[4,0] LIVRE QUATRIÈME. [4,1] CHAPITRE I. Le duc Godefroi et le peuple des fidèles avaient remporté la victoire sur les ennemis du Christianisme, et en avaient précipité un grand nombre dans les gouffres du fleuve ; ils avaient élevé une redoute sans rencontrer aucun obstacle, lorsqu'un messager turc se rendit en hâte vers la tour et le palais de Darsian, souverain d'Antioche : ce palais est situé sur la montagne. Le messager rapporta au roi tous les malheurs qu'il venait d'éprouver, et lui annonça qu'il ne tarderait pas à perdre la ville d'Antioche et toute la côte maritime s'il ne pourvoyait, dans sa prompte sollicitude, aux moyens de se défendre. Le roi Darsian, déjà chargé d'années, était demeuré jusqu'alors endormi sur son trône et en pleine sécurité, au milieu du mouvement et des chances diverses de la guerre. En apprenant la construction de la redoute, et l'échec irréparable que les Turcs avaient subi, il éprouva pour la première fois un sentiment d'angoisse, et réunit aussitôt en conseil son fils Samsadon et les principaux chefs, ses sujets. [4,2] CHAPITRE II. Soliman, expulsé de la ville de Nicée et du pays de Romanie, parut ainsi en présence de Darsian : ce roi le sachant doué d'éloquence, et très connu dans tous les royaumes des Gentils, lui demanda, avec les plus vives instances, de se charger de la mission qu'il voulait lui donner, et lui dit : Toi, le plus proche voisin de mon peuple, prends avec toi douze des miens et mon fils Samsadon, et pars aussitôt pour le Khorasan, terre et royaume où j'ai pris naissance ; Copatrix et Odorson, deux de nos plus fidèles princes, marcheront avec toi dans cette ambassade, pour faire connaître mes doléances sur les offenses que j'ai reçues. En passant, vous inviterez Brodoan, de la ville d'Alep, mon frère et mon ami, à s'armer pour me secourir ; vous avertirez également Pillait, riche en armes et en chevaliers, qu'il ait à me prêter son assistance, car il m'a toujours été uni par un traité d'alliance : rapportez ensuite au Soudan qui porte le sceptre du Khorasan, et qui est le chef et le prince des Turcs, les maux qui m'affligent : ensuite gagez aussi Corbahan,le serviteur intime de ce même souverain, à déployer pour moi les richesses et toutes les ressources de sa maison. Qu'on appelle aussitôt auprès de moi mon secrétaire, afin que vous emportiez des lettres de moi, revêtues de mon sceau, et que, tous accueillent avec plus de confiance le récit de mes malheurs : car il y a déjà longtemps, et c'est depuis les premiers jours du siège de cette ville, que mon fils Buldagis s'est rendu dans le Khorasan, pour annoncer à nos frères et princes l'arrivée du peuple chrétien, et les inviter tous à nous porter secours et à marcher contre lui. [4,3] CHAPITRE III. Ainsi instruits des volontés et des ordres du roi Darsian, et munis de ses lettres revêtues de son sceau, les députés sortirent du palais et de la ville, et partirent pour la terre de Khorasan. Ils arrivèrent avec beaucoup d'appareil et de pompe dans la grande ville de Samarcande, qui est située dans le royaume du Khorasan, et y trouvèrent le grand prince lui-même, le soudan qui porte le sceptre au-dessus de tous les rois et princes des contrées de l'Orient, ainsi que le prince Corbahan, le second après le roi, tous deux entourés de toute leur gloire. Soliman, comme le plus âgé de la députation et le plus renommé pour son habileté et son éloquence, salua le roi. Après qu'il l'eut salué, et avant qu'il exposât les motifs de son ambassade, les députés, conformément à l'usage des Turcs, lorsqu'ils ont à porter plainte des maux et des offenses qu'ils ont soufferts, ôtèrent leur bonnet de leur tête et le jetèrent par terre, en présence du roi très grand et très puissant, et de tous les siens, puis ils se déchirèrent la barbe avec leurs ongles, poussèrent de profonds soupirs et firent entendre de vives lamentations. Le roi du Khorasan, voyant les signes du désespoir des Turcs, leur dit dans son orgueil : Soliman, notre ami et notre frère, rapporte-nous ce qui vous est arrivé, fais-nous connaître les insultes que vous avez éprouvées. Il sera impossible de vivre devant notre face à celui, quel qu'il soit, qui a osé vous affliger ainsi. Soliman, joyeux des paroles du roi très puissant, et se confiant en sa force, exposa les motifs du chagrin amer qui oppressait son cœur, et en fît un récit très circonstancié ; pour ce qu'il ne put dira de vive voix, il s'en rapporta aux déclarations renfermées dans les lettres qu'il remettait : Tes secours et tes forces, dit-il, nous avaient aidés à conquérir sur le royaume des Grecs la ville de Nicée, dont tu connais l'illustration, et la terre dite de Romanie : nous les devions à ta générosité et à tes bienfaits ; mais il est arrivé du royaume de France une race qu'on appelle chrétienne, qui dans sa force et avec une nombreuse armée nous a violemment enlevé nos possessions ; ils les ont livrées ainsi que ma femme et mes deux fils à l'empereur de Constantinople ; ils m'ont battu, mis en fuite, et bientôt après poursuivi jusque dans la ville d'Antioche, où j’espérais pouvoir demeurer. Là ils ont attaqué à main armée non seulement moi et les miens, mais encore le roi Darsian, de notre race, homme très noble, ton sujet et ton ami, qui tient de ta munificence cette ville et son territoire. Ce prince Darsian, ton sujet, plus grand que nous et notre cousin, nous a donc envoyés vers toi, afin que tu daignes le secourir de toute la puissance qui est en tes mains : nous sommes sous le poids de l'impérieuse nécessité, plus dure même qu'on ne peut le croire : notre peuple et notre armée sont détruits ; notre territoire et tout notre pays sont perdus pour nous, notre vie et tous nos biens sont maintenant entre tes mains, il ne nous reste plus d'espoir qu'en toi seul. [4,4] CHAPITRE IV. Le roi du Khorasan accueillit ces paroles et ces plaintes de Soliman par des éclats de rire extravagants, et l'écouta fort légèrement : il déclara qu'il ne pouvait croire qu'aucun peuple du monde eût osé faire tant de maux aux Turcs, et témoigna, en présence de toute l'assemblée, son mépris pour Soliman, dont la valeur était jusqu'alors si renommée, et pour les chevaliers dont on avait toujours vanté le courage. Mais Soliman, qui naguères avait éprouvé la force des Chrétiens, ne put écouter avec indifférence les paroles du roi, et, ne pouvant exposer tous les faits de vive voix, il ouvrit les lettres revêtues du sceau de Darsian, dans lesquelles étaient détaillés les noms des royaumes et de tous les princes chrétiens qui étaient venus attaquer les Turcs, avec le dénombrement de leurs forces et de leurs armées. Le roi et tous les princes des Gentils qui étaient avec lui, ayant pris connaissance de ces lettres, et instruits par elles de tout ce qui se rapportait aux Français, tombèrent dans la consternation, et, les yeux baissés vers la terre, ils cessèrent de s'étonner des doléances que leur adressait Soliman. Alors, et sans le moindre délai, le roi envoya des députés dans toute l’étendue de son royaume, et fit ordonner à tous ses princes et ses émirs de se réunir à un jour déterminé, en fixant celui qui parut le plus convenable. Au jour indiqué, tous s'étant rassemblés en vertu des ordres qu'ils avaient reçus, le roi leur fit connaître les paroles et les plaintes de Soliman, ainsi que les offenses des Chrétiens, et leur dit : Vous tous qui êtes rassemblés, examinez ce qu'il faut faire : car les Chrétiens qui sont arrivés feront contre nous, s'ils ne sont réprimés, tout ce qu'ils ont fait contre les autres villes, contre nos amis et nos frères. [4,5] CHAPITRE V. Corbahan, familier du roi, le premier dans sa cour et le second après lui dans le royaume du Khorasan, homme hautain, plein d'un orgueil sauvage et méprisant les forces des Chrétiens, prit la parole avec arrogance, et dit : Je m'étonne du langage de Soliman, de Samsadon et de Buldagis, tous deux fils du roi Darsian, lorsque je les entends se plaindre de l'invasion des Chrétiens, qui ont enlevé au premier ses terres et ses villes, et contre lesquels il eût été aussi facile de les défendre que si elles eussent été attaquées par autant de misérables bêtes brutes. Jadis j'ai détruit cent mille de ces Chrétiens, qui ont tous perdu leur tête auprès de Civitot, au lieu où se terminent les montagnes, lorsque je fus appelé pour secourir Soliman contre l'empereur des Grecs. Je dispersai leur armée, et les repoussai loin de la ville de Nicée qu'ils assiégeaient. Plus tard mes soldats, envoyés encore au secours de Soliman, détruisirent les innombrables bataillons de Pierre l'Ermite, et les campagnes de ce pays n'ont pu encore être purgées des cadavres et des ossements de leurs morts. [4,6] CHAPITRE VI. En entendant Corbahan proférer ces paroles hautaines et se pavaner dans son orgueil, Soliman, homme d'une grande habileté, lui répondit avec modération : O notre frère et notre ami Corbahan, pourquoi nous estimes-tu si peu, et nous représentes-tu comme dénués de courage ? pourquoi dis-tu que c'est par ton seul secours que nous avons vaincu l'empereur de Constantinople, et détruit les innombrables bataillons de Pierre l'Ermite ? Cette armée de l'empereur, cette race molle et efféminée des Grecs, qui ne se livrent que bien rarement aux exercices de la guerre, a pu être facilement vaincue par des hommes vigoureux, et anéantie à la suite de la victoire. J'ai eu de même occasion de reconnaître par le fait que ces bataillons de Pierre l'Ermite n'étaient qu'un ramas d'hommes débiles et de mendiants, de femmes faibles, d'hommes de pied tous épuisés par la longueur de la route ; ils n'avaient avec eux que cinq cents chevaliers, et il ne nous fut pas bien difficile de les attaquer d'une course légère et de les détruire. Mais ceux-ci, dont les lettres que j'apporte vous ont fait connaître les noms, les actions courageuses et l'habileté dans les combats, et avec lesquels il est difficile de se mesurer, sachez qu'ils sont tous des hommes très forts, remplis d'une adresse admirable pour manier leurs chevaux, et qui ne se laissent effrayer dans les combats ni par l'aspect de la mort, ni par les armes de quelque genre qu'elles soient. Ils portent des vêtements de fer ; leurs boucliers, chargés d'or et de pierreries, sont peints de diverses couleurs, les casques qui ornent leurs têtes brillent d'un éclat plus vif que la lumière même du soleil. Ils ont en main des lances de frêne, garnies d'un fer tranchant et longues comme des perches. Leurs chevaux sont habiles à la course et bien dressés à la guerre. Leurs bannières, fixées sur leurs lances par des nœuds dorés et garnis de franges d'argent, répandent tout autour d'eux sur les montagnes, un éclat éblouissant. Sachez que leur audace est telle que mille de leurs chevaliers, s'ils s'avancent pour combattre, n'hésitent pas à attaquer vingt mille des nôtres, et semblables à des lions et à des sangliers, s'élancent comme la foudre et portent la mort dans tous les rangs. Et moi aussi j'avais méprisé leurs forces, j'avais pensé qu'ils ne tiendraient point devant moi, et, rassemblant toutes mes troupes, je m'étais flatté de détruire cette multitude, comme peu de temps auparavant j'avais détruit l'armée de Pierre l'Ermite. J'espérais pouvoir avec mes soldats la repousser loin de la ville de Nicée et délivrer ma femme, mes fils, mes chevaliers et mes princes enfermés dans l'enceinte de cette place. J'allai donc leur livrer bataille, mais je m'épuisai en vains efforts, à peine pus-je leur échapper à travers les défilés des montagnes, laissant un grand nombre des miens morts sur la place. Après avoir vaincu, ne pouvant supporter patiemment les pertes qu'ils avaient essuyées, ils revinrent vers Nicée, l'assiégèrent de nouveau, avec plus d'ardeur et de sécurité, forcèrent enfin tous les miens à se rendre, avec ma femme et mes fils, et livrèrent ensuite les clefs de la ville à l'empereur de Constantinople. Ils ont en outre envahi les villes et les châteaux de la Romanie qui étaient soumis à ma domination les ont restitués au même empereur, et ont occupé un grand nombre de nos forteresses. De tout le territoire, de toutes les villes, de toutes les places fortes que j'ai eus en mon pouvoir, il ne me reste plus que la citadelle de Foloraque, située sur les bords de la mer et sur les confins du royaume de Russie. Ces chevaliers chrétiens, qui te semblent si faibles, ont pris et possèdent Tursolt, Azara, et Mamistra, villes de la Romanie, ainsi qu'un grand nombre de châteaux forts. Ils ont subjugué par le fer et la force des armes les villes de l'Arménie, les châteaux de Dandronuch, d'Harenc et de Turbessel, les montagnes qu'occupaient Constantin prince d'Arménie et Pancrace, et le territoire qui appartenait au duc Corrovassil. Ils possèdent également la ville de Roha, garnie de remparts et de fortes murailles, et célèbre par la fertilité de son sol. Un prince Baudouin, chef et conducteur du peuple chrétien, a pris pour femme la fille d'un prince de ce pays : élevé à la place du duc de Roha, mis à mort par ses concitoyens, il a rendu tributaires tout le territoire de la ville et toute la contrée environnante, et les Chrétiens ont envahi ainsi tout le pays et les royaumes qui s'étendent jusqu'à Mélitène. Maintenant, ayant occupé la contrée à droite et à gauche, ils assiègent la ville d'Antioche. Ces hommes supportent d'une manière étonnante les fatigues et les exercices violents : ils ne prennent aucun soin de leur corps, ne se donnent aucun instant de loisir et de repos ; ils vont de jour en jour cherchant partout des adversaires et des ennemis, et, dès qu'ils les rencontrent, ils les attaquent et les font tomber en ruine. [4,7] CHAPITRE VII. Le fier Corbahan, après avoir entendu le récit de Soliman, n'ouvrit la bouche que pour se livrer encore plus à sa jactance et aux transports de son orgueil, et dit : Si je conserve la vie, il ne se passera pas six mois sans que je me sois mesuré moi-même avec ces Chrétiens, pour voir s'ils sont aussi forts que tu le dis ; et, je le jure par mon Dieu, je les détruirai de telle sorte que toute leur postérité ne cessera de s'en affliger. [4,8] CHAPITRE VIII. Le roi du Khorasan, après avoir entendu la discussion élevée entre Corbahan et Soliman, fit appeler les savants, les devins, les aruspices de ses dieux, et les interrogea sur le destin de ses armes. Ils lui promirent que tout réussirait au gré de ses vœux, qu'il triompherait des Chrétiens et remporterait sur eux une victoire facile. A la suite de cette réponse, qui le rendait maître du cœur et des conseils du roi, Corbahan expédia de nombreux messagers dans tout le royaume du Khorasan pour ordonner, de la part du magnifique roi, à tous les plus grands et plus nobles seigneurs du pays d'avoir à se hâter pour l'expédition, et de préparer leurs armes, leurs flèches et leurs chariots chargés de vivres. Il ordonna en outre que tous les forgerons qui habitaient dans le pays eussent à fabriquer des chaînes et des fers, pour en charger les pèlerins qui seraient faits prisonniers, et les faire conduire ensuite dans les terres des Barbares. Pulait, l'un des plus puissants parmi les Turcs, et qui habitait sur les bords de l'Euphrate, Brodoan de l'illustre ville d'Alep, qui avait sous ses ordres un grand nombre de satellites, furent invités par les députés du roi du Khorasan à marcher pour venger les Turcs et pour faire expier aux Chrétiens tous les maux qu'ils avaient faits à Soliman et à Darsian roi d'Antioche, amis et parents des Turcs, ces députés leur racontèrent les événements et leur déclarèrent combien on avait un pressant besoin de leur assistance. Une autre députation alla porter les mêmes nouvelles et les mêmes avis au prince de Damas, qui lui-même avait conquis en grande partie la terre de Syrie, et que la fertilité de son pays et sa forte cavalerie rendaient également puissant. Amase du pays de Niz, situé à côté du Khorasan, renommé pour la force de ses chevaliers et pour son courage, et qui dans les combats portait toujours son drapeau dans les premiers rangs et affrontait tous les périls, fut également sollicité par les députés du roi. Nul parmi les Turcs n'était comparable à Amase pour manier une lance, ou décocher une flèche ; il les surpassait tous dans son habileté à se servir de son arc. Dans toutes les expéditions il n'avait jamais moins de cent chevaux à sa disposition, tous très rapides à la course, afin, si l'un d'entre eux était blessé d'une flèche ou périssait de toute autre manière, d'en avoir toujours d'autres pour continuer à combattre et de pouvoir se porter rapidement sur tous les points et faire le plus grand mal à ses ennemis. On invita aussi Boésas, qui appartenait également à la secte des Turcs et n'était point inférieur aux autres pour le maniement des armes et l'éclat de sa suite. Un autre Amase, de la vaste et fertile terre des Kurdes, qui conduisait toujours avec lui un grand nombre d'archers, fut aussi invité, d'après les ordres du roi, à se réunir à l'expédition. Balak de la forteresse d'Amadja et de la ville de Sororgie. Balduk de Samosate, tous deux Turcs remplis d'artifice, mais chevaliers illustrés à la guerre par la force de leurs armes, et Karajeth de Carrhes, ville entourée de beaux remparts et de fortes murailles, reçurent également avis du jour où l'expédition devait se rassembler. Tous ces chefs, et beaucoup d'autres qui exerçaient leur autorité dans divers autres royaumes, avaient été invités à se réunir pour cette expédition, dans le royaume du Khorasan, dès le commencement du siège d'Antioche, et le furent encore après que le roi Darsian eut envoyé Soliman à la tête d'une seconde députation. Pendant ce temps on avait aussi préparé dans le royaume du Khorasan tout ce qui était nécessaire, et l’on continuait à armer des chevaliers et à faire avec la plus grande ardeur, et sans aucune interruption, toutes les dispositions convenables pour commencer la guerre. [4,9] CHAPITRE IX. Cependant l’armée chrétienne et tous les princes qui étaient réunis autour des murailles d'Antioche, et travaillaient au siège de cette place, ignoraient entièrement les préparatifs de cette expédition : de jour en jour les vivres devenaient plus rares dans leur camp, les armes et les chevaux se détérioraient et dépérissaient, et la crainte d'une disette absolue tourmentait les fidèles plus encore que tout le reste. La misère publique allait croissant de jour en jour ; un grand nombre d'individus étaient réduits au désespoir en voyant baisser progressivement les provisions les plus nécessaires, lorsque Baudouin, qui avait obtenu le pouvoir dans la ville d'Edesse, autrement nommée Roha, envoya beaucoup de talents d'or et d'argent à son frère le duc Godefroi, à Robert de Flandre, à Robert comte de Normandie, à Raimond et autres princes les plus considérables. Gérard, son serviteur intime, leur apporta ces présents, que Baudouin leur adressa pour les secourir, dès qu'il fut instruit de l'extrême détresse qui affligeait des princes si illustres et si nobles, il envoya également à son frère et aux autres chefs des chevaux légers à la course, et remarquables par la beauté de leurs formes, tous garnis de selles et de brides élégantes, et il y joignit en outre un envoi d'armes d'une admirable beauté. Quelques jours plus tard, Nichossus, prince d'Arménie et du pays de Turbessel, envoya aussi au duc Godefroi une fort belle tente, enrichie d'un travail merveilleux, afin d'obtenir sa bienveillance et son amitié. Mais Pancrace, ayant disposé une embuscade, fit enlever cette tente aux serviteurs de Nichossus et l'envoya en présent à Boémond. Le duc Godefroi et Robert de Flandre, unis par une étroite amitié et une alliance intime, ayant appris par le message de Nichossus que cette tente leur était adressée, invitèrent Boémond avec douceur à restituer ce qu'il avait reçu injustement, et Boémond refusa formellement d'accéder à leur demande. Les deux princes indignés, et ayant pris conseil des autres princes, lui demandèrent une seconde fois la tente qu'il leur avait enlevée, Boémond déclara de nouveau qu'il ne la rendrait point, et sa réponse hautaine excita la colère des deux princes. Ils convoquèrent aussitôt tous les hommes de leur suite, et résolurent d'attaquer Boémond dans son camp s'il ne remettait aussitôt ce qu'il possédait sans droit. Enfin Boémond cédant aux conseils des principaux chefs de l'armée, pour éviter que la discorde ne s'établit au milieu du peuple chrétien, rendit la tente au duc Godefroi, et cette querelle terminée, ils devinrent amis de nouveau. Comme la disette augmentait de jour en jour, et que les vivres commençaient à manquer dans tout le pays d’Antioche, Baudouin assigna au duc Godefroi son frère tous les revenus de Turbessel, en grains, vins, orge et huile, et en outre en or une somme annuelle de cinquante mille byzantins seulement. [4,10] CHAPITRE X. Déjà s'approchait le jour déterminé et assigné depuis longtemps pour l'expédition du roi du Khorasan. Tous les peuples de ce royaume et les princes que j'ai nommés, dispersés dans les pays d'Arménie, de Syrie et de Romanie, se rassemblèrent en armes et avec tout l'appareil de la guerre au château de Sooch : ils avaient avec eux deux cent mille cavaliers propres au combat, sans compter le menu peuple et les femmes, et sans parler aussi des bêtes de somme, des chameaux et de beaucoup d'autres animaux, dont le nombre était incalculable. On voyait à leur tête Corbahan, prince et chef de l'armée, qui brillait au-dessus de tous les autres par la grande quantité de ses chariots chargés de vivres et d'armes, par le grand nombre de chevaliers et de tentes qui le suivaient et par la richesse de ses équipages. Tous les princes et toutes les nations rassemblés dans le camp le respectaient comme leur seigneur, et lui obéissaient en toute chose comme à leur maître et à leur gouverneur. Il rassembla son armée en un seul corps et marcha pendant plusieurs jours à côté de ses chariots chargés et des bagages que transportaient les bêtes de sommé et les chameaux : arrivé sur le territoire de la ville de Roha, il s'y arrêta quelques jours. Tandis qu'il descendait dans ce pays et ralentissait sa marche pour éviter l’encombrement des hommes et des chevaux, un grand nombre de messagers accoururent de divers côtés et lui portèrent des nouvelles de l'armée qui faisait le siège d'Antioche. Entre autres on vint lui porter plainte contre Baudouin, qui, après avoir battu et dispersé les Turcs, s'était emparé non seulement de la ville de Roha, mais encore de toutes les places fortes situées dans les environs. [4,11] CHAPITRE XI. Ayant appris ces détails, Corbahan et les principaux chefs de son armée résolurent d'un commun accord d'assiéger et de prendre d'abord la ville de Roha de faire prisonniers et de punir ensuite Baudouin et tous les Chrétiens de sa suite, et de rétablir la ville et tout le pays sous la domination des Turcs. Mais Baudouin, incapable de céder à aucune menace ou à aucun sentiment de crainte, informé de l'arrivée de Corbahan et de ses projets contre lui-même et contre la ville de Roha, convoqua aussitôt et arma ses fidèles, et tous montés sur des chevaux habiles à la course, ils marchèrent à la rencontre des chevaliers que Corbahan avait envoyés en avant pour commencer le siège de la place. Les attaquant alors vigoureusement avec les arcs des Arméniens et les lances des Français, Baudouin les mit en fuite, les repoussa jusque sur le camp de Corbahan, leur enleva et ramena dans la ville de Roha de riches dépouilles, savoir des chameaux et des bêtes de somme, que l'on avait envoyés en avant, chargés de provisions. Corbahan ne pouvait assez s'étonner que Baudouin eût osé entreprendre de telles choses contre lui, au moment même où il arrivait. Indigné de cet excès d'audace, il jura par son dieu de ne point abandonner le siège de Roha ; et, ayant averti son armée, il déclara qu'il voulait pénétrer sans retard et de vive force dans cette ville et emmener Baudouin en captivité. [4,12] CHAPITRE XII. Aussitôt que Corbahan, prince et homme redoutable, eut donné le signal à ses alliés, tous se levèrent en même temps, et allèrent attaquer la ville de Roha, en faisant retentir au loin les trompettes et les clairons : pendant trois jours consécutifs, ils livrèrent de fréquents assauts devant les murs de la ville, et essayèrent de l'enlever de force ; mais voyant que les défenseurs et les gardiens de la place résistaient fortement, et qu'il leur serait impossible de s'en emparer en un moment ou du moins en peu de temps, parce que les murailles et les tours la rendaient inexpugnable, ils engagèrent Corbahan à abandonner le siège, à poursuivre sa marche vers Antioche, sauf à revenir, après avoir délivré celle-ci, recommencer l'attaque de Roha, et massacrer Baudouin et tous les siens, comme les moutons sont mis à mort dans une bergerie. Corbahan se rendant à l'avis de ses conseillers, se remit en marche pour Antioche, et divisa sa nombreuse armée en plusieurs corps, à cause de la difficulté des chemins à travers les montagnes. Comme tant de milliers d'hommes ne pouvaient traverser le grand fleuve de l'Euphrate qu'avec beaucoup de lenteur, Baudouin et ceux qui étaient enfermés avec lui dans la ville, ne se laissèrent point effrayer par leur immense multitude, et, lorsque Corbahan se fut retiré de la place, ils montèrent aussi à cheval et marchèrent sur les derrières, pour le cas où quelque corps demeurerait en retard, et pourrait être attaqué avec avantage. Mais ils ne purent réussir dans ce projet, tant les Turcs prenaient de précautions pour se garder ; les nôtres rentrèrent alors à Roha, priant le Seigneur du ciel d'avoir compassion du duc Godefroi, de Robert, de Raimond, de Boémond et de tous les Chrétiens, de les protéger par sa grâce, et de les défendre contre leurs ennemis, qui venaient les attaquer en si grande force. Bientôt après l'armée chrétienne apprit par les espions Syriens et Arméniens, la première nouvelle de l'approche de Corbahan et de ses chevaliers. Les uns se refusaient à le croire, et ceux qui le croyaient sollicitaient le duc Godefroi de se préparer pour cet événement. [4,13] CHAPITRE XIII. Au milieu de ces diverses opinions, et je ne sais pour quels motifs, Etienne de Blois se déclara extrêmement malade, et ajouta qu'il lui était impossible de demeurer plus longtemps au siège d'Antioche ; puis, louant beaucoup ses frères, et prenant congé d'eux, sous ce prétexte de maladie, il dirigea sa marche vers les bords de la mer, et partit pour Alexandrette. En faisant sa retraite, il fut suivi par quatre mille hommes de guerre qui avaient formé son escorte dès le principe. Le duc Godefroi, Boémond, Robert et Raimond, capitaines de l'armée, de plus en plus étonnés de l'arrivée inopinée des Gentils, résolurent d'un commun accord de choisir des hommes intelligents, qu'ils chargeraient d'aller en avant pour reconnaître la vérité de ces rapports, et de passer par les montagnes et les lieux les plus inaccessibles pour être mieux en sûreté, et pouvoir mieux examiner. Dreux de Nesle, Clairambault de Vandeuil, Ives du royaume de France, et Renaud de Toul, hommes très distingués, reçurent ordre de se porter en avant, et s'ils apprenaient quelque nouvelle certaine au sujet de l'arrivée des Gentils, ou s'ils en voyaient quelque chose par eux-mêmes, de venir aussitôt en faire leur rapporta l'armée, afin que les princes, en prenant leurs précautions, eussent moins à redouter les coups des ennemis. Parmi les chevaliers qui allèrent à la découverte, les uns se dirigèrent vers Artasie, d'autres vers Roha, d'autres vers la Romanie, afin de pouvoir mieux connaître la vérité des faits ; bientôt ils virent l'armée ennemie, sortant de tous côtés, à travers les montagnes et par tous les chemins, nombreuse comme le sable de la mer. Ils admirèrent leur infinie multitude, mais ne purent entreprendre de les compter. [4,14] CHAPITRE XIV. Après avoir vu tant de milliers de Turcs, et Corbahan entouré de son armée et de ses richesses incomparables, les députés chrétiens retournèrent en toute hâte à Antioche, et y arrivèrent sept jours avant que Corbahan et ses troupes eussent atteint les frontières et la plaine du territoire de cette ville. A leur retour ils racontèrent au duc et aux autres princes ce qu'ils avaient appris et vu de leurs yeux, au sujet de la marche, de Corbahan, de l'appareil de guerre dont il était environné, et des troupes qu'il conduisait à sa suite ; mais ils n'en parlèrent qu'en secret, de peur que le peuple, déjà affligé de la longueur du siège et de l'extrême pénurie qu'il éprouvait, ne tombât dans le désespoir, ne fût moins propre à la résistance, ou ne cherchât les occasions de prendre la fuite, à la faveur des ténèbres de la nuit. Le lendemain du retour des chevaliers qui étaient allés en reconnaissance, Godefroi, Robert, Raimond, Boémond, Eustache, Tancrède et tous les principaux chefs se réunirent à la suite d'une convocation, et délibérèrent entre eux sur ce qu'il y avait de mieux à faire, et sur les résolutions qu'il serait le plus convenable d'adopter, afin de n'être pas pris à l'improviste, et massacrés sans défense par les milliers d'ennemis qui les menaçaient. Le duc Godefroi, Robert et plusieurs autres voulaient que les Chrétiens se levassent tous ensemble revêtus de leurs cuirasses, de leurs casques et de leurs boucliers, qu'ils s'avançassent, bannières déployées et en bon ordre de bataille, à la rencontre de l'armée de Corbahan, et que mettant toutes leurs espérances dans le Seigneur Jésus-Christ, ils allassent combattre les Gentils, et mourir en martyrs pour le nom de Dieu. D'autres étaient d'avis qu'une partie de l'armée demeurât dans le camp, afin que les Turcs enfermés dans la ville ne pussent en sortir pour porter secours à Corbahan, et qu'en même temps, selon l'avis du duc Godefroi et de Robert de Flandre, la portion la plus considérable de l'armée marchât à la rencontre des ennemis, mais sans s'avancer à plus de deux milles du camp. [4,15] Tandis que chacun présentait ainsi son opinion dans le conseil, Boémond, homme sage et adroit, prit à part Godefroi, Robert de Flandre et Raimond, les emmena hors de rassemblée dans un lieu secret, et leur exposa tout ce qu'il avait tenu renfermé dans le fond de son cœur, en leur parlant comme il suit : "Mes seigneurs et frères très chéris, je possède un secret que je vais maintenant vous confier, et par lequel, si Dieu nous est favorable et nous protège, toute l'armée et nos princes pourront être délivrés et sauvés. Déjà plus de sept mois se sont écoulés depuis qu'on m'a fait la promesse de remettre entre mes mains la ville d'Antioche. La convention conclue à ce sujet entre moi et celui qui doit la livrer, et qui m'a engagé sa foi, est de telle sorte qu'il lui est impossible de s’en retirer ni d'y rien changer ; en sorte qu'il doit, à quelque heure que je lui en donne le signal, remettre entre mes mains une des tours qui conduisent à la ville ; celle dans laquelle il habite lui-même. Voyant que le succès de notre entreprise était trop au dessus des forces humaines, j'ai beaucoup travaillé pour cette affaire. J'ai promis de donner à cet homme d'immenses sommes d'argent ; je me suis engagé par serment à l'enrichir, et à l'élever entre mes amis, non moins que Tancrède, le propre fils de ma sœur. Boémond, qui porte le même nom que moi, et qui est né Turc, a été l'agent de cette secrète négociation, depuis le jour où il a lui-même embrassé notre foi. Et maintenant les choses en sont venues au point que celui qui s'est engagé envers moi ne peut me tromper en aucune de ses promesses, et qu'il me trouvera également tout disposé à lui accorder les grandes récompenses que je lui ai garanties. Comme je dois lui donner des sommes considérables, et que je supporte seul tout le poids de cette affaire, je ne vous demande qu'une seule chose, et toujours en secret, à vous qui êtes les fermes appuis et les capitaines de l'armée, c'est que vous et les vôtres vous donniez votre consentement à ce que la ville soit livrée entre mes mains, lorsqu'elle sera prise. Je conduirai jusqu'au bout l'accomplissement de mes projets et de mon traité, et les engagements que j'ai pris envers celui qui remettra la place, je suis prêt à les remplir sans le moindre retard et sur mes propres ressources". Les princes accueillirent ces propositions avec la plus grande joie ; ils cédèrent la ville à Boémond avec beaucoup d’empressement, et déterminèrent également les autres chefs de l'armée à consentir spontanément à cette cession. [4,16] CHAPITE XVI. Tous les capitaines ayant donné leur assentiment, et s'étant engagés les uns envers les autres, en se présentant la main, à demeurer fidèles à leurs promesses, il fut convenu qu'on ne parlerait point en public de cette affaire, et qu'elle demeurerait dans le plus profond secret. Quelques personnes disent que, dans l'un des nombreux combats qui eurent lieu pendant le siège d'Antioche, un jeune homme, fils du Turc qui promit de la livrer, étant tombé entre les mains de Boémond, son père, pour le racheter, chercha les moyens de se lier avec ce dernier, et qu'enfin, préférant la vie de son fils au salut de tous ses concitoyens, il se résolut à cet acte de perfidie envers le roi Darsian, conclut un traité à condition que son fils lui serait rendu, et que ce fut par ce moyen que les fidèles chevaliers du Christ furent introduits dans la ville. Boémond reçut donc la promesse qu'Antioche lui serait livrée dès qu'on en aurait pris possession. Le soir étant venu, il fut arrêté, sur la proposition de Boémond, que Godefroi et Robert de Flandre prendraient dans l'armée sept cents illustres chevaliers, et que ceux-ci, tandis que les Turcs seraient dispersés sur les remparts, ou occupés du soin de leurs affaires particulières, dirigeraient leur marche vers les montagnes, à la faveur de la nuit, comme pour aller s'établir en embuscade, et attendre le passage des hommes de l'armée de Corbahan qui pourraient être expédiés en avant. Au moment où les sept cents hommes partirent pour la montagne, au milieu d'une nuit obscure, marchant, sans suivre aucun chemin, dans des passages presque inabordables, et à travers d'étroits défilés, sous la conduite de Boémond (celui qui s'était fait chrétien depuis peu de temps), le duc Godefroi leur adressa le discours suivant, d'un ton ferme et imposant : "Hommes, frères, pèlerins dévoués à Dieu, nous avons résolu de marcher à la rencontre des Turcs et des corps ennemis qui sont établis près de nous, et de combattre avec eux pour essayer de remporter une victoire : nous défendons formellement que personne, parmi nous, fasse le moindre mouvement, ou le moindre bruit, sous peine de mort". En même temps Godefroi avait dans l'esprit des pensées toutes différentes de ce qu'il disait à ce peuple. Se dirigeant lui-même vers les montagnes, mais seulement avec ceux qui connaissaient son secret, vers le côté où la citadelle du roi Darsian s'élève fort au-dessus de la ville, il franchit les vallées et les précipices escarpés : et, choisissant une retraite assez éloignée de la place et solitaire, il s'arrêta au fond d'un vallon avec Robert de Flandre, et fit aussitôt, avec sollicitude, toutes les dispositions de prudence nécessaires pour l'occupation de la ville. [4,17] CHAPITRE XVII. Lorsque toutes ces mesures de précaution eurent été sagement ordonnées, on envoya un interprète de langues, né Lombard, et l'un des domestiques de Boémond, vers la tour que gardait celui qui devait la livrer, pour le faire inviter, de la part de Boémond, à tenir sa promesse en introduisant les Chrétiens, et pour rapporter d'abord aux princes la réponse qu'il aurait reçue. Arrivé auprès des murailles, il trouva le traître qui passait la nuit à l’une des fenêtres de la tour, et veillait assidûment pour attendre l'arrivée des Chrétiens : il l'appela en langue grecque, et lui demanda d'abord s'il était seul, afin de pouvoir s'entretenir plus sûrement avec lui au sujet du message de Boémond. Ayant reconnu l'envoyé de Boémond à ses paroles, et par des signes plus certains, savoir, un anneau que Boémond avait reçu de lui, et qu'il lui renvoyait comme garantie, le Turc ne repoussa point l'interprète et s'informa, au contraire, avec empressement si Boémond ou quelqu'un des siens était venu. [4,18] CHAPITRE XVIII. L'interprète voyant, de son côté, que le traître parlait sans artifice, répondit que les chevaliers n'étaient pas éloignés, et qu'ils étaient tout disposés à se conduire selon les avis qu'il leur ferait parvenir. L'autre dit alors qu'ils pouvaient s'avancer sans hésitation ni crainte, et monter sur les murailles en toute, sécurité, mais qu'il importait de ne pas différer d'un moment, parce qu'il restait peu de temps avant que la nuit fût remplacée par le premier point du jour ; il les supplia instamment de se hâter, principalement dans l'intention d’éviter que le gardien, qui venait à son rang visiter les tours et les murailles, portant en main une torche, et faisant une ronde de sûreté, ne les découvrît au moment où ils monteraient, et qu'ils ne fussent exposés à perdre la vie si l'on venait à donner l'éveil aux ennemis. L'interprète, après avoir entendu les paroles de son interlocuteur, se rendit, d'une marche rapide, auprès des princes qu'il avait laissés dans les montagnes, leur rapporta tout ce qu'il venait d'entendre, et les supplia vivement de choisir les hommes les plus intrépides, qui monteraient sans aucun retard sur les murailles, et seraient introduits dans la ville. Des hommes furent aussitôt désignés pour cette entreprise ; mais, frappés d'incertitude et de crainte, ils hésitaient entre eux à qui monterait le premier, et chacun, en son particulier, s'y refusait obstinément. Le duc Godefroi et Robert, voyant leurs hommes remplis de terreur, et ne trouvant personne qui voulût se hasarder le premier, parce que tous se ralliaient de la parole du Turc et redoutaient quelque artifice ; Godefroi, dis-je, et Robert, frémissant dans le fond de leur cœur, cherchèrent à relever le courage de leurs compagnons par quelques paroles. "Rappelez-vous, leur disaient-ils, au nom de qui vous avez quitté votre pays et vos parents, et comment vous avez renoncé à cette vie terrestre sans craindre d'affronter aucun péril de mort pour l'amour de Jésus-Christ ; vous devez donc croire que vous vivrez heureusement avec le Christ, et pour l'amour de lui recevoir avec fermeté d'âme et contentement tout ce qui vous arrivera dans la route que vous suivez. Courage donc, très chéris chevaliers du Christ ! ce n'est point pour une récompense terrestre que vous vous exposez à ce danger ; vous vous confiez aux mérites de celui qui sait, après la mort de ce monde, conférer aux siens les biens de la vie éternelle : de façon ou d'autre nous devons mourir. Déjà le premier crépuscule du matin est près de venir trahir nos résolutions ; si les citoyens et les Turcs nous aperçoivent, aucun de nous ne s'échappera vivant d'entre leurs mains. Allez donc, montez sur les murailles, et offrez vos vies à Dieu, sachant bien qu'il appartient à l'amour de Dieu de sacrifier sa vie pour ses amis". [4,19] CHAPITRE XIX. En entendant les paroles consolantes de ces princes magnanimes, plusieurs chevaliers chrétiens renoncèrent enfin à leur hésitation. Prenant alors une échelle faite en cuir de bœuf, et propre à l'exécution de leur entreprise, ils se rapprochèrent des murailles, accompagnés de l'interprète : le traître attendit leur arrivée. Ceux qui marchèrent les premiers étaient, les uns, domestiques du duc, les autres de l'escorte de Robert, quelques autres de la maison de Boémond. L'interprète, appelant aussitôt le Turc, lui demanda de jeter une corde avec laquelle il pût attacher l'échelle, et la faire ainsi remonter jusqu'au haut du rempart, pour que les chevaliers pussent être introduits dans la place par ce moyen. Conformément à ses promesses, le Turc tira l'échelle à lui avec la corde, l'attacha fortement sur le rempart, et, parlant d'une voix étouffée, il chercha à encourager les chevaliers, et les invita à monter sans hésitation. Aussitôt revêtus de leurs cuirasses et de leurs casques, munis de leurs épées, et s'appuyant sur leurs lances, ces hommes audacieux montèrent par l'échelle en se soutenant avec la main, d'autres les suivirent tremblant pour leur vie, et ils se trouvèrent au nombre de vingt-cinq. Comme ils observèrent un profond silence aussitôt après leur arrivée, ceux de leurs frères qui étaient demeurés au pied du rempart pour attendre l'issue de l'entreprise, n'entendant plus personne, crurent qu'ils venaient d'être massacrés ou étouffés par trahison, et ne voulurent plus monter à leur suite. [4,20] CHAPITRE XX. Cependant les chevaliers qui occupaient les remparts voyant que leurs frères avaient été saisis de terreur, au point qu'ils s'étaient déjà éloignés de l'échelle, s'avancèrent un peu en dehors de la muraille, et, parlant à voix basse, ils invitèrent leurs compagnons à monter, affirmant qu'ils n'avaient aucun danger à redouter. Ceux d'en bas ayant reconnu la voix de leurs frères, se disputèrent bientôt, dans l'ardeur de leur zèle, à qui monterait le premier, et comme ils se pressaient les uns les autres sur l'échelle, la chargeant d'un poids excessif, les pierres de l'antique muraille se détachèrent de leur ciment, et tombèrent en morceaux, l'échelle elle-même, n'ayant plus de point d'appui, tomba aussi par terre avec ceux qui se trouvaient dessus. On avait posé au pied de la muraille des lances dont les piques étaient dressées en l'air : quelques hommes tombèrent sur ces piques, d'autres furent accablés, et à demi morts, par les pierres qui roulèrent du haut de la muraille, quelques-uns même périrent sur le coup. Le peuple de Dieu frémit à ce spectacle, pensant que ce qui venait d'arriver n'était qu'un résultat de l'artifice, et n'hésitant pas à croire que ceux qui étaient déjà montés avaient aussi péri par trahison. Cependant on n'entendit aucun mouvement, aucun bruit dans la ville ou sur les remparts, malgré le fracas que firent ceux qui tombèrent par terre ou sur les lances ; car le seigneur Dieu suscita pendant cette nuit un vent qui soufflait avec violence. Le Turc, fidèle aux serments par lesquels il s'était engagé envers Boémond, fit descendre de nouveau sa corde pour remonter l'échelle : l'ayant fixée une seconde fois vers le même point, mais avec plus de solidité, il invita l'interprète à rappeler les chevaliers frappés de désolation et d'effroi, et les engagea avec le même zèle à remonter sur l'échelle. Enfin, renonçant à toute hésitation, rassurés par les paroles de l'interprète, et voyant bien que leurs frères étaient encore vivants, les chevaliers s'élancèrent de nouveau sur l'échelle, parvinrent sur le rempart, et s'y établirent au nombre de soixante environ. [4,21] CHAPITRE XXI. Cependant le gardien des murailles ayant parcouru l'enceinte de la ville pour faire la visite des postes Turcs, et les tenir sur leurs gardes, s'avançait vers les chevaliers chrétiens, portant une torche à la main. Il fut aussitôt frappé du glaive, on lui trancha la tête et les chevaliers entrèrent immédiatement dans la tour voisine. Ils trouvèrent tous les hommes de garde encore accablés par le sommeil, et les passèrent au fil de l'épée ; puis, s'élançant avec la même impétuosité dans les autres tours, ils firent partout un grand carnage, et massacrèrent ainsi, sans faire aucun bruit, tous les gardiens enfermés dans les dix tours situées dans ce quartier de la ville. Après cette expédition, ils descendirent vers une porte de secours, qui donnait sur la montagne, non loin du lieu par lequel ils étaient montés sur les remparts, et, brisant les serrures de cette porte, ils firent entrer la plupart des sept cents chevaliers placés en embuscade, et sonnant fortement du cor, ils avertirent par ce signal Godefroi Robert et les autres chefs, afin qu'ils se hâtassent de pénétrer dans la ville, et de voler au secours de ceux qui étaient déjà entrés. En entendant le retentissement des cors et reconnaissant le signal convenu, les chefs qui étaient dans le secret de l'entreprise, accoururent à la tête d'un fort détachement vers une porte située sur le sommet de la montagne, afin de pénétrer de ce côté. Mais les Turcs enfermés dans la citadelle de Darsian, voisine de cette même porte, ayant entendu tout le tumulte et s'étant aussitôt levés, repoussèrent les Français à coups de pierres, et empêchèrent en même, temps ceux de leurs compagnons qui étaient déjà dans la ville, d'arriver jusqu'à cette porte et de l'ouvrir. Les chevaliers qui étaient montes par l'échelle retournèrent alors vers la porte de secours, et frappant avec des outils de fer que les Turcs avaient préparés pour leur usage, et renversant un pan de muraille, ils pratiquèrent une large ouverture ; en sorte que les princes et leurs compagnons, tant cavaliers que gens de pied, entrèrent bientôt par une large brèche. [4,22] CHAPITRE XXII. Les Turcs cependant, éveillés enfin par les cris des Chrétiens, et par les sons retentissants des trompettes et des cors, coururent aussitôt aux armes, saisirent leurs arcs et leurs flèches, afin de défendre les tours, et de rudes combats s'engagèrent des deux côtés, au dessus et en dessous des remparts. Au milieu de ces clameurs et du tumulte de la guerre, les chevaliers de Darsian, qui occupaient le sommet de la montagne et la plus haute des citadelles, firent résonner les cors afin d'éveiller les Turcs qui dormaient encore, soit dans la ville, soit dans les autres tours, et de les appeler au secours de leurs compagnons d'armes, pour résister aux Chrétiens. Pendant ce temps les hommes de la grande armée chrétienne, campés en dehors des murailles, vers un autre côté de la vaste enceinte de la ville, crurent en entendant les vociférations et le retentissement des cors du côté de la montagne et de la citadelle, que ce bruit extraordinaire annonçait l'arrivée et l'entrée de Corbahan dans la place : car ils ignoraient entièrement que la ville eût été livrée aux mains des Français. Boémond, Raimond et Tancrède, qui connaissaient toute l'affaire et étaient demeurés avec les assiégeants, se revêtirent aussitôt de leurs cuirasses, se munirent de leurs armes et, déployant leurs bannières, ils s'élancèrent pour attaquer la place extérieurement, encourageant ceux qui ignoraient les événements à livrer un vigoureux assaut, et leur racontant en détail tout ce qui venait de se passer. [4,23] CHAPITRE XXIII. Tandis que les Turcs se trouvaient serrés de près par cette attaque simultanée au dedans et au dehors, les habitants de la ville, Grecs, Syriens et Arméniens, qui professaient la religion chrétienne, coururent pleins de joie pour faire sauter les serrures et ouvrir les portes, et Boémond entra aussitôt avec toute l'armée. Dès le premier crépuscule du jour, sa bannière couleur de sang flottait sur les murailles au milieu de la montagne, vers le point par où la place avait été livrée, afin que tous apprissent par là que Dieu même, dans sa grâce secourable, avait fait tomber entre les mains de Boémond et des fidèles du Christ cette ville dont les seules forces de l'homme ne pouvaient triompher. Les portes ainsi brisées et ouvertes de tous côtés, les Chrétiens, remplis d'étonnement et de joie, ne pouvaient comprendre comment cette entreprise avait été ignorée de tous, ils se levaient en hâte, saisissaient leurs armes, s'encourageaient les uns les autres, et s'élançaient aussitôt à la course pour entrer dans la ville. Un homme eût pu parcourir l'espace d'un mille avant que cette immense multitude de chrétiens eût entièrement pénétré dans la place. Les clameurs que poussaient tant de milliers d'hommes, le retentissement des trompettes, la vue des nombreuses bannières flottant dans les airs, les cris des combattants, le hennissement des chevaux frappaient les Turcs de stupeur ; et ceux qui reposaient encore dans leurs lits se réveillaient en sursaut, pris au dépourvu et dénués de leurs armes. Les uns saisissant leurs arcs ou d'autres armes, se réunissaient aussitôt dans l'espérance de se défendre, d'autres demeurant encore dans les tours et dans les points fortifiés, frappaient de leurs flèches des Chrétiens imprudents, des gens du peuple, hommes ou femmes indifféremment, d'autres couraient de divers côtés et combattaient au hasard. Les Chrétiens, dont les forces et l'audace augmentaient de moment en moment, se répandaient dans les maisons, sur les places, dans les rues de la ville, faisaient périr par le glaive les Turcs dispersés, et errants çà et là, et n'épargnaient parmi les Gentils ni l'âge ni le sexe. La terre était couverte de sang et de cadavres, et parmi les morts on pouvait reconnaître en même temps un grand nombre de Chrétiens, tant Français que Grecs, Syriens et Arméniens. Il ne faut pas s'en étonner : la terre était encore couverte de ténèbres, à peine entrevoyait-on les premiers rayons du jour, et les combattants ne pouvaient distinguer ceux qu'ils devaient épargner de ceux qu'ils voulaient frapper. Saisis de terreur et cherchant à éviter la, mort, Turcs et Sarrasins imitaient souvent par leurs cris et par leurs gestes ceux qui professaient la religion chrétienne, et trompaient ainsi les pèlerins, qui succombaient souvent eux-mêmes victimes d'une erreur contraire. Dix mille hommes périrent dans cette mêlée sous le fer des Français, et les rues et les places de la ville furent jonchées de leurs, cadavres. [4,24] CHAPITRE XXIV. Un grand nombre de Turcs témoins de cet affreux carnage, voyant que les Français inondaient la ville de toutes parts ; et craignant pour leurs jours, abandonnèrent les tours et les forts confiés à leur soin ; et fuyant vers les montagnes, à travers les sentiers détournés qu'ils connaissaient, parvinrent à entrer dans la citadelle supérieure, et échappèrent ainsi à ceux des Français qui les poursuivaient. Cette citadelle et le palais attenant sont situés au milieu des montagnes, et bravent tous les artifices et toutes les forces des hommes : nul ne peut faire aucun mal à ceux qui y sont enfermés, ni les attaquer avec avantage. D'autres Turcs, au nombre de mille environ, qui étaient accourus au secours de leurs alliés d'un pays fort éloigné, effrayés en entendant retentir les trompettes et les cors, réduits au désespoir en voyant les nombreux cadavres de leurs frères, et ne sachant quel chemin prendre pour s'enfuir, voulurent tenter de se rendre vers la montagne, et de pénétrer jusqu'à la citadelle supérieure pour échapper aux Chrétiens ; mais ils s'engagèrent par une fatale erreur dans un sentier étroit et inconnu. Bientôt ne trouvant plus de chemin, et parvenus sur une colline élevée sans aucun moyen de revenir sur leurs pas, ils se lancèrent avec leurs chevaux et leurs mulets à travers des rochers et des précipices impraticables, et tous périrent misérablement dans leur chute, ayant la tête, les bras, les jambes et tous les membres fracassés. [4,25] CHAPITRE XXV. Après avoir poursuivi et massacré un grand nombre des Gentils qui fuyaient vers la citadelle et les montagnes, les serviteurs de Dieu revinrent sur leurs pas : déjà le soleil s'était élevé sur l'horizon, et ses rayons éclatants avaient ramené le grand jour. Les Chrétiens se mirent alors à parcourir la ville pour chercher des vivres, mais ils n'en découvrirent qu'une petite quantité. Ils trouvèrent seulement des parfums de diverses espèces, du poivre, des vêtements, des tentes, toutes sortes de jeux de hasard et de l'argent, mais également en faible quantité. Et ceci ne saurait étonner, car la ville avait été investie et assiégée pendant neuf mois consécutifs, et les milliers de Gentils qui y étaient rassemblés avaient enfin épuisé toutes les provisions. Ce fut le cinquième jour de la semaine, par un temps brillant, et le troisième jour du mois de juin que la ville d'Antioche fut prise, et tomba au pouvoir des Chrétiens, après que les Turcs eurent été détruits et mis en fuite. [4,26] CHAPITRE XXVI. Cependant le roi Darsian, apprenant que les Turcs s'étaient enfuis devant les fidèles, et voyant le fort et la citadelle entièrement remplis de fuyards, craignit que les Français, maîtres de la ville, ne vinssent investir le fort ; et, montant sur son mulet, il sortit pour aller se cacher dans les montagnes inaccessibles, attendre l'issue des événements ; et voir surtout si l'es siens seraient en état de se maintenir dans la citadelle, en présence des Français : Tandis qu'il errait seul et fugitif dans les montagnes, quelques Syriens de profession chrétienne qui traversaient les mêmes lieux pour aller chercher des vivres, virent ce prince, le reconnurent de loin, et s'étonnèrent beaucoup qu'il eût quitté seul la citadelle, pour s'égarer dans les déserts. Ils dirent alors entre eux : Voici, notre seigneur et roi Darsian ne marche pas ainsi à travers les déserts de la montagne sans de graves motifs. Peut-être la ville a-t-elle été prise, peut-être tous les siens ont-ils été tués, et lui-même certainement cherche à se sauver, par la fuite. Tâchons qu'il ne s'échappe pas de nos mains, lui de qui nous avons reçu tant de dommages, d'offenses et de maux. Après s'être ainsi, accordés pour donner la mort à Darsian, les trois Syriens, dissimulant encore, s'avancèrent vers lui, la tête baissée, lui offrant les témoignages trompeurs de leur respect, le saluant artificieusement et rapprochant de plus en plus, jusqu'à ce qu'ils fussent à portée de le saisir, et de lui enlever son épée ; alors ils le renversèrent de dessus son mulet, lui coupèrent la tête et la renfermèrent dans un sac. Ils rentrèrent aussitôt dans la ville d'Antioche, et présentèrent la tête du roi aux princes et à tous les autres chrétiens. Elle était d'une grosseur étonnante, ses oreilles étaient très larges et toutes couvertes de poils, il avait les cheveux blancs, et une barbe qui descendait depuis le menton jusqu'au milieu du corps. [4,27] CHAPITRE XXVII. Sachant que Corbahan et son armée ne tarderaient pas à arriver, et n'ayant trouvé que peu de vivres à Antioche, les Chrétiens envoyèrent en toute hâte au port de Siméon l’ermite, pour faire acheter avec de l'argent toutes les provisions qu'on y apportait par mer, chacun, en faisant venir selon l'étendue de ses moyens ; et toutes ces provisions furent apportées à Antioche du soir au matin. Après le massacre des Turcs et leur retraite dans la citadelle supérieure, les Chrétiens se dispersèrent de tous côtés dans les tours, les maisons, les palais et sur les remparts. Le lendemain, qui était le sixième jour de la semaine, trois cents cavaliers turcs de l'armée de Corbahan, munis de leurs arcs, de leurs carquois et de leurs flèches, et couverts de riches vêtements, devancèrent l'armée des Gentils, dans l'espoir de mettre à mort ceux des fidèles qu'ils pourraient surprendre à l’improviste en dehors des murailles. Trente d'entre eux, des plus exercés à la guerre et montés sur des chevaux agiles, prirent encore l'avance sur les trois cents, et se lancèrent vers les murailles et les portes de la ville, laissant derrière eux leurs compagnons cachés en embuscade dans une vallée, afin qu'ils pussent s'élancer sur les fidèles, si par hasard ceux-ci voulaient poursuivre jusque dans cette vallée les trente hommes qui se portaient en avant, et s'ils arrivaient dans leur, impétuosité vers ceux qui devaient se tenir cachés. Les trente Turcs s'approchèrent en effet des murailles, et attaquèrent vivement avec leurs arcs les fidèles du Christ qui occupaient le haut des remparts. Roger de Barneville monta aussitôt à cheval avec quinze hommes d'une valeur bien éprouvée, et, revêtu de sa cuirasse et de son casque, il sortit de la ville pour marcher sur les Turcs, et tenter contre eux quelque nouvel exploit. Les trente cavaliers turcs prirent la fuite sans le moindre retard et se dirigèrent vers le lieu de l'embuscade. Roger les poursuivit aussitôt d'une course rapide, et, lorsqu'il fut-arrivé au même point, les Turcs, cachés jusqu'alors, sortirent de leur retraite, Roger tourna bride au même instant, et reprit rapidement la route de la ville, suivi de ses compagnons d'armes. Les Turcs lancèrent leurs chevaux tout aussi promptement à la poursuite des fuyards, et Roger s'étant rapproché des murs de la place, eut à peine le temps de traverser le Fer à gué avec ceux qui l'accompagnaient. Mais la fortune contraire permit qu'en présence même des Chrétiens qui couvraient les remparts, l'illustre athlète fût vaincu à la course par un chevalier turc monté sur un meilleur cheval ; le trait que celui-ci lança frappa Roger dans le dos, lui perça le cœur et les poumons, il tomba de cheval et expira sur-le-champ. Cet homme illustre étant mort sans secours des siens, les Turcs, bourreaux cruels, descendirent de cheval, et, lui coupant la tête, ils s'en retournèrent auprès de Corbahan et de son armée, portant cette tête au bout d'une lance, en témoignage de leur première victoire. Tout glorieux de leurs succès, les Gentils se vantaient surtout d'avoir fait cet acte de courage sous les murs même de la place, et de n'avoir point vu qu'aucun des pèlerins eût osé sortir de la ville pour porter secours à Roger, mis à mort et mutilé par eux. [4,28] CHAPITRE XXVIII. Que personne cependant ne s'étonne et n'accuse les Français de s'être mollement conduits, soit par faiblesse d'esprit, soit par crainte de l'armée qui s'avançait, en tardant ainsi de voler au secours ou à la vengeance de celui de leurs frères qui venait d'être tué et mutilé sous leurs yeux ; nul pays dans le monde ne nourrit plus que la France des hommes audacieux et intrépides dans les combats : il est hors de doute qu'ils ne demeurèrent en retard dans cette occasion que faute de chevaux, car les maladies, une longue disette, ou les flèches perfides des Turcs, les avaient presque tous détruits. A peine les Français avaient-ils conservé cent cinquante chevaux, et ceux-là même étaient exténués par la privation de tout fourrage, tandis que ceux des Turcs étaient gras et exempts de fatigue ; ce qui faisait que les Français étaient hors d'état de leur échapper à la course ou de prendre les devants sur eux. Ils ne trouvèrent et ne prirent dans Antioche que quatre cents chevaux turcs, et ils n'avaient pu encore les dresser à leur usage, ni leur apprendre à se lancer à la poursuite de l'ennemi et à obéir à l'éperon. Après que les Turcs se furent retirés, les pèlerins, tristes et affligés, rapportèrent dans la ville le cadavre de Roger ; ils poussaient de profonds gémissements et pleuraient en voyant comment était tombé l'un des hommes les plus vaillants parmi le peuple chrétien, qui était sans cesse occupé à tendre des embûches ou à porter la mort dans les rangs des Gentils, et dont les hauts faits étaient plus nombreux que notre plumé ne pourrait le raconter. Il était auprès des Turcs en plus grand renom que tout autre, et ils se plaisaient à le voir ou à l'entendre dans toutes les affaires qu'ils avaient à traiter avec les Chrétiens, soit lorsqu'il s'agissait d'un échange de prisonniers, soit lorsque quelquefois on négociait pour une trêve. L'illustre et brave chevalier fut enseveli à Antioche, dans le vestibule de la basilique du bienheureux Pierre l'apôtre, en présence des princes chrétiens, du seigneur évêque du Puy et de tout le clergé catholique ; les prières et les chants des psaumes recommandèrent son âme au Seigneur Christ, pour l'amour et l'honneur duquel il s'était exilé de sa patrie et n'avait point hésité à chercher la mort. [4,29] CHAPITRE XXIX. A peine les obsèques de l'illustre chevalier étaient-elles terminées, et le matin même du sabbat, qui commençait le troisième jour depuis la prise de la ville, on vit arriver en grande pompe toutes les nations barbares, toutes les légions des Gentils, que Corbahan avait rassemblées dans les royaumes et les terres de l'Orient, elles dressèrent leurs tentes dans la plaine, et Corbahan entreprit d'assiéger la vaste cité d'Antioche. Trois jours après qu'il eut commencé à bloquer les fidèles du Christ, quoiqu'en s'établissant assez loin des murailles, il changea de projet, et fit lever son camp pour se rapprocher davantage de la ville. Il alla se placer avec toutes ses forces au milieu des montagnes, sur des roches élevées tout autour de la citadelle principale, et près du point par où la ville avait été livrée aux Chrétiens, afin de soutenir le courage de Samsadon et de Buldagis, et de tous les autres Turcs enfermés dans la forteresse, et aussi pour avoir sous les yeux la position par laquelle les Chrétiens étaient entrés dans la place. Un autre corps de l'armée de Corbahan alla aussi sur le revers de la même montagne, dresser de vive force ses tentes à la droite de la redoute au-dessous de laquelle le duc Godefroi défendait la tour et la porte dont Boémond avait occupé les avenues avant que la ville eût été prise : les Turcs s'établirent dans cette position afin que les Chrétiens n'eussent aucun moyen de sortir de la place de quelque côté que ce fût. [4,30] CHAPITRE XXX. Cependant le duc Godefroi, voyant les ennemis se rassembler en force contre lui, et redoubler d'audace, sortit aussitôt par la porte de la ville, et marcha contre eux à la tête d'une troupe nombreuse, afin d'attaquer et de détruire les tentes que les Turcs avaient dressées en dehors des murailles, et de les expulser de cette position. Les Turcs, de leur côté, marchèrent à la rencontre du duc, pour défendre leurs tentes. On combattit longtemps des deux côtés avec le plus grand acharnement, mais enfin le duc et les siens, fatigués et épuisés, prirent la fuite et eurent grand-peine à regagner la porte par laquelle ils étaient sortis. D'autres, au nombre de deux cents environ, qui ne purent passer par cette porte à cause de ses étroites dimensions, furent tués, blessés ou faits prisonniers. Le duc ayant été ainsi repoussé et ayant perdu beaucoup de ses hommes devant la porte, les Turcs, fiers de l'avantage qu'ils venaient de remporter, sortaient par la porte de la citadelle, s'avançaient à travers des sentiers qui leur étaient connus, et dans les sinuosités de la vallée, jusque vers les remparts, s'élançaient à l'improviste, et en poussant des cris, sur les Chrétiens errants çà et là, les perçaient à coups de flèches, et remontaient aussitôt après vers leur forteresse et dans les montagnes. Le matin, à midi, le soir, on les voyait sortir de cette manière du milieu des montagnes ou de la vallée, et attaquer les Chrétiens inopinément. Boémond et Raimond, enflammés de colère, firent aussitôt creuser un immense fossé entre les montagnes et la ville, et élever une forte construction en forme de muraille, pour mettre leurs hommes à l’abri des attaques imprévues, afin que les ennemis ne pussent plus faire d'irruptions en sortant de la montagne, assaillir les chevaliers pèlerins tandis qu'ils erraient imprudemment dans les divers quartiers de la ville, et les faire périr à coups de flèches. Mais les Turcs qui occupaient toujours la citadelle située sur le haut de la montagne, descendaient souvent pour attaquer la nouvelle redoute, lui livraient de fréquents assauts et faisaient beaucoup de mal à ceux qui la défendaient, en faisant pleuvoir sur eux des grêles de flèches, et les attaquant avec diverses armes. De leur côté les chevaliers chrétiens Walbrich, Ives, Rodolphe de Fontenay, Evrard du Puiset, Raimbaud Creton et Pierre, fils de Gisie, établis gardiens et commandants dans la nouvelle redoute, résistaient, ainsi que leurs compagnons d'armes aux attaques des Turcs, en leur opposant la lance et d'autres armes ; ils leur coupaient le chemin de la vallée, et leur faisaient essuyer de temps en temps des pertes considérables [4,31] CHAPITRE XXXI. Tandis que les Turcs livraient ainsi de fréquents assauts devant la nouvelle redoute, et étaient vigoureusement contenus par les Français, les chevaliers de Corbahan formèrent un bataillon d'hommes de pied, sortirent par la porte supérieure de la citadelle et, quittant les montagnes et les lieux inaccessibles, ils allèrent attaquer avec vigueur le prince Boémond, après avoir appris qu'il venait d'entrer dans la nouvelle redoute ; un rude combat s'engagea, et beaucoup d'hommes succombèrent dans cette mêlée, Boémond et les siens eussent même été vaincus, si les Chrétiens n'étaient accourus en hâte de tous les quartiers de la ville. Le comte Robert de Flandre, le duc Godefroi, quoiqu'il eût été battu dans une précédente rencontre, Robert prince de Normandie, et beaucoup d'autres chevaliers illustres et magnifiques vinrent porter secours à Boémond, et, à l'aide de leurs hommes d'armes, ils repoussèrent les Turcs loin de la ville et de la nouvelle redoute. Chassés avec leur prince Corbahan lui-même, ils demeurèrent pendant deux jours encore dans les montagnes, en dehors de la porte et des murailles, attendant quelque occasion de faire du mal aux Chrétiens. Mais comme ils ne pouvaient trouver dans ces collines tous les pâturages dont ils avaient besoin pour l'entretien de leurs chevaux, ils levèrent leur camp, passèrent le Fer à gué et allèrent établir leurs tentes dans la plaine, à un demi-mille de la ville. Le lendemain Corbahan, d'après l'avis de ses chevaliers, répartit sa nombreuse armée en plusieurs corps, qu'il disposa tout autour de la place pour bloquer toutes les portes, afin que les pèlerins fussent enfermés de tous côtés et ne pussent ni adroite ni à gauche sortir de la ville et y rentrer. [4,32] CHAPITRE XXXII. Quelques jours après que l'armée ennemie eut entrepris d'investir Antioche de tous côtés et par une belle journée, des chevaliers Turcs sortirent à cheval de leur camp, et se dirigeant vers les remparts, armés de leurs arcs de corne, ils allèrent provoquer les chrétiens à coups de flèches, espérant obtenir un succès pareil à celui dont ils s'étaient auparavant glorifiés lors de la mort de Roger, et pouvoir retourner auprès de Corbahan avec un plus grand renom. Ils livrèrent donc un assaut devant les murailles avec plus d'ardeur que jamais et descendirent de cheval afin de pouvoir attaquer plus librement, et sans exposer leurs chevaux, ceux qui occupaient les remparts, et d'avoir plus de facilité à lancer leurs traits contre les pèlerins. Tancrède, chevalier plein d'ardeur, insatiable du sang des Turcs et toujours avide de le répandre, ayant, reconnu cet acte de folie, frémit, et dans son audace belliqueuse revêtit de la cuirasse son corps accoutumé à porter le fer, prenant avec lui des compagnons habiles à manier les chevaux et la lance, et traversant en silence l'espace compris entre les murailles et les remparts extérieurs, que l'on appelle vulgairement les barbacanes, il sortit secrètement par la porte que Boémond avait été chargé d'observer pendant que les Chrétiens assiégeaient la ville, s'élança à l'improviste et en poussant de grands cris sur les Turcs, occupés de leur entreprise, les attaqua vigoureusement, les enfonça et les écrasa. Se voyant exposés au plus grand danger, les Turcs firent tous leurs efforts pour remonter sur leurs chevaux ; mais ils ne purent y parvenir qu'après que six d'entre eux eurent péri sous le glaive, pour venger la tête de Roger tombée sous le fer des ennemis devant les murs de la place. Tancrède, couvert de gloire et rempli de joie, retourna alors dans la ville auprès de ses frères, rapportant les têtes des Turcs en témoignage de sa victoire. [4,33] CHAPITRE XXXIII. Un autre jour, après que Corbahan eut établi son camp, assigné les positions de tous les corps de son armée et fermé ainsi tous les chemins aux assiégés soit pour sortir de la ville, soit pour y rentrer, les Gentils résolurent, d'un commun accord, que deux mille Turcs d'élite iraient attaquer et détruire la redoute que le duc Godefroi et les principaux chefs de l'armée chrétienne avaient construite après la grande victoire que j'ai déjà racontée, c'est-à-dire, lorsque les Turcs avaient été battus et précipités dans les eaux du Fer, sous le pont même qui traverse ce fleuve, redoute dans laquelle Raimond s'établit lorsqu'elle fut terminée, et qu'il garda en personne jusqu'au moment où les Chrétiens s'emparèrent de la ville. Depuis lors elle avait été abandonnée : mais lorsqu'on apprit l'arrivée des Gentils, le comte Robert de Flandre appela à lui cinq cents hommes vaillants à la guerre, et se chargea de défendre cette position, de peur que les Turcs ne cherchassent à s'en emparer promptement, et que leur présence sur ce point n'empêchât les pèlerins de traverser le pont et de passer de l'autre côté du fleuve. Les deux mille Turcs s'avancèrent donc courageusement et bien armés vers cette redoute, et l'attaquèrent de tous côtés à coups de flèches. Ayant mis pied à terre, faisant résonner les trompettes et poussant leurs vociférations accoutumées, ils résolurent de franchir le fossé, et, depuis le matin jusqu'à la chute du jour, ils ne cessèrent de presser vivement ceux qui défendaient la redoute. Mais Robert et ses compagnons d'armes, voyant les maux qui les menaçaient, et, sachant bien qu'ils périraient de la manière la plus cruelle s'ils étaient vaincus et livrés à discrétion à leurs ennemis, résistèrent vigoureusement pour défendre leur vie, attaquèrent les Turcs avec leurs lances et leurs arbalètes et les repoussèrent par la force des armes loin du fossé : on combattit avec ardeur des deux côtés, et l’on assure qu'il y eut dans cette journée beaucoup de blessés de part et d'autre. Les Turcs n'ayant pu réussir, et voyant qu'ils s'épuisaient en vains efforts, abandonnèrent cette redoute que les Chrétiens n'avaient défendue qu'avec beaucoup de peine, et retournèrent vers Corbahan, chef de toute l'armée, lui demandant de nouvelles troupes, et déclarant qu'avec ce renfort ils pourraient dès le lendemain détruire la redoute et tous ceux qui y étaient enfermés. Robert et ses compagnons d'armes, voyant les Turcs se retirer, jugèrent bien qu'ils étaient allés chercher de nouvelles forces. C'est pourquoi, après avoir tenu conseil, ils sortirent, à la faveur d'une nuit obscure, de cette redoute, qu'il leur parut impossible de défendre contre des forces trop supérieures ; ils la détruisirent entièrement par le feu, comblèrent le fossé et allèrent ensuite se réunir à leurs frères dans la ville d'Antioche. [4,34] CHAPITRE XXXIV. Le lendemain, dès le lever du soleil, deux mille Gentils s'adjoignirent, d'après les ordres de Corbahan, aux deux mille dont j'ai déjà parlé, et tous ensemble, marchant au son dès trompettes et des cors, se dirigèrent vers la redoute, dans l'espoir de la renverser dès le premier assaut et de détruire promptement ceux qui y étaient enfermés, et que les fatigues de la veille devaient avoir épuisés. Mais ils trouvèrent le fossé détruit et la redoute entièrement, consumée par le feu, et, frustrés dans leurs espérances, ils rentrèrent alors dans leurs tentes. La ville ainsi investie de tous côtés, et l'armée des Gentils se renforçant de jour en jour et fermant toutes les issues, les Chrétiens commencèrent à éprouver une si grande disette que, n'ayant plus de pain, non seulement ils ne craignirent point de manger les chameaux, les ânes, les chevaux et les mulets, mais qu'ils en vinrent même à manger du cuir : ils en trouvaient dans les maisons qui s'était durci ou même gâté depuis plusieurs années ; ils le faisaient tremper et ramollir dans de l'eau chaude ; puis ils s'en nourrissaient aussi bien que de celui qu'ils enlevaient sur les bêtes à cornes mortes récemment, en y joignant un assaisonnement de poivre, de cumin, ou de diverses autres épices, tant était pressante la faim qui les dévorait. Je sais des détails qui feraient frémir d'horreur sur les maux et les tourments inouïs qu'endura le peuple de Dieu pendant cette affreuse disette. Un œuf de poule, lorsqu'on pouvait le trouver, était payé six deniers de monnaie de Lucques, dix fèves coûtaient un denier ; une tête d'âne, de cheval, de bœuf ou de chameau valait un byzantin ; un pied ou une oreille de l'un ou l'autre de ces animaux, six deniers, et les entrailles ne se vendaient pas moins de cinq sous. Les gens du peuple, dénués de ressources, étaient réduits par la faim à dévorer leurs souliers de cuir, un grand nombre faisaient bouillir au feu des racines d'orties ou de toute autre herbe des bois, et s'en nourrissaient misérablement, puis ils tombaient malades et mouraient en grand nombre tous les jours. Des témoins oculaires assurent que le duc Godefroi donna quinze marcs d'argent pour la viande d'un vil chameau, et il est certain que Baudry, son porte-mets, paya trois marcs d'argent pour une chèvre qu'il acheta. [4,35] CHAPITRE XXXV. Quelques jours après que Corbahan eut entièrement investi la ville d'Antioche, fermant aux Chrétiens toutes les avenues soit pour sortir, soit pour rentrer, ne cessant de harceler le peuple de Dieu par des assauts réitérés, et empêchant de faire pénétrer des vivres dans la place de quelque côté que ce fût, les Chrétiens, abattus et fatigués par leurs malheurs, par une longue abstinence et par les travaux de la guerre, commencèrent à veiller avec moins de soin à la défense de la ville et des remparts. Une tour, entre autres, demeura sans gardiens ; elle était située dans les montagnes, et vers l'emplacement où les Chrétiens avaient construit une redoute avec une terre visqueuse qui leur servait de mortier, afin de pouvoir contenir les ennemis lorsqu'ils sortaient par la porte assiégée, et poursuivaient les pèlerins dispersés dans la montagne : c'était aussi sur ce point que l'on avait fait prisonnier ce jeune noble turc, pour la rançon duquel les Chrétiens avaient demandé à ses parents et amis qu'on leur livrât cette même tour, et qui subit une sentence de mort lorsqu'on eut refusé d'accéder à ces propositions. Quelques chevaliers turcs, remplis d'audace, ayant appris que cette même tour était abandonnée et sans défenseurs, dressèrent des échelles et des machines contre la muraille, dans l'espoir de profiter de l'obscurité de la nuit pour y introduire quelques hommes, et de parvenir ainsi à reprendre la ville. Un homme, qui parcourait la ville pour des affaires particulières, leva les yeux par hasard, et vit les Turcs se promenant imprudemment sur le sommet de la tour même : il se mit aussitôt à pousser de grands cris, avertit les hommes qui demeuraient dans la tour voisine, leur annonçant que les Turcs avaient pénétré dans la ville, et il répandit ainsi l'alarme parmi le peuple chrétien. Henri de Hache, chevalier très renommé dans son pays, fils de Frédelon, et l'un des parents collatéraux du duc Godefroi, ayant entendu ce bruit et ces clameurs, saisit promptement son bouclier et son épée, et se rendit en toute hâte vers la tour, entraînant à sa suite deux jeunes et braves chevaliers Francon et Siegmar, ses parents selon la chair, tous deux habitants de la ville de Méchel, située sur le fleuve de la Meuse, voulant d'abord chasser les ennemis de cette tour, et pensant, dans le premier moment, que quelques-uns de leurs frères, séduits à force d'or ou d'argent, avaient trahi les Chrétiens. Les Turcs, se voyant découverts, et ne trouvant aucun moyen de s'échapper, s'avancèrent sur la porte de la tour dans l'intention de se défendre, et résistèrent en effet en frappant des coups terribles avec leurs glaives. Francon, qui les attaquait vaillamment, reçut à la tête une large blessure presque mortelle, Siegmar voulant porter secours à son parent, fut percé d'un coup d'épée qui s'enfonça dans son corps jusqu'à la garde, et les Turcs continuèrent à faire des efforts étonnants, et vraiment inconcevables, pour repousser les fidèles du Christ : mais enfin, comme ceux-ci recevaient du secours de moment en moment, les Turcs, fatigués et épuisés par une longue résistance, cessèrent enfin de se défendre : quatre d'entre eux périrent par le glaive, les autres furent précipités du haut de la tour, et moururent, la tête, les jambes et les bras fracassés. [4,36] CHAPITRE XXXVI. Cependant la famine continuait à désoler les pèlerins, ainsi que je l'ai déjà dit, et bien plus encore que je ne l'ai dit. La place étant investie de toutes parts, ils ne pouvaient trouver aucun moyen d'en sortir pour aller acheter des vivres et les rapporter dans la ville. Quelques hommes du petit peuple, cependant, bravaient tous les périls, et, remplis de crainte et d'angoisse, ils sortaient en secret, dans le silence de la nuit, et se rendaient au port de Siméon, qui fut jadis ermite au milieu de ces montagnes, ils achetaient des vivres, à prix d'argent, des matelots et des marchands qu'ils rencontraient, et d'ordinaire ils rentraient dans la ville avant le jour, à travers les buissons et les taillis : ceux qui rapportaient du grain pour la huitième partie de la mesure de Laodicée, le revendaient trois marcs ; ils vendaient un fromage de Flandre cinq sous ; ils échangeaient une petite portion de vin ou d'huile, ou la moindre denrée quelconque propre à prolonger un peu la vie, contre des sommes énormes et inconcevables d'or et d'argent. Quelques-uns de ces hommes s'attardèrent un jour plus que d'ordinaire ; les nuits étaient fort courtes ; ils furent surpris par le prompt retour du jour, et massacrés et dépouillés, dit-on, par les Turcs : quelques-uns cependant se cachèrent dans les broussailles, et ne parvinrent qu'avec beaucoup de peine à rentrer dans la ville. A la suite de cet événement, les Turcs se réunirent au nombre de deux mille hommes, se rendirent vers le port de Siméon, attaquèrent à l'improviste tous les matelots qu'ils y trouvèrent, les dispersèrent à coups de flèches, mirent le feu aux bâtiments, et rapportèrent dans leur camp les vivres et les provisions qu'ils leur enlevèrent de vive force. Par ce moyen, ils repoussèrent loin du port tous ceux qui venaient y vendre et y acheter, afin que les Chrétiens fussent encore privés de cette faible ressource. Lorsque cette funeste nouvelle fut connue des pèlerins, déjà accablés par tous les maux de la disette, ils en vinrent bientôt à ne pouvoir plus supporter toutes les persécutions des Turcs, et un grand nombre d'entre eux se mirent à chercher toutes sortes de moyens pour échapper aux périls qui les menaçaient par la prolongation du siège. Beaucoup en effet parvinrent, à force de persévérance, à trouver des occasions favorables, et quittèrent l'armée pendant la nuit. [4,37] CHAPITRE XXXVII. Tandis que ces souffrances renouvelées tous les jours répandaient de plus en plus parmi les pèlerins la crainte de la mort et l'ardent désir de s'y soustraire, quelques hommes des principaux de l'armée, Guillaume Charpentier et un autre Guillaume, jadis familier et domestique de l'empereur de Constantinople, et qui avait épousé la sœur de Boémond, prince de Sicile, furent frappés eux-mêmes de si grandes terreurs, qu'ils se concertèrent ensemble pour s'échapper secrètement au milieu de la nuit, et s'étant réunis du côté de la montagne, ils descendirent le long des murailles avec des cordes. Puis ils s'avancèrent à travers les déserts des montagnes, et marchèrent sans relâche pour échapper aux embuscades des Turcs, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à Alexandrette. Ils y trouvèrent Etienne de Blois, qui y demeurait depuis qu'il avait quitté le siège d'Antioche, pour cause de maladie, et qui attendait de jour en jour la fin des événements et la destruction de ses compagnons d'armes. Lorsqu'ils eurent rapporté à Etienne que leurs frères étaient incessamment exposés à de plus grands périls, que la famine exerçait ses ravages parmi eux, que les Turcs devenaient de plus en plus insolents et les attaquaient sans relâche, que les hommes et les chevaux périssaient en grand nombre, Etienne, craignant pour sa vie, ne se croyant plus en sûreté dans le lieu de sa retraite et n'osant se fier à la voie de terre, fit toutes ses dispositions pour s'embarquer et retourner chez lui avec les chevaliers qui étaient venus le rejoindre. Lorsque le bruit se répandit dans Antioche que ces hommes illustres avaient quitté la ville, entraînés par leurs terreurs, beaucoup d'autres méditèrent également sur les moyens de s'enfuir : les cœurs les plus fermes furent ébranlés et ne montrèrent plus le même zèle pour la défense commune : désespérés, et ne songeant qu'à se sauver, ils ne gardèrent plus qu'avec mollesse la nouvelle redoute qu'ils avaient élevée au milieu de la ville, pour faire face à la citadelle, située sur le sommet de la montagne. [4,38] CHAPITRE XXXVIII. Un frère fidèle, né Lombard, clerc de profession et admis dans les ordres, se trouvant auprès de cette nouvelle redoute, adressa des paroles de consolation aux malheureux chevaliers du Christ, rassemblés dans le même lieu, aux clercs, aux laïques, aux nobles et aux roturiers, et son langage ranima le courage de tous ces hommes, livrés à l'abattement et à la crainte. Il leur dit : Vous, tous, mes frères, qui êtes travaillés par les maladies et la famine, enveloppés par ces essaims de Turcs et de Gentils, et qui désirez affronter la mort de ce monde, croyez que ce ne sera point en vain que vous aurez supporté tant de maux, mais plutôt songez à la récompense que le Seigneur Jésus-Christ accordera à tous ceux qui mourront dans ce voyage pour l'amour de lui. Au commencement de notre entreprise, un prêtre, homme de bon témoignage et d'une excellente conduite, qui habite dans le pays d'Italie, et qui m'est connu depuis mon enfance, allant un jour célébrer la messe selon son usage, se rendait seul à la paroisse confiée à ses soins, et suivait un sentier à travers un petit, champ. Un pèlerin parut devant lui, lui présenta ses hommages avec affabilité, lui demanda ce qu'il avait appris au sujet de notre expédition, et d'abord ce qu'il pensait lui-même, en voyant tant de rois, tant de princes, et enfin la race entière des Chrétiens, animés, des mêmes intentions et des mêmes désirs, s'élancer vers le sépulcre de notre Seigneur Jésus-Christ, et se précipiter vers la sainte cité de Jérusalem. Le prêtre lui répondit : Les opinions des hommes varient au sujet de cette expédition. Les uns disent que ces pensées ont été suscitées dans les âmes de tous les pèlerins par Dieu et notre Seigneur Jésus-Christ. D’autres pensent que les principaux parmi les Français et la multitude ne se sont jetés dans cette entreprise que par légèreté d'esprit, que c'est pour cela que les pèlerins ont rencontré autant d'obstacles dans le royaume de Hongrie et dans d'autres royaumes, et qu'en conséquence ils ne pourront jamais accomplir leurs desseins. C'est là ce qui me tient dans l'incertitude, et cependant il y a longtemps que je suis enflammé des mêmes désirs et que je m'occupe exclusivement de ces projets. — Le pèlerin lui dit aussitôt : Ne croyez point que cette entreprise ait été commencée légèrement ou sans motif : Dieu, à qui rien n'est impossible, en a fait les dispositions. Sachez qu'il est hors de doute qu'on verra comptés parmi les martyrs du Christ, inscrits dans la cour du ciel et bienheureusement couronnés, tous ceux, quels qu'ils soient, que la mort aura surpris dans ce voyage, et qui, s'exilant pour le nom du Christ, auront persévéré avec un cœur pur et intègre dans l'amour de Dieu, et se seront maintenus exempts d'avarice, de larcin, d'adultère et de fornication. — Le prêtre, recueillant avec admiration les paroles et les promesses du pèlerin, lui demanda alors qui il était, dans quel pays il était né, et comment il savait avec tant de certitude que ceux qui seraient morts dans cette expédition seraient couronnés de la gloire céleste, avec les bienheureux. A ces questions du prêtre, l'autre découvrant en un instant toute la vérité, répondit : Je suis Ambroise, évêque de Milan, serviteur du Christ. Que ceci soit donc un signe certain pour toi et pour tous les peuples catholiques qui entreront dans cette voie, car je ne trompe sur aucune des choses que tu viens d'entendre de ma bouche. D'aujourd'hui en trois ans révolus, sache que les Chrétiens qui auront survécu conquerront heureusement la cité sainte de Jérusalem, à la suite de leurs longs travaux, et remporteront la victoire sur toutes les nations barbares. — A ces mots il disparut sur-le-champ, et n'a plus été revu depuis lors. Telles furent les choses que l'illustre, prêtre a déclaré en toute vérité avoir vues et entendues de la bouche du saint évêque de Dieu : maintenant deux ans se sont écoulés depuis le temps de cette vision et de ces promesses ; il est certain qu'il ne reste plus qu'une troisième année à parcourir. — Plus tard, en effet, comme l'avait prédit le bienheureux Ambroise évêque de Milan, et la troisième année depuis sa prédiction, les pèlerins chevaliers du Christ et leurs princes conquirent Jérusalem et purifièrent les saints lieux, après avoir mis en fuite et détruit les Sarrasins. [4,39] CHAPITRE XXXIX. Lorsqu'ils eurent connaissance de cette vision et de ces promesses, d'après le rapport sincère dû frère clerc, tous les Chrétiens, qui jusqu'alors avaient hésité dans la crainte de perdre la vie présente, et dans le trouble qu'excitait la fuite de plusieurs princes, enflammés dès ce moment du désir, et de l'espoir d'obtenir la vie céleste, devinrent plus fermes d'esprit, et déclarèrent qu'aucune crainte de la mort ne les entraînerait désormais à se séparer de leurs frères et à quitter la ville, et qu'ils voulaient vivre et mourir avec eux et supporter tout pour l'amour du Christ. Lé duc Godefroi et Robert adressèrent aussi, à l'insu du petit peuple, d'admirables paroles de consolation à la plupart des princes de l'armée, tous saisis d'une si grande frayeur que déjà aussi ils s'étaient concertés pour s'enfuir ; ils leur rendirent le courage d'esprit nécessaire pour résister à tous les périls, en leur parlant en ces termes : Pourquoi désespérez-vous du secours de Dieu au milieu des adversités qui nous accablent, et pourquoi par ce manque de foi entraînez-vous tout ce petit peuple de gens de pied à se retirer de nous ou à prendre la fuite ? Demeurez, supportez vos malheurs avec un courage énergique, pour l'amour du nom du Christ, n'abandonnez pas vos frères dans leurs tribulations, et gardez-vous d'encourir la colère de Dieu, dont la grâce et la miséricorde ne manqueront point à ceux, qui se confieront en lui. Après que, poussant de profonds soupirs et versant des larmes, ils eurent adressé ces paroles aux princes désolés, tous reprirent courage ; ils demeurèrent dès lors fermes avec eux au milieu de la plus grande détresse, et ne firent plus aucun projet de fuite. Guillaume Charpentier, l'autre Guillaume, Etienne et leurs compagnons, remplis de crainte et fugitifs, firent préparer les navires, les rames et les voiles, et se mirent en mer pour se rendre d'abord à Constantinople, laissant leurs frères assiégés dans Antioche, et croyant qu'il leur serait à jamais impossible de se délivrer des mains de Corbahan. [4,40] CHAPITRE XL. Après avoir navigué quelque temps, ils allèrent passer la nuit dans quelques îles du royaume des Grecs, où s'y arrêtèrent pour éviter quelque tempête : ils apprirent que l'empereur des Grecs, prince chrétien, était arrivé dans la ville de Finimine, avec une nombreuse escorte et en grande pompe, marchant au secours des pèlerins, ainsi qu'il s'y était engagé lorsque ceux-ci lui prêtèrent serment, s'unirent d'amitié et conclurent un traité avec lui. L'empereur conduisait à sa suite des Turcopoles, des Pincenaires, des Comans, des Bulgares, excellents archers, des Grecs habiles à combattre avec la hache à deux tranchants, des Français qui s'étaient exilés de leur patrie, armée toute soldée, composée d'hommes de races diverses, venus des déserts, des montagnes et des îles, et rassemblés au nombre de quarante mille dans la vaste étendue de l'Empire grec. Les princes chrétiens fugitifs trouvèrent donc l'empereur entouré de ces nombreuses troupes armées, et traînant à sa suite des chevaux, des vivres en abondance, des tentes, des mulets et des chameaux. Avec eux marchait encore une nouvelle armée de Français, au nombre de quarante mille environ, qui avaient été rassemblés pendant l'hiver précédent ; et ils trouvèrent aussi Tatin au nez coupé, qui, frappé de terreur, avait comme eux abandonné ses alliés et s'était retiré auprès de l'empereur, sous le faux prétexte d'aller vers lui en ambassade solliciter les secours promis, et qui, infidèle à ses engagements, ne retourna plus à Antioche. L'empereur, ayant reconnu les princes qui se présentaient devant lui, s'étonna beaucoup qu'ils se fussent ainsi séparés de leurs frères, leur demanda des nouvelles, des fidèles du Christ leurs compagnons d'armes, s'informa de la santé du duc Godefroi, du comte Raimond et de l'évêque du Puy, et voulut savoir si leurs affaires étaient en bonne ou en mauvaise situation. Les princes lui répondirent que les Chrétiens étaient loin de se trouver dans un état prospère ; que Corbahan, prince du Khorasan, et les peuples gentils les tenaient assiégés, de telle sorte que, malgré la vaste enceinte de la ville, il n'y avait aucun moyen d'y entrer ou d'en sortir, et que les pèlerins ne pourraient jamais échapper à leurs ennemis, si ce n'était peut-être quelques hommes, individuellement et à la dérobée. Ils lui apprirent en outre quelle horrible famine les désolait, et dirent que les Turcs avaient massacré les marchands et détruit leurs vaisseaux, en haine des Chrétiens. Ils affirmèrent qu'aucun d'eux ne pourrait sauver sa vie en présence d'une si grande multitude, qu'eux-mêmes ne s'étaient échappés qu'à force d'adresse, et ils insinuèrent à l'empereur qu'il devrait s'en retourner pour ne pas exposer inutilement son armée contre de si nombreux ennemis. [4,41] CHAPITRE XLI. L'empereur, informé des dangers qui menaçaient les Chrétiens et de l'immense rassemblement des Gentils, tint conseil avec ses principaux chefs, et, frappé de crainte et de stupeur, il donna aussitôt l'ordre de ramener toute son armée. Bien plus, il livra au pillage et aux flammes tout le territoire de la Romanie, que Soliman lui avait injustement enlevé auparavant, et que les efforts des pèlerins avaient depuis lors reconquis, et fit détruire les villes et les places fortes, afin que Soliman, s'il venait à reprendre ce pays, ne pût s'en servir avec avantage. On apprit promptement à Antioche la triste nouvelle que l'empereur était retourné sur ses pas et avait dispersé son armée ; les pèlerins furent pénétrés de la plus vive douleur, et perdirent de nouveau courage : aussi les princes de l'armée de Dieu eurent-ils entre eux de fréquentes conférences, pour chercher quelque moyen de sortir secrètement de la ville, en abandonnant le misérable petit peuple à tous les périls. Le duc Godefroi, Robert, de Flandre et l'évêque du Puy en étant informés, cherchèrent de nouveau à les ranimer, leur adressant la parole en ces termes : Ne vous laissez point troubler, que votre cœur ne se glace pas d'effroi à cause de la retraite de l'empereur. Dieu a le pouvoir de nous délivrer des mains de nos ennemis : bornez-vous à demeurer fermes dans l'amour du Christ, et surtout ne trompez jamais vos frères, en cherchant à fuir secrètement loin d'eux. Il n'est pas douteux que, si vous fuyez parce que vous redoutez les ennemis, Corbahan et toutes ses troupes vous poursuivront dès qu'ils seront instruits de votre départ, et vous ne pourrez leur échapper. Ainsi donc demeurons fermes et mourons pour le nom du Seigneur selon la destination de notre vie. À ces mots tous retrouvèrent leur fermeté, et résolurent de vivre et de mourir avec leurs frères. [4,42] CHAPITRE XLII. Corbahan et toutes les légions des Gentils ayant appris la retraite de l'empereur recommencèrent à livrer de fréquents assauts, et sortant de leur camp par détachements, les Turcs allaient se placer en embuscade, pour attendre ceux qui pourraient sortir de la ville, et les massacrer selon leur usage. Un jour les Chrétiens virent du haut de leurs remparts un détachement de quarante chevaliers turcs sortir ainsi de leurs tentes. Quoiqu'ils fussent fort tristes et accablés sous le poids de leurs maux, quelques fidèles armés allèrent cependant passer le fleuve au gué, et marchèrent à la rencontre des Turcs ; mais ceux-ci ne tardèrent pas à les repousser, les rejetèrent de l'autre côté du fleuve, et les Chrétiens s'y arrêtèrent, voyant bien que leurs chevaux exténués par la faim ne pouvaient lutter à la course. Enfin, après avoir lancé une grêle de flèches, ils repoussèrent les Turcs loin du fleuve, et alors un chevalier plein de vigueur, comptant, encore sur les forces de son cheval, et croyant que ses compagnons le suivraient par derrière, se lança sans ménagement à la poursuite des Turcs. Mais aucun de ses frères n'ayant osé marcher sur ses traces pour lui potier secours, deux féroces chevaliers turcs sortirent du détachement, se retournèrent vers le pèlerin, se lancèrent sur lui, et le poursuivant de toute la rapidité de leurs chevaux agiles, ils parcoururent de nouveau le terrain en friche qu'ils venaient de quitter : le cheval du pèlerin ayant butté au milieu de sa course, roula par terre, et le chevalier roulant aussi et privé de tout secours, se trouva bientôt exposé au plus grand danger, déjà les bourreaux s'avançaient sur lui pour le frapper, quand tout-à-coup leurs chevaux s'arrêtèrent immobiles, et ne répondant plus à l'éperon, comme si on les eût frappés à la tête pour les forcer à reculer, jusqu'à ce que le chevalier pèlerin eût relevé son cheval sur ses jambes, et se fût lui-même remis en selle. Ainsi protégé de Dieu et de notre Seigneur Jésus-Christ, il s'enfuit de nouveau et rejoignit ses compagnons au lieu où ils s'étaient arrêtés. Tous les Chrétiens qui s'étaient rassemblés sur les bords du fleuve et sur les remparts pour voir l'issue de cet événement, versèrent des larmes de joie, en recevant sain et sauf parmi eux celui de leurs frères, dans la délivrance duquel la main de Dieu s'était si évidemment manifestée. [4,43] CHAPITRE XLIII. Au milieu de cette désolante famine, de toutes les terreurs du siège et de la crainte qu'inspiraient perpétuellement les surprises et les assauts sans cesse renouvelés par les Turcs contre le peuple de Dieu, livré à l'humiliation et au désespoir, un clerc du pays de Provence annonça qu'il avait eu une vision dans laquelle lui avait été révélée l'existence de la lance qui avait percé notre Seigneur Jésus-Christ dans le côté. Ce clerc désigna à l'évêque du Puy, le seigneur Adhémar, et au comte Raimond, le lieu où l'on trouverait ce précieux trésor, et indiqua l'église du bienheureux Pierre, prince des Apôtres ; il attesta en outre, autant qu'il lui fut possible, la réalité de sa vision. Les princes crurent à ses paroles, et résolurent d'un commun accord de se rendre au lieu que le clerc avait indiqué. On creusa sur cette place, on trouva la lance telle que le clerc l'avait désignée, et l'ayant trouvée on la transporta dans l'oratoire, en présence de tous les princes chrétiens, en la faisant voir de toutes parts, et l'enveloppant d'une pourpre précieuse. Les Chrétiens se réjouirent beaucoup de cette découverte, ils en conçurent de grandes espérances, la célébrèrent à grands cris, et témoignèrent leur vénération en faisant d'immenses offrandes en or et en argent. [4,44] CHAPITRE XLIV. Quelques jours après, tous les princes et chefs de l'armée chrétienne, hésitant encore et tremblant pour leur vie, au milieu des calamités et des horreurs de la disette, redoutant de recommencer la guerre contre tant de nations, tandis que leurs hommes et leurs chevaux étaient épuisés, et avaient perdu toutes leurs forces, tinrent conseil et résolurent d'envoyer une députation à Corbahan, chef et prince de l'armée assiégeante. D'abord ils ne trouvèrent personne qui osât se charger d'aller parler à ce farouche et superbe ennemi ; enfin Pierre, qui avait été le premier moteur de l'expédition, s'offrit sans hésiter pour y aller, et pour porter à cet homme le message des magnifiques princes. Le duc Godefroi, Boémond et les autres chefs lui donnèrent aussitôt ses instructions, et Pierre, petit de taille, mais grand par ses mérites, partit seul sous la protection de Dieu, et se rendit à la tente de Corbahan, marchant sans crainte parmi les Gentils. A l'aide des interprètes, il lui fit connaître en ces termes le message des Chrétiens : Corbahan, prince très illustre et très glorieux dans ton royaume, je suis le messager de Godefroi, de Boémond et des princes de toute l'armée chrétienne : ne dédaigne point de recevoir la communication que j'apporte de leurs résolutions et de leurs avis. Les chefs de l'armée chrétienne ont résolu, si tu veux croire au Christ le Seigneur, qui est le vrai Dieu et le fils de Dieu, et renoncer aux impuretés des Gentils, de se faire tes chevaliers ; ils remettront entre tes mains la ville d'Antioche, et sont prêts à te servir, comme leur seigneur et leur prince. Corbahan refusa non seulement d'y consentir, mais même de l'entendre. Il voulut que Pierre l'Ermite fût instruit des rites sacrilèges de la secte des Gentils, et déclara qu'il n'y renoncerait jamais. [4,45] CHAPITRE XLV. Pierre, voyant que Corbahan n'entendait qu'avec mépris le nom du Christ, et l'invitation de se rattacher à la foi chrétienne, lui annonça un autre message : Les princes chrétiens, dit-il, ont encore pensé, puisque tu refuses d'avoir pour sujets tant d'hommes, illustres, et de devenir toi-même chrétien, que tu pourrais choisir dans ta nombreuse armée vingt jeunes chevaliers, qu'eux-mêmes en choisiraient autant, et, qu'après avoir donné des otages et prêté serment des deux côtés, toi par ton Dieu, eux aussi par leur Dieu, ces chevaliers pourraient combattre entre les deux armées en combat singulier. Si la victoire ne demeurait point aux Chrétiens, ils retourneraient en paix et sans aucun obstacle dans leur pays, et le restitueraient la ville d'Antioche, mais si les tiens ne pouvaient triompher, toi et toute ton armée vous vous retireriez en paix, renonçant à ce siège, nous abandonnant la ville et le territoire, et par ce moyen vous ne permettriez pas que de telles armées se détruisissent mutuellement par la guerre. Si cependant tu repousses avec mépris cette résolution des Chrétiens, sois assuré que dès demain tous viendront combattre contre toi. Après avoir entendu ces paroles, Corbahan répondit à Pierre dans son orgueil : Pierre, voici la seule résolution que les Chrétiens puissent prendre. Que toute la jeunesse encore imberbe se rende vers moi, pour me servir, moi et mon Seigneur, le roi du Khorasan : nous l'enrichirons de nos bienfaits et de nos présents ; que les jeunes filles viennent également à nous, et reçoivent la permission de vivre. Quant à ceux qui ont de la barbe ou quelques cheveux blancs, ils devront tous perdre la tête, de même que les femmes mariées : autrement je n'aurai aucun égard pour l'âge, je les ferai tous passer au fil de l'épée, ceux cependant que j'aurai voulu réserver, je les emmènerai chargés de chaînes et de fers. En disant ces mots il lui montra une quantité inconcevable de chaînes et de liens de fer de diverses formes. [4,46] CHAPITRE XLVI. Pierre ayant alors obtenu de Corbahan la permission de se retirer, retourna dans la ville d'Antioche pour rapporter les paroles insolentes qu'il avait recueillies de la bouche de Corbahan. Aussitôt tous les princes de l'armée, et tous les chevaliers chrétiens se rassemblent en cercle autour de Pierre, empressés de connaître les réponses de Corbahan, et de savoir si le messager rapporte la guerre, ou l'espoir de conclure un traité de paix quelconque. Ainsi entouré de la foule des fidèles, Pierre leur annonce que Corbahan veut la guerre, qu'il ne lui a parlé qu'avec orgueil et dans la confiance de ses grandes forces, et il commence alors le récit des menaces qui sont sorties de sa bouche. Mais le duc Godefroi ne permet pas que Pierre continue, et le prenant à part, il l'invite à ne redire à personne aucune des choses qu'il a pu entendre dans le camp ennemi, de peur que le peuple frappé de terreur ne cherche dans son anxiété tous les moyens d'éviter les combats. Déjà trois semaines et autant de jours s'étaient écoulés depuis que le peuple chrétien, assiégé dans Antioche, avait commencé à souffrir du défaut de vivres et de la privation de pain. Ne pouvant supporter plus longtemps une si grande calamité, tous grands et petits déclarèrent, après s'être consultés, qu'il valait mieux mourir dans les combats que succomber à la cruelle famine, et voir de jour en jour dépérir le malheureux peuple chrétien. [4,47] CHAPITRE XLVII. On répondit à ces cris répétés de toutes parts, en annonçant une bataille pour le lendemain ; il fut ordonné à tous les Chrétiens d'avoir à passer la nuit en prières, à se purifier de leurs fautes par la confession, à se fortifier par le sacrement du corps et du sang du Seigneur, et à se revêtir de leurs armes dès le point du jour. En effet, le lendemain matin, le 28 juin tous les chevaliers chrétiens se rassemblèrent, munis de leurs armes, revêtus de leurs casques et de leurs cuirasses, et formèrent leurs corps dans l'intérieur même de la ville. Hugues-le-Grand, frère du roi de France, fut chargé de conduire le premier corps, et de porter la bannière de la cavalerie et de l'infanterie. Robert, comte de Flandre, et Robert, prince de Normandie, prirent le commandement de deux autres corps ; et, ainsi réunis, ils occupèrent ensemble une des ailes de l'armée. L'évêque du Puy conduisit vers les montagnes le corps qu'il dirigeait, et confia à un clerc le soin de porter au milieu de sa troupe la lance qu'on avait trouvée. Pierre de Stenay, Renaud de Toul, et son frère Garnier de Gray, Henri de Hache, Renaud d'Ammersbach et Gautier de Drommédard, se disposèrent à guider leur corps vers le chemin qui conduit à travers les montagnes au port de Siméon, jadis ermite. Le comte Raimbaud d'Orange, Louis de Monzons, et Lambert, fils de Conon de Montaigu, reçurent ordre de prendre le commandement d'un autre corps. Le duc Godefroi forma un corps de deux mille hommes, cavalerie et infanterie, avec ses Teutons, Allemands, Bavarois, Saxons et Lorrains, hommes dont les bras et le glaive se montraient toujours terribles en face des ennemis. Tancrède eut à lui seul la direction d'un corps composé de chevaliers et d'hommes de pied. Hugues de Saint-Pol, et son fils Engelram, Thomas de Feii, Baudouin du Bourg, Robert, fils de Gérard, Raimond de Pelet, Renaud de Beauvais, Galon de Calmon, Evrard du Puiset, Dreux de Nesle, Rodolphe, fils de Godefroi, Conon et un autre Rodolphe, tous deux Bretons, furent désignés pour commander deux autres corps. Gaston de Béarn, Gérard de Roussillon, Guillaume de Montpellier se réunirent pour conduire un seul corps. Enfin, Boémond de Sicile reçut le commandement du dernier corps, le plus considérable tant en chevaliers qu'en gens de pied, et fut chargé de soutenir tous les autres corps, et de porter secours à ceux qui pourraient en avoir besoin. [4,48] CHAPITRE XLVIII. Après avoir fait toutes ces dispositions, les Chrétiens chargèrent le comte Raimond, qui était un peu malade, de veiller à la garde de la ville, contre les Turcs qui occupaient la citadelle supérieure sous les ordres de Samsadon, fils de Darsian, et ils lui laissèrent un corps considérable. Tous les princes marchant chacun à la tête de leurs troupes, dans l'ordre convenu, firent alors ouvrir la porte qui débouche sur le pont de pierre, et résolurent de s'avancer vers les légions des Barbares, déployant leurs nombreuses bannières de toutes couleurs et revêtus de leurs cuirasses et de leurs casques. De leur côté Corbahan et Soliman formèrent aussi un grand nombre de corps sur leur droite et sur leur gauche, sur le front de la ligne et sur les derrières, et leurs guerriers prêts à combattre portaient en main leurs arcs d'os et de corne. Sortant de leur camp, et marchant d'un pied agile, ils se portèrent à la rencontre des Chrétiens, afin d'engager les premiers le combat à coups de flèches, et ils s'avancèrent en poussant des cris affreux et faisant retentir les airs du son des trompettes, des cors et des clairons. Ils s'étaient mis ainsi en mesure, non seulement à cause du message de Pierre, qui leur avait annoncé le combat pour le lendemain, mais encore parce qu'ils redoutaient de jour en jour que les Chrétiens ne voulussent tenter de les attaquer à l’improviste. Aussi envoyaient-ils fréquemment des exprès vers la citadelle où commandait Samsadon, lui faisant demander de les avertir dès qu'il reconnaîtrait que les Chrétiens prendraient les armes et se prépareraient au combat, car du haut de la citadelle, placée sur le sommet de la montagne, on voyait tout ce qui se passait dans la ville, et les Turcs voulaient pouvoir se préparer et former leurs corps, afin que les Français ne pussent les prendre au dépourvu. Samsadon refusa de leur envoyer des exprès, mais il promit de faire attacher à l'extrémité d'une lance et dresser au sommet de la citadelle un large drapeau noir (horrible couleur !) et de faire résonner dans les airs d'effroyables trompettes, afin d'annoncer aux Gentils les préparatifs des Chrétiens. En effet, il fit dresser le drapeau noir, comme signal du combat, au milieu des montagnes et sur le pont le plus élevé de la forteresse, dès le point du jour et à l'heure même où les Chrétiens commencèrent à faire leurs préparatifs et à former leurs corps ; afin qu'en voyant ce signal, les Gentils pussent aussi se disposer à la résistance, préparer leurs armes et distribuer leurs corps de troupes. Avertis par ce drapeau et par les sons horribles des trompettes retentissantes, les Turcs se formèrent aussitôt en bataille, serrèrent leurs rangs, et, marchant à la rencontre des Chrétiens, deux mille d'entre eux environ descendirent de cheval, pour fermer le passage du pont de pierre. [4,49] CHAPITRE XLIX. Les princes chrétiens s'étant rassemblés en bon ordre auprès de la même porte, et prévoyant bien que les Turcs armés de leurs arcs et de leurs flèches, chercheraient à s'opposer à leur sortie, firent avancer d'abord tous leurs archers, marchant à pied, et les envoyèrent en avant et au-delà du pont du Fer. Protégés de Dieu, ils occupèrent le pont les premiers, s'élancèrent sur les Turcs redoutables par leurs flèches, et, couvrant leur poitrine avec leurs boucliers, ils repoussèrent les Turcs jusqu'au point où ils furent eux-mêmes en position d'atteindre avec leurs flèches la cavalerie de leurs ennemis. Les Turcs, qui avaient mis pied à terre pour aller s'emparer du pont, se voyant hors d'état de résister et de chasser les Chrétiens de leur position, et reconnaissant que leurs chevaux seraient accablés d'une grêle de flèches, prirent aussitôt la fuite, allèrent promptement remonter à cheval, et laissèrent, à leur grand regret, le champ libre aux Chrétiens. Alors Anselme de Ribourgemont, qui se trouvait placé dans le premier corps avec Hugues-le-Grand, tout joyeux de ce premier succès des fidèles, se jeta au milieu des Turcs en brandissant sa lance, et, renversant les uns, transperçant les autres, il fît parmi eux un affreux carnage. Hugues-le-Grand, voyant qu'Anselme avait repoussé les ennemis sans redouter la mort, vole aussitôt sur ses traces et frappe de tous côtés avec une pareille ardeur. Robert de Flandre, Robert comte de Normandie, Baudouin prince de Hainaut, et Eustache, luttaient en même temps au milieu des bataillons ennemis, déployant autant de courage et de vigueur, et massacrant un grand nombre de combattants. Soliman, chef des Turcs et chevalier redoutable, et Rosséléon, son compagnon d'armes, l'un des quatre principaux émirs qui commandaient à Antioche sous le roi Darsian, s'étant séparés du reste de leur armée avec leurs corps forts d'environ quinze mille hommes, se portèrent en toute hâte vers la montagne où passe le chemin qui conduit au port de Siméon, afin de pouvoir, si les Chrétiens vaincus voulaient tenter de fuir vers la mer, s'opposer à leur marche et les écraser par une attaque imprévue. Ardents à exécuter ce projet et pressant leur marche, ces deux chefs rencontrèrent par hasard le corps où étaient le comte Renaud, Pierre de Stenay, Gautier de Drommedard, Henri de Hache, Renaud d'Ammersbach, chevalier illustre, et Garnier de Gray. Aussitôt, et pour leur susciter un obstacle, les Turcs renversèrent des marmites remplies de feu sur le terrain que les Chrétiens avaient à traverser pour aller se réunir à leurs frères : le feu se communiquant à l'instant aux herbes et aux feuilles sèches des buissons, s'étendit et s'éleva rapidement, et la fumée enlevée par les vents se forma en nuage épais, qui, poussé vers les fidèles, les enveloppa seuls et les empêcha de rien voir devant eux. [4,50] CHAPITRE L. Les Turcs satisfaits de leur artifice, et se portant sur les derrières des Chrétiens, que le nuage dont ils étaient entourés tenait éloignés de leurs frères, les massacraient ou les perçaient à coups de flèches : ceux des Chrétiens qui étaient à cheval purent seuls échapper par une fuite rapide, non cependant sans être atteints par des flèches ; trois cents hommes de pied furent tués et d'autres retenus prisonniers. Karajeth, Turc de la ville de Cazan, voyant que Soliman avait réussi à détruire le corps de Renaud, de Pierre, de Garnier et des autres, pressa sa marche avec plus d'assurance, et, faisant un détour, descendit de la montagne, avec le prince de Damas, vers la ville et le fleuve du Fer. Brodoan, de la ville d'Alep, s'approcha en même temps pour aider à cerner le corps de Boémond, qui était le dernier et le plus fort, et tout composé d'hommes de pied et de Français : les Turcs l'attaquèrent en grand nombre et à coups de flèches, pour essayer de le rompre et de le disperser. Ecrasés par la supériorité du nombre et entourés d'hommes habiles et remplis d'adresse, les soldats de Boémond se pressaient misérablement les uns contre les autres, comme les moutons au moment de périr sous la dent des loups, et ne pouvaient plus résister : bientôt il sembla qu'il ne leur restait plus qu'à mourir, enveloppés comme ils étaient de tous côtés par des essaims d'infidèles. Le duc Godefroi combattait en même temps et avec vigueur contre Buldagis, Amase, Boésa et Balduk, et triomphait d'eux au nom de Jésus, fils du Dieu vivant : un messager, lui adressant alors la parole d'un côté de la route à l'autre, l'implore d'une voix lamentable, et le supplie de se retourner et de voir dans quelle cruelle position se trouvent placés Boémond et son corps d'armée, lui annonçant qu'ils ne peuvent manquer d'être bientôt détruits par les Turcs, s'il ne vole promptement à leur secours. [4,51] CHAPITRE LI. En apprenant, par le rapport de l'agile messager, que Boémond et ses troupes sont presque entièrement cernés par les Turcs, le duc Godefroi lève aussitôt la tête, et voit en effet que tout ce corps d'armée succombe sous le poids de ses ennemis, et ne peut plus résister à leurs efforts. Il vole aussitôt avec les Allemands, les Bavarois, les Saxons, les Lorrains, les Teutons et les Romains, qui formaient son corps, portant des bannières de diverses couleurs, afin de repousser les Gentils et de secourir ses frères dans leur détresse. Hugues-le-Grand, qui était sorti avec le premier corps par le pont établi sur le Fer, et qui, ayant mis les Turcs en fuite, occupait la plaine en vainqueur avec ses archers, voyant le corps du duc Godefroi revenir, bannières déployées, par le chemin qui conduit au bord du fleuve, se jette aussitôt dans le même chemin avec ses troupes, pour se réunir au duc et lui prêter de nouvelles forces, sachant que le combat est plus animé du côté vers lequel il se porte. Les deux princes retenaient la marche de leurs chevaliers, de manière que les gens de pied pussent suivre de près. Les Turcs ayant reconnu avec certitude que ces deux corps se dirigeaient vers eux pour porter secours à Boémond, ralentirent peu à peu leur attaque, et, bientôt tournant le dos, ils prirent la fuite vers leurs tentes : le duc et les jeunes chevaliers chrétiens les poursuivirent avec vigueur, et leur firent beaucoup de mal. [4,52] CHAPITRE LII. Les Turcs, après avoir traversé un faible torrent qui descend du haut des montagnes, tandis que les chevaliers chrétiens s'arrêtaient un instant dans la vallée, parvinrent sur le sommet d'une colline, et, abandonnant leurs chevaux pour mieux se défendre, ils se mirent à lancer des flèches sur les Français qui les poursuivaient cherchant ainsi à les repousser. Les pèlerins Teutons, hommes au cœur intrépide, implorant à grands cris la miséricorde du Christ, attaquèrent aussitôt les Turcs sans la moindre hésitation, les mirent en fuite, et les chassèrent en avant ; de telle sorte qu'aucun d'eux n'osa plus s'arrêter ni entreprendre de leur résister. Cependant Boémond, prince illustre, suivi d'Adam, fils de Michel, voyant Godefroi et les siens soutenir avec vigueur le peuple du Christ, et, semblables à la foudre, porter la mort dans les rangs ennemis, s'avança lui-même sans retard avec le corps qu'il commandait, et s'élança impétueusement au, milieu des Turcs, en poussant le cri de guerre. On en fit un cruel carnage, et la plaine tut couverte de leurs cadavres, comme s'ils eussent été frappés de tous côtés par une grêle mortelle. Ainsi, avec le secours de Dieu, la bataille fut funeste aux Gentils, et bientôt ils supportèrent seuls tout le désastre de la guerre. Le fier Corbahan, qui avait retenu auprès de lui le corps le plus considérable et pris position à la gauche des Chrétiens, se trouvait dans l'impossibilité de porter secours au reste de son armée, dispersée et mise en fuite. L'évêque du Puy ne cessait de lui faire tête avec tout le corps des Provençaux, et lui opposait sans relâche la lance du Seigneur. Ne manquons pas de remarquer ici que, grâce à la protection de Dieu et de notre Seigneur Jésus-Christ, frappé de terreur par le ciel même, Corbahan perdit tout son courage, et tous les siens tremblèrent dans le fond de leur cœur. Il demeura comme immobile devant la barrière que lui opposait l'arme céleste, et sembla, de même que les nombreux satellites qui l'entouraient, avoir oublié l'heure des combats. [4,53] CHAPITRE LIII. Tandis que, par la volonté de Dieu, Corbahan était ainsi frappé de stupeur et d'une sorte d'éblouissement, un messager, porteur de sinistres nouvelles, vint lui dire : Illustre prince Corbahan, pourquoi demeures-tu plus longtemps en face de ce corps de Chrétiens ? Ne vois-tu pas que l'armée que tu as amenée est vaincue, mise en fuite et dispersée ? Voici, les Français se sont jetés dans ton camp et dans le camp de tes chefs, ils enlèvent tes dépouilles, ils rassemblent tout ce qu'ils trouvent, et sans doute ils ne tarderont pas à arriver jusques à toi. Ebranlé par ces tristes et dures paroles, Corbahan, levant les yeux, vit toutes ses troupes en fuite, et, tournant aussitôt le dos avec tous ceux de sa suite, il reprit rapidement la route par laquelle il était venu, dirigeant sa marche vers l'Euphrate et le royaume du Khorasan. Le saint évêque le poursuivit alors avec tout son corps d'armée, mais sans avancer beaucoup, faute de chevaux, et parce que les hommes de pied étaient fatigués ; car, d'après les rapports véridiques de tous ceux qui se trouvaient alors à l'armée, les Français avaient perdu, par divers fléaux, tous les chevaux qu'ils avaient amenés de France ; et, le jour où ils eurent à soutenir cette bataille contre tant de peuples Gentils, il est certain qu'ils en avaient tout au plus deux cents qui fussent propres au combat. [4,54] CHAPITRE LIV. Un nombre considérable, et que nous ignorons, de chevaliers illustres et très nobles, ayant perdu leurs chevaux à la suite de la disette, prenaient rang parmi les gens de pied, et marchaient avec eux au combat, quoiqu'ils fussent accoutumés dès leur enfance à être toujours à cheval et à aller ainsi à la guerre. Quiconque, parmi ces hommes illustres, pouvait trouver à acheter un mulet ou un âne, une vile bête de somme ou un palefroi, s'en servait en guise de cheval, et beaucoup de princes, très vaillants, fort riches dans leur patrie, allèrent au combat montés sur des ânes. Ne nous en étonnons point : privés depuis longtemps de leurs propres revenus, mendiant comme des indigents, après avoir vendu leurs armes pour soulager leur détresse, ils se servaient à la guerre des armes des Turcs, auxquelles ils n'étaient point habitués, et qui leur étaient fort incommodes. Parmi eux, par exemple, Hermann, riche et très noble, l'un des hommes les plus puissants de la terre d'Allemagne, monté sur un âne, combattit, dit-on, pendant toute cette journée avec le bouclier et le glaive d'un Turc, il avait auparavant épuisé toutes ses ressources et vendu sa cuirasse, son casque et ses armes : il avait mendié longtemps et en était venu à un tel point de détresse qu'il ne pouvait plus même trouver de quoi vivre en demandant l'aumône. Henri de Hache, noble chevalier et digne d'éloges à la guerre, avait été réduit au même état de pauvreté. L'illustre duc Godefroi, ayant pris pitié de leur misère, faisait donner à Hermann, à ses propres frais, un pain et une portion de viande ou de poisson ; et comme Henri avait été son chevalier et son homme, et l'avait servi pendant plusieurs années, au milieu de tous les périls de la guerre, il le reçut comme convive et l'admit à sa table. [4,55] CHAPITRE LV. Ceux-là seulement qui n'ont jamais rien vu de semblable, et n'ont pas été témoins de tous les maux qu'eurent à endurer tant d'hommes grands et illustres dans leur long exil, s'étonnent qu'ils aient pu être réduits à ce degré de misère et de pauvreté : mais cet étonnement n'est point partagé par ceux qui ont déclaré avoir vu le duc Godefroi lui-même et Robert, prince de Flandre, arrivés aussi à leurs dernières ressources, et n'ayant plus de chevaux. Le duc Godefroi lui-même avait perdu tous les siens, et celui qu'il montait le jour de la grande bataille, il le tenait du comte Raimond, et ne lui en arracha le don qu'à force d'instantes prières : les longs désastres de la famine, et son extrême facilité à faire des aumônes, et à distribuer tout ce qu'il possédait aux chevaliers qui mendiaient, dénués de toute ressource, l'avaient enfin réduit à n'avoir plus d'argent. Robert, très riche et très puissant prince du riche pays de Flandre, éprouvait les mêmes besoins : beaucoup de personnes affirment l'avoir vu de leurs propres yeux mendier très souvent au milieu de l'armée ; et nous avons appris par de nombreux rapports que ce fut par de pareils moyens qu'il se procura le cheval sur lequel il montait le jour de la bataille. Montés sur ces chevaux qu'ils n'avaient acquis qu'à grand-peine, ces princes illustres, après avoir combattu et vaincu l'armée des infidèles, voyant Corbahan prendre la fuite avec tous ceux de son escorte, se lancèrent rapidement à sa poursuite, et, renversant et massacrant tous ceux qui fuyaient, ils les poursuivirent sans relâche jusqu'à trois milles du camp. Tancrède, qui conduisait toujours son corps de Chrétiens, n'eut pas plutôt vu ses adversaires en déroute, qu'il se lança aussitôt sur leurs traces avec une poignée de chevaliers, et les chassa devant lui sur la route jusqu'à six milles au-delà. Corbahan, voyant toute son armée dispersée, continua de fuir jusqu'à ce qu'il fût arrivé sur les bords du grand fleuve de l'Euphrate, et s'échappa en traversant sur des barques avec tous les siens. [4,56] CHAPITRE LVI. Tandis que les princes chrétiens que je viens de nommer s'occupaient, dans leur ardeur guerrière, à poursuivre et à massacrer les ennemis, le corps du comte Raimond et celui de l’évêque du Puy qui ne les avaient pas suivis longtemps, tous deux avides de pillage, et empressés d'enlever les dépouilles des Turcs, demeurèrent sur le terrain où ils avaient remporté la victoire, et enlevèrent un riche butin en or, en byzantins, en grains, en vins, en vêtements et en tentes. D'autres, qui combattaient encore, voyant leurs compagnons chargés de dépouilles, et entraînés par la même avidité, coururent aussi au pillage ; et enrichis de tout ce qu'ils avaient trouvé, ils rentrèrent dans Antioche, célébrant leur triomphe et poussant des cris de joie. Ceux qui naguère étaient pauvres et épuisés par la faim, se trouvèrent bientôt gorgés de toutes sortes de richesses. Ils trouvèrent en outre, dans le camp des Gentils, une quantité innombrable de tablettes, qui contenaient les détails des rites sacrilèges des Turcs et des Sarrasins, et où étaient consignés en exécrables caractères les crimes odieux de leurs aruspices. On trouva encore dans les tentes des Turcs des chaînes, des liens et des lacets de diverses formes, en cordes, en fer, en cuir de taureau et de cheval, destinés à enchaîner les Chrétiens ; on les transporta à Antioche en grande quantité, ainsi que beaucoup d'autres effets, et des tentes, entre autres celle de Corbahan lui-même, construite en forme de ville, garnie de tours et de murailles, et remplie de précieuses étoffes de soie. Il y avait, en outre, dans cette admirable tente, des rues qui aboutissaient au pavillon, et dans lesquelles deux mille hommes pouvaient, à ce qu'on assure, être logés au large. Les femmes, les enfants jeunes ou encore à la mamelle qu'on trouva dans le camp, furent les uns massacrés, les autres écrasés sous les pieds des chevaux, privés de secours comme ils étaient, tandis que les Turcs fuyaient loin du champ de bataille ; et leurs cadavres mutilés couvrirent toute la plaine. Il se passa encore dans cette journée, ainsi que pendant le siège de la ville d'Antioche, beaucoup d'autres faits étonnants et inconnus, tant parmi le peuple Chrétien que chez les Gentils, mais je pense que ni la plume, ni la mémoire des hommes ne pourraient suffire à les rapporter, tant ces faits furent nombreux, et sont rapportés de diverses manières.