, le Seigneur Jésus, notre Dieu, a le pouvoir de conduire nos âmes dans le paradis de sa gloire. Aussi ne redoutons-nous point la mort au moment de l'attaque des ennemis, car nous sommes certains qu'après cette mort temporelle, nous trouverons la récompense éternelle. Ce signe de la sainte croix, par lequel nous nous sommes fortifiés et sanctifiés, est sans aucun doute pour nous un bouclier spirituel contre les traits des ennemis ; et, espérant en lui, nous affrontons tous les périls avec plus d'assurance. C'est par ce bois de la sainte croix que nous sommes rachetés de la main de la mort, de l'enfer et de la puissance du mauvais ange. C'est par le sang de notre Seigneur Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, que nous sommes purifiés de toutes les souillures de la vieille erreur, et que nous avons confiance en la vie éternelle. [6,44] CHAPITRE XLIV. Après avoir entendu cette réponse du duc, le prince Gentil demanda, pour son admission à la vie éternelle, que lorsque lui-même irait combattre pour la cause du duc très chrétien et du peuple catholique contre sa race et ses frères, on voulût aussi le fortifier et le sanctifier par ce signe de la croix, afin que sa foi et son espérance en cette croix, et en celui qui a été crucifié, pussent le préserver des armes et des pièges des ennemis : je ne saurais dire précisément s'il reçut le baptême en ce moment, ou seulement après la bataille ; cependant quelques personnes affirment qu'il n'obtint cette faveur qu'après avoir vu les exploits et la victoire des Chrétiens. Lorsque toute l'armée des fidèles et le prince des Gentils lui-même eurent été sanctifiés par ce signe de la sainte croix, que fit le prêtre Arnoul en étendant la main sur eux, tous les Chrétiens coururent aux armes avec empressement et allèrent revêtir leurs cuirasses, se former en corps, et dresser leurs drapeaux au bout de leurs lances. Nul ne témoignait le désir d'enlever les bestiaux auxquels il était interdit de toucher ; mais ces troupeaux même, formés de gros et menu bétail, et envoyés en avant pour attirer et surprendre les fidèles du Christ, frappés de l'éclat des armes, des cuirasses et des casques, et surpris en entendant les violentes clameurs de l'armée, demeurèrent dans l'étonnement et la stupeur. Dressant les oreilles, et longtemps immobiles, ces animaux se réunirent enfin aux chevaliers et aux gens de pied, et, ainsi mêlés dans les rangs des hommes armés, marchant avec ceux qui marchaient, s'arrêtant avec ceux qui s'arrêtaient, et soulevant de nouveaux nuages de poussière, ils répandirent la terreur parmi les Sarrasins, qui ignoraient entièrement ce fait, et qui se trouvaient éloignés avec toute leur multitude de combattants. [6,45] CHAPITRE XLV. Les Chrétiens sortirent ensuite des montagnes, et s'arrêtèrent dans la vallée et dans la plaine même où étaient dressées les tentes des Sarrasins, des Arabes, des Maures et des Publicains, distribués en divers corps. Alors les troupeaux et tout le gros bétail, dont nul n'eût pu faire le dénombrement, se séparèrent spontanément et se dirigèrent vers des pâturages voisins, sans guide et sans maître, comme si un avertissement divin les eût portés volontairement à sortir des rangs de l'armée catholique, pour ne pas obstruer ses mouvements et cependant à demeurer sur le même point au milieu des pâturages, afin que les Chrétiens pussent les retrouver après la victoire. Aussitôt que les troupeaux se furent écartés les corps d'armée des Français, se trouvant en face des infidèles et placés eux-mêmes à leur rang, les uns en avant sur la première ligne, d'autres sur la droite et sur la gauche, d'autres sur les derrières, se préparèrent tous pour le combat. Tous les chevaliers et les gens de pied se rassemblèrent en groupes autour de leurs enseignes et de leurs bannières. Le duc Godefroi, souverain de Jérusalem après le Seigneur des seigneurs, alla assiéger les portes d'Ascalon avec deux mille chevaliers et trois mille hommes de pied', armés de toutes pièces, couverts de leurs cuirasses, de leurs casques et de leurs boucliers, et portant leurs lances et leurs flèches, afin qu'aucun corps des habitants ne put sortir de la ville par ce côté, et venir surprendre et attaquer les Français sur leurs derrières. Sur la droite, le comte Raimond conduisit un corps très nombreux, formé de tous ceux qui le suivaient, vers des vergers très spacieux et bien garnis, situés en avant des murailles, afin de pouvoir prêter ses forces et porter secours à ses compagnons lorsque la bataille serait engagée, et relever les courages abattus par la crainte, dans un moment de danger. Robert, prince de Normandie, Robert de Flandre, Olivier de Joux, Gérard de Chérisi et Renaud de Toul, conduisirent leur corps sur la gauche, pour engager le combat contre les Maures et tous les Gentils qui occupaient la plaine. Tous les chevaliers et les hommes de pied chrétiens, réunis autour de leurs drapeaux et de leurs bannières, demeurèrent fermes, animés d’un même esprit et disposés à résister vigoureusement. [6,46] CHAPITRE XLVI. Les combattants se trouvant ainsi face à face, une bataille terrible s'engagea aussitôt. D'abord les Ethiopiens ou Azoparts, qui, selon leur usage, combattent un genou en terre, s'avancèrent sur la première ligne, et attaquèrent vivement les Français en faisant, pleuvoir sur eux une grêle de flèches ; en même temps ils faisaient retentir, leurs trompettes et leurs tambours, afin de porter la terreur, par ces horribles sons, parmi les chevaux et les hommes, et de les repousser en dehors du champ de bataille. Ces mêmes Azoparts, hommes horribles et très noirs, portaient en outre des fléaux en fer, instrument terrible avec lequel ils battaient violemment les cuirasses et les casques, frappaient les chevaux à la tête, et dont les coups redoutables retentissaient d'une manière épouvantable dans les rangs des fidèles. Les Arabes, les Sarrasins et les Publicains, munis de lances, de flèches, de frondes et de toutes sortes d'armes, s'avancèrent ensuite par milliers, attaquèrent les divers corps des Chrétiens, portèrent la guerre sur tous les points, et combattirent une grande partie de la journée. Les Chrétiens, beaucoup moins nombreux que leurs innombrables adversaires, et bientôt attaqués et entourés de tous côtés, combattirent cependant sans relâche, et, affaiblirent et écrasèrent les corps ennemis. Enfin, à la suite d'une lutte opiniâtre et avec le secours de Dieu, les Gentils furent vaincus, toute l'armée du roi de Babylone prit la fuite, et, se dispersant à travers champs, pour se retirer sur les bords de la mer, les ennemis se sauvèrent devant ceux qui les massacraient et les poursuivaient. [6,47] CHAPITRE XLVII. Le duc Godefroi, le comte Raimond, Eustache, Tancrède, Gonou de Montaigu et son fils Lambert, voyant que l'armée des Gentils commençait à plier et à perdre courage, lancèrent leurs chevaux avec impétuosité, suivis d'une foule de gens de pied ; et poussant des cris, volant au milieu des rangs ennemis, ils assouvirent leur fureur en en faisant un affreux carnage, et secondèrent puissamment les efforts de leurs frères. Les Arabes et les autres peuples, se voyant hors d'état de soutenir plus longtemps le combat, dispersés et abattus, prirent la fuite dans les champs, ou se jetèrent dans des sentiers étroits ; mais, poursuivis de tous côtés par les chevaliers vainqueurs, ils tombaient ça et là sous leurs coups, comme un misérable troupeau. Un corps nombreux de ces derniers, qui se retirait vaincu, et était serré de près par les Chrétiens, se dirigea vers les vaisseaux et la mer, dans l'espoir de se sauver plus sûrement. Le comte Raimond les ayant rencontrés par hasard en fit un cruel massacre, les poursuivit et les chassa devant lui jusqu'à la mer, où trois mille d'entre eux se noyèrent pour échapper aux armes des Chrétiens. Tandis que les Sarrasins, effrayés par cet affreux carnage, cherchaient les uns à se sauver vers la mer, les autres à se retirer dans les vergers, un plus grand nombre à rentrer par la porte dans Ascalon, tous les Chrétiens vainqueurs se portèrent et se répandirent dans le camp des Gentils, les uns enlevaient la pourpre précieuse, d'autres des vêtements et des vases d'argent, et des blocs énormes d'un métal plus précieux encore ; d'autres prenaient des mulets, des chameaux, des chevaux, des dromadaires et des ânes très robustes ; tous, oubliant en ce moment le combat, enlevaient tout ce qui se présentait à leurs yeux, comme des hommes épuisés par le jeûne et par une longue abstinence. [6,48] CHAPITRE XLVIII. Cependant les Gentils qui se trouvaient encore en une multitude innombrable sur les bords de la mer et dans la plaine, voyant que les Français étaient uniquement occupés à ramasser du butin, et avaient cessé de les poursuivre, rassemblèrent de tous côtés leurs compagnons ; et, ralliant toutes leurs forces au son des trompettes et des cors, ils s'élancèrent vigoureusement sur ces hommes avides de leurs dépouilles et prompts à oublier les combats, et massacrèrent un grand nombre de Chrétiens qu'ils attaquèrent à l’improviste. Bientôt la victoire que ceux-ci venaient de remporter eût été chèrement expiée, si le duc Godefroi, prince souverain de Jérusalem, qui conduisait les corps de réserve vers les montagnes, voyant le péril de ses frères, aveuglés par leur avidité n'eût volé aussitôt pour faire face aux ennemis. Rappelant les Chrétiens du pillage, et leur adressant des réprimandes, il les invita en même temps à s'occuper du soin de leur défense. O hommes rebelles et incorrigibles, leur dit-il, qui donc vous a fasciné la vue, à tel point que vos mains se soient portées au pillage qui vous était interdit jusqu'au moment où tous vos ennemis auraient succombé sous le glaive, par l’assistance de Dieu ? Allons donc, renoncez à poursuivre le butin, tournez-vous contre vos ennemis, et n'allez pas leur céder au moment ou ils se relèvent pour venir prendre de vous une cruelle vengeance. Il dit, et s'élançant l’épée nue dans les rangs des ennemis, suivi de tous les siens, fit-un nouveau carnage parmi les infidèles, et ralliant bientôt tous les Chrétiens qui renoncèrent au pillage, il les conduisit avec lui pour recommencer le combat. Les Gentils, vaincus une seconde fois tournèrent le dos et se hâtèrent de fuir vers la ville d'Ascalon, poursuivis par les Chrétiens qui les frappaient à coups redoublés. [6,49] CHAPITRE XLIX. Le duc et tous ceux qui étaient avec lui, tant chevaliers que gens de pied, pressèrent vivement les fuyards, et ne laissèrent aucune distance entre eux et leurs ennemis, ils en firent un massacre terrible, et les chassèrent devant eux jusqu'à la porte d'Ascalon. Heureux ceux qui furent reçus à cette porte, ou qui purent trouver moyen de la franchir ! On dit que les Sarrasins s'y précipitèrent avec une telle impétuosité, et y furent tellement pressés, que deux mille hommes et plus furent tués ou étouffés sous les pieds de leurs compagnons, des chevaux et des mulets, tant en dedans qu'en dehors de cette porte. Les derniers, et ceux qui s'étaient attardés dans leur fuite, voyant de tous côtés de nouveaux sujets d'angoisse, éprouvant mille difficultés pour entrer et se trouvant au milieu de cette horrible mêlée, exilés de la ville lorsque la porte fut fermée sur eux, se hâtèrent de monter sur les palmiers, les oliviers ou les figuiers, afin de se cacher du moins dans l'épaisseur des feuillages, et d'échapper ainsi à la mort. Mais les Chrétiens, qui marchaient à pied et les suivaient de très près, ayant vu ces malheureux s'élancer sur les arbres, les perçaient à coups de flèches, et, les frappant, comme des oiseaux, de leurs traits lancés dans les airs, ils les faisaient tomber à moitié morts du haut des arbres ; en sorte que la terre fut bientôt jonchée d'un grand nombre de cadavres. [6,50] CHAPITRE L. Cette bataille fut livrée le sixième jour de la semaine, le 11 du mois d'août, entre vingt mille Chrétiens d'une part et trois cent mille Gentils d'autre part, Sarrasins, Arabes, Publicains et Maures du pays d'Ethiopie. Ceux qui ont été témoins oculaires de cette journée nous ont rapporté que ces derniers avaient perdu trente mille hommes tombes dans la plaine, sans compter deux mille hommes étouffes où tués auprès de la porte de la ville, et tous ceux qui, dans l'espoir d'échapper aux armes des Chrétiens, se lancèrent et furent engloutis dans les abîmes de la mer, mais dont le nombre demeura inconnu. Parmi les Chrétiens aucun homme de marque ne périt ; ils ne perdirent même qu'un petit nombre de gens de pied, comme l'ont assuré d'une manière certaine des hommes d'une sincérité incontestable. Tandis que les Gentils fuyaient et périssaient sous les coups des Chrétiens victorieux, Robert, prince de Normandie, enleva une très longue lance, toute recouverte en argent, que les Normands appellent un étendard ; on le portait, en guise de bannière, en avant de l'armée du roi de Babylone, le corps principal se rassemblait tout autour, et c'était encore là que tous venaient se rallier lorsqu'ils étaient vaincus et dispersés. Robert envoya cette lance dans le temple du sépulcre du Seigneur, et on l'y conserve encore aujourd'hui, en souvenir de la victoire des Chrétiens. L'affreux tumulte de la guerre étant apaisé, et l'émir Afdal, qui était considéré, dans tous les conseils et dans toutes les résolutions, comme le premier après le roi de Babylone, ayant été vaincu ainsi que son armée, les Chrétiens se livrèrent enfin à la joie d'enlever le butin, les tentes, les troupeaux, les chameaux, les buffles, les ânes, les moutons, les bœufs, et tout ce qu'ils purent trouver. Chargés et restaurés par ces richesses, ils marchèrent toute la nuit, rentrèrent dans Jérusalem, le cœur ivre de joie et poussant des cris d'allégresse, et ils allèrent devant le très saint sépulcre chanter les louanges de Dieu et lui rendre grâces du glorieux succès accordé à leurs armes. [6,51] CHAPITRE LI. Le duc Godefroi, ayant rallié ses compagnons d'armes, tant chevaliers que gens de pied, au nombre de deux mille environ, alla assiéger de tous côtés les portes de la ville d'Ascalon, dans l'espoir que les habitants et les chevaliers, encore tout tremblants et étourdis de leur récente défaite, lui livreraient cette place, ne pouvant conserver aucun espoir d'être secourus par le roi de Babylone, puisque toutes les troupes de son royaume, rassemblées pour la bataille, avaient été détruites ou dispersées par la force des armes. Mais tandis que la nuit s'avançait, et que les Ascalonites tenaient conseil et paraissaient disposés en majeure partie à rendre la ville, en demandant grâce de la vie, le comte Raimond, envieux de la gloire du duc Godefroi depuis que celui-ci lui avait enlevé la tour de David, envoya un message secret aux Sarrasins habitants d'Ascalon, leur disant : Demeurez inébranlables, ne vous laissez point effrayer par les menaces du duc Godefroi, et ne lui livrez point votre ville, car tous nos princes, ont résolu, après avoir terminé cette guerre, de retourner dans leur terre natale, et apprenez qu'il ne reste avec le duc, dans les environs de votre cité, qu'une faible troupe de combattants. Les habitants et les chevaliers sarrasins, ranimés par ces paroles consolantes, et, renonçant à rendre la place, et à présenter la main aux Chrétiens, se portèrent le lendemain sur leurs remparts, dès le lever du soleil, résolus à se défendre, et cherchant à repousser le duc et les siens loin de la ville, en lançant des flèches, et leur résistant avec leurs frondes et toutes sortes d'autres armes. Le duc voyant que les assiégés avaient repris courage et recommençaient à se battre, qu'il ne lui restait de tous ceux qu'il avait amenés, que sept cents chevaliers environ, et que, cédant aux insinuations et aux avis du comte Raimond, les autres princes s'étaient retirés et poursuivaient leur marche sur les bords de la mer, leva aussi son camp, abandonna le siège d'Ascalon, et s'avançant par la route royale le long de la mer, il se rendit vers la ville d'Assur, sur les traces des princes qui l'avaient devancé. Le comte Raimond avait assiégé cette ville pendant un jour et une nuit, espérant que les citoyens, encore tout étourdis de leur récente défaite, ne tarderaient pas à la remettre entre ses mains. Tantôt il avait prodigué les menaces afin d'effrayer les habitants, et dans d'autres moments il leur avait promis de leur faire grâce de la vie, et de les combler même de faveurs s'ils lui livraient aussitôt la place. Mais lorsqu'il apprit que le duc Godefroi s'approchait, honteux de l'artifice que sa jalousie lui avait suscité contre ce dernier, le comte abandonna le siège d'Assur, et partit avec tout son corps d'armée, exhortant les citoyens à ne point redouter Godefroi, à ne céder ni à ses menaces ni à ses attaques, et leur affirmant, à diverses reprises, qu'aucun des princes qui avaient marché en avant ne reviendrait pour lui porter secours. [6,52] CHAPITRE LII. Après avoir laissé ces paroles d'encouragement aux habitants d'Assur, pour mettre obstacle aux projets du duc, le comte Raimond se remit en route, et alla rejoindre Robert de Flandre, Robert prince de Normandie, et les autres chefs des Chrétiens, dans le pays situé entre Césarée et la ville de Caïphe, et sur les bords d'un fleuve d'eau douce. Le duc Godefroi arriva devant Assur, et assiégea la ville pendant un jour, dans l'espoir qu'un heureux accident ou un sentiment de crainte porterait les Assyriens à à la remettre entre ses mains. Mais les ayant trouvés, par suite des exhortations et promesses de Raimond, rebelles et disposés à la résistance comme les Ascalonites, il se retira le cœur rempli de tristesse, et invita ses compagnons d'armes à attaquer Raimond dans son camp, pour faire retomber sur sa tête toutes les trahisons dont il avait à se plaindre. Aussitôt les chevaliers, revêtus de leurs cuirasses et dressant leurs bannières, marchèrent sur le camp du comte, et se disposèrent à l'attaquer avec fureur ; Raimond, qui avait prévu cet événement, s'était armé de son côté, et se préparait à marcher à la rencontre du duc pour repousser son agresseur, lorsque Robert de Flandre et les autres princes vinrent s'interposer, réprimandèrent sévèrement les deux rivaux, et parvinrent, non sans de grands efforts, à, apaiser les deux partis, et à rétablir la concorde. [6,53] CHAPITRE LIII. Cette querelle ainsi terminée par la grâce de Dieu et de notre Seigneur Jésus-Christ, Robert de Flandre, Robert prince de Normandie, Raimond de Provence, et tous les autres princes, annoncèrent au duc l'intention de retourner dans leur patrie, et le trouvant rempli de bienveillance, dans une conférence intime et amicale qu'ils eurent avec lui, au sujet de toutes les choses dont ils étaient occupés. Le duc, cédant en tous points aux volontés de ses frères, résolut de retourner à Jérusalem, dont la garde et la défense avaient été remises en ses mains. Il demeura longtemps dans les bras de ses compagnons, les embrassant tous avec bonté, versant des larmes, les suppliant et leur recommandant, avec de vives instances, de se souvenir sans cesse de lui, d'engager leurs frères chrétiens à ne point craindre de venir visiter le sépulcre du Seigneur, pour se réunir à lui-même et à ceux de leurs compagnons qui demeuraient en exil, et à accourir au contraire en force et tous les jours, pour les secourir contre tant de nations barbares. Les habitants et les citoyens d'Assur ayant appris que le duc retournait à Jérusalem, après s'être réconcilié avec Raimond et les autres princes, conclurent un traité de paix avec Godefroi, pour assurer la tranquillité de leur ville, et lui donnèrent des otages pour garantie de leurs tributs et de leur fidélité. Le duc, de son côté, s'engagea à observer sincèrement le traité, et leur donna aussi en otage Gérard, chevalier qui lui était dévoué, originaire du château d'Avesnes. [6,54] CHAPITRE LIV. A la suite de tant de combats et de fatigues inouïs dans l'histoire des siècles, mais couronnés par la victoire et par une heureuse conclusion, après s'être longuement félicités avec le duc et tous ses compagnons, les grands et les petits, les princes et les sujets firent leurs préparatifs pour retourner, après leur long exil, dans la terre natale, et portant en mains les palmes de la victoire, ils versèrent des larmes de tendresse et de regret sur ceux de leurs frères qu'ils laissaient encore dans l'exil. Après leur avoir donné le baiser d'amour, ils leur dirent adieu, et se remirent en marche, en passant par toutes les villes et les montagnes escarpées qu'ils avaient traversées le long de la mer de Palestine, en se rendant à Jérusalem. Dans toutes les villes que j'ai déjà nommées, à Ptolémaïs, à Tyr, à Sidon, à Tripoli, à Béryte, et dans beaucoup d'autres encore, ils eurent entière faculté d'acheter toutes les denrées dont ils avaient besoin. Tous les habitants du pays et de ces villes, effrayés et tremblants encore de la destruction de l'armée de Babylone, et de la victoire que le Dieu vivant avait accordée aux Chrétiens, s'abstinrent entièrement de les attaquer, et de leur tendre aucun piège. Ils traversèrent donc tous ces lieux en sécurité et paisiblement, ayant peu d'armes, mais portant en mains les palmes qui attestaient leur victoire ; et ils arrivèrent ainsi sur le territoire de la ville de Gibel, riche en toutes sortes de productions et en vignes : là, ayant dressé leurs tentes au milieu d'une plaine bien ouverte, loin des murailles de la ville, et dans un lieu commode à cause des ruisseaux et des pâturages qui l'avoisinaient, ils y passèrent deux jours, jouissant avec délices de toutes les richesses de cette terre féconde. [6,55] CHAPITRE LV. Tandis qu'ils séjournaient encore en ces lieux, on leur apprit que Boémond, insatiable dans son désir d'acquérir et d'amasser des possessions, assiégeait depuis longtemps la ville de Laodicée, habitée par des Grecs catholiques ; qu'il avait déjà attaqué et pris deux tours situées sur les bords de la mer, et qui dominaient cette ville, où l'on avait coutume de prélever des tributs sur les matelots ; qu'il était parvenu à s'emparer de ces tours avec l'aide des Pisans et des Génois ; qui les avaient attaquées par mer, et que les catholiques qui les défendaient avaient été les uns massacrés, les autres jetés dehors après avoir eu les yeux crevés. : On ne peut cependant accuser les Pisans et les Génois de ces cruautés, car Boémond leur avait fait un récit entièrement contraire à la vérité. Par suite de ces faux rapports, les Génois et les Pisans investirent les deux tours avec deux cents navires, dont les mâts, d'une longueur démesurée, s'élevaient jusqu'aux nues, et portaient à leur extrémité des corbeilles en osier ; ils écrasèrent les gardiens de ces tours, en les attaquant du haut de leurs mâts, et faisant pleuvoir sur les édifices et sur ceux qui les défendaient des grêles de pierres et de flèches. Boémond, prince rempli d'artifice et d'avidité, ayant appris l'arrivée des Génois et des Pisans, était accouru à leur rencontre d'Antioche, située à six milles seulement de Laodicée, et leur avait dit toute sorte de mal et de calomnies atroces contre les habitants de cette dernière ville, affirmant qu'ils étaient les ennemis les plus redoutables des Chrétiens, afin d'exciter ainsi la haine des Génois et des Pisans contre ces citoyens, et de les déterminer plus aisément à entreprendre le siège de leur ville. En effet, se confiant aux paroles de Boémond, ces derniers attaquèrent d'abord les deux tours, amenèrent ceux qui les défendaient à se rendre, et, après s'en être emparés tant par artifice que de vive force, ils investirent la ville même. A force de fatiguer les habitants par de longs et rudes assauts, ils avaient déjà établi deux ponts sur le fossé qui les séparait des murailles, afin de pouvoir y aborder plus facilement, et dans l'espoir que la ville, serrée d'aussi près, ne tarderait pas à se rendre à Boémond ; et, dans le fait, à l'aide de toutes ces inventions, ils étaient sur le point de s'en rendre maîtres, de punir tous les habitants, et de faire réussir l'entreprise inique de Boémond, inique en effet, car, pendant le siège d'Antioche, cette même ville de Laodicée, assiégée du côté de la mer par Guinemer de Boulogne, chef de pirates et de quelques Chrétiens, avait été vaincue et prise par lui, de même que les tours dont j'ai déjà parlé. Ce Guinemer ayant rassemblé une flotte dans des pays et des royaumes divers, savoir à Anvers, en Danemark, dans la Frise et dans la Flandre, et étant allé par mer s'associer à des Provençaux du territoire de Saint-Gilles, pays soumis à la domination du comte Raimond, ils parcoururent ensemble le monde, et furent poussés, dans le cours de leur navigation, vers la ville de Laodicée. Ils l'assiégèrent et s'en emparèrent, firent périr par le glaive les Turcs et les Sarrasins, dominateurs injustes qu'ils y trouvèrent établis, et, ayant pris possession de la ville et de ses remparts, ils la transmirent ensuite au comte Raimond, de même que les tours, après la prise d'Antioche par les Chrétiens ; Guinemer, maître et conducteur des pirates, fut dans la suite fait prisonnier et jeté dans les fers par les Turcopoles et les chevaliers du roi des Grecs ; mais, après un long espace de temps, il fut délivré de sa prison et de ses chaînes par l'intervention du duc Godefroi. Après la prise d'Antioche, le comte Raimond, résolu à poursuivre sa marche vers Jérusalem avec les autres princes, rendit à l'empereur de Constantinople la ville de Laodicée, enlevée aux Turcs et aux Gentils, et demeura ainsi fidèle à sa parole ; car il avait juré, lors du traité qu'il conclut avec cet empereur, de même que le firent Godefroi et tous les autres princes, de ne rien réserver pour lui, et de ne faire aucune fraude au sujet des villes, châteaux et terres, qui auraient antérieurement fait partie des États de l'empereur. Par ces motifs, les princes qui venaient de quitter Jérusalem, et qui se trouvaient en ce moment sur le territoire de la ville de Gibel, ayant appris que Boémond avait injustement assiégé Laodicée, insultant ainsi à l'empereur de Constantinople et au comte Raimond, lui envoyèrent des députés chargés de l'inviter aimablement et paisiblement, de la part et au nom des princes chrétiens revenant de Jérusalem, après avoir obtenu de Dieu la victoire, à renoncer au siège de cette ville et à s'abstenir désormais de toute nouvelle offense envers les Chrétiens. [6,56] CHAPITRE LVI. Pendant qu'ils élisaient leurs députés pour accomplir cette mission, l'évêque des Pisans, nommé Dagobert, ayant appris l'arrivée de ces Chrétiens pèlerins qui revenaient de Jérusalem, et dont la réputation et le souvenir se sont maintenus et se maintiennent encore ; cet évêque, dis-je, prit avec lui quelques hommes illustres de son escorte, et se mit en marche pour aller rendre visite à ses frères. Il les trouva dans le pays de Gibel, et ne put, dans l'excès de sa joie, retenir ses larmes ; se jetant dans les bras des plus grands et des plus petits, et les embrassant tous en pleurant, il disait : En vérité je vous reconnais tous, et sans aucune hésitation, pour les fils et les amis du Dieu vivant, puisque non seulement vous avez renoncé à vos biens, à vos villes, à vos châteaux, à vos terres, à vos femmes, à vos fils et à vos filles, mais puisqu'encore vous n'avez pas même ménagé vos jours, n'hésitant point à entreprendre pour Dieu et pour notre Seigneur Jésus-Christ cette expédition, dans des contrées si éloignées et chez des nations barbares, et puisque vous avez, selon ce qu'il nous a été raconté, supporté tant d'adversités pour l'amour de notre Rédempteur. Depuis la nativité du Christ on n'a point entendu dire qu'aucune armée de Chrétiens ait franchi tant de royaumes et de périls, pour aller, dans sa puissance et dans sa force, s'emparer de Jérusalem, après en avoir expulsé les fils adultérins, pour purifier les lieux saints et pour élever, après la victoire, et comme défenseur de la Cité sainte, un prince magnifique tel que le duc Godefroi, selon ce que nous avons appris de vos faits glorieux et de votre valeur. C'est pourquoi, joyeux de l'espérance de vous voir, de vous saluer et de conférer avec vous, nous avons résolu de venir vous trouver en ces lieux. [6,57] CHAPITRE LVII. A ces paroles du vénérable évêque, les fidèles pèlerins répondirent en ces termes : Si vous vous réjouissez avec nous des prospérités des Chrétiens, si vous souriez à leur délivrance, pourquoi avez-vous fait une injuste violence à des citoyens chrétiens, habitants de la ville de Laodicée ? pourquoi avez-vous pris leurs tours et massacré ceux qui les gardaient, et maintenant encore pourquoi avez-vous investi leur ville ? A ces mots, l'évêque se justifia avec bonté et patience, et déclara que lui et les siens avaient péché en tout point par ignorance : Nous sommes purs de ce sang, dit-il, sans expérience, et ne connaissant point la guerre, nous sommes arrivés par mer dans ces parages, et Boémond est venu d'Antioche au-devant de nous ; nous a dit que les citoyens de Laodicée étaient de faux Chrétiens ; qu'ils avaient été constamment les adversaires de leurs frères en Christ ; qu'ils avaient trahi les pèlerins auprès des Turcs et des Sarrasins. Il nous a suppliés de lui prêter notre secours et nos forces pour en tirer vengeance ; et nous, croyant à ses paroles et à ses assertions, regardant ces habitants comme des scélérats, nous lui avons prêté nos forces et notre secours pour assiéger cette ville et ses citoyens, et nous avons pensé servir Dieu en les faisant périr. Maintenant nous apprenons la vérité de votre bouche ; nous voyons que Boémond les persécute par haine et par avidité, et non par amour de Dieu, et qu'il nous a misérablement trompés en nous faisant attaquer et frapper des Chrétiens. C'est pourquoi nous retournerons sans délai auprès des nôtres, nous leur révélerons ces faits, et nous les empêcherons désormais de continuer le siège de cette ville. [6,58] CHAPITRE LVIII. A ces mots, les députés de l'armée de Jérusalem partirent avec l’évêque de Pise. Mais, ayant trouvé Boémond persistant obstinément dans ses ambitieux projets, ils lui exposèrent avec douceur le message de leurs frères et des princes, lui demandant d'éloigner ses armés et ses forces de la ville de Laodicée, afin, de ne pas manquer à la foi jurée à l'empereur des Grecs, et pour que les pèlerins ne rencontrassent aucun obstacle dans son empire en retournant dans leur patrie. Boémond, après avoir entendu les paroles des députés, rejeta dédaigneusement la demande et les avertissements des fidèles, et déclara qu'il ne se retirerait de devant les murailles de Laodicée que lorsque la ville et ses habitants seraient soumis à sa domination. Les députés retournèrent à leur armée, et rapportèrent aux princes toutes les réponses et les paroles amères et hautaines de Boémond. Ce récit excita chez les princes de violents transports de colère, et enflamma les esprits au point qu'ils invitèrent tous les Chrétiens, grands et petits, à acheter des armes et à se préparer pour le combat. Dans le même temps, l'évêque, informé des intentions et des réponses de Boémond, se rendit au camp et à la flotte de ceux qui faisaient partie de son escorte, leur raconta toute l'affaire, et le message que l'armée chrétienne avait envoyé à Boémond. Il détermina par là les Pisans et les Génois, touchés par la volonté de Dieu, à renoncer au siège et à l'assistance qu'ils avaient prêtée à Boémond, et à s'abstenir désormais d'attaquer les habitants de Laodicée. Se voyant privé de secours, trouvant ses forces trop réduites, et sachant que les fidèles du Christ et les princes s'étaient unis pour le repousser par la force des armes, le soir, lorsque le ciel et la terre furent enveloppés dans les ombres, Boémond abandonna le siège, s'éloigna des murailles avec son armée et obtempéra, bon gré mal gré, aux volontés de ses frères, sans que je puisse dire s'il agit ainsi par crainte ou par affection. [6,59] CHAPITRE LIX. Le lendemain, lorsque la lumière du jour fut rendue au monde, les pèlerins armés et revêtus de leurs cuirasses se remirent en route, marchèrent une bonne partie de la journée et arrivèrent à Laodicée, leurs bannières de pourpre déployées, et au son des bruyantes trompettes. N'ayant trouvé ni opposition ni résistance, ils franchirent paisiblement les portes de la ville que les citoyens leur ouvrirent spontanément, et furent accueillis avec bienveillance, car on avait appris que Boémond s'était retiré et avait établi son camp à un demi-mille de la ville. Le comte Raimond entra alors dans la citadelle de la place avec cinq cents hommes de sa suite ; sa bannière, bien connue, fut arborée sur le faîte de la tour la plus élevée, et il plaça dans toutes les autres tours des hommes de garde, pris dans son escorte. Les autres chrétiens et tous les princes furent répartis et logés dans les maisons de la ville, tant au dedans qu'au dehors. L'armée qui revenait de Jérusalem était forte de vingt mille hommes environ lorsqu'elle entra dans Laodicée, et elle y trouva à acheter toutes les choses nécessaires à la vie. On était au mois de septembre et dans la saison de l'automne. Les Chrétiens profitèrent de l'abondance des grains, des raisins, du vin doux, de l'huile et de l'orge ; ils passèrent là quinze jours dans la joie, et les citoyens de la ville, les pèlerins, les Pisans et les Génois vécurent, en toute familiarité, et se dormant les uns aux autres des témoignages de bienveillance. [6,60] CHAPITRE LX. Au milieu de la joie qu'excitait cette tendresse fraternelle, tandis que de tous côtés chacun se souvenait de son nom de chrétien, des tribulations que tous avaient souffertes en commun, des maux qu'ils avaient endurés et de leur antique affection, les pèlerins résolurent d'employer des médiateurs pour faire reprocher à Boémond ses injustices et l'inviter à la concorde, afin que, touché de regrets, il ne dédaignât point de se réconcilier avec ses frères, et que ceux-ci pussent recevoir ses réparations et lui rendre leur amour. Après avoir reçu ce message, Boémond, pénétré de repentir pour tout ce qui s'était passé, se hâta de rentrer dans les liens d'union et d'amour. Au jour convenu, une conférence fut ouverte dans la plaine de Laodicée, et principalement entre les deux comtes. Raimond et Boémond : la paix et l'amitié furent ensuite rétablies entre ce dernier et tous les autres, et tous renoncèrent à leurs anciennes haines. Boémond étant demeuré pendant trois jours avec eux, leur demanda avec intérêt des détails sur la victoire de Jérusalem, et il partit après cela pour retourner à Antioche avec les siens. Robert de Flandre, Robert prince de Normandie, Gaston de Béziers, Conon de Montaigu et les autres princes leurs compagnons, s'embarquèrent quelques jours plus tard, pour retourner dans les lieux de leur naissance. Mais le comte Raimond, craignant de perdre, par l'effet de l'avidité et de l'inconstance de Boémond, les deux villes de Laodicée et de Tortose qu'il n'avait conquises qu'avec beaucoup de difficulté, demeura dans la première avec la majeure partie de ceux qui le suivaient.