Notice sur Tite-Live

 

Oeuvres de Tite-Live. Histoire romaine, I, Paris, 1864, p. XVII-XIX (Collection des auteurs latins sous la direction de M. Nisard).

 

    On ne sait presque rien de la vie de Tite-Live. Il naquit à Padoue, l'an de Rome 695, cinquante-huit ans avant l'ère chrétienne. Il eut, dit-on, deux fils et quatre filles; mais on réduit plus généralement à deux le nombre de ses enfants, une fille et un fils. Quintilien nous apprend que Tite-Live avait écrit pour ce fils un petit traité des études de la jeunesse, dans lequel il lui recommandait surtout la lecture de Démosthène et de Cicéron. On y lisait aussi cette petite anecdote, qu'un maître de rhétorique de son temps, grand ennemi de la clarté dans le discours, ne s'attachait qu'à la proscrire dans ceux de ses élèves, et les obligeait à retoucher leurs compositions jusqu'à ce qu'elles fussent devenues parfaitement obscures. Il leur disait alors : «Voilà qui est bien mieux maintenant; je n'y entends rien moi-même». Quant à la fille de Tite-Live, elle épousa un rhéteur, nommé Magius, dont les auditeurs furent quelque temps assez nombreux, mais qu'on allait entendre, nous dit Sénèque le rhéteur, plutôt à cause de la célébrité du beau-père que du talent du gendre.

    Tite-Live, ambitionnant plus d'un genre de gloire, avait, au rapport de Sénèque le philosophe, composé des ouvrages philosophiques et des dialogues qui appartenaient autant à la philosophie qu'à l'histoire. Mais son plus grand ouvrage est l'Histoire romaine, en cent quarante ou cent quarante-deux livres, qui, montrant Rome à son berceau, ne s'arrêtait qu'à la mort de Drusus, et embrassait les annales de sept cent quarante-trois années. Plusieurs passages de cette oeuvre immense ont fait conjecturer qu'il y avait employé tout le temps qui s'écoula depuis la bataille d'Actium jusqu'à la mort de Drusus, c'est-à-dire environ vingt et un ans. Il en publiait les parties principales à mesure qu'il les avait achevées, et il les lisait, dit-on, à Auguste. Mais cette déférence pour l'empereur ne fit jamais fléchir l'impartialité de l'historien. Dans ce que nous possédons de son ouvrage, Auguste, nommé en deux endroits seulement, l'est avec une sobriété de louanges qui contraste avec les basses flatteries des écrivains contemporains. Loin de cacher son admiration pour les plus grands ennemis de la maison des Césars, Tite-Live louait hautement Brutus, Cassius et surtout Pompée, au point qu'Auguste l'appelait en plaisantant le Pompéien. Honorant cette indépendance, le prince avait confié à Tite-Live l'éducation du jeune Claude, depuis empereur, qui, à l'exemple et d'après le conseil de son maître, avait, non sans quelque succès, entrepris d'écrire l'histoire.

    Tite-Live recueillit de son vivant des témoignages extraordinaires d'admiration. Pline le Jeune rapporte, dans une de ses lettres, qu'un Espagnol, après la lecture de ses écrits, fit le voyage, alors très pénible et très long, de Cadix à Rome, uniquement pour voir cet historien, et s'en retourna dès qu'il l'eut vu. «C'était sans doute quelque chose de merveilleux, dit à ce sujet saint Jérôme, qu'un étranger, entrant dans une ville telle que Rome, y cherchât autre chose que Rome même.» Mais ce fameux docteur de l'église chrétienne a lui-même altéré le merveilleux de ce fait, en le rendant commun à plus d'un contemporain de Tite-Live, et en disant que plusieurs personnages considérables de l'Espagne et des Gaules entreprirent le voyage de Rome dans le même but que l'Espagnol.

    À ce peu de faits se borne ce que l'on connaît de Tite-Live. Après la mort d'Auguste, il retourna à Padoue, et y mourut à l'âge de soixante-seize ans, l'an de Rome 770, la quatrième année du règne de Tibère, et le même jour, a-t-on dit, qu'Ovide mourut à Tomes. Théodore de Bèze a composé sur ce synchronisme, qui n'est nullement prouvé, une élégie latine où sa muse éplorée donnait des larmes à un rapprochement de dates probablement imaginaires.

    La mémoire de Tite-Live est restée chère aux Padouans. Ils crurent, en 1413, avoir retrouvé son tombeau, et, quelques années après, en 1451, ils firent, non sans douleur, présent de son bras droit à Alphonse V, roi d'Aragon, qui l'avait fait demander par l'entremise d'Antoine de Palerme, célèbre par sa passion pour les lettres latines. Ce prince mourut avant d'avoir érigé à l'historien le monument où il voulait en déposer les restes. L'hôtel de ville de Padoue semble élevé à la gloire de Tite-Live, tant il est plein de son image et de son nom. On y voit son mausolée, oeuvre considérable, accompagné d'inscriptions et surmonté d'un très ancien buste de marbre de cet historien. Ailleurs, au-dessus d'une des portes, est une autre statue en pierre qui le représente tenant un livre ouvert.

    De la grande histoire de Tite-Live, il ne nous est parvenu que trente-cinq livres, c'est-à-dire à peine la quatrième partie; plusieurs de ces livres même ne sont pas entiers. Le désir de retrouver tout l'ouvrage a été l'occasion de recherches, de voyages et de négociations importantes, dont l'histoire n'est pas sans intérêt. Les premières éditions de Tite-Live, de la fin du quinzième siècle et du commencement du seizième, ne contiennent que la première, la troisième et la quatrième décade, ou série de dix livres; division adoptée, à ce qu'il paraît, par l'historien lui-même. Suivant le père Niceron, deux livres furent retrouvés et publiés, en 1518, par Ulric de Hutten, à qui l'on doit Pline, Quintilien et Ammien Marcellin. Pétrarque, aussi célèbre parmi les savants, pour sa connaissance et son amour de l'antiquité, qu'il l'est, dans le monde, pour ses sonnets à Laure, n'épargna rien, ni correspondance, ni voyages, ni argent, pour retrouver au moins la seconde décade; mais tous ses efforts furent inutiles. On découvrit depuis, dans la bibliothèque de Mayence, une partie des troisième et trentième livres, et ce qui manquait au quarantième. Les cinq derniers furent trouvés, en 1531, dans l'abbaye de Saint-Gall, en Suisse, par Simon Grynée, l'ami de Luther et de Mélanchton. Enfin, le père Horrion, jésuite, retrouva, parmi les manuscrits de la bibliothèque de Bamberg, la première partie du troisième et du trentième livre, et il les publia deux ans après.

    Là s'arrête l'histoire, non de ces recherches, mais de ces découvertes partielles; ce qui suit n'en est plus guère que le roman. Thomas Derp, professeur à l'université de Leyde, assure que les Arabes possédaient dans leur langue une traduction complète de Tite-Live. Mais les uns la plaçaient à Fez, les autres à la Gouletta, d'autres enfin dans la bibliothèque de l'Escurial. Tout le monde la chercha; personne ne la vit. Le voyageur Piétro della Valle avait prétendu qu'en 1615 la bibliothèque du sérail possédait un Tite-Live entier; cet ouvrage fut dès lors ardemment convoité de toute part. Le grand-duc de Toscane en fit vainement, dit-on, offrir 20.000 piastres. Instruit de ce refus, l'ambassadeur de France, Achille de Harlay eut recours à un autre moyen; il fit proposer secrètement à celui qui avait la garde des livres du sérail 10.000 écus de celui-là. Le marché fut conclu : mais on avait prévenu le gardien infidèle, qui ne put pas retrouver l'ouvrage. En 1682, si l'on en croit l'abbé Bourdolot, des Grecs de l'île de Chio vinrent traiter avec Colbert d'un Tite-Live entier, dont le prix fut fixé à 60.000 francs; ils repartirent, et on ne les revit plus. On a dit encore que Tite-Live était mystérieusement conservé, en Écosse, dans la petite île d'Iona, fière de posséder seule ce trésor. Chapelain, dans une lettre à Colomiés, raconte que des manuscrits, donnés par l'abbaye de Fontevrault à l'apothicaire du couvent, furent vendus par lui à un mercier de Saumur, qui en couvrit longtemps les objets de son commerce, et qu'un acheteur sans doute plus lettré que l'apothicaire et le mercier reconnut ainsi des titres latins des huitième, dixième et onzième décades; mais le reste du manuscrit n'était déjà plus dans la boutique du marchand et la découverte en demeura là. En 1772, Paul-Jacques Bruns, que le docteur Kennicott avait envoyé à ses frais en Italie, pour y examiner les manuscrits latins, distingua, dans la bibliothèque du Vatican, sous le texte des livres de Tobie, de Job et d'Esther, une ancienne écriture en lettres onciales. Les noms de quelques généraux romains et celui de Tite-Live en haut du recto ne lui permirent plus de douter qu'il venait d'en découvrir une partie; mais c'en était une bien petite : il avait seulement retrouvé un fragment du quatre-vingt-onzième livre, qu'il fit bientôt paraître, et qu'ont reproduit depuis les meilleures éditions

    Cette découverte est la dernière. On n'a encore rien pu déchiffrer, dans les manuscrits d'Herculanum, qui fasse espérer de voir un jour combler ces lacunes, que Freinsheimius a cependant essayé de remplir, dans la langue même de l'historien latin, par des suppléments, meilleurs il est vrai que ceux qu'il a faits pour Quinte-Curce.

    Ce n'est pas seulement aux outrages du temps qu'il faut attribuer ces pertes, mais peut-être aussi à la haine stupide d'un empereur et au zèle fanatique d'un pape. Caligula, associant Tite-Live à sa haine pour Homère et Virgile, avait, on le sait, ordonné de bannir de toutes les bibliothèques leurs écrits et leurs images; et, six siècles plus tard, Grégoire VII, dans la crainte que les prodiges rapportés dans cette histoire ne parussent favorables à la cause du paganisme, en fit, à son tour, brûler pieusement tous les exemplaires qu'on put trouver. Sous Domitien, admirer Tite-Live était un crime; et cet empereur, suivant Suétone, fit mettre à mort Métius Pomposianus, qui portait toujours sur lui les harangues extraites de l'historien, et avait fait prendre à quelques-uns de ses esclaves les noms d'Annibal et de Magon.

    Il existe de curieux témoignages de l'admiration dont Tite-Live a été l'objet. Au moment de la renaissance des lettres, on voit un savant, Antoine de Palerme, vendre une de ses terres pour acheter un exemplaire de son histoire, copié de la main du Pogge. Alphonse V, roi d'Aragon, déclare publiquement qu'il doit ses plus grands plaisirs et la guérison d'une longue maladie à la lecture de Tite-Live; il est vrai que d'autres disent à celle de Quinte-Curce. Cosme de Médicis, pour obtenir une heureuse issue d'une négociation entamée à la cour de Naples, n'imagine pas de meilleur moyen que d'envoyer à ce même Alphonse une belle copie de l'historien qui guérit ses maux. Un pape fonde une chaire pour expliquer Tite-Live, dans ce même Capitole d'où l'avait anathématisé un autre pape et proscrit un empereur. Enfin, Henri IV eût, disait-il, donné une de ses provinces pour la découverte d'une décade de l'historien latin.

    Nous n'avons point à discourir dans cette notice sur le mérite de Tite-Live; Quintilien l'a mieux apprécié, en l'égalant à Hérodote, que ceux qui l'ont voulu comparer â Thucydide. On sait seulement, d'après ce grammairien célèbre, que Pollion, connu pour la pureté de son goût, reprochait à Tite-Live sa patavinité. Mais quel est ce reproche ? Les savants, comme d'ordinaire, ne s'accordent point sur le sens qu'on doit attacher à ce terme. Les uns croient que le reproche s'appliquait à l'orthographe de certains mots où Tite-Live, en qualité de Padouan, employait une lettre pour une autre, sibe, quase, pour sibi, quasi; et d'autres, à l'emploi de plusieurs synonymes dans la même phrase, ce qui, à Rome, faisait aussitôt distinguer ceux que la province avait vus naître. Tomasini, auteur d'une vie de Tite-Live, a donné une autre explication, un peu forcée, ce semble. Les Padouans, dit-il, avaient, dans la guerre civile, embrassé la cause de la république. Pollion, attaché au parti d'Antoine, n'avait pu forcer Padoue à lui livrer des armes et de l'argent, et, ne pardonnant point au Padouan Tite-Live son affection pour les républicains, il l'accusait de pataviuité dans le même sens qu'Auguste l'appelait Pompéien. Rollin, après Sossius, interprète ce mot par des expressions sentant la province, et conjecture que Tite-Live, né et élevé à Padoue, n'avait pu acquérir entièrement cette délicatesse de l'urbanité romaine, qui ne se communiquait pas à des étrangers aussi facilement que le droit de bourgeoisie; délicatesse qu'il nous est impossible d'apprécier, mais qui ne pouvait échapper au goût des Romains, même les moins lettrés. C'est l'histoire de ce célèbre écrivain grec, qui, après un long séjour à Athènes, y fut, à sa prononciation, reconnu pour un provincial par une marchande d'herbes.

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Dernière mise à jour : 30/06/2004