[7,0] LIVRE SEPTIÈME. [7,1] I - Pline à Restitutus. L'opiniâtreté de votre maladie m'épouvante ; et, quoique je vous connaisse très sobre, je crains qu'elle ne vous permette pas d'être toujours assez maître de vous. Je vous exhorte donc à résister avec courage : la tempérance est à la fois le plus noble et le plus salutaire des remèdes. Ce que je vous conseille n'est point au-dessus des forces humaines. Voici ce que j'ai toujours dit, en bonne santé, aux gens de ma maison : "Je me flatte que, s'il m'arrive d'être malade, je ne voudrai rien que je puisse rougir ou regretter d'avoir voulu. Mais si la force du mal venait à l'emporter sur ma résolution, je vous l'ordonne expressément, ne me donnez rien sans la permission les médecins; et sachez-le bien, si, vous cédiez à mes prières, j'en aurais autant de ressentiment contre vous, que d'autres en ont contre ceux qui leur résistent". Je me souviens même qu'un jour, après une fièvre brûlante, dans un moment où mon corps affaibli était humide de sueur, le médecin m'offrit à boire. Je lui tendis la main, en l'invitant à la toucher et je rendis la coupe qu'il avait déjà approchée de mes lèvres. Quelque temps après, le vingtième jour de ma maladie, je me disposais à entrer dans le bain, lorsque je vis tout à coup les médecins parler bas entre eux. Je demandai ce qu'ils disaient. Ils me répondirent qu'ils croyaient le bain sans danger, mais qu'ils ne pouvaient cependant se défendre de quelque inquiétude. Quelle nécessité de se presser? leur dis-je, et aussitôt je renonçai tranquillement à l'espoir du bain où il me semblait déjà me voir porter. Je repris mon régime d'abstinence, du même coeur et du même air que je me préparais tout à l'heure à le quitter. Je vous mande tout ceci pour soutenir mes conseils par mes exemples, et pour m'obliger moi-même par cette lettre à la retenue que je prescris. Adieu. [7,2] II. - Pline à Justus. Comment se fait-il que vous soyez, comme vous le dites, accablé d'affaires, et qu'en même temps vous me pressiez de vous envoyer mes ouvrages qui obtiennent à peine des désoeuvrés quelques moments fugitifs? Je laisserai donc passer l'été, pendant lequel les occupations vous assiégent et vous tourmentent, et lorsque enfin le retour de l'hiver me permettra de croire que vous pouvez du moins disposer de vos nuits, je chercherai parmi mes bagatelles ce que je puis vous offrir. Jusque-là ce sera assez pour moi que mes lettres ne vous soient pas importunes; et, comme elles ne peuvent manquer de l'étre, je les ferai courtes. Adieu. [7,3] III. - Pline à Présens. Serez-vous donc éternellement tantôt en Lucanie, tantôt en Campanie? Vois êtes, dites-vous, Lucanien, et votre femme est Campanienne. C'est un juste motif de prolonger votre absence, mais non de la perpétuer. Que ne revenez-vous donc enfin à Rome où vous rappellent et la considération dont vous jouissez, et votre gloire et vos amis de tout rang ? Jusques à quand vivrez-vous en prince? prétendez-vous toujours veiller et dormir à votre gré? passer les journées sans prendre un instant la chaussure de la ville et la toge? jouir de votre liberté à toute heure? Il est temps de revenir participer à nos ennuis, ne fût-ce que pour prévenir la satiété qui diminuerait vos plaisirs. Venez faire des saluts à nos citadins pour recevoir plus agréablement ceux qu'on vous fera. Venez essuyer les embarras de la foule, afin de mieux jouir ensuite des douceurs de la solitude. Mais (imprudent que je suis !) je vous arrête, en voulant vous rappeler. Peut-être tout ce que je vous dis ne fera-t-il que vous engager davantage à vous envelopper dans votre repos. Je veux, au reste, non que vous y renonciez, mais que vous l'interrompiez de temps en temps. Comme dans un repas, je joindrais à des mets doux d'autres mets apéritifs et piquants qui réveilleraient l'appétit émoussé et assoupi par les premiers; j'agis de même, en vous conseillant d'assaisonner quelquefois de pénibles occupations les délices d'une vie tranquille. Adieu. [7,4] IV. - Pline à Pontius. Vous avez lu, dites-vous, mes hendécasyllabes; vous voulez même savoir comment un homme si austère, selon vous, et qui, je dois l'avouer, ne me paraît point à moi-même trop frivole, s'est avisé d'écrire en ce genre. Je vous répondrai, en reprenant les choses de plus haut, que je ne me suis jamais senti d'éloignement pour la poésie. Je fis même une tragédie grecque à quatorze ans. Quelle tragédie ? dites-vous. Je n'en sais rien: on l'appelait une tragédie. Peu après, comme je revenais de l'armée, retenu par les vents contraires dans l'ile d'Icarie, je m'amusai à faire des vers élégiaques, et contre la mer et contre l'ile. J'ai aussi essayé quelquefois un poëme en vers héroïques. Quant aux hendécasyllabes, ce sont ici les premiers qui m'échappent. En voici l'occasion. On me lisait, à ma villa de Laurente, l'ouvrage où Asinius Gallus établit un parallèle entre son père et Cicéron. Il se présenta, dans la lecture, une épigramme de ce dernier sur son cher Tiron. M'étant retiré ensuite, vers le milieu du jour, pour dormir (nous étions alors en été), et ne pouvant fermer l'oeil, je vins à penser que les plus grands orateurs avaient aimé la poésie, et s'étaient fait honneur de la cultiver. Je tendis les ressorts de mon esprit, et, contre mon attente, je parvins en quelques instants, malgré une si longue interruption de cet exercice, à tracer ainsi les motifs mêmes qui m'avaient engagé à écrire des vers : Dans le livre où Gallus (Gallus! le croirait-on?) Préfère hardiment son père à Cicéron, J'ai vu que cet illustre et grave personnage, Pour conformer ses moeurs aux moeurs de plus d'un sage Des folâtres plaisirs prisait fort l'enjoûment, Et qu'il eut pour Tiron un vif attachement. En amant, il se plaint qu'un soir avec adresse Tiron lui refusa quelques baisers permis. Qui doute, dis-je alors, que d'un peu de tendresses, Après un tel exemple, il ne nous soit permis De dérider le front de l'austère sagesse? Comme son affrauchi, montrons que des amours Nous connaissons aussi les larcins et les tours. De là je passai à des vers élégiaques que je fis aussi rapidement. J'en ajoutai d'autres, séduit par la facilité que je trouvais à composer. De retour à Rome, je les lus à mes amis qui les approuvèrent. Depuis, dans mes heures de loisir, particulièrement en voyage, j'ai fait des vers de toute sorte de mesures. Enfin je me suis décidé, à l'exemple de beaucoup d'autres, à donner un volume séparé d'hendécasyllabes, et je ne m'en repens point. On les lit, on les transcrit, on les chante. Les Grecs même, auxquels cet opuscule a donné le goût de notre langue, les accompagnent tour à tour de leurs cithares et de leurs lyres. Mais pourquoi parler de moi avec tant de vanité? Que voulez-vous? Un peu de folie se pardonne aux poètes. D'ailleurs ce n'est point la bonne opinion que j'ai de mes vers, mais celle qu'en ont les autres, que je rappelle ici; et leurs éloges, mérités ou non, me font plaisir. Je ne forme qu'un souhait, c'est que 1a postérité, à tort ou à raison, en juge comme eux. Adieu. [7,5] V. - Pline â Calpurnie. On ne saurait croire à quel point je souffre de votre absence, d'abord parce que je vous aime, ensuite, parce que nous n'avons pas l'habitude d'être séparés. De là vient que je passe une grande partie des nuits à penser à vous; que, pendant le jour et aux heures où j'avais coutume de vous voir, mes pieds, comme on dit, me portent d'eux-mêmes à votre appartement ; et que, ne vous y trouvant pas, j'en reviens aussi triste et aussi honteux que si l'on m'avait refusé la porte. Le seul temps où je suis affranchi de ces tourments, c'est lorsque, au barreau, les affaires de mes amis viennent m'accabler. Jugez quelle est la vie d'un homme qui ne trouve de repos que dans le travail, de soulagement que dans les tourments et les fatigues. Adieu. [7,6] VI. - Pline â Macrinus. Il vient de se présenter dans l'affaire de Varénus un incident rare et remarquable, quoique le dénoûment en soit encore douteux. On dit que les Bithyniens ont renoncé à leur accusation, et qu'ils la déclarent mal fondée. Mais pourquoi employer ce mot on dit? Un député est arrivé de Bithynie, apportant un décret du conseil de cette province. Il l'a remis à César ; il l'a remis à beaucoup de personnages distingués; il nous l'a remis à nous-mêmes, avocats de Varénus. Cependant Magnus, l'accusateur dont je vous ai parlé, persiste toujours, et il pousse même obstinément Nigrinus, qui est un homme de bien. Il a exigé qu'il demandât aux consuls que Varénus fût forcé de produire ses registres. J'accompagnais Varénus, seulement comme ami, et j'avais résolu de me taire. Nommé avocat par le sénat, rien ne me semblait plus contradictoire que de défendre, comme accusé, celui qui ne devait plus paraître tel. Les consuls ayant cependant tourné les yeux sur moi, quand Nigrinus eut fini de parler : "Vous connaitrez, leur dis-je, que nous ne nous taisons pas sans raison, quand vous aurez entendit les véritables députés de Bithynie". - "A qui ont-ils été envoyés"? demanda Nigrinus.- "À moi-même, entre autres personnes", répondis-je ; "j'ai en main le décret de la province". - "Vous n'en êtes que mieux éclairé sur l'affaire", reprit Nigrinus. - "Si vous l'êtes, vous, dans des intérêts opposés", répliquai-je, "je puis l'être aussi sur ce qu'il est â propos de faire dans l'intérêt de mon ami". Alors le député Polyénus expliqua la raison du désistement des Bithyniens, et il demanda qu'on ne préjugeât rien dans une cause soumise à l'empereur. Magnus répondit. Polyénus répliqua.. J'entremêlai quelques mots à leurs discours, et du reste je gardai un profond silence. Je l'ai appris, en effet : il y a souvent autant d'éloquence à se taire qu'à parler, et je me souviens que, dans certaines affaires capitales, j'ai mieux servi les accusés par mon silence, que je n'aurais pu le faire par le discours le mieux travaillé. Qu'il me soit permis de m'arrêter sur cette vérité qui intéresse notre art, quoique j'aie pris la plume dans un autre but. Une mère, à la mort de son fils, avait accusé de faux et d'empoisonnement, devant le prince, les affranchis de ce même fils qui les avait institués cohéritiers avec elle. Julius Servianus lui fut donné pour juge. Je défendis les accusés devant une assemblée nombreuse : car la cause avait fait du bruit et devait être plaidée par des orateurs en renom. Pour terminer l'affaire, on ordonna la question, qui fut en faveur des accusés. Bientôt la mère se présenta à l'empereur, et lui assura qu'elle avait découvert de nouvelles preuves. Servianus reçut l'ordre de revoir le procès déjà fini, et de s'assurer si en effet on produisait quelque nouvel indice. Julius Africanus plaidait pour la mère. C'était le petit-fils de ce Julius l'orateur qui fit dire à Passiénus Crispus devant lequel il venait de parler : "Bien, fort bien, en vérité; mais pourquoi si bien"? Son petit-fils avait de l'esprit, mais peu d'adresse. Après avoir longtemps plaidé et rempli la mesure de temps qui lui avait été assignée, il avait dit: "Je vous supplie, Servianus, de me permettre d'ajouter quelques mots". Tous les yeux se tournèrent bientôt sur moi, dans la croyance que je ferais une longue réplique : "J'aurais répondu", dis-je alors, "si Africanus eût ajouté ces quelques mots qui sans doute eussent renfermé tout ce qu'il avait promis de nouveau". Je ne me souviens point d'avoir jamais reçu tant d'applaudissements en plaidant, que j'en reçus alors en ne plaidant pas. Aujourd'hui mon silence, dans l'affaire de Varénus a eu la même approbation et le même succès. Les consuls, comme le demandait Polyénus, ont réservé au prince l'entière connaissance de la cause, et j'attends sa décision avec une extrême inquiétude. Car ce jour me rendra, pour Varénus, la sécurité et le repos, ou me rejettera dans mes premiers travaux et dans mes premières alarmes. Adieu. [7,7] VII. - Pline à Saturninus. Selon vos désirs, j'ai dernièrement renouvelé deux fois à Priscus les assurances de votre gratitude; et je l'ai fait de grand coeur. Je suis ravi que deux hommes de votre mérite, et que j'aime tant, soient si étroitement unis et se croient mutuellement engagés l'un envers l'autre: car, de son côté, Priscus publie que rien ne lui est plus doux au monde que votre amitié. Il y a entre vous un noble combat de tendresse réciproque, et le temps ne fera que resserrer les noeuds de votre union. Je regrette bien vivement que vous soyez retenu par vos affaires, et que vous ne puissiez vous donner à vos amis. Cependant, si l'on juge un de vos procès, et que vous-même vous coupiez court à l'autre, comme vous le dites, vous pourriez jouir d'abord, dans le lieu où vous êtes, des douceurs du repos, et, après vous en être rassasié, revenir ici. Adieu. [7,8] VIII.- Pline à Priscus. Je ne puis vous exprimer tout le plaisir que me fait notre cher Saturninus en m'écrivant lettre sur lettre pour me charger auprès de vous des témoignages de sa vive reconnaissance. Continuez comme vous avez commencé : aimez-le tendrement. C'est un excellent homme dont l'amitié sera pour vous pleine de charmes, et vous promet une longue jouissance. Car, s'il possède toutes les vertus, il est surtout d'une rare constance dans ses affections. Adieu. [7,9] IX. - Pline à Fuscus. Vous me demandez un plan d'études à suivre dans la retraite dont vous jouissez depuis longtemps. Un des exercices les plus utiles, et que beaucoup de personnes recommandent, c'est de traduire du grec en latin, ou du latin en grec. Par là vous acquérez la justesse et la beauté de l'expression, la richesse des figures, l'abondance des développements; et, dans cette imitation des auteurs les plus excellents, vous puisez le talent d'écrire comme eux. Ajoutez qu'en traduisant, on saisit bien des choses qui eussent échappé en lisant : la traduction ouvre l'esprit et forme le goût. Il sera bon encore de choisir dans vos lectures un morceau dont vous ne prendrez que le fond et le sujet pour le traiter vous-même avec l'intention d'établir une lutte entre l'auteur et vous. Vous comparerez ensuite son ouvrage et le vôtre, et vous examinerez soigneusement dans quel endroit vous l'avez surpassé, dans quel autre il vous est supérieur. Quelle joie d'apercevoir qu'on a eu quelquefois l'avantage ! quelle confusion, si l'on est toujours demeuré au-dessous ! Vous pourrez aussi de temps en temps faire un choix des passages les plus célèbres, et chercher à les égaler. Comme cette lutte est secrète, elle suppose plus de courage que de témérité. Nous voyons même un grand nombre de personnes pour lesquelles ces sortes de combats n'ont pas été sans gloire. Elles n'aspiraient qu'à suivre leurs modèles, et, pleines d'une noble confiance, elles les ont devancés. De plus, quand vous aurez perdu de vue votre ouvrage, vous pourrez le remanier, en conserver une partie, retrancher l'autre, ajouter, changer à votre gré. C'est sans doute une besogne pénible et fort ennuyeuse; mais, malgré la difficulté, il est utile de reprendre son premier feu, de rendre à son esprit une ardeur épuisée et qu'on a laissée s'éteindre, enfin d'adapter, sans troubler l'ordre déjà établi, de nouveaux membres à un corps qui semblait achevé. Je sais que votre étude principale est l'éloquence du barreau. Cependant je ne vous conseillerais pas de vous en tenir toujours à ce style de controverse et de combat. Comme les champs se plaisent à changer de semences, nos facultés intellectuelles demandent aussi à être exercées par différentes études. Appliquez-vous tantôt à traiter quelque sujet historique, tantôt à écrire une lettre avec soin : car, dans les plaidoyers même, il est souvent nécessaire de tracer non seulement des tableaux historiques, mais encore des descriptions demi-poétiques. Quant aux lettres, elles nous donnent un style concis et châtié. On peut encore se délasser en composant des vers. Je ne parle pas de ces ouvrages de longue haleine qu'on ne peut achever que dans un parfait loisir, mais de ces petites pièces légères qui trouvent leur place dans l'intervalle des occupations les plus graves. C'est ce qu'on nomme des jeux; mais ces jeux quelquefois ne font pas moins d'honneur que des écrits sérieux. Je vous dirai donc, pour vous conseiller en vers, de cultiver la poésie : Ainsi que nous voyons, sous une main savante, S'arrondir, se plier la cire obéissante, Et, docile à son gré, devenir tour à tour Minerve, Jupiter, Mars, Vénus ou l'Amour; Comme, en de longs canaux sagement répartie, L'onde arrose les prés et dompte l'incendie; Les préceptes de l'art éclairent les talents, Préviennent leurs écarts et guident leurs élans. C'est ainsi que s'exerçaient ou se délassaient les grands orateurs et même que les plus grands hommes ; ou plutôt, c'est ainsi qu'ils se délassaient et s'exerçaient tout ensemble. On ne saurait croire combien ces opuscules raniment et reposent l'esprit. L'amour, la haine, la colère, la pitié, le badinage, enfin tout ce qu'on voit le plus souvent dans le monde, au barreau, dans les affaires, peut en fournir le sujet. Ce travail, ainsi que toute autre composition poétique, procure cet avantage, qu'après avoir été gêné par la mesure, on aime à retrouver la liberté de la prose, et qu'on écrit avec plus de plaisir dans un genre dont la comparaison a fait ressortir la facilité. Voilà peut-être plus de conseils que vous n'en demandiez. J'ai pourtant oublié un point essentiel : je n'ai point dit ce qu'il fallait lire, quoique ce soit l'avoir assez dit, que d'avoir marqué ce qu'il fallait écrire. Souvenez-vous seulement de bien choisir les meilleurs livres dans chaque genre : car on a fort bien dit "qu'il fallait beaucoup lire, mais peu de livres". Je ne vous marque point ces livres; ils sont si universellement connus, qu'il n'est pas nécessaire de les indiquer. D'ailleurs je me suis si fort étendu dans cette lettre, qu'en voulant vous donner des avis sur la manière d'étudier, j'ai dérobé du temps à vos études. Reprenez donc au plus tôt vos tablettes ; commencez quelqu'un des ouvrages que je vous ai proposés, ou continuez ce que vous avez commencé. Adieu. [7,10] X. - Pline à Macrinus. Quand une fois j'ai su le commencement d'une histoire, j'aime à en connaître la fin, comme si on me l'avait dérobée. J'ai donc pensé que vous seriez bien aise, ainsi que moi, de savoir la suite du procès de Varénus et des Bithyniens. La cause a été plaidée devant l'empereur, d'un côté par Polyénus, de l'autre par Magnus. Après leurs plaidoyers, l'empereur dit : "Aucune des parties ne se plaindra du retard. J'aurai soin de m'informer des véritables intentions de la province". Cependant Varénus obtient un gand avantage. Car enfin, combien est-il douteux qu'on l'accuse avec justice, quand il n'est pas même certain qu'on l'accuse! Ce qui reste à désirer, c'est que la province n'en revienne pas au parti qu'elle semble avoir condamné, et qu'elle ne se repente pas de s'être repentie. Adieu. [7,11] XI. - Pline â Fabatus. Vous êtes surpris que mon affranchi Hermès, sans attendre l'enchère que j'avais ordonnée, ait vendu à Corellia mes cinq douzièmes des terres de la succession, à un prix qui établirait la valeur de toutes les terres réunies à sept cent mille sesterces. Vous ajoutez qu'on les pourrait vendre neuf cent mille, et, d'après ce calcul, vous désirez d'autant plus savoir si je ratifie le marché. Oui, je le ratifie, et voici mes raisons; car je désire que vous m'approuviez, et que mes cohéritiers m'excusent, si, pour satisfaire à un devoir plus puissant, je sépare mes intérêts des leurs. J'ai pour Corellia le plus grand respect et la plus vive amitié. D'abord elle est soeur de Corellius Rufus, dont la mémoire m'est sacrée; ensuite elle était amie intime de ma mère. Une ancienne liaison m'attache aussi à Minucius Fuscus, son mari, le meilleur des hommes. Enfin son fils a été mon ami particulier, au point que, sous ma préture, il se chargea de donner les jeux en mon nom. Corellia, au dernier voyage que je fis dans le pays, me témoigna le désir de posséder quelques terres aux environs de notre lac de Côme. Je lui en offris des miennes ce qu'elle voudrait et au prix qu'elle le voudrait, exceptant toutefois les biens de mon père et de ma mère : car, pour ceux-là, je n'y puis renoncer, même en faveur de Corellia. Les terres dont il s'agit m'étant donc échues en succession, je lui écrivis qu'elles allaient être mises en vente, Hermès lui rendit ma lettre. Elle voulut qu'il lui adjugeât sur-le-champ ma portion d'héritage. Il le fit. Vous voyez si je dois hésiter à ratifier un accord que mon affranchi a conclu d'après les sentiments qu'il me connaît. Il me reste à prier mes cohéritiers de trouver bon que j'aie vendu séparément ce que j'avais pleinement le droit de vendre. Rien ne les oblige à suivre mon exemple. Ils n'ont point les mêmes engagements avec Corellia. Ils peuvent donc chercher les avantages dont l'amitié m'a tenu lieu. Adieu. [7,12] XII. Pline à Minucius. Je vous envoie, comme vous l'avez exigé, le mémoire que j'ai composé pour votre ami, ou plutôt pour le nôtre. Qu'y a-t-il, en effet, qui ne soit commun entre nous? Il pourra s'en servir au besoin. Je vous l'envoie plus tard que je ne vous l'avais promis, afin que vous n'ayez pas le temps de le corriger, ou, pour mieux dire, de le gâter. Après tout, vous trouverez toujours assez de temps, sinon pour le corriger, au moins pour le gâter, en retranchant, par un zèle indiscret, tout ce qu'il y a de meilleur. Si cela vous arrive, j'en ferai mon profit. Plus tard, quand l'occasion s'en présentera, j'userai de ces suppressions comme de mon bien, et je devrai à votre critique dédaigneuse de pouvoir m'en faire honneur. Tels sont les passages que vous trouverez notés, et tout ce que j'ai écrit en interligne d'un autre style que le texte du mémoire. Comme je soupçonnais que vous trouveriez enflé ce qui n'est en effet qu'éclatant et sublime, j'ai jugé à propos de vous épargner la torture d'un nouveau travail, et d'ajouter au même endroit quelque chose de plus modeste et de plus simple, ou, pour mieux dire, de plus bas et de plus médiocre, mais bien meilleur à votre goût: car je ne puis m'empêcher de faire partout la guerre à votre pusillanimité. Jusqu'ici j'ai voulu rire pour vous distraire un moment de vos occupations. Voici du sérieux. Songez à me rembourser les frais de course d'un exprès que je vous ai dépêché. Vous m'avez bien l'air, quand vous aurez lu ce passage, de condamner, non pas quelques parties du mémoire, mais le mémoire tout entier, et de ne trouver aucune valeur à une chose dont on réclame le prix. Adieu. [7,13] XIII. - Pline à Férox. Votre lettre m'assure en même temps que vous étudiez et que vous n'étudiez pas. Je vous parle par énigmes ; oui, sans doute mais je vais m'expliquer plus clairement. Vous me dites que vous n'étudiez pas, et votre lettre est si bien écrite, qu'elle ne peut l'avoir été que par quelqu'un qui étudie. S'il en est autrement, vous êtes le plus heureux des hommes d'écrire ainsi en vous jouant et sans étude. Adieu. [7,14] XIV. - Pline à Corellia. C'est vraiment de votre part une extrême délicatesse que de me prier avec tant d'instances et d'exiger même que je reçoive le prix de mes terres, non sur le pied de sept cent mille sesterces, suivant votre marché avec mon affranchi, mais sur le pied de neuf cent mille, conformément à la vente du vingtième que le fisc vous a faite. A mon tour, je vous supplie et vous conjure, après avoir songé à ce qui est digne de vous, de songer à ce qui est digne de moi, et de souffrir qu'ici seulement ma soumission pour vous se démente par les mêmes raisons qui partout ailleurs lui servent de principe. Adieu. [7,15] XV. - Pline à Saturninus. Vous me demandez ce que je fais. Je me livre aux occupations que vous connaissez. Je m'emploie pour mes amis, je donne quelques heures à l'étude. Combien il me serait, je n'ose pas dire mieux, mais au moins plus doux de les lui consacrer toutes ! Pour vous, je souffrirais de vous voir obligé de faire tout autre chose que ce que vous voudriez, si vos travaux étaient moins honorables. Rien de plus glorieux, en effet, que de veiller aux intérêts de l'État, et de rétablir la paix entre des amis. Je savais que la société de notre cher Priscus vous serait agréable. Je connaissais sa droiture et la douceur de son commerce. En m'écrivant qu'il se souvient avec tant de plaisir des bons offices qu'il a reçus de moi, vous m'apprenez ce qui m'était moins connu, c'est qu'il est l'homme du monde le plus reconnaissant. Adieu. [7,16] XVI. - Pline â Fabatus. Calestrius Tiro est de mes plus intimes amis, et nous tenons l'un à l'autre par tous les liens publics et particuliers. Nous avons fait nos campagnes ensemble; nous avons été ensemble questeurs du prince. Il me devança dans la charge de tribun du peuple, par le privilége que donne le nombre des enfants ; je le rejoignis dans . celle de préteur, le prince m'ayant accordé la dispense d'un an qui me manquait. Je me suis souvent retiré dans ses terres; souvent il est venu rétablir sa santé dans les miennes. En ce moment, il va, en qualité de proconsul, prendre possession du gouvernement de la Rétique, et doit passer par Ticinum. J'espère, ou plutôt je compte obtenir aisément qu'il se détournera de sa route pour aller vous voir. Si vous voulez affranchir pleinement les esclaves auxquels vous avez, en présence de vos amis, accordé dernièrement la liberté, ne craignez pas de déranger un homme qui ferait sans peine le tour du monde pour me rendre service. Renoncez donc à cette excessive discrétion que je vous connais, et ne consultez que votre bon plaisir. Il est aussi agréable à Calestrius Tiro de m'obliger qu'à moi de vous obéir. Adieu. [7,17] XVII. - Pline à Céler. Chacun a ses motifs pour faire des lectures publiques. Les miennes sont, comme je l'ai dit souvent, que, si j'ai commis quelque faute (et il en échappe toujours), on m'en avertit. Aussi suis-je d'autant plus surpris de ce que vous me mandez. Quelques personnes, dites-vous, trouvent mauvais que je lise en public mes plaidoyers. Les ouvrages de ce genre, suivant elles, doivent donc seuls n'être pas corrigés? Je demanderais volontiers à mes censeurs pourquoi ils conviennent (s'ils en conviennent pourtant), qu'on doit lire un ouvrage historique, dans lequel on ne cherche point l'éclat, mais l'exactitude et la vérité ; une tragédie, qui demande, au lieu d'un auditoire, une scène et des acteurs ; des vers lyriques, qui veulent, non pas un lecteur, mais un choeur et un lyre ? L'usage, dira-t-on, a autorisé la lecture de ces sortes de compositions. - Faut-il donc condamner celui qui l'a introduit? Les Grecs et quelques Romains n'ont-ils pas lu aussi publiquement leurs plaidoyers? - Mais il est inutile de lire ce que vous avez débité en public. - Oui, si vous lisiez les mêmes choses aux mêmes personnes, si vous lisiez en sortant de l'audience. Mais si vous ajoutez, si vous changez beaucoup de passages ; si vos auditeurs ne vous ont point entendu, ou ne vous ont entendu qu'à une époque déjà éloignée, pourquoi y aurait-il moins de motifs pour lire ce que vous avez prononcé, que pour le donner au public? - Mais il est difficile qu'un plaidoyer fasse plaisir, quand il est lu. - C'est une besogne de plus pour le lecteur, et non une raison pour ne pas lire. Pour moi, je ne songe pas à être loué quand je lis, mais à l'être quand je suis lu. Je ne fuis donc aucune espèce de critique. D'abord je retouche moi-même ce que j'ai composé; ensuite je le lis à deux ou trois personnes; puis je le donne à d'autres pour y faire leurs remarques, et ces remarques, si elles me laissent quelque scrupule, je les pèse avec un ou deux de mes amis. Enfin je lis devant une assemblée plus nombreuse ; et c'est là, je vous l'assure, que je suis le plus ardent à corriger. Mon attention est alors d'autant plus éveillée, que mon inquiétude est plus grande. Le respect, la retenue, la crainte sont d'excellents censeurs. Qu'on y songe, en effet : n'est-on pas moins troublé, si l'on doit parler devant un homme seul, quelque savant qu'il soit, que si l'on doit discourir devant plusieurs, fussent-ils ignorants? N'est-ce pas, quand on se lève pour plaider, qu'on se défie le plus de soi qu'alors on voudrait avoir changé, je ne dis pas une partie de son discours, mais son discours tout entier , surtout si le théâtre est vaste et le cercle nombreux ? Les juges les plus vils et les plus grossiers semblent alors redoutables. Si l'on pense que le début n'a pas réussi, ne se sent-on point découragé, consterné? Le motif, selon moi, c'est qu'il y a dans le nombre même je ne sais quelle opinion imposante et générale. Chacun des auditeurs peut avoir peu de goût ; réunis, il en ont beaucoup. Aussi Pomponius Sécundus, le fameux auteur tragique, disait-il ordinairement, lorsqu'il tenait à conserver quelque endroit de ses pièces qu'un intime ami lui conseillait de supprimer : J'en appelle au peuple; et, d'après le silence ou l'approbation du peuple, il suivait l'avis de son ami ou le sien : tant il accordait au jugement de la multitude! Avait-il tort ou raison? peu m'importe. Te ne lis pas au peuple ; je lis dans une assemblée de personnes choisies dont je puisse consulter les visages, dont je suive les avis, que j'estime séparément en même temps que je les redoute réunies. Ce que M. Cicéron disait du travail écrit, je le dis de la crainte : la crainte est le plus sévère des censeurs. Cette seule pensée, que nous devons lire en public, corrige nos ouvrages. Paraître devant une assemblée, pâlir, trembler, regarder autour de soi, tout contribue à nous réformer. Je ne me repens donc pas d'une coutume dont je recueille tant d'avantages; et, loin de m'émouvoir de la malveillance de mes censeurs , je vous prie de m'indiquer quelque nouveau secret pour ajouter encore à la correction de mes écrits car je ne suis jamais satisfait de mon travail. Je songe combien il est périlleux de livrer un ouvrage aux mains du public ; et je ne puis me persuader que l'on ne doive pas retoucher souvent, et en réunissant beaucoup d'avis, ce qui tend à plaire toujours et à tout le monde. Adieu. [7,18] XVIII. - Pline à Caninius. Vous me consultez pour savoir comment vous pouvez assurer après vous la destination d'une somme que vous avez offerte à nos compatriotes pour un festin public. Votre confiance m'honore ; mais le conseil n'est pas facile à donner. Compterez-vous le capital à l'État? il est à craindre qu'on ne le dissipe. Engagerez-vous des biens-fonds? ils seront négligés, comme propriétés publiques. Je ne vois rien de plus sûr que le moyen que j'ai pris moi-même. J'avais promis cinq cent mille sesterces pour assurer des aliments à des personnes de condition libre. Je fis à l'agent du fisc de la cité une vente simulée d'une terre dont la valeur dépassait beaucoup cinq cent mille sesterces. Je repris ensuite cette terre, chargée envers l'État d'une rente annuelle et perpétuelle de trente mille sesterces. Par là le fonds donné à l'État ne court aucun risque, le revenu n'est point incertain, et le bien rendant beaucoup plus que la rente dont il est chargé, ne manquera jamais de maître qui prenne soin de le faire valoir. Je n'ignore pas que j'ai donné plus qu'il ne paraît, puisque la charge de cette rente déprécie beaucoup la valeur d'une si belle terre ; mais il est trop juste de donner la préférence à l'utilité publique sur l'utilité particulière, l'éternité sur le temps, et de prendre beaucoup plus de soin de son bienfait que de son bien. Adieu. [7,19] XIX. - Pline à Priscus. La maladie de Fannia me désole. Elle l'a gagnée en veillant auprès de la vestale Junia, d'abord volontairement et à titre ce parente, ensuite par l'ordre même des pontifes. Car, lorsque la force du mal oblige les vestales à sortir du temple de Vesta, on les confie aux soins et à la garde de femmes respectables ; et c'est en remplissant religieusement ce devoir, que Fannia s'est vue atteinte à son tour. Elle a une fièvre continue, sa toux augmente; sa maigreur et sa faiblesse sont extrêmes. Il n'y a que son âme et son esprit qui aient conservé leur vigueur, et qui restent dignes d'Helvidius, son mari, et de Thraséas, son père. Le reste l'abandonne, et son état me jette non seulement dans une frayeur, mais dans une douleur mortelle. Je gémis de voir une femme si admirable disparaître de Rome où l'on ne verra peut-être jamais rien qui lui ressemble. Quelle chasteté ! quelle pureté de moeurs ! quelle sagesse! quelle fermeté! Elle a suivi deux fois son mari en exil, et elle y a été envoyée une troisième fois à cause de lui. Car Sénécion, accusé d'avoir écrit la vie d'Helvidius, dit, pour sa justification, qu'il ne l'avait fait qu'à la prière de Fannia. Métius Carus, l'accusateur, demanda d'un air menaçant à Fannia, si elle l'en avait prié. - Oui, répondit-elle. - Si elle avait donné des mémoires. - Oui. - Si sa mére le savait? - Non. Enfin elle ne laissa pas échapper une seule parole qui parût inspirée par la crainte. Je dirai plus. Un décret du sénat, arraché par le malheur et la nécessité des temps, supprima l'ouvrage, exila Fannia et confisqua ses biens. Elle n'en conserva pas moins l'ouvrage supprimé, et emporta avec elle dans son exil la cause même de son exil. Qu'elle était agréable et douce ! combien, par un rare privilége, elle était digne à la fois d'amour et de respect ! Nous pourrons certainement un jour la proposer à nos femmes pour modèle, et trouver nous-mêmes dans sa vie de grands exemples de courage. Maintenant qu'il nous est encore permis de la voir et de l'entendre, nous ne l'admirons pas moins que celles dont nous lisons l'histoire. Pour moi, il me semble que cette maison est ébranlée jusque dans ses fondements, et prête à tomber en ruines. Quoique Fannia laisse des descendants, par quelles vertus pourront-ils effacer l'idée que leur race a fini avec cette illustre femme? Un surcroît de douleur et d'angoisse pour moi, c'est qu'il me semble que je perds encore une fois sa mère, la mère, dis-je, d'une si admirable femme. Cet éloge renferme tout. Comme elle la représentait et la faisait revivre à nos yeux, elle nous l'enlèvera avec elle. La mort de l'une rouvrira la plaie que l'autre avait faite au fond de mon coeur. Je les vénérais, je les chérissais toutes deux : je ne sais pour laquelle ces sentiments étaient les plus vifs; et elles-mêmes ne voulaient pas de distinction. Elles ont éprouvé mon dévouement dans la prospérité, elles l'ont éprouvé dans les revers. Je les ai consolées dans leur exil, et vengées à leur retour. Je ne leur ai pourtant pas rendu tout ce que je leur dois; c'est ce qui me fait souhaiter davantage de conserver celle qui nous reste pour avoir le temps de m'acquitter. Voilà ce qui me préoccupe en vous écrivant. Je compterai pour rien mes alarmes, si quelque divinité vient les changer en joie. Adieu. [7,20] XX. - Pline â Tacite. J'ai lu votre livre, et j'ai noté avec tout le soin possible ce que je crois nécessaire d'y changer ou d'en retrancher: car j'ai autant l'habitude de dire la vérité, que vous aimez à l'entendre; et d'ailleurs, on ne trouve point de gens plus dociles à la censure que ceux qui méritent le plus de louanges. Je m'attends qu'à votre tour vous me renverrez mon livre avec vos critiques. Quel doux, quel noble échange ! quel plaisir de penser que si la postérité s'occupe de nous, on parlera partout de notre union, de notre franchise, de notre amitié! Ce sera un spectacle rare et intéressant que celui de deux hommes à peu près de même âge et de même rang, de quelque célébrité dans les lettres (si je n'en dis pas plus de vous, c'est que je parle en même temps de moi), qui s'animaient nutuellement dans leurs études. Pour moi, dès ma plus tendre jeunesse, en vous voyant déjà dans l'éclat de votre gloire, je désirais ardemment de vous suivre, de paraître marcher et de marcher en effet sur vos traces: Loin de vous, mais enfin, le premier après vous. Il y avait alors à Rome beaucoup d'illustres génies; mais la conformité de nos esprits vous montrait à moi comme celui que je pouvais le mieux imiter, et comme le plus digne modèle. Voilà pourquoi je suis si flatté qu'on nous désigne ensemble dans les entretiens littéraires, et qu'on pense à moi dès qu'on parle de vous. Il est plus d'un écrivain qu'on nous préfère; mais que m'importe le rang, pourvu qu'on m'y place avec vous? Venir après vous, c'est être le premier. Vous avez dû même remarquer que, dans les testaments, excepté ceux de quelques amis particuliers, on ne fait point de legs à l'un de nous qu'on n'en fasse un pareil à l'autre. Nous ne saurions donc trop nous aimer, nous que les études, les caractères, la réputation, enfin les dernières volontés des hommes unissent par tant de noeuds. Adieu. [7,21] XXI. - Pline à Cornutus. J'obéis, mon bien cher collègue, et je prends soin de mes yeux, comme vous me l'ordonnez. Je suis arrivé ici dans une voiture fermée où j'étais comme dans ma chambre. Non-seulement je n'écris point, mais je ne lis même pas. Il m'en coûte beaucoup, à la vérité, mais enfin je ne lis pas, et je n'étudie plus que par les oreilles. Avec des rideaux, mon appartement est sombre, sans être obscur. En fermant les fenêtres basses de ma galerie, j'y entretiens autant d'ombre que de lumière ; et, par là, j'apprends peu à peu à supporter le jour. J'use du bain, parce qu'il m'est bon, du vin, parce qu'il ne m'est pas contraire; sobrement pourtant, selon ma coutume ; et d'ailleurs j'ai quelqu'un qui m'observe. J'ai reçu avec plaisir, comme venant de vous, la poularde que vous m'avez envoyée; et j'ai eu les yeux assez bons, quoiqu'encore faibles, pour m'apercevoir qu'elle est fort grasse. Adieu. [7,22] XXII. - Pline à Falcon. Vous serez moins surpris que je vous aie demandé avec tant d'instances la charge de tribun pour un de mes amis, quand vous saurez quel est cet ami, et combien il a de mérite. Je puis bien vous dire son nom, et vous faire son portrait, aujourd'hui que vous m'avez accordé ma demande. C'est Cornélius Minucianus, l'honneur de notre province, et par son caractère et par ses moeurs. Sa famille est illustre, sa fortune considérable ; et cependant il aime les lettres autant que s'il était pauvre. On ne peut trouver un juge plus intègre, un avocat plus zélé, un plus fidèle ami. C'est vous qui croirez m'avoir obligation quand vous le connaitrez pleinement. Il n'est au dessous d'aucun honneur, d'aucune charge; et c'est par égard pour sa modestie, que je n'en dis pas davantage. Adieu. [7,23] XXIII. - Pline à Fabatus. Je suis charmé sans doute que vos forces vous permettent d'aller au-devant de Tiron jusqu'à Milan ; mais, afin que vous les conserviez plus longtemps, je vous prie de renoncer à une course pénible qui ne convient pas à votre âge. Je vous conseille même d'attendre Tiron chez vous, dans votre maison, dans votre chambre. Je l'aime comme un frère, et il ne serait pas juste qu'il exigeât d'une personne que j'honore comme un père des devoirs dont il eût dispensé le sien. Adieu. [7,24] XXIV. - Pline à Géminius. Numidia Quadratilla vient de mourir, âgée d'un peu moins de quatre-vingts ans. Dans un corps plus solide et plus robuste que son sexe et sa condition ne semblaient le permettre, elle a joui d'une parfaite santé jusqu'à sa dernière maladie. Son testament est fort sage. Elle a institué héritiers son petit-fils pour deux tiers, sa petite-fille pour l'autre tiers. Je connais peu la petite-fille; mais le petit-fils est de mes intimes amis ; c'est un jeune homme d'un rare mérite, et qui n'est pas seulement aimable pour ceux auxquels l'attachent les liens du sang. Il a été d'une beauté singulière, sans avoir jamais fait parler de lui, ni pendant son enfance, ni pendant sa jeunesse. A vingt-quatre ans il était marié, et il aurait pu être père, si le ciel l'eût permis. Il a vécu dans la société d'une aïeule amie des plaisirs, et il a su concilier ses complaisances pour elle avec les moeurs les plus austères. Elle avait chez elle des pantomimes, et les protégeait plus qu'il ne convenait à une femme de soit rang. Quadratus n'assistait jamais à leurs jeux, ni au théâtre, ni même dans la maison, et elle n'exigeait pas qu'il en fût témoin. Quelquefois, en me priant de surveiller les études de son petit-fils, elle me disait que, comme femme, et pour amuser l'oisiveté à laquelle son sexe est condamné, elle jouait souvent aux échecs, ou faisait venir ses pantomimes, mais alors elle renvoyait toujours son fils à ses études. C'était, je pense, autant par respect que par tendresse pour lui. Vous serez surpris, comme moi, de ce qu'il me dit aux derniers jeux sacrés où les pantomimes parurent sur le théâtre. Nous en sortions ensemble, Quadratus et moi : "Savez-vous bien", me dit-il, "que j'ai vu aujourd'hui, pour la première fois, danser l'affranchi de mon aïeule"? Mais, pendant que le petit-fils en usait ainsi, des personnes étrangères, pour faire honneur à Quadratilla (j'ai honte d'avoir si mal placé le mot d'honneur), pour lui plaire par des flagorneries, parcouraient le théâtre, sautaient, battaient des mains, s'émerveillaient, et venaient en chantant répéter devant elle tous les gestes de ses bouffons. Pour prix de ces services de théâtre, ils recevront de très petits legs des mains d'un héritier qui n'a jamais assisté à leurs jeux. Pourquoi ces détails? parce que vous aimez les nouvelles, et que je me plais à rappeler, en vous les écrivant, toute la joie qu'elles m'ont fait éprouver. J'applaudis donc à la tendresse de Quadratilla, et à la justice rendue à un jeune homme si estimable. Je me réjouis de voir enfin que la maison de Caius Cassius, ce fondateur et ce père de l'école cassienne, soit habitée par un maître qui ne le cède point au premier. Quadratus la remplira dignement, il lui rendra toute sa réputation, sa splendeur et sa gloire. A un habile jurisconsulte aura succédé un habile orateur. Adieu. [7,25] XXV. - Pline à Rufus. Que de savants cachés et soustraits à la renommée par la modestie ou l'amour du repos ! Cependant avons-nous à parler ou à lire en public, nous ne craignons que ceux qui produisent leur savoir; tandis que ceux qui se taisent n'en témoignent que mieux par le silence leur estime pour un bel ouvrage. Ce que je vous en écris, c'est par expérience. Térentius Junior, après avoir servi honorablement dans la cavalerie, et s'être dignement acquitté de l'intendance de la Gaule narbonnaise, se retira dans ses terres, et préféra un paisible loisir à tous les honneurs qui l'attendaient. Un jour il m'invita à venir chez lui. J'y consentis; et, le regardant comme un bon père de famille, comme un honnête laboureur, je me disposais à l'entretenir du seul sujet que je lui croyais familier. J'avais déjà commencé, lorsqu'il sut doctement ramener la conversation sur la littérature. Quelle élégance dans ses paroles ! Comme il s'exprime en latin et en grec! Il possède si bien les deux langues, qu'il semble toujours que celle qu'il parle est celle qu'il sait le mieux. Quelle érudition ! quelle mémoire ! vous croiriez que cet homme vit à Athènes, et non pas au village. En un mot, il a redoublé mes inquiétudes, et m'a fait redouter, à l'avenir, le jugement de ces campagnards inconnus, autant que celui des hommes dont je connais la science profonde. Je vous conseille d'en user de même. Lorsque vous y regarderez de près, vous trouverez beaucoup de gens dans l'empire des lettres, comme dans les armées, qui, sous un habit grossier, cachent les plus hautes vertus, et les plus rares talents. Adieu. [7,26] XXVI. - Pline à Maxime. Dernièrement l'état de maladie d'un de mes amis me fit faire cette réflexion, que nous sommes très vertueux quand nous sommes malades. Est-il un seul malade entraîné par l'avarice ou par la débauche ? Il est indifférent à l'amour, il ne convoite point les honneurs, il néglige la richesse, et quelque peu qu'il possède, il en a toujours assez, persuadé qu'il doit le quitter. Il croit alors aux dieux, il se souvient alors qu'il est homme. Il n'envie, il n'admire, il ne méprise personne. Les médisances ne lui font ni impression ni plaisir. Il ne rêve que bains et que fontaines : c'est là l'objet de ses voeux, le terme de ses désirs ; et, s'il a le bonheur d'échapper, il n'a en vue désormais qu'une vie douce et oisive, c'est-à-dire innocente et heureuse. Je puis donc, de tout ceci, tirer en peu de mots pour nous deux une leçon que les philosophes noient dans de longs discours et dans d'interminables volumes : c'est que, dans la santé, nous devons toujours être ce que nous nous promettons d'être pendant la maladie. Adieu. [7,27] XXVII. - Pline à Sura. Le loisir dont nous jouissons, nous permet, à vous d'enseigner, à moi d'apprendre. Je serais donc curieux de savoir si vous pensez que les spectres sont quelque chose de réel, et qu'ils ont une forme qui leur soit propre; si vous leur attribuez une puissance divine, ou si ce ne sont que de vains fantômes auxquels notre frayeur donne de la consistance. Ce qui me porterait à croire sérieusement qu'il existe des revenants, c'est l'aventure arrivée, dit-on, à Curtius Rufus. Encore sans fortune et sans nom, il avait suivi en Afrique le gouverneur de cette province. Sur le déclin du jour, il se promenait sous un portique, lorsqu'une femme d'une taille et d'une beauté surhumaines se présente à lui. La peur le saisit : "Je suis l'Afrique", lui dit-elle; "je viens te prédire ta destinée. Tu iras à Rome, tu rempliras les plus grandes charges ; tu reviendras ensuite gouverner cette province, et tu y mourras". L'événement vérifia la prédiction. On ajoute que, lorsqu'il aborda à Carthage, et sortit de son vaisseau, le même fantôme lui apparut sur le rivage. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il tomba malade, et que, augurant de l'avenir par le passé, de son malheur par sa bonne fortune, il désespéra de sa guérison, quand tous les siens en conservaient l'espoir. Voici une autre histoire plus effrayante encore, et non moins surprenante. Je vous la donne telle qu'elle m'a été contée. Il y avait à Athènes une maison vaste et spacieuse, mais décriée et funeste. Dans le silence de la nuit, on entendait un bruit de fer, et, en écoutant avec attention, un froissement de chaînes qui semblait d'abord venir de loin et ensuite s'approcher. Bientôt apparaissait le spectre : c'était un vieillard maigre et hideux, à la barbe longue, aux cheveux hérissés. Ses pieds étaient chargés d'entraves et ses mains de fers qu'il secouait. De là des nuits affreuses et sans sommeil pour ceux qui habitaient cette maison. A l'insomnie succédait la maladie, et, l'effroi s'augmentant sans cesse, amenait la mort. Car, même pendant le jour, quoique le fantôme eût disparu, son souvenir errait devant les yeux, et la terreur durait encore après la cause qui l'avait produite. Aussi, dans la solitude et l'abandon auquel elle était condamnée, cette maison resta livrée tout entière à son hôte mystérieux. On y avait cependant suspendu un écriteau, dans l'espoir qu'ignorant un tel désastre, quelqu'un pourrait l'acheter ou la louer. Le philosophe Athénodore vient à Athènes, lit l'écriteau, demande le prix dont la modicité lui inspire des soupçons. Il s'informe. On l'instruit de tout, et, malgré ses renseignements, il s'empresse d'autant plus de louer la maison. Vers le soir, il se fait dresser un lit dans la salle d'entrée, demande ses tablettes, son poinçon, de la lumière. Il renvoie ses gens dans l'intérieur de la maison, se met à écrire, et applique au travail son esprit, ses yeux, sa main, de peur que son imagination oisive ne lui représente les spectres dont on lui a parlé, et ne lui crée de vaines terreurs. D'abord un profond silence, le silence des nuits; bientôt un froissement de fer, un bruit de chaînes. Lui, sans lever les yeux, sans quitter ses tablettes, invoque son courage pour rassurer ses oreilles. Le fracas augmente, s'approche, se fait entendre près de la porte, et enfin dans la chambre même. Le philosophe se retourne. Il voit, il reconnaît le fantôme tel qu'on l'a décrit. Le spectre était debout, et semblait l'appeler du doigt. Athénodore lui fait signe d'attendre un instant, et se remet à écrire. Mais le bruit des chaînes retentit de nouveau à ses oreilles. Il tourne encore une fois la tête, et voit que le spectre continue à l'appeler du doigt. Alors, sans tarder davantage, Athénodore se lève, prend la lumière, et le suit. Le fantôme marchait d'un pas lent : il semblait accablé sous le poids des chaînes. Arrivé dans la cour de la maison, il s'évanouît tout à coup aux yeux du philosophe. Celui-ci entasse des herbes et des feuilles pour reconnaître le lieu où il a disparu. Le lendemain, il va trouver les magistrats, et leur conseille d'ordonner de fouiller en cet endroit. On y trouva des ossements enlacés dans des chaînes. Le corps, consumé par le temps et par la terre, n'avait laissé aux fers que ces restes nus et dépouillés. On les rassembla, on les ensevelit publiquement, et, après ces derniers devoirs, le mort ne troubla plus le repos de la maison. Cette histoire, je la crois sur la foi d'autrui. Pour moi, voici ce que je puis affirmer. J'ai un affranchi, nommé Marcus, qui ne manque pas d'instruction. Tandis qu'il était couché avec son jeune frère, il crut voir quelqu'un assis sur son lit qui approchait des oiseaux de sa tête, et qui lui coupait les cheveux au-dessus du front. Au point du jour, on s'aperçut qu'il avait le haut de la tête rasé, et ses cheveux furent trouvés épars autour de lui. Peu de temps après, une nouvelle aventure du même genre vint confirmer la vérité de l'autre. Un de mes jeunes esclaves dormait avec ses compagnons dans leur dortoir. Deux hommes vêtus de blanc (c'est ainsi qu'il le raconte) vinrent par les fenêtres, lui rasèrent la tête pendant son sommeil, et s'en retournèrent par la même voie. Le lendemain, dès que le jour parut, on le trouva également rasé, et les cheveux, qu'on lui avait coupés, étaient répandus sur le plancher. Ces aventures n'eurent aucune suite remarquable, si ce n'est que je ne fus point accusé devant Domitien qui régnait alors. Je ne l'eusse point échappé, s'il eût vécu plus longtemps : car on trouva dans son portefeuille un mémoire de Carus contre moi. De là on peut conjecturer que la couturne des accusés étant de laisser croître leurs cheveux, les cheveux coupés de mes esclaves m'annonçaient un péril heureusement écarté. Je vous supplie donc de mettre en oeuvre toute votre érudition. Le sujet est digne d'une méditation longue et profonde, et peut-étre mérité-je que vous me fassiez part de vos lumières. Si, selon votre coutume, vous pesez les deux opinions contraires, faites pourtant que la balance penche de quelque côté pour me tirer de la perplexité où je suis, car je ne vous consulte que pour m'en délivrer. Adieu. [7,28] XXVIII. - Pline à Septicius. Vous prétendez qu'on me reproche de louer mes amis en toute occasion, et sans mesure. J'avoue mon crime, et j'en fais gloire : rien de plus honorable que de pécher par excès d'indulgence. Quels sont, au reste, ceux qui connaissent mieux mes amis que moi-même? et, quand ils les connaîtraient mieux, pourquoi m'envier une si douce erreur? Si mes amis ne sont pas tels que je le dis, je suis toujours heureux de le croire. Que ces critiques portent donc ailleurs leur fâcheuse délicatesse. Assez d'autres, sous le nom de justice font la satire de leurs amis. Pour moi, on ne me persuadera jamais que j'aime trop les miens. Adieu. [7,29] XXIX. - Pline à Nontanus. Vous allez rire, vous indigner, et rire encore, en lisant ceci : car vous ne pourrez y croire sans l'avoir lu. On voit sur le chemin de Tibur, à un mille de Rome (j'en ai fait la remarque dernièrement), un tombeau de Pallas avec cette inscription : "Pour récompenser son attachement et sa fidélité envers ses maîtres, le sénat lui a décerné les marques de distinction réservées aux préteurs, et le don de quinze millions de Sesterces. Et il s'est contenté de la distinction honorifique". Je n'ai jamais été surpris de ces élévations où la fortune a souvent plus de part que le mérite. Je l'avoue pourtant, à la vue d'une telle épitaphe, j'ai songé combien il y avait d'hypocrisie et d'absurdité dans les inscriptions que l'on prostitue quelquefois à ces âmes sales, pétries de boue et d'ordure, dans les distinctions que cet infâme scélérat ose accepter, ose refuser, en se proposant même à la postérité pour un exemple de modération. Mais pourquoi m'indigner? il vaut mieux rire, afin que les favoris de la fortune ne s'applaudissent pas d'être montés bien haut, lorsqu'elle n'a fait que les exposer à la risée publique. Adieu. [7,30] XXX. - Pline à Génitor. Je suis profondément affligé que vous ayez perdu un disciple de la plus haute espérance. Sachant avec quelle exactitude vous remplissiez tous vos devoirs, et quel attachement vous avez pour ceux que vous estimez, je ne m'étonne point que sa maladie et sa mort aient dérangé vos études. Quant à moi, les embarras de la ville me poursuivent jusqu'ici. Un grand nombre me prend pour juge ou pour arbitre. Ajoutez à cela les plaintes des paysans qui profitent amplement du droit qu'ils ont de se faire écouter après une si longue absence. D'ailleurs je suis occupé du soin de chercher des fermiers; nécessité fâcheuse, car il est très rare d'en trouver de bons. Je ne puis donc étudier qu'à la dérobée. J'étudie pourtant, car je lis et je compose. Mais, lorsque je lis, la comparaison me fait sentir combien je compose mal. Il ne tient pas à vous que vous ne me consoliez, quand vous comparez l'ouvrage que j'ai composé pour venger la mémoire d'Helvidius à la harangue de Démosthène contre Midias. Il est vrai de dire, qu'en y travaillant, je lisais sans cesse l'oeuvre de Démosthène. Je n'aspirais pas à l'égaler (il y aurait de la témérité, pour ne pas dire de la folie à y prétendre); mais je me proposais de l'imiter et de marcher sur ses traces, autant que le permettaient la différence des sujets et la distance d'un génie du premier ordre à un esprit du dernier. Adieu. [7,31] XXXI. - Pline à Cornutus. Claudius Pollion souhaite fort d'être de vos amis. Il m'en paraît digne, puisqu'il vous aime: car il n'arrive guère de demander l'amitié de quelqu'un sans lui avoir déjà donné la sienne. C'est d'ailleurs un homme droit, intègre, doux, modeste à l'excès, s'il est vrai qu'il se puisse trouver de l'excès dans la modestie. Je l'ai connu quand nous étions ensemble à l'armée, et plus intimement qu'on ne connaît un simple compagnon d'armes. Il commandait une aile de cavalerie. Je fus chargé par te lieutenant du consul d'examiner les comptes des escadrons et des cohortes. Je fus aussi frappé de sa probité parfaite et de son exactitude scrupuleuse, que du désordre extrême et de la basse cupidité de quelques autres. Élevé ensuite aux plus brillants emplois, il n'a pas une seule fois démenti l'amour de la modération qui semble né avec lui. Jamais il ne fut enflé de ses succès; jamais on ne le vit, étourdi par la diversité de ses occupations, cesser un instant d'être affable et poli. Il a porté dans les plus grands travaux la force d'esprit qu'il montre maintenant dans la retraite. Il l'a quittée quelque temps, et c'est avec beaucoup de gloire. Notre cher Corellius, chargé de l'achat et du partage des terres que l'on devait à la munificence de l'empereur Nerva, l'associa à ses travaux ; et quelle gloire, d'avoir mérité qu'un si grand personnage, dont le choix pouvait s'arrêter sur tant d'autres, lui donnât la préférence ! Si vous voulez savoir quelle est sa fidélité, sa tendresse pour ses amis, consultez les testaments de quelques-uns d'entre eux, et particulièrement celui de Musonius Bassus, si distingué par son mérite. Pollion ne se contente pas d'honorer sans cesse sa mémoire, et de publier partout ce qu'il lui doit ; il a même écrit sa vie : car il n'a pas moins de goût pour les lettres que pour les autres arts. C'est un trait vraiment digne d'estime, et d'autânt plus louable qu'il est rare de notre temps ; on ne se souvient guère des morts que pour s'en plaindre. Agréez donc, croyez-moi, l'amitié d'un homme si avide de la vôtre: acceptez-la avec empressement, ou plutôt recherchez-la avec ardeur. Aimez-le, comme si la reconnaissance vous engageait. Dans le commerce de l'amitié, c'est peu de rendre; on doit du retour à celui qui a commencé le premier. Adieu. [7,32] XXXII. - Pline à Fabatus. Je suis charmé que la visite de mon cher Tiron vous ait fait plaisir ; mais je suis ravi surtout que la présence du proconsul ait, comme vous me l'écrivez, fourni l'occasion d'affranchir un grand nombre d'esclaves. Je souhaite que notre patrie s'accroisse en toutes choses, mais particulièrement en citoyens. C'est là le plus solide rempart d'une ville. Vous ajoutez que l'on nous a comblés de remercîments et d'éloges. Je m'en félicite, sans que la vanité y ait part. Xénophon l'a dit: "La louange flatte délicieusement les oreilles, surtout quand on croit la mériter". Adieu. [7,33] XXXIII. - Pline à Tacite. J'ai le pressentiment (et je ne me trompe pas), que vos histoires seront immortelles. C'est, je l'avoue ingénument, ce qui m'inspire un désir plus ardent d'y trouver une place. Si nous aimons que notre portrait soit tracé de la main du plus habile artiste, ne devons-nous pas aussi souhaiter que nos actions trouvent un historien et un panégyriste tel que vous? Je vous signale donc un fait qui ne peut échapper à votre attention, puisqu'il est dans les registres publics. Je vous la signale néanmoins : tant il me sera agréable qu'une action, dont le péril a doublé l'intérêt, reçoive de votre témoignage un nouveau lustre ! Le sénat nous avait donnés, Hérennius Sénécion et moi, pour avocats à la province de Bétique, contre Bébius Massa. Il fut condamné, et ses biens furent placés sous la surveillance publique. Peu après, Sénécion apprit que les consuls devaient donner audience sur les requêtes qui leur étaient présentées. Il vint me trouver. "Puisque nous avons été si parfaitement d'accord, dit-il, en soutenant ensemble l'accusation dont nous étions chargés, allons du même pas nous présenter aux consuls, et demandons que ceux auxquels on a confié la garde des biens ne souffrent pas qu'on les dissipe. - Faites attention, lui répondis-je, que nous avons été nommés avocats par le sénat, qu'il a prononcé, et que, par son jugement, toute la mesure de notre obligation parait remplie. - Vous pouvez, reprit-il, donner à vos devoirs telles bornes qu'il vous plaira, vous qui n'avez aucune autre liaison avec cette province que par le service que vous venez de lui rendre. Je ne puis en faire autant, moi qu'elle a vu naitre, moi qu'elle a vu questeur. - Si votre résolution. est ferme et inébranlable, lui répliquai-je, je vous seconderai, pour que les conséquences, s'il y en a de fâcheuses, ne pèsent pas sur vous seul". Nous nous adressâmes aux consuls. Sénécion dit ce qui convenait. J'ajoutai peu de mots. A peine avions-nous cessé de parler, Massa se plaignit que Sénecion ne remplissait plus le ministère d'un avocat, mais qu'il faisait éclater toute la fureur d'un ennemi; et en même temps il l'accusa d'impiété: Cet excès indigna tout le monde. Alors je repris la parole : "Illustres consuls, dis-je, j'ai à craindre que Massa, en ne m'accusant pas aussi, ne me rende, par son silence, suspect de prévarication". Ces paroles, recueillies aussitôt, furent bientôt après dans la bouche de tout le monde. Nerva, encore homme privé, mais déjà attentif à ce qui se faisait de bien dans le public, m'écrivit à ce sujet une lettre fort honorable. Il me félicitait, il félicitait aussi mon siècle d'un trait qui disait-il, rappelait les vertus antiques. Voilà les faits, et, quels qu'ils soient, votre plume en rehaussera l'éclat, la renommée, la grandeur. Je ne vous demande point cependant d'en exagérer l'importance: car l'histoire ne doit pas sortir des bornes de la vérité, et la vérité honore assez les belles actions. Adieu.